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Nightswimming - Page 70

  • Detective Dee : Le mystère de la flamme fantôme

    Hark,Chine,hong-kong,aventures,2010s

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    Alors que je m'attendais à revivre l'agréable expérience des deux premiers volets de la série Tsui Harkienne Il était une fois en Chine, le début de Detective Dee m'a quelque peu inquiété. En guise d'introduction, la visite d'un chantier destiné à l'achèvement d'une immense statue dressée à la gloire de la future impératrice Wu Ze Tian (nous sommes en Chine, à la fin du septième siècle) donne en effet lieu à une débauche numérique qui veut dire le gigantisme et qui a plutôt tendance, au contraire, à nous faire perdre tout sens des proportions. Devant ce spectacle, je me suis alors fait la réflexion suivante : ici, Tsui Hark, qui pourrait être rapproché du Steven Spielberg d'Indiana Jones, est en fait plus proche de Jean-Pierre Jeunet ou même de Luc Besson. La suite allait-elle corriger cette première impression peu encourageante et apporter des éléments qui justifieraient pleinement le fait que ce retour du cinéaste lui ait valu en avril une double couverture, chez les Cahiers du Cinéma et à Positif ? Ma réponse a balancé pendant les deux heures de projection entre le oui et le non, pour s'arrêter, au final, pile au milieu.

    Il est heureux que la moitié du métrage soit consacrée aux combats car ils sont pratiquement tous admirables. Seul celui que mène Dee au Temple du Grand Prêtre m'a paru gâché par les effets spéciaux, alors que le décor qui l'accueille est fabuleux. Le long passage du "Marché fantôme" est, lui, réellement splendide et se constitue presque en "film dans le film". La vivacité du découpage rend les mouvements assez beaux et atténue en même temps l'irréalisme des prouesses physiques. Tsui Hark sait par ailleurs rendre l'épaisseur de la nuit. Dans Detective Dee, le soleil est synonyme de mort : une grande partie du film est donc nocturne et la présence d'un personnage albinos, ainsi que le parcours du héros, tiré puis renvoyé vers les ténèbres, ne sont pas des éléments anodins.

    Les rapports qui s'établissent entre les personnages sont relativement conventionnels mais ne sont pas dénués d'intérêt et leur rupture peut même provoquer l'émotion. Mais la dimension la plus stimulante du film se trouve ailleurs. Le récit propose une série d'actes mystérieux et détaille les tentatives de résolution. Or, Tsui Hark tient un équilibre, notamment grâce à la vitesse insensée qu'il impose à ses images et qui nous empêche par conséquent, à plusieurs reprises, d'être totalement sûr d'avoir réellement vu ce que nous croyons avoir vu. Cet équilibre, il est entre l'illusion de l'acte magique et le dévoilement du tour (que l'enquête nous ramène régulièrement vers l'intérieur du colosse, dans la machinerie, est un tropisme signifiant). Des explications rationnelles sont finalement toujours avancées mais elles ne parviennent pas à dépouiller entièrement le sujet des ses habits fantastiques, ce qui évite que l'on se dise au dénouement : "Ce n'était que ça". Si le fin mot de l'histoire est donné, le parfum de mystère persiste.

    Mais, comme je l'ai laissé entendre plus haut, Detective Dee n'est pas dépourvu de défauts, loin de là. Évoquons les quelques plans hideux de "transfigurations", l'abondance des dialogues entre deux scènes d'action et, parfois, leur redondance par rapport à ce que dit l'image, et l'articulation difficile entre l'intrigue tortueuse à dominante policière et la mise à jour des rivalités de cour. Plus gênant encore me paraît être la grandiloquence qui habite aujourd'hui ce type de production, haut de gamme du genre où cohabitent Zhang Yimou, John Woo et, donc, Tsui Hark. Les séquences de palais chutent sans retour vers l'emphase et ennuient. Enfin, il est difficile de ne pas relever le message politique véhiculé par le film. Dee, l'ancien rebelle, doit composer avec le pouvoir, se mettre finalement au service du despote, dans l'espoir éventuel de le rendre un jour "éclairé". Ce calcul est pour le moins risqué. A cela s'ajoute cette idée qu'il existerait une "bonne dictature", celle exercée par le pouvoir en place, et une "mauvaise dictature", celle que sont susceptibles d'installer les sournois adversaires, intérieurs ou extérieurs. Cet éloge de la soumission fait de Detective Dee un bel étendard chinois.

     

    Hark,Chine,hong-kong,aventures,2010sDETECTIVE DEE : LE MYSTÈRE DE LA FLAMME FANTÔME (Die Renjie)

    de Tsui Hark

    (Chine - Hong Kong / 123 mn / 2010)

  • Albert Capellani (coffret dvd 11 films)

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    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    Avouons-le, la découverte des "primitifs" - à l'exception, peut-être, des burlesques - demande une disposition particulière sinon un travail au spectateur, qui doit, sous peine de manquer d'apprécier à sa juste valeur l'objet retrouvé, se mettre les idées assez claires par rapport à l'histoire du cinéma et à l'évolution de ses formes. Les bouleversements qui apparaissent dans la pratique de cet art au cours des années 10 du vingtième siècle sont d'une telle ampleur que l'on peut avancer sans trop de provocation que l'on trouve moins de similitudes entre un Méliès de 1906 et un Fritz Lang de 1922 qu'entre ce dernier et un Lynch ou un Coen d'aujourd'hui. Ainsi, pour voir et commenter une série de films telle que le coffret Albert Capellani édité par Pathé nous le propose, mieux vaut-il sans doute s'en tenir à une approche chronologique.

    Il faut donc commencer par le quatrième et dernier disque, sur lequel ont été regroupés plusieurs courts métrages du cinéaste. Drame passionnel, Mortelle idylle, La femme du lutteur, L'âge du cœur : ces bandes, toutes réalisées à ses débuts, en 1906, sont d'une durée équivalente (autour de cinq minutes), sont écrites par le même scénariste (André Heuzé) et proposent la même progression dramatique. Bâties sur la figure du trio, elles démarrent avec une rencontre amoureuse ou une vie de couple sans nuage pour instiller ensuite la suspicion et la trahison avant de se terminer sur une vengeance, par balle ou lame, ou par un suicide. Le reste n'est que variations, dont la plus notable concerne les statuts sociaux des personnages, assez divers. Nous sommes là dans la production de série et dans la spécialisation des réalisateurs-maison : chez Pathé-Frères, Albert Capellani se charge, aux côtés de Ferdinand Zecca, des films dramatiques. La mise en scène se fait "à plat", dans des échelles de plans bien définies, proches de celles que procure la vision d'un spectacle théâtral. La pantomime est de rigueur et un hiatus naît de chaque collage entre les plans tournés en extérieur et ceux tournés en intérieur.

    Dans cette série de courts de 1906, quelques uns se distinguent toutefois, à divers titres. On remarque dans La fille du sonneur de timides panoramiques accompagnant des promeneurs avant qu'un mouvement de caméra plus affirmé balaie les toits de Paris. Un peu plus long que les autres, ce film ne résout cependant pas la délicate question de la gestion du temps cinématographique qui se pose devant ces œuvres. Pauvre mère est à la fois le mélodrame le plus simple et le plus complexe techniquement de cet échantillon. Des surimpressions et l'insertion sans heurt d'un plan plus rapproché dans une séquence sont les signes d'une recherche certaine. Sur toute la (courte) durée, l'organisation de l'espace semble plus inventive. Le fond est aussi plus dense et cette histoire de mère devenue folle à la suite de la mort de sa petite fille est une trame qui accueille plus facilement les excès de l'interprétation. Avec Aladin ou la lampe merveilleuse, Albert Capellani change de registre et marche dans les pas de Méliès. Il en reprend les trucages et l'idée d'un final en apothéose sous forme de petit ballet mais la fable orientalisante n'est déjà pas la veine la plus passionnante de l'œuvre du créateur du Voyage dans la lune... La tentative de Capellani n'est donc guère stimulante, sauf si l'on considère qu'elle lui ouvre la voie des films de prestige. L'aspect documentaire de ses mélodrames disparaît ici fâcheusement derrière les décors artificiels.

    Trois ans (et une bonne vingtaine de titres) séparent ces courts du moyen métrage L'assommoir, soit à l'échelle du cinéma des premiers temps, un gouffre. Un récit plus purement cinématographique se met en place avec cette adaptation du roman de Zola. Les transitions se font plus souples entre les plans qui se délestent quelque peu de leur apparence de tableaux, y compris lorsqu'il s'agit de passer du dedans au dehors, et inversement. De même, dorénavant, la séquence n'équivaut pas toujours au plan, des inserts trouvant leur place. La gestuelle des comédiens est aussi plus mesurée et l'acquisition de cette maîtrise permet d'une part, une organisation plus claire de scènes de groupe et d'autre part l'émergence, en quelques endroits, du naturel. Bien sûr, la durée encore réduite, ainsi que le caractère primitif du déroulement des séquences, provoquent souvent d'étonnantes condensations du temps nécessaire aux actions. Dans le meilleur des cas, cela donne un morceau de bravoure, comme lorsque Alexandre Arquillière (du "Théâtre du Vaudeville de Paris", comme précisé au générique), dans le rôle de Coupeau, joue en une poignée de secondes le réveil, la tentation de l'alcool, le dilemme moral, l'abandon, l'ivresse, la folie furieuse et la mort...

    Un nouveau saut temporel nous propulse en 1913-1914, à la découverte des trois longs métrages présents dans ce coffret. Ces dates ne sont pas anodines, le cinéma étant à ce moment-là en train de quitter l'âge primitif. Rappelons-nous qu'entre 1913 et 1916 sont réalisés Quo Vadis ? d'Enrico Guazzoni, Cabiria de Giovanni Pastrone, Forfaiture de Cecil B. DeMille, Naissance d'une nation et Intolérance de D.W. Griffith. Les durées de projection changent totalement, approchant parfois les trois heures, les moyens mis en œuvre ne sont plus les mêmes, le langage utilisé évolue forcément et le regard des spectateurs s'adapte. Les réalisateurs français ont pris leur part dans cette évolution, depuis le début des années 10, Capellani en tête.

    Germinal, Le Chevalier de Maison Rouge et Quatre-vingt-treize ont bien des points communs mais, malgré leur proximité dans le temps, ils n'ont pas, à nos yeux, la même valeur et, étrangement, celle-ci n'est pas conditionnée par l'ordre dans lequel ces films ont été réalisés. Alors que les deux autres titres, sur plusieurs plans, constituent une avancée certaine par rapport aux exemples précédents de l'œuvre de Capellani, Le Chevalier de Maison Rouge marque un recul. Cette adaptation assez barbante d'Alexandre Dumas offre tout d'abord un festival de gestes déclamatoires. La Reine Marie-Antoinette, souffrante, implore constamment le ciel, le révolutionnaire enragé regarde toujours par en-dessous, le jeune officier amoureux garde en toute circonstance sa vivacité... La raison de ce retour à la pantomime s'explique peut-être par le choix du genre de la fantaisie historique. Un autre public que celui auquel était destiné les autres œuvres de prestige de Capellani était peut-être visé. Ou bien la trame rocambolesque a-t-elle poussé à cela ? Toujours est-il que le cinéaste autorise le jeu excessif de ses acteurs, la naïveté des comportements et la lourdeur des émotions exprimées.

    L'agitation au sein des groupes est la règle, trop de monde s'évertuant à bouger dans un trop petit espace, ce qui a pour effet d'accentuer encore le statisme de la mise en scène. Les dispositions en demi-cercles ouverts vers nous et les visages tournés franchement vers la caméra pour émouvoir sont des effets ici bien artificiels. De même, les décors construits, notamment tous ceux de prison, jurent franchement avec les quelques rares extérieurs, soudain lestés d'un poids de réalité, d'une épaisseur grisâtre sans pareil. Dans un registre qui en demande, Capellani n'a pas la précision ni la vigueur d'un Feuillade. Il faut de plus noter le respect d'une morale très conventionnelle. Farouches royalistes et fervents révolutionnaires : les deux extrêmes n'ont pas les faveurs du cinéaste-adaptateur qui, au mépris du dénouement tragique du roman, choisit de sauver un couple d'amoureux loyaux envers leur famille politique sans être des acharnés.

    La Révolution est également bien sûr au centre de Quatre-vingt-treize. La Terreur, plus exactement. Les enjeux et les tensions incroyables qui ont traversés cette période historique sont évidemment simplifiés (jusqu'à l'image d'Epinal quand est imaginée une réunion, dans l'arrière-salle d'un club, entre Marat, Danton et Robespierre), mais il arrive qu'une conversion comme celle du jeune aristocrate aux idées des Lumières émeuve par le bel enchaînement des évènements et la justesse des déplacements dans les décors. Si l'interprétation des comédiens est beaucoup plus supportable que dans Le Chevalier de Maison Rouge, il est vrai que brasser de grandes idées semble donner le droit de faire de grands gestes. Mais sans doute est-ce là le résultat de la tentative de transcription du lyrisme des mots de Victor Hugo dans les images de Capellani. On sent d'ailleurs que des moyens considérables sont à la disposition de celui-ci, qui donne la priorité au tournage en extérieurs. Cela ne va pas sans le paralyser quelque peu : le film est impressionnant, monumental, souvent figé. Les intertitres sont nombreux et longs, reprenant souvent des passages entiers du livre. Ainsi, la scène du débarquement de l'envoyé des royalistes, pourtant forte, souffre d'être abusivement découpée par le texte.

    La variété des échelles de plans est sensible. La caméra se rapproche plus près des corps, rendant ainsi plus aisée l'identification du spectateur aux personnages. Quelques panoramiques et deux travellings se remarquent, ainsi que des raccords dans le mouvement par-delà le découpage. Très long métrage humaniste, Quatre-vingt-treize n'est donc pas seulement un fastueux et laborieux livre d'art, mais il reste aujourd'hui difficile à juger. Son histoire est effectivement chaotique. Le tournage en a été arrêté en 1914 par la déclaration de la guerre. Incomplet, il fut de toute façon bloqué par la censure de l'époque qui ne voulait pas sortir une œuvre rendant compte d'une guerre civile. La maison Pathé finit tout de même par le reprendre et André Antoine fut chargé de tourner les scènes manquantes et d'effectuer le montage définitif, en accord avec Capellani qui travaillait alors, et cela depuis le début des hostilités, aux Etats-Unis. La sortie effective eut donc lieu en 1921. Se posent alors les questions de datation (sept années, une éternité) et de paternité des différentes séquences (toute la dernière partie, pas la plus passionnante, est, semble-t-il, à mettre sur le compte d'Antoine).

    C'est donc dans Germinal, le plus ancien des trois longs proposés dans ce coffret, que le cinéma de Capellani se montre sous son meilleur jour. Voici la première adaptation d'ampleur du roman de Zola, avant celles d'Yves Allégret en 1962 et de Claude Berri en 1993. Le tournage en décors réels semble s'imposer pour obtenir une correcte transposition, mais qu'en était-il en 1913 ? Et bien Capellani relève le défi de la même façon, s'installant sur les lieux où travaillent encore les mineurs de l'époque et allant jusqu'à mêler ses acteurs à la population lors de la fête locale, dans un geste documentaire assez surprenant. De plus, les transitions sont fluides entre intérieurs et extérieurs. La continuité n'est pas brisée et malgré leur longueur, les plans s'articulent dans une narration véritablement cinématographique.

    Les acteurs, eux, apprennent à gérer leurs effets, y compris dans les scènes les plus physiques, comme la bagarre opposant Lantier à Chaval. Il suffit généralement d'un intertitre pour poser la situation, l'éloquence des gestes traduisant ensuite les échanges. L'alliance de cette retenue et de l'usage du plan séquence donne l'impression d'un jeu d'acteur pertinent. Elle permet aussi l'émotion, comme si le retrait la décuplait, à l'image de la scène où Lantier découvre, au fond de la mine, que son accompagnateur, qu'il pensait être le fils Maheu est en fait la fille Maheu (la révélation se fait par la libération de la longue chevelure cachée sous le bonnet, cette vision étant, à l'heure du dénouement, douloureusement redoublée, les cheveux de Catherine tombant vers le sol alors qu'elle est transportée sur un brancard). Le naturalisme de Zola appelle sans doute, plus que le lyrisme d'Hugo, un réalisme du geste.

    Germinal se signale également par le dépassement de l'organisation "plate" des scènes. Les marches des mineurs se rendant à leur travail ou le quittant, l'alignement de leurs maisons, toutes similaires, et la profondeur des boyaux miniers sont autant de percées à la surface des décors. Le champ de la caméra est travaillé en strates : lorsque Lantier est sorti du puits, il est visible au premier plan ; au deuxième, la foule des mineurs se presse ; au troisième se distinguent les sauveteurs qui s'activent toujours au dessus du trou. La gestion des groupes est également assez remarquable, les placements en "cène" étant justifiés tant que possible, par exemple par la présence d'un poêle au premier plan. Mais c'est surtout la constante tenue à l'écart d'un personnage en particulier, le fascinant anarchiste russe Souvarine, qui donne sa valeur à ce type d'organisation dans l'espace : l'homme est toujours face à nous lorsque les autres nous tournent le dos et sur le bord du cadre lorsque la masse est au milieu. La caractérisation est ici extrêmement efficace.

    Le message politique véhiculé par le roman est sans doute atténué dans le film. La violence et le désespoir sont forcément moins marqués. Il s'agissait de ménager la censure en ne montrant que ce qui était alors représentable, mais aussi de préserver l'honneur des mineurs (lors d'un tournage qui avait lieu seulement vingt-cinq ans après l'écriture du livre). Cela dit, la construction dramatique n'en souffre guère. Les scènes de couples ou de trio se répondent habilement entre l'univers des mineurs et celui des propriétaires et ces échos préparent le final sous forme de double deuil. Après une longue partie descriptive, le film entame un crescendo auquel il est difficile de résister. Capellani offre dans la dernière partie une série de séquences très fortes et des images inoubliables comme celles de la tuerie provoquée par l'armée ou celle d'un cadavre flottant au fond de la mine. Jamais l'ennui ne pointe pendant ces deux heures et vingt-huit minutes.

    Ainsi, cette édition DVD d'œuvres qui n'étaient guère visibles depuis près d'un siècle et signées d'un réalisateur qui eut son heure de gloire avant de tomber dans l'oubli ne provoque pas de véritable choc. Mais elle permet au moins de profiter de la meilleure adaptation de Germinal et elle donne à voir les mutations considérables qu'a pu connaître l'art cinématographique dans sa prime jeunesse. Elle n'est donc aucunement destinée à l'usage exclusif des historiens.

     

    capellani100.jpgGERMINAL

    LE CHEVALIER DE MAISON ROUGE

    QUATRE-VINGT-TREIZE

    d'Albert Capellani

    (France / 148 mn, 108 mn, 165 mn / 1913, 1914, 1921)

    + 7 courts métrages de 1906 (5 à 13 mn) : DRAME PASSIONNEL / MORTELLE IDYLLE / PAUVRE MÈRE / LA FILLE DU SONNEUR / LA FEMME DU LUTTEUR / L'ÂGE DU CŒUR / ALADIN OU LA LAMPE MERVEILLEUSE

    + 1 moyen métrage de 1909 (35 mn) : L'ASSOMMOIR

  • Yoyo

    etaix,france,comédie,60s

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    Pour qui n'est pas prévenu, le début de Yoyo est déroutant. Un homme richissime s'ennuie à mourir dans son château, assisté dans le moindre de ses gestes par une armée de serviteurs et accompagné de son seul caniche. Pierre Etaix, qui interprète le rôle, nous présente cette morne vie quotidienne comme au temps du cinéma muet. Aucun dialogue verbal n'est mis en place et sont ajoutés seulement des bruits d'ambiance, dont le grincement agressif de chaque porte de cette demeure. Est présente également la musique, jouée par un orchestre installé dans le salon. Lorsqu'il s'agit de rendre explicite une pensée ou un échange déterminant, un intertitre apparaît. Après de longues minutes, alors que nous nous sommes habitués au procédé, éclate un coup de tonnerre : une voix off déboule et nous annonce que "c'est à ce moment-là que le cinéma devient parlant !" En effet, une incrustation dans le premier plan du film nous avait signalé que cette histoire débutait en 1925 et nous nous retrouvons maintenant propulsés quatre ans plus tard (voilà la crise de 29, occasion pour Etaix d'inventer une courte mais sidérante séquence pré-Terry-Gilliamienne de panique bureaucratico-capitaliste). La privation de parole imposée dans toute la première partie n'avait par conséquent rien d'arbitraire : Yoyo est donc, non seulement l'histoire d'une famille, mais aussi, parallèlement, une histoire du cinéma, du muet à la télévision.

    Si l'on ajoute que, parcourant quarante années, le film traite aussi par la bande de l'histoire de notre pays (la comédie intègre un épisode dramatique de la seconde guerre mondiale) et de sa géographie (le voyage idyllique de la famille en roulotte nous mène d'un paysage à l'autre, sans autre justification que la révélation d'une belle diversité), on comprendra quelle ambition habitait alors le cinéaste. Et celle-ci se signale également, fort heureusement, à travers la mise en scène. Sur le plan visuel, Yoyo est assurément l'une des plus belles comédies jamais réalisées en France. Les premières séquences rendent la monumentalité et la verticalité du lieu investi, le château. Pour exprimer l'ennui et l'absence de désir du maître, la symétrie de l'architecture est prolongée, accentuée par les places données aux acteurs dans le décor. L'arrivée d'un cirque est alors l'occasion de bouleverser cet ordonnancement rigide. Les figures plus accueillantes du cercle et de la courbe font leur entrée avec les activités désordonnées des groupes d'artistes et des animaux. En flânant autour du chapiteau installé dans la cour du château, la caméra ne vient plus buter, en fin de mouvement, sur une colonne, sur un majordome ressemblant à un autre ou sur un miroir renvoyant à la vanité du luxe.

    L'invention visuelle (et sonore) est stupéfiante, décelable dans les multiples gags comme dans les moments les plus calmes. La poésie n'est d'ailleurs ici pas dépourvue de tristesse, les mots rares et la voix douce, presque timide, de Pierre Etaix n'étant pas étrangère à ce sentiment. On remarque facilement, dans Yoyo, la présence du cinéma de Fellini à travers une affiche annonçant, à l'endroit même où la famille d'artiste souhaite s'installer, le passage de "Zampano et Gelsomina", à 8h1/2 ! L'évocation de La strada est logique mais il faut dire que, parfois, Etaix se rapproche bel et bien, par sa mise en scène, de La dolce vita ou de 8 1/2 (notamment dans la dernière partie). En fait, les hommages directs abondent, à Chaplin, à Keaton, à Tati. Mais ce qui est remarquable, et assez miraculeux, c'est que, malgré la présence de ces figures tutélaires, le film trouve et garde un ton singulier, très personnel. Etaix a son univers propre et Yoyo fait partie de ces films qui semble recréer le monde, qui à la fois sont comme des bulles et dialoguent avec le présent.

    Au moins en termes de narration, préserver cette cohérence était une gageure car le film est construit de manière très particulière. L'incroyable césure induite par l'arrivée du parlant évoquée plus haut n'est pas la seule, le récit avançant par larges plages. L'histoire est d'abord celle du père de Yoyo, avant que la sienne ne soit racontée (ses parents disparaissant alors de l'écran). Père et fils sont joués par une seule personne, Etaix. Le premier gag du film arrive avec la découverte des portraits peints des ancêtres, accrochés aux murs du château, et qui, hommes ou femmes, ont tous la même tête, celle de l'acteur-cinéaste. Dans Yoyo, les gags n'existent pas seulement pour eux-mêmes mais ont des conséquences dans le récit aussi bien que dans la mise en scène, ils ont des prolongements au-delà des séquences qui les accueillent (si je me fie à mon lointain souvenir, ce n'est malheureusement pas le cas dans Le grand amour, seul film d'Etaix que j'avais pu découvrir jusqu'à présent). Ainsi le dédoublement à l'œuvre dès le début annonce l'omniprésence des miroirs comme la ressemblance physique et comportementale existant entre Yoyo et son père ou l'étrange similarité des expressions des visages des amoureux. Le petit garçon habillé en clown qui furète seul dans les vastes pièces du château ne sait pas qu'il vient en fait de pénétrer chez son père qu'il n'a jamais connu. Au même moment, ce dernier est en train d'assister dans le chapiteau au spectacle de cirque donné spécialement pour lui, assis au milieu des gradins vides. Le lien indéfectible entre les deux est ainsi tissé.

    Yoyo va effectuer le chemin inverse de celui de son père : du cirque à la vie de château. Il faudra donc, à la fin, l'extraire à son tour de cette existence de riche oisif menacé par la perte de tous ses désirs. Pierre Etaix fustige, à sa manière, avec une élégance rare, l'appât du gain et l'outrance capitaliste et se place résolument du côté des saltimbanques et des hommes libres. Il égratigne au passage la télévision. Sa démarche est certes nostalgique mais pas réactionnaire. Ce ne sont ni le progrès ni la modernité qui sont dénoncés mais la petitesse de ceux qui s'en croient les artisans.

    Mais cette note est bien sérieuse... C'est qu'il est rare qu'un film de ce genre se révèle aussi riche. Je dois donc conclure en assurant que Yoyo est une grande œuvre burlesque, drôle d'un bout à l'autre.

     

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    de Pierre Etaix

    (France / 97 mn / 1965)

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1996)

    Suite du flashback 

     

    cahiers du cinéma,positifcahiers du cinéma,positif1996 : Serge Toubiana retrouve son titre de rédacteur en chef des Cahiers, qu'il laisse toutefois à Martin Scorsese le temps de fêter le cinq centième numéro. Au fil de l'année, des entretiens sont réalisés avec Jarmusch, Monteiro, von Trier, Desplechin, Cronenberg et Téchiné, à propos de leurs films respectifs placés en couverture, ainsi qu'avec Xavier Beauvois (N'oublie pas que tu vas mourir), Danièle Dubroux (Le journal du séducteur), Eric Rohmer (Conte d'été), Michael Cimino (Sunchaser), les frères Coen (Fargo), Pascal Bonitzer (Encore), Catherine Breillat (Parfait amour !) et Sandrine Veysset (Y aura-t-il de la neige à Noël ?). Par-delà les nuages, Mission : Impossible, For ever Mozart et La promesse des frères Dardenne ont également les faveurs de la revue. Alain Delon, Alain Cavalier, Caroline Champetier, J.G. Ballard et un trio d'actrices composé de Valeria Bruni Tedeschi, Laurence Côte et Emmanuelle Devos sont rencontrés par les rédacteurs, qui publient parallèlement des ensembles sur la cinéphilie, sur les courts métrages et sur le cinéma indépendant, des études sur Mizoguchi, Siodmak, Frederick Wiseman et Gérard Blain, des hommages à Marguerite Duras, Saul Bass et Christine Pascal, des dossiers sur l'avenir du cinéma (du numérique à l'économie), sur Youssef Chahine et sur Jean-Pierre Melville.
    Courant 96, Positif change de maquette, de format et d'éditeur (Jean-Michel Place), et accueille dans son comité de rédaction Stéphane Goudet et Claire Vassé. Comme chez les concurrents, Scorsese, Monteiro, Rohmer, Cronenberg, Cimino, les Coen et von Trier sont à l'honneur mais la liste complète des entretiens liés à l'actualité est longue : Stone, Audiard, Ruiz, Leigh, Tavernier, Winterbottom, Lætitia Masson (En avoir (ou pas)), Carl Franklin (Le diable en robe bleue), Terry Gilliam (L'armée des douze singes), Mohsen Makhmalbaf (Le temps de l'amour), Robert Altman (Kansas City), Patrice Leconte (Ridicule), Stephen Frears (Mary Reilly), Hou Hsiao-hsien (Good men, good women), Bernardo Bertolucci (Beauté volée), Isao Takahata (Le tombeau des lucioles), Diane Bertrand (Un samedi sur la terre), Aki Kaurismäki (Au loin s'en vont les nuages), Raymond Depardon (Afriques : Comment ça va avec la douleur), Rolf De Heer (La chambre tranquille), Jane Campion (Portrait de femme), Alex Van Warmerdam (La robe). Sans oublier un ensemble sur le néo-polar américain permettant des rencontres avec David Fincher (Seven), Bryan Singer (Usual suspects), Steven Soderbergh (A fleur de peau), Gary Fleder (Dernières heures à Denver), Barbet Schroeder et Stephen Frears. Les sorties de Par-delà les nuages et de Madadayo sont également saluées (la deuxième par la reprise de propos croisés d'Akira Kurosawa et de Hayao Miyazaki et par un entretien avec l'actrice Kyoko Kagawa). Les dossiers successifs sont consacrés au film criminel français (Becker, Clouzot et Miller au programme), à la restauration des films, au costume, à John Ford, au muet, à Julien Duvivier et à Robert Bresson. Il est aussi question de critique et de cinéphilie et de la rétrospective Pathé. Enfin, signalons les hommages rendus à Louis Malle, Gene Kelly, Krzysztof Kieslowski, Christine Pascal (par Bertrand Tavernier) et Robert Benayoun.

     

    Janvier : Dead man (Jim Jarmusch, Cahiers du Cinéma n°498) /vs/ Touchez pas au grisbi (Jacques Becker, Positif n°419)

    Février : La comédie de Dieu (João César Monteiro, C499) /vs/ Par-delà les nuages (Michelangelo Antonioni et Wim Wenders, P420)

    Mars : Martin Scorsese (C500) /vs/ Casino (Martin Scorsese, P421)

    Avril : Le samouraï (Jean-Pierre Melville, C501) /vs/ Nixon (Oliver Stone, P422)

    Mai : Valeria Bruni Tedeschi, Laurence Côte et Emmanuelle Devos (C502) /vs/ Un héros très discret (Jacques Audiard, P423)

    Juin : Comment je me suis disputé... (ma vie sexuelle) (Arnaud Desplechin, C503) /vs/ Trois vies et une seule mort (Raoul Ruiz, P424)

    Eté : Crash (David Cronenberg, C504) /vs/ Le costume (costume pour Dracula de Francis Ford Coppola par Eiko Ishioka, P425-426)

    Septembre : Les voleurs (André Téchiné, C505) /vs/ Secrets et mensonges (Mike Leigh, P427)

    Octobre : Breaking the waves (Lars von Trier, C506) /vs/ Breaking the waves (Lars von Trier, P428)

    Novembre : Mission : Impossible (Brian De Palma, C507) /vs/ Capitaine Conan (Bertrand Tavernier, P429)

    Décembre : For ever Mozart (Jean-Luc Godard, C508) /vs/ Jude (Michael Winterbottom, P430) 

     

    cahiers du cinéma,positifcahiers du cinéma,positifQuitte à choisir : Je n'aime pas beaucoup Les voleurs, ni For ever Mozart, et à peine Par-delà les nuages et Jude, mais les autres titres me conviennent tout à fait. A l'époque, je plaçais, malgré certaines réserves, le Mike Leigh devant le Jarmusch, alors qu'aujourd'hui, me restent en tête beaucoup plus d'images du second que du premier. Si j'ajoute que le De Palma m'est inconnu et que Positif a, à mon goût, un peu trop tergiversé dans sa défense du Desplechin et du (sublime) Cronenberg, je signerai bien pour une nouvelle égalité parfaite, symbolisée par les couvertures jumelles de mars et d'octobre. Allez, pour 1996 : Match nul.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • L'autobiographie de Nicolae Ceausescu

    Ujica,Roumanie,Documentaire,2010s

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    Pendant 180 minutes, Andrei Ujica nous laisse en compagnie de son Excellence Nicolae Ceausescu, Président de la République Socialiste de Roumanie. A partir de plusieurs centaines d'heures d'archives conservées par la télévision roumaine, le documentariste a réalisé un film de montage qui suit le déroulement d'un règne qui aura duré de 1965 à 1989. Le titre ne ment pas en annonçant L'autobiographie de Nicolae Ceausescu : ce que nous voyons sur l'écran est constitué exclusivement de ce que le dictateur souhaitait laisser paraître devant son peuple. L'homme adorait se faire filmer et des opérateurs attitrés le suivaient en toutes circonstances, jusque dans l'intimité familiale. Les images qui défilent sous nos yeux sont donc de propagande. Et tout l'intérêt du film d'Ujica est de montrer que celle-ci peut se retourner d'elle-même. Aujourd'hui, telles qu'on les voit, ses parades, ses envies de home movie surtout, peuvent à l'occasion faire tomber Ceausescu dans le ridicule, mais pour le cinéaste, il ne s'agit aucunement de réaliser un bêtisier. Le choix qu'il effectue pour traiter le son de son film le montre assez bien. Si une sonorisation des images est faite (musique d'ambiance, bruits de la foule, applaudissements), elle est parcimonieuse : comme paroles, seuls les discours de Ceausescu (et d'une poignée de dirigeants politiques) se font entendre, le reste n'est que silence. Lorsque l'on voit le maître du pays discuter en aparté avec tel ou tel invité, Ujica ne propose rien, n'interprète pas, ne trompe jamais. Ces plages sans bruits sont donc relativement nombreuses et nous poussent à une concentration accrue vis à vis des images qui défilent. Et peu à peu, une sorte de vertige s'empare de nous. Affleure la sensation que le sens de ces images s'échappe, qu'il est presque vain de chercher à leur trouver une signification précise puisque leur réception peu varier du tout au tout en fonction des conditions dans lesquelles se trouve celui qui les regarde.

    Andrei Ujica met à nu le dictateur en dépouillant les images de leur aura. Pour ce faire, il privilégie notamment les plans dans lesquels apparaissent des cameramen et des photographes, il va jusqu'à étirer leur durée effective par un léger ralenti afin de leur laisser une place déterminante dans ce récit de l'ascension d'un homme de propagande et de sa chute, provoquée par les images (celles de Timisoara, puis de son proçès). Et comme le sens peut échapper, d'infimes espaces de liberté peuvent s'ouvrir, même lorsque l'image est contrôlée. Ces espaces peuvent s'apercevoir dans les marges, sur les bords du cadre (tel cadrage montre soudain une réaction inattendue d'un comparse), ou bien en fin ou début de plan, lorsque la frontière entre la réalité et l'enregistrement de celle-ci (et donc, souvent, la représentation) devant la caméra est encore floue. Dès lors, les premières questions commence à tarauder : Qui filme ? Qui rend visible cette autobiographie ? Qui sont les opérateurs de Ceausescu ? Quelles sont leurs limites ? Peuvent-ils vraiment, comme le fait l'un deux à l'occasion d'une réception, jouer avec leur instrument et expérimenter dans les prises de vue ?

    Des questions, L'autobiographie de Nicolae Ceausescu ne cesse en fait d'en poser. Notre étonnement est grand face aux preuves multiples de l'adhésion du peuple à un programme, une politique, une utopie, dans la première partie du film, celle consacrée à la période pendant laquelle Ceausescu semble tout à fait fréquentable (dans une séquence surprenante, on le voit condamner avec vigueur l'intervention soviétique de 1968 en Tchécoslovaquie). Ces agitations de drapeaux et ces applaudissements interrogent d'abord par la ferveur avec laquelle ils sont exécutés. Ensuite, quand est installée la dictature (ou quand est visitée la Chine ou la Corée du Nord) et que les gestes se font réflexes, émerge le questionnement sur la liberté et le courage. A ce titre, il faut citer la séquence stupéfiante au cours de laquelle, en plein congrès du parti destiné à plébisciter une nouvelle fois Ceausescu, un vieux dignitaire communiste demande à prendre la parole et se lance dans une dénonciation des manœuvres de son leader. La salle entière se met alors à scander des "Ceausescu Président" et les caméras se refusent à revenir cadrer l'accusateur en restant sur des plans larges de la salle toute acquise à son guide.

    Pour la Roumanie, une bascule s'effectue au début des années 70. Avant, se construit avec enthousiasme un "communisme à visage humain". Après, se révèle une folie des grandeurs dictatoriale. D'une période à l'autre, le peuple est repoussé. Le point de bascule est décelable dans le film. Il se situe au moment du passage à la couleur et de l'intrusion des images de home movie. La première partie commence avec les obsèques de Gheorghiu-Dej, prédécesseur de Ceausescu à la tête du parti communiste roumain. Les images en noir et blanc sont solennelles mais vivantes. Celles en couleurs, qui arrivent donc à mi-chemin, se teintent d'une grisaille ironique et il nous semble alors qu'en ce temps-là il faisait toujours mauvais en Roumanie. D'un dynamique Swinging Bucarest, on passe à  un pays embourbé dans ses chantiers. Si les années 60 sont celles des bains de foule, de la masse mouvante qui porte littéralement ses dirigeants, dix ans plus tard s'effectue l'éviction du peuple. Le film d'Ujica montre clairement que prendre le pouvoir, c'est faire le vide autour de soi. Ceausescu se retrouve de plus en plus seul dans l'image. Lui qui touchait et embrassait tous ces gens qui le soutenaient ou qui dansait avec les jeunes femmes dans les fêtes traditionnelles commence à prendre l'hélicoptère et à ne daigner descendre dans la rue qu'à la suite de catastrophes naturelles. Il a voulu réduire le peuple à une idée, à une image sage et obéissante, celle des agitateurs de petits drapeaux bien rangés sur le bord de la route. La Corée du Nord était son modèle : spectacles grandioses inimaginables dans les stades et silhouettes rares et fantomatiques dans les rues. Mais l'homme vieillit et se tasse sous nos yeux. La routine s'installe, jusque dans les discours gavés des mêmes références au marxisme-léninisme. En 89 a lieu à Bucarest un sommet des pays du Traité de Varsovie. Les caméras nous donnent à voir les peu fringants dirigeants de ces "Républiques populaires", âgés et flanqués de leurs généraux quand ils ne le sont pas eux-mêmes comme Jaruzelski. Face à eux se tient un Gorbatchev qui est en train de tout chambouler. Ceausescu, lui, n'en a plus pour longtemps et se retrouvera bientôt dans ce petit local en province, coincé derrière deux tables d'école, aux côtés de sa femme Elena (jamais loin de son mari, depuis le début), filmé par une caméra qu'il ne contrôle plus et mis en accusation pour génocide et "mascarade". Il paraît aussi stupéfait d'être ainsi traité qu'il était comme surpris d'être tant acclamé par les foules vingt ans auparavant. La bande-son l'affirme : les applaudissements du peuple, qui étaient, au début de l'histoire, omniprésents, se sont progressivement espacés puis tus définitivement.

    Documentaire exigeant envers le spectateur, L'autobiographie de Nicolae Ceausescu a ceci de fascinant : à partir d'un matériau verrouillé, il soulève des problèmes infinis (*).

     

    (*) : Je vous invite à lire également le texte d'asketoner publié sur son blog Une fameuse gorgée de poison.

     

    Ujica,Roumanie,Documentaire,2010sL'AUTOBIOGRAPHIE DE NICOLAE CEAUSESCU (Autobiografia lui Nicolae Ceausescu)

    d'Andrei Ujica

    (Roumanie - Allemagne / 180 mn / 2010)

  • En famille (4)

    kelly,donen,oury,zep,etats-unis,france,comédie,musical,animation,50s,70s,2010s

    lafoliedesgrandeurs.jpg

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    Le génie de Kelly, la maîtrise de Donen, la pertinence de Comden et Green (au scénario)... Inutile d'insister sur tout cela. Mais en revoyant Chantons sous la pluie pour là énième fois, je me suis surtout dit que ce qui le rendait décidément inaltérable, c'était son double statut d'œuvre divertissante et réflexive. Le rêve hollywoodien est ici réalisé dans le sens où le spectateur, quelque soit son âge, sa culture, son humeur et son niveau de lecture, est accueilli avec la même grâce. Car ce film porte en lui son propre commentaire, tout en nous laissant libres de le lire ou pas. Gene Kelly cherche d'emblée la connivence, entrant dans le champ avec un sourire ostensiblement affiché et nous réservant, à nous seul, la vérité sur le parcours de son personnage, grâce à l'insertion d'images contredisant les propos tenus face à ses fans. Comme ils le font de l'opposition entre bons et mauvais acteurs, les auteurs s'amusent de celle existant entre "culture de masse" et "haute culture", l'intégrant à une écriture du comique qui repose notamment sur la gêne (ressort classique dans la comédie hollywoodienne, qui, ici, n'est jamais activé contre les personnages puisque le dépassement de cette gêne est aussi donné à voir, comme le montre la séquence de la fête dans laquelle Debbie Reynolds sort du gâteau et découvre dans l'assistance Gene Kelly, qu'elle vient de rencontrer et de rabrouer pour la vulgarité de son art : désarçonnée, elle se donne pourtant à fond jusqu'au terme de son numéro de music hall un peu nunuche).
    Quand nous pouvons savourer la réflexion sur le genre et l'approche historique précise, d'autres, les plus jeunes par exemple, peuvent profiter du caractère instructif du spectacle. Derrière les frasques des stars, se discerne l'hommage aux artistes et techniciens de l'ombre (dans le duo Don Lockwood - Cosmo Brown, soit Gene Kelly - Donald O'Connor, c'est bien le moins célèbre des deux, le compositeur, qui trouve généralement les solutions aux problèmes artistiques). De même, toute la machinerie du septième art est exposée, à l'occasion bien sûr de la déclaration d'amour chantée dans le studio désert mais figurant bientôt un extérieur au clair de lune magique ou encore de la balade des deux amis qui les fait passer devant plusieurs plateaux où se tournent des films de série. Par conséquent, un peu plus tard, lorsque se fait le numéro Good morning dans la maison de Don Lockwood, celle-ci apparaît comme un pur décor, avec ce faux mur de cuisine à travers lequel passe la caméra et une chute finale sur un canapé, accessoire utilisé peu de temps auparavant pour le Make 'em laugh d'O'Connor dans le studio de cinéma.
    La dernière partie du film est toujours aussi éblouissante. Peu après le fameux numéro-titre (quelles admirables variations de rythme !), vient le morceau de bravoure Broadway melody, merveilleusement détaché du reste du récit, illustration d'une idée que Don Lockwood explique à son producteur (celui-ci ayant du mal à la "visualiser" et décidant probablement de ne pas en tenir compte pour le film en cours de réalisation). La (seconde) première du film dans le film est l'occasion de dénouer l'intrigue. Kelly et Donen tirent alors un parti admirable du lieu tout en rendant un nouvel hommage au music hall. Et enfin, Don Lockwood rattrape Kathy Selden, le chant et la musique reviennent, le spectacle descend dans la salle, le cinéma est partout. Debbie Reynolds se retourne brusquement vers Gene Kelly et son visage en larmes bouleverse, que l'on soit n'importe quel type de spectateur...

    De Donen à Oury et de Kelly à Montand, la chute s'annonçait rude, mais elle fut quelque peu amortie. Le corniaud était, dans mon souvenir, meilleur que ce qu'il est réellement. Avec La folie des grandeurs, la modification de mon jugement se fait dans le sens inverse. Alors que je m'attendais à revoir une œuvre médiocre, je me suis retrouvé devant une comédie assez agréable, pas loin d'être une vraie réussite.
    Inspiré du Ruy Blas de Victor Hugo, le scénario fait preuve de consistance et ménage de plaisants rebondissements. Ainsi, bien campés sur leurs jambes, les auteurs du film peuvent glisser des anachronismes de langage ou de comportement, des pointes d'absurde, du comique plus distancié que d'ordinaire (les apartés que nous réserve Montand, la lecture de la lettre qui se transforme en dialogue avec une voix off, les clins d'œil au western italien). Les gags sont nombreux et atteignent souvent leur but.
    Le film a, de plus, une vivacité certaine. Le soin apporté à l'ensemble (décors, costumes, photographie, interprétation de qualité égale) fait que le rythme est tenu sans réel fléchissement. Les scènes d'action, souvent pathétiques dans ce genre de production, sont réalisées avec vigueur (la capture de César par Salluste, l'évasion du bagne dans le désert) et même lorsqu'elles gardent un pied dans le pastiche, elles ne tombent pas dans le ridicule. Il y a certes quelques facilités ici ou là et une musique bien faible, signée de Polnareff, mais le refuge dans un passé lointain et le relatif éloignement géographique autorise mieux les fantaisies. La mise en scène d'Oury n'a rien d'exceptionnel, les différents mouvements s'effectuant de manière assez rigide, mais tel raccord ou telle plongée ont leur efficacité.
    Le dynamisme provient de l'histoire, de l'équipe de réalisation, mais aussi et surtout, du remplacement de Bourvil par Montand. Alors que le premier restait toujours en-dessous de De Funès, encombrait parfois ses avancées, le second lui tient parfaitement tête et parvient à se caler sur son rythme effréné. Montand apporte sa verve et, par rapport à son prédécesseur, rend infiniment moins gnan-gnan les épisodes romantiques (qui sont de plus, ici, accompagnés d'une légère ironie, via le décorum ou le regard de De Funès).

    De Montand à Hallyday, la chute s'annonçait encore plus tragique que la précédente, mais elle fut en fait, elle aussi, assez peu douloureuse. D'ailleurs, j'exagère un peu. La présence de Johnny Hallyday dans Titeuf, le film est limitée, en terme de durée et bien sûr parce que nous nous retrouvons ici uniquement face à son "avatar" dessiné. Toutefois, il faut dire que ces quelques minutes du film de Zep constituent sans aucun doute le meilleur clip vidéo que nous ait jamais offert l'ex-idole des jeunes. La chose a échappé au journaliste de Télérama en charge de la critique de ce Titeuf. Dans l'hebdo, le film est descendu sous le prétexte qu'il marcherait à l'esbroufe. Trois éléments prouveraient, selon l'auteur du texte, la réalité de l'arnaque : la bande originale, l'inadéquation entre le coût du projet et son résultat et enfin le choix de la 3D. La musique est effectivement inégale (le fond étant touché avec un morceau réunissant quatre tocards de la chanson française) mais... relativement en accord avec le sujet et les personnages. Et Zep réussit quand même à placer ces vieux punks des Toy Dolls (pas n'importe où de surcroît). Le fric dépensé et la publicité accompagnant la sortie, à vrai dire, je m'en tape. Reste le problème de la 3D, à propos duquel... je ne peux me prononcer, ayant vu le film en 2D. Cela reste le seul point sur lequel je pourrai m'accorder avec Télérama car je ne vois en effet pas très bien ce que la technique peut apporter dans ce cas précis.
    Ceci étant précisé, je dois dire que, de mon côté, c'est au contraire la modestie du film qui m'a plu. Pas de voix people pour de nouveaux personnages (les aficionados, dont je ne suis pas, peuvent éventuellement se plaindre de ce manque de nouveauté), pas de translation spectaculaire du monde de Titeuf (l'amusante introduction préhistorique est une fausse piste) : on reste au ras de la rue, au niveau de la cour de récré. Le fait que Zep ait obtenu le contrôle total de sa création était sans doute, déjà, un gage de fidélité sinon de qualité. L'esprit cracra et bébête de la série et de la BD est heureusement préservé, ce qui nous vaut un festival de gros mots, de blagues pipi-caca et de pensées sexuelles idiotes. L'histoire est toute simple, ancrée dans le quotidien, juste réhaussée visuellement par les illustrations des délires de Titeuf et de ses copains. L'esthétique du film n'est pas transcendante mais quelques idées se remarquent, ainsi que plusieurs micro-gags à l'arrière-plan. La thématique abordée est celle d'un passage d'un âge à l'autre draînant ses inquiétudes. Si l'issue ne fait guère de doute (happy end pour les parents, plus en demie-teinte pour Titeuf qui doit encore avancer...), cette structure classique donne l'assise nécessaire pour un passage réussi au format long.

     

    chantons00.jpglafoliedesgrandeurs00.jpgtiteuf00.jpgCHANTONS SOUS LA PLUIE (Singin' in the rain)

    de Gene Kelly et Stanley Donen

    (Etats-Unis / 103 mn / 1952)

    LA FOLIE DES GRANDEURS

    de Gérard Oury

    (France / 108 mn / 1971)

    TITEUF, LE FILM

    de Zep

    (France / 87 mn / 2011)

  • Le fossé

    lefosse.jpg

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    Si, parmi les films s'attachant à décrire un univers concentrationnaire ayant existé, Le fossé est l'un des plus pertinents et des moins contestables, il le doit tout d'abord à la spécificité du lieu. Le camp de rééducation maoïste de Jiabiangou, en activité du début des années 50 à 1960 (date du récit), est situé dans le désert de Gobi. Une poignée de baraques y abritait les responsables. Les prisonniers, eux, se contentaient de s'entasser dans des dortoirs creusés sous terre. La situation géographique et le climat faisaient, apparemment, qu'une délimitation stricte n'était pas nécessaire et que le nombre de gardiens pouvait être réduit au minimum. Ces caractéristiques servent le film qui peut éviter plus facilement que d'autres les écueils de ce type de reconstitution, liés à la gestion des foules et des moyens techniques qui peuvent paraître inappropriés et gênants en la circonstance. La clandestinité du tournage, sur le territoire chinois, concourt pareillement à la sobriété et à la crédibilité absolue du récit.

    Mais dire cela n'enlève rien au mérite propre du cinéaste tant la validité de son film tient aussi à son approche du sujet et à ses parti pris de mise en scène. Sans surprise, Wang Bing, auteur du fort réputé A l'ouest des rails, exerce son œil de documentariste, organise des séquences souvent pas ou peu dramatisées, privilégie les plans longs, observe et restitue les faits. Il tourne autour des notions d'étirement et de répétition : le travail quotidien des fossoyeurs rythmant les journées du camp comme il rythme la narration.

    Cette observation à bonne distance n'est pas synonyme de neutralité esthétique. Wang Bing utilise l'architecture rudimentaire des dortoirs, constitués d'une rangée d'une douzaine de lits accolés les uns aux autres, pour travailler la profondeur de champ. Au fond du plan, se déroulent des actions, se distinguent des mouvements ou de simples gestes. Par quelques ouvertures en hauteur, des rais de lumière complètent encore l'organisation visuelle. Passant en surface, l'œil se perd dans l'horizon et voit les silhouettes disparaître. Les hommes s'engouffrent dans les dortoirs-tombeaux. Ils sont avalés par la terre. Cet enfouissement renvoie à plusieurs choses : à la fabrication du film lui-même, au refoulement de la mémoire, à l'effacement des traces du passé, au devenir poussière de l'homme. Celui-ci, dans ce camp, ne travaille même plus et reste sur son lit, affamé. Sous les couvertures, il n'est plus qu'une forme.

    Wang Bing filme les gestes quotidiens, la vie de camp dans ce qu'elle a de plus prosaïque. Et il filme l'extraordinaire, l'incroyable, l'insoutenable, qui paraissent presque irréel ou fantastique (la nuit, les galeries souterraines...). Il s'arrête aussi entre ces deux pôles, pour des scènes mettant en avant, un peu artificiellement, un peu brutalement, des récits sous forme dialoguée ou incorporée à l'action. Sans doute est-ce là un léger défaut du film, rendu voyant par la succession marquée des séquences, assemblées par larges blocs.

    Cela n'entame toutefois pas la cohérence de l'organisation générale (Le fossé débute par l'arrivée d'un groupe et se termine sur des départs), ni la force de la mise en scène. On en retient par exemple ces saisissants plans séquences d'entrées dans les trous aménagés, la continuité du mouvement entre l'extérieur et l'intérieur provoquant un violent changement de lumière. Et l'on remarque que, même si ces prisonniers ont une (très) relative liberté de circulation dans le camp, jamais la caméra n'effectue de déplacement dans l'autre sens, celui de la sortie... à une exception près, pleine de sens.

     

    wang,hong-kong,france,histoire,2010sLE FOSSÉ (Jiabiangou)

    de Wang Bing

    (Hong-Kong - France - Belgique / 110 mn / 2010)

  • Ha Ha Ha

    Hong,Corée,2010s

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    Avec Ha Ha Ha, Hong Sang-soo continue de façonner son œuvre de cinéaste de l'intime et, plus précisément encore, des récits de l'intime. Il prend cette fois-ci comme point de départ la rencontre de deux amis, leur conversation se transformant en deux récits distincts mais convergents et dont le déroulement en alternance va donner le film lui-même. Les deux hommes racontent chacun l'histoire qu'ils ont vécu en un lieu commun, un petit port coréen, à la même époque, et auprès des mêmes personnes, mais sans que l'un ne soit jamais conscient de la présence de l'autre sur les lieux.

    Comme à son habitude, Hong Sang-soo fait preuve d'une grande subtilité narrative. L'argument ne donne pas lieu à une débauche d'effets de mise en scène accentuant les croisements et les échos se faisant au fil de ce double récit. Un trouble léger s'installe bien avec les reprises de certains cadrages, de certaines postures, de certaines situations, mais le procédé n'est jamais appuyé et se remarque à chaque fois comme par accident. De même, le sentiment de resserrement et d'augmentation progressive des points de rencontre entre les deux récits est intelligemment provoqué, entre autres, par la diminution de la durée des intermèdes au présent (le repas bien arrosé des deux amis), jusqu'à disparaître souvent, sur la fin, ne faisant lien d'une histoire à l'autre que par le maintien d'un très bref dialogue en off.

    Le film a le charme de ses interprètes. Un charme étrange, reposant tantôt sur la pudeur, tantôt sur la crudité et le débordement (balancement que l'on peut dire lié à l'état d'ivresse, régulièrement décrit ici). Un charme un peu désuet aussi, dans les attitudes, dans quelques dialogues, dans des choix techniques comme l'accompagnement musical ou le recours au zoom (ces zooms semblent parfois mal assurés, or, il est évident que cet effet, destiné sans doute à accentuer le réalisme, est volontaire, la place qui leur est assignée dans la séquence étant toujours extrèmement précise). Un charme, enfin, légèrement intermittent, qui agit au gré de l'intérêt que l'on porte aux différentes scènes, certaines étant très belles, d'autres plus banales et longuettes.

    Nous avons donc là un film fort agréable et particulièrement intelligent, mais... Je n'avais pas croisé la route de Hong Sang-soo depuis la sortie de La femme est l'avenir de l'homme et je m'aperçois que sept années et cinq titres plus tard, rien n'a changé. J'aurai pu écrire, à deux ou trois détails près, la même chose en 2004, époque à laquelle je jugeais déjà ce que je venais de voir à l'aune du film précédent, que lui-même etc... Ainsi, l'élève Hong Sang-soo est un bon élément qui a toujours la moyenne, qui, apparemment, ne rend jamais de copie vraiment renversante mais qui ne fait jamais de faute non plus. La correction de ses devoirs est très facile et la note qu'on lui donne ne varie qu'en fonction de notre état d'esprit du moment, ou peu s'en faut. La femme est l'avenir de l'homme m'avait plus séduit que Turning gate ou La vierge mise à nu par ses prétendants, alors que les qualités et les défauts respectifs étaient comparables. Ha Ha Ha est long de près de deux heures, ce qui me semble être au moins une demie de trop et, notamment pour cette raison, il rejoint plutôt, pour moi, les deux derniers titres cités plutôt que le premier, même si l'écart est, je le reconnais, difficilement mesurable.

     

    Hong,Corée,2010sHA HA HA (Hahaha)

    de Hong Sang-soo

    (Corée du Sud / 115 mn / 2010)

  • Everyone else

    everyoneelse.jpg

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    Un couple de trentenaires allemands se déchire lors de vacances en Sardaigne.

    La mise en scène de Maren Ade est d'une modernité tempérée (longueur des séquences, agencement de blocs, moments sous-dramatisés) et d'une audace mesurée (bavardages existentiels, violence rentrée, crudité sexuelle relative). Ses acteurs sont compétents et tentent de se débrouiller avec ces mots un peu lourds tournant autour du besoin d'être aimé. La lumière naturelle est belle et les maillots de bain sont de sortie. Le film est en fait moins sexy que ne semble l'annoncer son affiche.

    Le problème ne réside pas là mais dans les personnages et dans le propos véhiculé en douce, choses qui font d'Everyone else une œuvre particulièrement déplaisante.

    Lorsque l'on fait l'autopsie d'un couple, l'âge des protagonistes est important. Et c'est un couple dans une situation particulière que Maren Ade choisit de placer sous son microscope : il est en construction, fraîchement formé "officiellement" semble-t-il, comme à l'essai sur cette période de vacances. Ne pas décentrer son regard, se concentrer sur le quotidien, naviguer entre le silence et les grandes phrases, alors que le couple étudié a peu de poids, peu de passé, demande un sacré talent que Maren Ade, manifestement, n'a pas. Les coups bas, volontaires ou pas, que se portent les deux personnages laissent indifférents car ils les engagent si peu, ils viennent de nulle part, ils ne tirent pas toute une vie commune derrière eux. Et ils sont nombreux : mensonges, omissions, tromperies, mesquineries, méchancetés gratuites... Difficile de s'attacher à ces deux enfants gâtés, architecte génial et chargée de relations chez Universal. Deux êtres à vif, deux êtres se sentant à la marge. Et Maren Ade de nous faire un chantage à l'originalité...

    Mais il y a pire : il y a un jugement permanent sur tous les autres (everyone else). Le couple principal est certes montré sous ses mauvais jours mais sa place dans le récit, centrale sinon exclusive, lui permet d'être épargné puisque plus approfondi. Les autres n'ont pas cette chance. Evoqués dans un seul dialogue (les gens au camping-car), absents (les parents), aperçus rapidement (un couple de touristes un peu plus "simples" croisé dans la rue) ou plus déterminants pour la dramaturgie (le couple d'amis "installés" et attendant un bébé), tous voient leurs goûts et leurs modes de vie méprisés plus ou moins ouvertement. Alors que, à voir la tension qui parcourt certaines séquences, nous pouvons nous attendre, à travers cette radiographie du couple, à ce que nous découvrions au final le portrait au vitriol d'une classe, nous sommes au contraire forcés d'épouser ce regard supérieur et dédaigneux, nous restons au même niveau, du même côté.

    Ajoutons que le dernier quart d'heure propage l'idée de manipulation des êtres jusqu'à abuser le spectateur lui-même par une série de coups de force émotionnels, ce qui n'a pas vraiment pour conséquence d'atténuer notre envie de rejeter ce film.

     

    everyoneelse00.jpgEVERYONE ELSE (Alle anderen)

    de Maren Ade

    (Allemagne / 119 mn / 2009)