(John Ford / Etats-Unis / 1934)
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A vrai dire, j'avais un peu peur de retrouver La patrouille perdue (The lost patrol), l'un de mes plus anciens souvenirs de cinéma et peut-être le premier John Ford que j'ai vu dans ma jeunesse. Mais la crainte fut vite balayée et 66 minutes plus tard (pas une de plus) tout fut dit et bien dit : l'absurdité de la guerre, la contagion de la folie, les liens d'amitié, la nostalgie des plaisirs de la paix. Avec une grande simplicité de mise en scène, Ford relate de manière très concise une série d'événements dramatiques à partir de sa situation de départ. Son groupe d'une demie-douzaine de soldats américains perdu dans un désert africain lors de la première guerre mondiale est assiégé par des tireurs arabes totalement invisibles. Même si ils sont nommés, ces derniers constituent ainsi une menace fantôme, irrationnelle. Ce choix de mise en scène éloigne toute morale douteuse. Les soupçons possibles de racisme sont d'ailleurs repoussés avec la discussion où l'un des soldats évoque la Polynésie et ses femmes magnifiques, dont la couleur "noiraude", comme le dit son camarade, ne le gêne absolument pas. En fait, pour être plus précis, les assaillants sont vus de loin et à la toute fin. Ils sont alors décimés à la mitrailleuse par le sergent, seul survivant du groupe. Ce geste pourrait paraître exagérément héroïque si il n'était singulièrement atténué par l'éclatement de ce rire, signant le paroxysme de la folie ambiante.
Le symbole de cette folie, c'est surtout le personnage de pasteur illuminé interprété par Boris Karloff, qui mourra comme les autres, malgré son avancée hallucinée vers les dunes, portant sa croix tel Jésus. Ford insiste à plusieurs reprises sur l'absence de foi de certains des soldats, les plus sains d'esprit. Le cinéaste n'a pas son pareil pour nous attacher à ses personnages : il laisse passer la truculence de chacun puis la transforme au fur et à mesure, par petites touches, par des discussions menées très simplement, en profondeur humaniste. Mais ici, entre en jeu autre chose : chacun a droit à une scène touchante ou enlevée avant de se faire abattre d'un seul coup. Rarement, au sein de ce cinéma du classicisme hollywoodien, aura-t-on vu le couperet tomber aussi brutalement. Chaque événement porteur d'espoir est aussitôt annulé : les deux éclaireurs sont rendus mutilés par les Arabes deux jours après être partis, l'aviateur qui atterrit est aussitôt fauché par un tir... Dans cette oeuvre sombre et absurde, dénuée de patriotisme, on ne trouvera à peine qu'à redire sur la musique de Max Steiner, inventive mais trop envahissante.
Lors d'une longue émission présentée par un De Caunes pathétique dont on en vient à se demander si il nous a déjà fait rire un jour (s'il te plait Edouard Baer, si tu nous entends, postule pour l'an prochain), nous n'avons tenu que par l'envie heureusement comblée de voir attribuer correctement les trois prix du meilleur espoir féminin, du meilleur réalisateur et du meilleur film.
En cette soirée de Césars, pourquoi ne pas se pencher sur le recordman de 81, celui qui depuis 25 ans a pris un peu la place de Renoir comme Père du cinéma français, celui que tout nouveau réalisateur "sensible" se doit d'évoquer, celui dont les formules doivent être connues sur le bout des doigts par nos grands critiques ("le train dans la nuit", "le cinéma plus harmonieux que la vie", "faire faire des belles choses à de jolies femmes", tout ça...), celui qui peut rassembler tout le monde puisqu'il a violemment fustigé la vieille garde pour plus tard s'en rapprocher : notre Saint François.
Dans Pusher III vient le tour de Milo, le serbe, qui tente de décrocher de l'usage de la drogue mais pas de son trafic. Aujourd'hui, il doit assurer le repas d'anniversaire de sa fille Milena tout en démêlant une sale histoire de cachets d'ecstasy envolés dans la nature et réclamés par ses associés albanais.
Huit ans après, Pusher II n'embraye pas directement sur la fin du premier volet. On ne repart pas avec Frank, qu'apparemment personne n'a revu, si l'on en croit une brève allusion dans une discussion, mais avec Tonny, son ancien partenaire qui sort tout juste de prison. Première surprise donc : Nicolas Winding Refn change de personnage principal. Mieux encore, il creuse un peu plus les psychologies, change de rythme et affine son style. Tonny refait donc surface et réintègre le garage de son père. Le fait d'être désintoxiqué ne l'empêche pas de sniffer à l'occasion et sa liberté surveillée ne le freine pas trop au moment de voler des voitures. Il est vrai que derrière la facade de respectabilité et la méfiance envers ce fils allumé, le père s'avère être un puissant mafieux, aux activités et réactions bien plus ignobles que celles de Tonny. Autre choc sur la route du retour à la vie "normale" : la découverte d'un fils, âgé de quelques mois à peine.
Pusher est le premier long-métrage de Nicolas Winding Refn. Il s'attache à décrire les magouilles de Frank, dealer de son état. Un gros approvisionnement en cocaïne ayant mal tourné et l'ayant conduit pour 24 heures chez les flics, notre homme se retrouve coincé, incapable de rendre à son fournisseur ni la came ni le fric promis. Commence pour lui un compte à rebours infernal où il doit courir partout récupérer de l'argent et gagner du temps, sous peine d'y laisser la peau. Winding Refn suit ainsi Frank dans la semaine où tout se joue pour lui, bornant son récit par des cartons annonçant chaque nouvelle journée. Pour sa mise en scène, il choisit la nervosité d'une caméra portée aux mouvements incessants. Aujourd'hui, cette forme paraît peu originale, mais il faut bien se rappeller que le film date de 1996, soit l'année précise où les Dardenne et Lars Von Trier mettent en place leur esthétique respective avec La promesse et Breaking the waves. Plus étrange est l'impression qui se dégage parfois, celle d'assister à une tentative de sitcom trash, une sorte de Plus destroy la vie (qui serait bien filmé, écrit et interprété), dans cette construction, dans ces scènes de rue sans moyens, dans l'utilisation de la musique essentiellement comme outil de transition d'une séquence à l'autre (une musique lourde, du hard au punk avec des touches de techno). Bien sûr, là aussi, pour cet aspect feuilleton télévisé, le décalage de 10 ans fausse la perspective et trahit quelque peu la singularité de départ.
Week end is back !
Séance de rattrapage du film-surprise de la fin de l'année dernière. Un peu partout ont été salués, à juste titre, la finesse du traitement, la qualité de l'interprétation, l'humour pointilliste et la belle manière de dire beaucoup à partir de trois fois rien. L'éclatante réussite du premier film d'Eran Kolirin tient d'abord à la volonté de confronter non pas deux cultures, mais des solitudes. Aucune allusion politique directe n'est faîte. Ce ne sont que des histoires personnelles qui s'échangent.
Depuis mercredi, ils sont venus, ils sont tous là. Bien alignés pour saluer le Grand Moderne. Ils ont vu le futur du cinéma et le font savoir. Place nette est donc faîte grâce à En avant jeunesse, "film vertical dont l'ascension vous plaque au sol", "portrait palpitant de vie" et "troublante expérience pour ceux qui croient encore au cinéma" (merci pour les autres...) (Azoury et Séguret dans Libération). Pedro Costa y "sculpte le verbe documentaire de manière littéraire" (Isabelle Régnier dans Le Monde), lui, le "peintre politique" et "seul cinéaste renaissant ayant existé" (Jean-Baptiste Morain dans feu-Les Inrockuptibles). Voici donc enfin "l'un de ces rares films qui donnent la mesure de ce que peut le cinéma" (Cyril Neyrat dans les Cahiers). Au sein de ce concert, on se dit que Télérama aurait pu en rajouter dans l'extase car le compte rendu de cette "expérience à part" évoquée par Cécile Mury paraît presque mesuré. Peut-être vous direz-vous que cela n'a rien à voir, mais cette belle génuflexion collective me fait songer à la croisade menée ces derniers temps par le réseau Utopia contre les salles municipales, auxquelles est reproché le mélange art et essai et cinéma grand public. Et se concrétise ainsi tranquillement ce rêve sarkozyste d'une société du chacun chez soi...
Il y a bien longtemps, il me semble avoir lu dans un vieux numéro de feu-Les Inrockuptibles une phrase du genre : "Murnau est le seul cinéaste à n'avoir réalisé que des chefs d'oeuvres". Si ce type de propos peut faire son petit effet auprès d'apprentis cinéphiles, il ne reflète en rien la réalité. Il existe bel et bien des "petits" Murnau. Une donnée simple invalide déjà ce jugement péremptoire : sur les 21 titres signés par Murnau, 8 sont considérés comme perdus, soit la majorité de ceux précédants Nosferatu (1921), auxquels s'ajoutent L'expulsion (1923) et Four devils (1928), l'un des 4 films américains de l'auteur (chose amusante : sur imdb, toutes ces pièces manquantes ont tout de même reçu chacune au moins une vingtaine de notes, sûrement venant de cinéphiles ayant prit leurs rêves pour des réalités). De l'aveu même d'un des responsables de la Fondation Murnau, interrogé en 2004 par Positif, il ne faut d'ailleurs pas trop espérer tomber un jour sur un trésor enfoui, le cinéaste semblant avoir réalisé à ses débuts des oeuvres tout à fait conventionnelles.