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Nightswimming - Page 69

  • Vietnam, année du cochon

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    En choisissant comme entrée en matière quelques images de guerre sans commentaire et entrecoupées de larges passages au noir, Emile de Antonio plonge le spectateur directement dans le vif du sujet. Mais ce faisant, il entraîne sur une fausse piste, celle de l'essai documentaire et du film expérimental, car se met en place, aussitôt après cette introduction saisissante, un ouvrage très classiquement construit, et pour ainsi dire, pédagogique.

    Vietnam, année du cochon, film réalisé "à chaud" en 1968, a eu un fort retentissement, aux Etats-Unis et en Europe. Privilégiant une approche historique et factuelle, œuvrant dans un registre sobre, se gardant d'épouser les formes de la propagande, il n'en est pas moins clairement pacifiste et anti-colonialiste. C'est un film-dossier qui réunit les pièces pour tenter d'amener le spectateur à la réflexion et à l'adhésion de sa cause. Emile de Antonio assemble, le long d'un fil chronologique, des extraits d'entretiens donnés par des spécialistes et des images d'archives et d'actualités. Le rythme est relativement rapide, les différents discours très découpés et les intervenants nombreux (militaires, diplomates, journalistes, universitaires, sénateurs...). L'éloignement de l'événement et le peu d'aide apporté par les incrustations présentant les personnes font que des noms, des fonctions et quelques autres éléments avancés ne nous évoquent pas grand chose. Mais la remise en perspective est instructive, les auteurs revenant sur l'histoire récente de l'Indochine et désignant comme date-pivot celle de la chute de Dien Bien-Phu. Entre images fortes (comme celles, tristement célèbres, de l'immolation d'un moine bouddhiste lors d'une manifestation contre le régime de Ngô Dinh Diêm) et instantanés glaçants (ce gradé louant ses soldats, "a sacred bunch of killers"), Emile de Antonio déroule calmement son exposé, s'essayant à peine à quelques contrepoints musicaux pour accompagner des déroutes françaises ou américaines. En termes de cinéma, c'est donc avant tout et presque uniquement l'intelligence de la démonstration qui est remarquable. On gagne en compréhension ce que l'on perd en émotion et en puissance esthétique.

    Mais Vietnam, année du cochon est aussi de ces quelques films dont la réception diffère radicalement d'une époque à l'autre. Aujourd'hui, après avoir vu tant d'images du conflit (profusion dont la date de réalisation du film ne permettait pas encore de rendre compte), ce documentaire provoque deux effets, non prévisibles en 1968, de valeurs opposées. Le premier, "positif" (si l'on peut dire), c'est la sensation que la conduite de la guerre au Vietnam par les Américains, ainsi mise à jour, est menée sur des chemins qui seront plus tard allègrement repris, par l'Occident en général, pour diriger d'autres interventions : soutien plus ou moins affirmé à des régimes impopulaires et autoritaires (ici celui de Diêm), diabolisation de l'adversaire, occultation de vérités historiques (comme la spécificité du communisme de Hô Chi Minh, forgé dans le nationalisme et la lutte contre l'impérialisme), légitimation de l'action engagée par l'aide à l'accession du peuple à la liberté (masquant la méconnaissance, voire le mépris envers celui-ci), provocations militaires déguisées en ripostes défensives, engrenage menant des bombardements de "cibles militaires" au "search and destroy"... Le second, "négatif", c'est la frustration que provoque la brièveté de certaines interventions (pourquoi convoquer un déserteur pour si peu ?). La polyphonie, alliée au sérieux du travail, parut sans doute nouvelle, pertinente et féconde à l'époque mais elle a ouvert la voie à une esthétique du reportage télévisé dont on constate chaque jour les navrantes dérives à travers ces compilations de témoignages agrégés à toute vitesse et ne laissant place à aucun déploiement véritable de la parole. Cela dit, il est évident qu'Emile De Antonio, en instruisant en 68 son dossier-documentaire, avait d'autres considérations...

     

    Film visible gratuitement (avec quelques autres) jusqu'au 30 juin sur la plateforme MUBI, dans le cadre d'un partenariat avec la Semaine de la Critique du festival de Cannes.

     

    vietnamcochon.jpgVIETNAM, ANNÉE DU COCHON (In the year of the pig)

    d'Emile de Antonio

    (Etats-Unis / 103 mn / 1968)

  • Minuit à Paris

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    Amour(s), nostalgie, création, magie : les thèmes abordés dans Minuit à Paris ne sont pas nouveaux pour Woody Allen mais leur présence conjointe devait assurer un certain confort. Malheureusement, le charme agit peu et l'opus se révèle plus que mineur. Beaucoup de choses ne fonctionnent pas cette fois-ci, alors que le sujet était plutôt prometteur.

    Le casting est peu enthousiasmant, et pas seulement du côté français. Par contraste, Owen Wilson donne l'impression de s'en sortir assez bien dans le registre, difficile, du mimétisme allénien. Alors que se réalisent les premiers basculements de réalité, il offre de fort jolis instants de suspension et d'hébétude. Le problème est que Woody Allen lui impose de les prolonger indéfiniment, dans un film qui va ainsi rester constamment dans cet entre-deux. Ce flottement peut être, ailleurs (y compris dans d'autres œuvres du cinéaste), payant, mais ici, il dévitalise totalement l'ensemble. D'une part, le va-et-vient entre deux époques ne produit pas une grande tension en termes de récit. D'autre part, si l'on voit les aventures nocturnes du Gil Pender campé par Wilson comme le fruit de son imagination, on s'étonne qu'il soit si peu acteur de ses fantasmes (alors que le cinéma d'Allen s'était fait, ces derniers temps, assez sexy, Minuit à Paris manque cruellement de désir et de sensualité). De même, si son esprit est capable de convoquer tous les grands noms d'artistes fréquentant le Paris 1920, pourquoi ne s'emballe-t-il pas pour nous entraîner dans une spirale vertigineuse ? A un moment, la canne de Salvador Dali entre dans le champ pour tapoter son épaule, mais tout doucement. On peut voir dans ce plan le principal défaut du film : un sérieux manque d'audace et de rythme (mon camarade Timothée a sans doute trouvé le meilleur titre de note de l'année au moment d'écrire sur Minuit à Paris : La machine à remonter le temps et à ramollir le tempo).

    Allen a voulu recomposer le monde parisien à la lumière des connaissances populaires. Comme il n'est pas un imbécile, son introduction, dans laquelle il présente un à un les endroits les plus célèbres de la capitale, il l'étire à l'extrême, en allant jusqu'au bout de la chanson de Cole Porter qui la porte, et parvient ainsi à dépasser le cliché. Ensuite, il donne une vision rêvée d'une époque et de ses artistes. Le choix est pleinement assumé et justifié par la psychologie du héros mais cela ne suffit pas pour effacer l'impression du catalogue simpliste et poussiéreux (malgré deux ou trois idées un petit peu amusantes comme lorsque Pender souffle à Buñuel l'idée de L'ange exterminateur).

    Par ailleurs, comme dans les Woody Allen les moins réussis, le moraliste fait passer son message avec trop d'insistance. Ici, il s'agit de prendre garde à ne pas perdre le lien avec le présent, de profiter sans s'abîmer dans la contemplation d'un passé idéalisé. Ce danger, les dialogues ne cessent de le pointer, et ce dès les premières scènes (la fiancée qui reproche constamment à Gil de "vivre dans le passé"). Plus loin, ce sont encore les dialogues qui gâchent l'idée, séduisante bien qu'attendue, du "saut dans le temps dans le saut dans le temps", à coups d'explications bien inutiles. Enfin, j'ajouterai à mes griefs la platitude de certaines scènes. Celle de la rencontre entre Gil et Adriana (Marion Cotillard), par exemple, n'est qu'une suite de champs-contrechamps sans âme. Dès lors, j'en viendrais presque à rejoindre, provisoirement, les vieux détracteurs du cinéaste en avançant qu'ici, Woody Allen en dit trop et n'en montre pas assez.

     

    minuitaparis00.jpgMINUIT À PARIS (Midnight in Paris)

    de Woody Allen

    (Etats-Unis - Espagne / 100 mn / 2011)

  • Sound of noise

    simonsson,stjarne nilsson,suède,comédie,2010s

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    logoKINOK.jpg

    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    A l'origine, il y a ce court métrage de 2001, devenu fameux depuis, Music for one apartment and six drummers. Six individus s'introduisaient dans l'appartement d'un vieux couple pour y jouer quatre morceaux de musique à la seule aide des objets qu'ils trouvaient dans chaque pièce. Sound of noise en est un prolongement, une extension aux dimensions d'un long métrage. Les enjeux sont donc évidents : il s'agit d'étoffer sans étouffer, de grandir sans trahir.

    L'idée de la performance décalée est conservée, mais au lieu d'être étirée, elle est démultipliée, constituant ainsi un tempo en quatre temps forts pour autant de pièces musicales. Sur un plan narratif, tout le travail a donc consisté à faire tenir celles-ci ensemble. C'est une trame à tendance policière qui a été retenue, les six percussionnistes se voyant offrir ici un adversaire en la personne d'Amadeus Warnebring, un inspecteur d'inspecteur perturbé dans sa prime jeunesse par son apprentissage de la musique au sein d'une famille de chefs d'orchestre. Ce traumatisme ayant généré chez lui une véritable phobie musicale, les variations cocasses peuvent s'enchaîner et la pâte sonore peut être travaillée au-delà des séquences de concert ou de répétition.

    Le talent de nos six activistes est de moduler le bruit des outils et matériaux usuels pour en extraire tout le potentiel musical. Entre leurs mains, l'ustensile devient instrument. Ainsi, la frontière entre bruit et musique devient flottante. Pour autant, le but n'est pas de brouiller la perception ni de créer un chaos (si destruction il y a, elle est toujours accidentelle), mais d'aiguiser l'ouïe, de séparer et de classer attentivement. Là se niche la raison d'être du gag récurrent et progressivement amplifié de la perte d'audition sélective du policier. Celui-ci n'entend plus le moindre son émanant d'un objet ou d'une personne touchés ("joués") par l'un des musiciens qu'il traque. L'idée paraît absurde mais elle ne l'est pas plus, en définitive, que l'argument initial du récit.

    On trouve matière à rire, au moins à sourire, dans ce film signé par un duo assez doué pour croquer avec vitalité des saynètes-sketchs et assez imprégné de l'univers de la musique pour se mettre dans la poche les amateurs (au prix de quelques facilités, pas forcément désagréables, comme ces petits gags sur les batteurs). Le "terrorisme" musical décrit ici permet d'opérer un déplacement humoristique de toute la machinerie narrative soutenant habituellement les récits policiers et plusieurs effets plaisants découlent de ce décalage. Préservons-en les surprises et bornons-nous à évoquer l'un des plus évidents et des plus efficaces, à un stade avancé de l'histoire : se promener en ville avec un instrument de percussion devient plus répréhensible, aux yeux des gardiens de l'ordre, que porter une arme.

    Toutefois, au cinéma, l'excellence dans la vignette s'accompagne aussi, souvent, de difficultés à assurer le maintien d'une ligne narrative ferme. Et Sound of noise peine effectivement à intéresser de manière égale sur toute sa durée, en dehors des performances musicales. Celles-ci représentent les pics du film. L'éclatement sonore produit est bien répercuté par le montage, vif et précis. Pour éviter une éventuelle lassitude, ces séquences sont par ailleurs habilement entrecoupées par des astuces illustrant la théorie du "grain de sable enrayant la machine" chère au genre policier.

    L'importance des moyens convoqués par les six musiciens lors de leurs happenings marque une progression logique, le terrain de l'action passant d'un lieu très limité dans l'espace (une chambre d'hôpital) à la ville entière. Notre inclinaison personnelle pour le rock de chambre plutôt que de stade explique-t-elle que la jubilation ressentie diminue d'une étape à l'autre ? C'est aussi que l'ampleur technique s'accompagne d'un élargissement du propos et des thématiques. Du coup, les cibles visées par le groupe rebelle, devenant nombreuses et difficiles à discerner, finissent par être perdues de vue. L'utopie devient vague (la paix de l'âme par le silence ?), son accès, conventionnel (l'amour).

    La pensée n'est donc pas si subversive que cela, pas plus que la mise en scène n'est dévastatrice. Mais Sound of noise possède cette faculté, appréciable, de nous faire dodeliner de la tête par mimétisme, à la suite de Miss Sanna Persson, joli cerveau du commando, dès que celle-ci lance son métronome dans sa première scène. Et l'envie revient à chaque fois que l'on entend quelqu'un lancer : "1, 2, 3, 4 !" (en suédois).

     

    soundofnoise00.jpgSOUND OF NOISE

    de Johannes Stjarne Nilsson et Ola Simonsson

    (Suède - Danemark - France / 98 mn / 2010)

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1998)

    Suite du flashback 

     

    cahiers du cinéma,positifcahiers du cinéma,positif1998 : Pour les deux revues, les temps forts sont souvent les mêmes au fil des mois de cette année-là. Ainsi Woody Allen, Clint Eastwood et Quentin Tarantino se retrouvent en couverture de chaque côté. Nanni Moretti, Eric Rohmer, Cédric Kahn, Brian De Palma, James Cameron (Titanic), Ingmar Bergman (En présence d'un clown), Robert Duvall (Le prédicateur), Hou Hsiao-hsien (Fleurs de Shanghai), Manoel de Oliveira (Inquiétude) et Shohei Imamura (Kanzo Sensei) n'en sont pas loin et, de part et d'autre, apparaissent des textes ou des entretiens autour de La vie est belle de Roberto Benigni, d'Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg, du cinéma de Johan Van der Keuken et de Leo McCarey.
    Les Cahiers rencontrent les frères Podalydès, Alexandre Sokourov (Mère et fils), Barbet Schroeder (L'enjeu), Elia Suleiman (Chronique d'une disparition), Amos Gitaï (Devarim), Lars Von Trier (The Kingdom et Les idiots), Jacques Nolot (L'arrière-pays), Todd Haynes (Velvet goldmine) et John Carpenter. Ils parlent de Chris Marker, de Kenji Mizoguchi, d'Akira Kurosawa (pour un hommage), de Jean-Luc Godard (et de ses Histoires du cinéma), de la façon de filmer le football (à l'occasion d'une fameuse coupe du monde), des liens entre cinéma et art contemporain et de la nouvelle comédie américaine. Un numéro d'été l'indique, les voyages sont nombreux : Inde, Japon, Chine, Etats-Unis, Amérique latine. Au sein de la rédaction, on note les promotions de Cédric Anger, Emmanuel Burdeau et Charles Tesson. Enfin, une chronique bimensuelle est tenue par Jacques Rancière.
    En face, la revue de Michel Ciment publie des entretiens avec Oliver Stone, les frères Coen, Martin Scorsese, Lætitia Masson, Emir Kusturica, Théo Angelopoulos, John Boorman, Christian Vincent (Je ne vois pas ce qu'on me trouve), Barbara Kopple (Wild man blues), Paul Thomas Anderson (Boogie nights), Jacques Doillon (Trop (peu) d'amour), Claude Mouriéras (Dis-moi que je rêve), Erick Zonca (La vie rêvée des anges), Lucian Pintilie (Terminus Paradis), Peter Weir (The Truman Show), Lodge Kerrigan (Claire Dolan), Joe Dante (The second civil war) et Budd Boetticher. Et Positif propose des textes ou des dossiers consacrés à la Bosnie, au film d'action hollywoodien (entretiens avec Cameron, David Fincher, Jean-Pierre Jeunet et William Friedkin), au documentaire (entretiens avec Van der Keuken, Frederick Wiseman et Bertrand Tavernier), à la musique de film (entretiens avec Antoine Duhamel, Alexandre Desplat, Toru Takemitsu, Maurice Jarre et Thomas Newman), à l'animation, à Carl Dreyer, à Terrence Malick, à Orson Welles, à Otar Iosseliani, à Raoul Walsh et à Edmond T. Gréville (par Bertrand Tavernier).

     

    Janvier : Harry dans tous ses états (Woody Allen, Cahiers du Cinéma n°520) /vs/ U-turn (Oliver Stone, Positif n°443)

    Février : Alice et Martin (André Téchiné, C521) /vs/ Harry dans tous ses états (Woody Allen, P444)

    Mars : Clint Eastwood (C522) /vs/ Minuit dans le jardin du bien et du mal (Clint Eastwood, P445)

    Avril : Jackie Brown (Quentin Tarantino, C523) /vs/ Jackie Brown (Quentin Tarantino, P446)

    Mai : Aprile (Nanni Moretti, C524) /vs/ Kundun (Martin Scorsese) & The Big Lebowski (Ethan et Joel Coen) (P447)

    Juin : Dieu seul me voit (Bruno Podalydès, C525) /vs/ Elle et lui (Leo McCarey, P448)

    Eté : Coup de cœur (Francis Ford Coppola, C526) /vs/ Orson Welles (P449-450)

    Septembre : Conte d'automne (Eric Rohmer, C527) /vs/ A vendre (Lætitia Masson, P451)

    Octobre : Akira Kurosawa (C528) /vs/ Chat noir, chat blanc (Emir Kusturica, P452)

    Novembre : Snake eyes (Brian DePalma, C529) /vs/ L'éternité et un jour (Théo Angelopoulos, P453)

    Décembre : L'ennui (Cédric Kahn, C530) /vs/ Le Général (John Boorman, P454) 

     

    cahiers du cinéma,positifcahiers du cinéma,positifQuitte à choisir : Les trois "doublés" de l'année concernent des cinéastes en forme, les films de Stone, Moretti, Coen, Rohmer, Kusturica, De Palma et Boorman sont de bons crus et les hommages et autres retours vers le passé ne sont guère contestables. En revanche, je ne connais ni le Téchiné, ni le Podalydès, et, tout comme le Kahn, ces Scorsese, Masson et Angelopoulos-là me laissent plutôt froid. Je ne vois donc pas bien comment départager les deux publications. Allez, pour 1998 : Match nul.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Quatre (autres) films de Gérard Courant

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    Trois mois après la première, une deuxième promenade dans la filmographie du cinéaste Gérard Courant, toujours grâce à ses aimables envois, et un modeste soutien au projet pharaonique de Cinéma(ra)t(h)on du Dr Orlof...

    Qu'est-ce que Cinématon ? Un film ou des films ? Du cinéma ou de l'archivage ? Une fois que l'on a salué comme il se doit cette entreprise unique en son genre, il s'avère aussi difficile de juger un numéro particulier qu'un florilège de ceux-ci. Car l'objet est multiforme et ses déclinaisons possibles sont infinies (l'avenir permettra-t-il de se faire soi-même son collier de Cinématons favoris ?). Ensuite, on remarque rapidement que la qualité que l'on prête à un Cinématon dépend de très nombreux facteurs, dont certains peuvent lui être totalement extérieurs. Certes, quelques uns, par leur esthétique ou leur originalité de conception, "parlent d'eux-mêmes", mais dans la majorité des cas, l'intérêt suscité peut fluctuer selon notre connaissance du sujet filmé, la place octroyée dans la série visionnée, le contraste provoqué par le rapprochement avec les numéros voisins, ou bien, tout simplement, comme le démontre l'expérience actuelle du Dr Orlof, notre état physique et psychologique. De plus, les "cinématonés" ne s'engagent pas tous dans l'aventure de la même façon. Il y a ceux qui jouent et ceux qui s'efforcent d'être, ceux qui se cachent et ceux qui s'exhibent.

    Mais d'ailleurs, qui est "l'auteur" d'un Cinématon ? Gérard Courant en est le réalisateur, le garant technique. Il enregistre sans intervenir, l'œil collé à son viseur, jusqu'à être parfois "victime" (lui ou son matériel) des débordements de ses sujets. Gérard Courant est tel un opérateur Lumière de 1895. Le cadre, le plus souvent fixe, l'absence de son et le grain de l'image donnent un aspect primitif à ces courts métrages de trois minutes chacun. La démarche est directe (une seule prise continue et pas d'échappatoire, sauf à sortir du cadre), ce qui induit une évidente mise à nu du modèle, même brève, même au sein des Cinématons les plus élaborés et les plus scénarisés. Dès lors, tout peut arriver. Hormis les contraintes techniques imposées par Courant, il n'existe pas de règle. Le spectateur passe alors par tous les états.

    25 Cinématons de cinéastes célèbres est une compilation regroupant des portraits filmés entre 1980 et 1992. On croise donc Joseph Losey qui discute, John Berry qui reste immobile et fixe la caméra, Marco Bellocchio qui ne sait quoi faire, Daniel Schmid qui montre des photos d'Ingrid Caven ou de Fassbinder, Margarethe Von Trotta qui fait la gueule, Jonas Mekas qui boit un verre. Qui retient notre attention ? Aimer un cinéaste, ce n'est pas forcément aimer son portrait. Godard, Wenders, Fuller, Monicelli, par exemple, ne font pas grand chose : leur présence se suffit-elle à elle-même ? En revanche, si Terry Gilliam fait le pitre, il joue plutôt habilement avec les limites du cadre. Manoel de Oliveira laisse son visage être sculpté par la lumière, Carlo Lizzani montre une fausse coquetterie sympathique, Volker Schlöndorff cuisine avec simplicité et Maurice Pialat semble d'abord agacé de devoir poser devant la caméra avant de lâcher quelques sourires entre les mots échangés avec, on l'imagine, Gérard Courant. Le Cinématon de Nagisa Oshima est très étrange. L'homme est assis, impassible et bien habillé, devant une baie vitrée, et dans son dos ne cessent de passer des estivants en maillot de bain. Deux réalités séparées s'affichent. De toutes ces contributions, celle de Fernando Arrabal est la plus originale et la plus travaillée. Délirante, elle prend en compte les contraintes de temps (avec un jeu autour de chronomètres) et de fixité du cadre (un tableau est mis en mouvement en arrière-plan) pour imposer une répétition absurde et burlesque. Et même l'imprévu y a sa place lorsque l'une des cinq lunettes portées par Arrabal tombe accidentellement !

    25 Cinématons insolites est une autre sélection thématique, encadrée par le manifeste punk de F.J. Ossang et une auto-mutilation destroy de Laurent Piketty. Dans ce registre-là, ma préférence va plutôt au Cinématon de l'artiste Else Gabriel, véritable petit film d'horreur avec visage maculé, regard vide et rat sur l'épaule. De même, les farces de Roland Lethem (et son visage malléable) et de Jean-Pierre Bouyxou (qui se transporte dans un film coquin du début du siècle) m'ont moins séduit que l'humour naturel de Jacques Monory. Dans un Cinématon, instaurer un suspense intelligent, graphique ou scénique, semble un gage de qualité. C'est le cas par exemple chez Dominique Noguez qui écrit sur son visage ou chez Boris Lehman qui dissimule le sien derrière des feuilles de papier manuscrites. Mais les Cinématons les plus remarquables sont généralement ceux qui interrogent, bousculent, transcendent ou accusent les contraintes du dispositif. Autant un visage insondable et immobile peut ennuyer, autant un cadre soudain vidé (Patrick Poivre d'Arvor quittant son bureau) ou obstrué (le noircissement de la surface du plan par le peintre Ernest Pignon Ernest) peut intriguer, voire fasciner (à la condition qu'il y ait un avant et un après l'évidement ou le remplissage). Le cinéaste belge Jean-Jacques Andrien a une belle idée : prendre avec un Polaroid deux photos, de lui et de Gérard Courant, et les laisser se développer alors qu'il quitte le champ. La durée du film devient alors celle de l'apparition photographique. Gérard Vaugeois procède, lui, à une mise en abyme : face à un miroir renvoyant l'image de la caméra de Courant, il présente (de manière légèrement bordélique) une série de photographies de "cinématonés" célèbres. En fait, le dispositif du Cinématon est tellement simple qu'une seule petite idée peut provoquer un résultat remarquable. Ainsi, Markus Imhoff, cadré de haut en train de nager dans une piscine, par ses mouvements transversaux, crée une dynamique interne inhabituelle. De même, un cadrage serré sur Christian-Marc Bosséno, immobile, s'accompagne d'un défilement flottant et étrange de l'arrière plan : nous sommes en effet sur un bateau longeant le port de Cannes. Terminons cette évocation avec le plus beau Cinématon, du point de vue estéhtique, de la série proposée. Ce n'est pas celui d'Alain Fleischer, dont les flashs très espacés font plutôt mal aux yeux, mais celui du musicien Eric Gérard. Ses jets de peinture sur une vitre balayée par une lumière stroboscopique produisent un superbe effet.

    Parmi les récidivistes du Cinématon, l'un des plus réguliers est Joseph Morder. L'homme appartient à la même famille que Gérard Courant, celle des "filmeurs", selon l'expression d'Alain Cavalier. Pour Courant, dresser un portrait plus détaillé de celui qui, depuis 1967, réalise avec sa caméra un "journal intime filmé", semblait donc s'imposer. Ainsi naquit Le journal de Joseph M. Comme souvent, le documentaire épouse la forme du travail du sujet principal afin de mieux en rendre compte. Il s'organise donc autour de deux pôles nommés fantaisie et quotidien. On s'amuse de la plupart des sketchs inventés, en particulier ceux, savoureux et fort bien "joués", mettant en scène Morder et son égérie Françoise Michaud. Les Cinématons consacrés à Joseph M. démontraient d'ailleurs que ce petit bonhomme au visage expressif savait, dès ses débuts, attirer le regard et se mettre le spectateur dans la poche par son humour. Ici, entre deux saynètes, il dialogue avec naturel et pertinence avec Dominique Noguez, Alain Riou ou Luc Moullet, le jeu des questions-réponses éclairant bien sa démarche artistique. Reconnaissons toutefois que l'escapade filmée à Bruxelles nous a paru moins intéressante. Est abordée là la dimension la plus intime du travail de Morder, à travers des retrouvailles avec quelques amis. Proposant moins de réflexions sur la pratique, cette partie peut paraître légèrement "excluante" (Morder utilisant par exemple le mot "Morlock", invention de langage qui n'est pas expliquée dans le film mais seulement dans l'un des bonus l'accompagnant). Mais nous aurions mauvaise grâce à reprocher à Gérard Courant ce détour puisque l'intime est au cœur même du projet du sautillant Joseph Morder.

    Arrivant à la hauteur du quatrième et dernier titre de ce lot, nous quittons (à première vue seulement) les rives du documentaire pour entrer dans la fiction (plus précisément : la science-fiction), celle des Aventures d'Eddie Turley.

    Dans un futur indéterminé, Eddie Turley, agent secret travaillant pour les Pays Extérieurs, enquête sur les inquiétants événements ayant cours à Moderncity, mégapole dirigée par un Roi tenant la population sous sa coupe et recourant à tout l'arsenal totalitaire, de la surveillance à l'élimination des citoyens. Suivi par la Ministre des Images et agent double Mariola, le héros parvient à détourner les clichés que prend celle-ci et à rendre ainsi compte à ses supérieurs de l'angoissante réalité des choses.

    L'intrigue n'est, dans ses grandes lignes, pas foncièrement originale. La réalisation l'est en revanche beaucoup plus. En effet, ce film n'est constitué que d'une série de photographies, environ 2400 (ce sont en fait des photogrammes issus de la pellicule utilisée lors du tournage, ce qui ajoute à l'étrangeté du procédé (*)) et c'est le montage de ces images fixes qui crée le mouvement. Sur celles-ci se posent la seule voix d'Eddie Turley (en réalité celle de l'écrivain Hubert Lucot), des sons d'ambiance, une bande originale épatante (mélange de nappes de progressif, de plages synthétiques et d'expérimentations post-punk). Comme s'intercalent également des cartons semblant extraits d'un journal intime, le tout forme un écheveau relativement complexe au regard de la simplicité du principe de départ.

    Le récit progresse à un rythme étrange, par à-coups, ménageant plusieurs pauses et bifurquant à de nombreuses reprises. En plein milieu, trois ou quatre phrases et autant d'images suffisent à raconter une arrestation, un long séjour en prison et une évasion. Ici, il est plus affaire de sensations que d'actions et la scène la plus marquante est celle qui se rattache le moins à une réalité tangible (une lutte magnifique de Turley dans et contre un espace de couleurs, en noir et blanc bien sûr). Contant une sombre histoire et revalorisant avec une belle sensibilité les rapports humains (amoureux, notamment), le film n'oublie pas pour autant de faire sourire. L'humour y est discret mais présent. Une bagarre est vue comme un combat de boxe officiel, des sigles sont savoureusement détournés (les Compagnons du Roi Secret font respecter l'ordre et face à Moderncity se dresse l'Union des Républiques Suicidées et Saccagées) et, parmi les quelques connaissances croisées ici, Joseph Morder, malgré la brièveté de ses apparitions, n'a pas à en faire des tonnes pour être irrésistible dans la peau du Professeur Morlock.

    Mais il se passe surtout quelque chose de vraiment étonnant avec ces Aventures d'Eddie Turley. Le cinéaste a ramené des images des quatre coins du monde, de Berlin à Montpellier, de l'Inde au Canada. On y reconnaît par exemple, sans effort, Paris ou New York. Par conséquent, se posent plusieurs questions. Comment peut-il se faire qu'une succession d'images purement documentaires, de prises de vue des villes et des principaux personnages s'y déplaçant, au sein d'espaces jamais modifiés, serve de support à une histoire de SF totalement cohérente ? Comment une image quelconque peut-elle véhiculer un suspense, une angoisse ? Car enfin, une image fixe et muette ne dit rien d'autre que ce que nous voulons lui faire dire, nous, ses spectateurs... Gérard Courant donne une réponse qu'il n'est certainement pas le premier à formuler mais qu'il est toujours bon de rappeler : le sens nouveau naît de l'articulation de ces images les unes avec les autres et de l'adjonction d'une bande son adéquate faisant office de liant. L'illusion est à ce prix et, dans ce cas précis, le noir et blanc aide à l'unification des sources d'images et à la création d'une ambiance particulière.

    Dans ce film, l'image d'un taxi new yorkais ou d'un CRS parisien relève d'une simple réalité tout autant qu'elle nourrit un récit original (souvent, elle va même au-delà, puisqu'elle peut signaler par exemple la permanence d'un pouvoir oppresseur). Il n'y a donc pas désamorçage ou parasitage, il y a addition. Lorsque le héros nous présente successivement ses trois contacts féminins dans Moderncity, nous sommes informés, nous assistons à l'établissement de l'un des socles sur lesquels repose le récit, mais, dans le même temps, nous admirons une série de portraits de belles femmes prenant la pose ou s'activant avec grâce devant l'objectif de Gérard Courant.

    On trouve chez ce cinéaste un jeu constant entre archaïsme et modernité. En passant par le premier, la forme peut atteindre à la seconde, ou, tout au moins, la pertinence de ce choix d'expression n'est pas démentie. Notons par ailleurs l'existence d'une autre tension, entre le geste expérimental et la notation pédagogique. Je l'avais déjà avancé dans ma première note : les travaux de Courant passionnent souvent par leur façon de montrer, plus ou moins directement, la "fabrique cinématographique" (et en bon et honnête "pédagogue", notre homme cite ici ses sources d'inspiration pendant le générique de fin, d'Orwell à Godard).

    Finalement, on éprouve une certaine émotion à voir la transfiguration de ces visages et de ces corps, le dépassement du simple statut documentaire des images et l'ouverture vers l'imaginaire obtenue avec si peu. Partant d'une telle histoire, avec les mêmes limites budgétaires, il est difficile d'imaginer, quelque soit le talent de l'auteur, un résultat probant si le film avait été réalisé en couleurs et en prises de vue animées classiques. Nous aurions eu bien du mal, je pense, à échapper au bricolage et à la blague de potache. Peut-être n'aurait-ce pas été déplaisant mais l'ampleur n'aurait certainement pas été la même. Telle qu'elle est, l'œuvre ne dépare pas aux côtés d'autres OVNI du cinéma français comme Le dossier 51 de Michel Deville ou La jetée de Chris Marker.

     

    (*) : lire à ce sujet les explications du cinéaste données lors d'un entretien qu'il reprend sur son site internet, ici.

     

    courant,france,documentaire,science-fiction,80s,90s25 CINÉMATONS DE CINÉASTES CÉLÈBRES

    30 CINÉMATONS INSOLITES

    LE JOURNAL DE JOSEPH M.

    LES AVENTURES D'EDDIE TURLEY

    de Gérard Courant

    (France / 100 mn, 120 mn, 58 mn, 90 mn / 1993, 1993, 1999, 1987)

  • The tree of life

    Malick,Etats-Unis,2010s

    ****

    Quel jugement puis-je porter, moi, perdu, retrouvé, puis perdu à nouveau ?

    Es-Tu là ?

    Guide-moi dans Ton Œuvre.

    Aide-moi à penser et à trouver les mots.

    L'expérience fut vécue, mais en retrait, souvent, trop souvent.

    Mais oui, quelle musicalité, quel montage, sensoriel. Ces images ne raccordent pas et restent pourtant inextricablement liées.

    Ta caméra flotte.

    Des bribes de vie, uniquement. Des bribes qui s'assemblent encore et encore.

    Une Mère aimante, un Père rigide, des Frères. Une famille. La Famille. Et Dieu qui est dans tout.

    Le temps passe, les temps s'entremêlent. 1950-2010. Et cela dure, cela dure... Rien de classique dans Ta manière de raconter. Tu tiens, Tu tiens, fier, magnifique et démonstratif.

    Des voix off chuchotées. Des phrases, pesées, espacées.

    Cinéma-poème, cinéma-confesse, cinéma-prêche.

    En contre-plongée, l'Homme grandit et le ciel affirme sa présence. L'Humain, la Nature et le Grand Ordonnateur dans le même plan.

    Parfois, au milieu du cinéma de poésie, brièvement, un cinéma de prose. Pourquoi ? Pourquoi ces petits îlots narratifs au milieu du torrent ?

    Quelle ligne traces-Tu, quel est Ton dessein ? Le chaos d'abord, puis la naissance de notre monde, la théorie de l'évolution. Et le retour à l'humain pour l'histoire d'une vie, jusqu'à l'au-delà.

    Big-Bang alors.

    2001, Atlantis, Ushuaïa Nature ? L'Odyssée de l'espèce : tunnel narratif au cœur de Ton Œuvre qui l'est si peu, de toute façon.

    De la matière gazeuse à la cellule. De la bactérie au dinosaure.

    Grandeur de la Nature : le tyrannosaure épargne le parasaurolophus sur le bord de la rivière, à l'exact endroit, sans doute, où Tes soldats, franchissant la Ligne rouge, s'entretueront.

    L'enfant (re)paraît. Il grandit.

    Le tunnel m'a laissé les oreilles bourdonnantes et les yeux piquants. C'est encore laborieux. Il me faut du temps. Celui de l'enfance. Je commence à me reprendre à l'arrivée de l'adolescence. D'autant mieux que Tu me parles enfin sans détour. L'émotion était là, mais elle n'avait jamais vraiment éclos. Alors que maintenant, les gestes, les regards et les paroles s'inscrivent enfin dans du réel. Du récit, mais au bout de combien de temps ? Je ne sais plus. Cette histoire est belle pourtant, ce mélodrame est fort. Il y a tant de choses à lire dans le regard de ce garçon. Trente ? Quarante ? Soixante minutes ?... de cinéma, non pas à la Hauteur, mais à la bonne hauteur...

    D'autres, très grands, et Toi aussi, en d'autres temps, ont préféré n'atteindre à l'universel qu'après avoir patiemment détaillé le particulier. Sûr de Ta force, Tu as décidé d'en commencer tout de suite avec l'Immensité, et, suivant un étrange mouvement, de la délaisser un instant pour mieux y revenir, bien sûr, pour clore Ton discours.

    Car retour vers les sommets asphyxiants il y a bien, in fine.

    Passage. Porte. Au-delà. Larmes. Musique.

    Ton cinéma est déjà, naturellement, métaphysique et magnifie depuis toujours la moindre parcelle du réel. Lui laisser prendre à bras le corps le Grand sujet, c'est le rendre excédentaire et emphatique.

    Je le vois bien : plus Tes films s'élèvent, plus Ton cinéma ploie.

    Je ne T'entends pas.

    Tu ne m'as guère aidé.

    Existes-Tu vraiment ?

     

    A lire, parmi tant d'autres, trois textes plus sérieux et plus assurés : sur 365 jours ouvrables, sur Fenêtres sur cour, sur La troisième chambre.

     

    Malick,Etats-Unis,2010sTHE TREE OF LIFE

    de Terrence Malick

    (Etats-Unis / 138 mn / 2011)

  • L'étrange affaire Angélica

    oliveira,portugal,fantastique,2010s

    ****

    Si le fantastique est l'intrusion du surnaturel dans le monde réel, il naît par conséquent du déplacement et du décalage. L'étrange affaire Angélica est donc un très grand film fantastique.

    Le récit débute avec la visite d'un inconnu à un jeune photographe amateur, Isaac, au cours d'une nuit pluvieuse. Celui-ci est invité dans un vaste domaine à faire le portrait mortuaire d'une jeune femme. Dans ces premières scènes, Oliveira s'évertue à donner à certains éléments de l'image une valeur de signes annonciateurs et souvent inquiétants : une colombe, un regard appuyé derrière une vitre mouillée, une statue indiquant une direction. Mais l'étrangeté s'installe également par des moyens plus subtils. La progression est fluide, les enchaînements cohérents, et pourtant, il y a déjà comme un décalage produit par les raccords. Il arrive que le contrechamp ne semble pas appartenir tout à fait à la même réalité que le champ. L'effet est frappant dans la série de plans qui poussent le héros de sa chambre à la vigne travaillée par les ouvriers sur l'autre versant. C'est une force indéfinissable qui donne l'impulsion, le respect d'une continuité par le traitement de l'espace et de la lumière ne semblant pas primordial.

    Cela n'a rien d'une erreur ou d'une faiblesse. Le travail effectué sur la lumière, qu'elle soit naturelle à l'extérieur ou issue d'une source électrique à l'intérieur, est prodigieux. Dès les premiers plans, la nuit s'impose comme étant véritablement ténébreuse, emprisonnant les personnages qui la traversent avec précautions. Seuls des points lumineux s'extraient, soit de manière très vive, soit presque imperceptiblement, mais restant toujours cernés par le noir. Les plans d'Oliveira sont des tombeaux. Le dernier donne à voir la fermeture de volets. C'est la fermeture du caveau, du cercueil, de la boîte.

    La série d'emboîtements à l'œuvre dans le film est moins ludique que funèbre. Elle se manifeste déjà par la présence des animaux domestiques prisonniers, oiseau en cage et poisson rouge dans son bocal (plus encore : l'oiseau est surveillé par un chat qui est lui-même menacé par un chien dont on entend l'aboiement). Ensuite, les surcadrages sont fréquents. La photographie est tenue dans les mains et lorsque l'image qui est prise s'anime, le fantastique, la folie, sont signalés mais affleure également l'idée d'une "réduction de la vie" à ce petit espace. Se remarquent aussi, de plus en plus au fil du récit, la présence de rideaux sur les bords des cadres. Il n'y a, dès lors, aucune surprise à ce que le dénouement prenne une forme ouvertement théâtrale.

    L'architecture des décors est de ce point de vue, très particulière. Le chambre qu'occupe dans cette pension le héros est un axe. Elle n'est vue, de l'intérieur, pratiquement que sous deux angles : vers la fenêtre donnant sur la rue et, à l'exact opposé, vers la porte s'ouvrant sur l'escalier du hall. La perception que l'on a des trois autres principaux décors (le salon de la pension, l'église et le domaine) est équivalente. Cette organisation scénique en profondeur, d'une porte à une fenêtre, souvent ouvertes de surcroît, crée une dynamique, un courant, un appel d'air. Ainsi, la fuite est facilitée, le héros n'hésitant d'ailleurs pas à quitter précipitemment ces lieux à plusieurs reprises. Mais celui-ci se voit aussi happé par le dispositif, entraîné vers un autre monde.

    Un ange l'attire et voir un ange, c'est déjà frayer avec la mort. Mais tous ceux qui l'entourent semblent participer à cette invitation au départ : la gouvernante peut prendre sans effort des airs inquiétants et les travailleurs de la vigne peuvent être rendus, par l'instantané photographique, très menaçants lorsqu'ils lèvent leur bêche. La nuit envahit son espace et les sons l'oppressent de la même façon, bruits des camions passant sous la fenêtre ou du tracteur travaillant la terre. Mais notre homme était prévenu dès le début. Lorsque le messager s'est manifesté la première fois, le bruit infernal d'un poste de radio irréparable se propageait tandis qu'une fumée de cigarette s'élevait pour envahir toute la chambre.

    S'il s'agit bien de l'histoire d'un passage qui nous est contée, l'espace et le temps doivent être brouillés. Le récit présente donc plusieurs "éternels retours". Les mêmes lieux sont investis plusieurs fois. Le mendiant ne cesse de quémander à la sortie de l'église. Le salon de la pension, par sa disposition, ressemble à s'y méprendre à la chambre d'Isaac et celui-ci y entre toujours (et en sort) le dernier. La fin du récit donne l'impression d'une boucle. Comme le héros le dit lui-même, à la suite du poète, le temps suspend son vol. Mais il s'enroule aussi quand la découverte d'une photo de jeunesse de la défunte provoque l'arrivée dans la pièce de petites filles bien réelles. De même, les travaux agricoles qui intéressent le photographe sont d'un autre âge. Le temps n'est pas le même pour tout le monde, autre source de décalage. Isaac, lors de la veillée ou de la messe, bouge quand les amis et les membres de la famille restent figés puis, lors d'un déjeuner au salon, se tient debout, immobile, pendant que les autres pensionnaires s'attablent et tiennent une discussion animée.

    Il est bien connu que Manoel de Oliveira a débuté au temps du muet. Je n'insiste donc pas plus sur son sens extraordinaire de la composition plastique, ni sur la beauté désuète des effets spéciaux utilisés dans les séquences de rêve. Un autre lien avec l'histoire de cinéma m'a semblé tissé fermement. Il y a dans L'étrange affaire Angélica la même liberté, la même sûreté des moyens, la même tranquille assurance, la même invention et la même transparence que dans les dernières œuvres de Buñuel. Deux séquences particulières rendent évidente, à mon avis, la parenté : la veillée mortuaire avec le héros déplacé au milieu de figures immobiles et celle du déjeuner qui voit le récit prendre un chemin de traverse inattendu, à la faveur de la discussion de deux comparses.

    Lenteur du rythme, archaïsme de la forme, frontalité des plans, préciosité du langage... Ce qui caractérise le cinéma d'Oliveira et qui peut rebuter, parfois, décuple ici la force du propos, la forme nourrissant idéalement le fond, et inversement.

     

    oliveira,portugal,fantastique,2010sL'ÉTRANGE AFFAIRE ANGÉLICA (O estranho caso de Angélica)

    de Manoel de Oliveira

    (Portugal - Espagne - France - Brésil / 97 mn / 2010)

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1997)

    Suite du flashback 

     

    cahiers du cinéma,positifcahiers du cinéma,positif1997 : L'actualité place Milos Forman, Clint Eastwood, Raoul Ruiz, Tsai Ming-liang, Takeshi Kitano, Alain Resnais, Shohei Imamura, David Lynch (Lost highway), Manuel Poirier (Marion et Western), Chris. Marker (Level five), Robert Guédiguian (Marius et Jeannette), Abbas Kiarostami (Le goût de la cerise) et Wong Kar-wai (Happy together) sous les feux croisés des deux revues (qui rendent dans le même temps des hommages à Robert Mitchum, James Stewart, Marcello Mastroianni et Marco Ferreri).
    Les Cahiers accompagnent ces noms de ceux de Wes Craven, John Woo, Pedro Almodovar, Nicolas Philibert (La moindre des choses), Hervé Le Roux (Reprise), Julian Schnabel (Basquiat), Youssef Chahine (Le destin), Johan van der Keuken (Amsterdam global village), pour autant d'entretiens. Dieu sait quoi de Jean-Daniel Pollet, Goodbye South, goodbye de Hou Hsiao-hsien, Grains de sable de Ryosuko Hashigushi, Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard et The blackout d'Abel Ferrara sont aussi à l'honneur. Parallèlement, il est question de rétrospectives Kenneth Anger, Béla Tarr, Jacques Demy et Ritwik Gathak, du cinéma de Tsui Hark, de la restauration de Vertigo, des tournages de Straub et Ossang, de Jean-Pierre Léaud, de Jean-Louis Schefer, de L'abécédaire de Gilles Deleuze, des cinémas nordique et palestinien. On lit aussi des entretiens avec Miou-Miou, Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain (autour du Septième ciel de Benoît Jacquot) et Humbert Balsan. Enfin, signalons qu'Antoine de Baecque devient co-directeur en chef pour épauler Serge Toubiana et que Jean-Marc Lalanne intègre le comité de rédaction.
    Du côté de Positif, après celles des cinéastes cités plus haut, il faut noter les rencontres faites avec Peter Greenaway, Al Pacino, Manoel de Oliveira, Atom Egoyan, Shirley Barrett (Love serenade), Sandrine Veysset (Y aura t'il de la neige à Noël ?), Lucian Pintilie (Trop tard), Woody Allen (Tout le monde dit I love you), Tim Burton (Mars attacks !), Arturo Ripstein (Carmin profond), Eric Heumann (Port Djema), Brigitte Roüan (Post-coïtum, animal triste), Philippe Harel (La femme défendue), Francesco Rosi (La trêve) et Jonathan Nossiter (Sunday). La revue étudie le cinéma de John Cassavetes (entretien avec Ben Gazzara), revient sur John Berry, parle du film-catastrophe et consacre ses dossiers au court métrage en France, à Hollywood années 30, aux jeunes comédiens français (avec dix entretiens), au thème "exil et cinéma", au mélo italien, à la comédie musicale, à Stanley Kubrick, et à la critique.

     

    Janvier : Pour rire ! (Lucas Belvaux, Cahiers du Cinéma n°509) /vs/ The pillow book (Peter Greenaway, Positif n°431)

    Février : Larry Flynt (Milos Forman, C510) /vs/ Looking for Richard (Al Pacino, P432)

    Mars : Sueurs froides (Alfred Hitchcock, C511) /vs/ Larry Flynt (Milos Forman, P433)

    Avril : Goodbye South, goodbye (Hou Hsiao-hsien, C512) /vs/ Généalogies d'un crime (Raoul Ruiz, P434)

    Mai : Les pleins pouvoirs (Clint Eastwood, C513) /vs/ Les jeunes comédiens français (P435)

    Juin : Youssef Chahine (C514) /vs/ Voyage au début du monde (Manoel de Oliveira, P436)

    Eté : Scream (Wes Craven, C515) /vs/ Drôle de frimousse (Stanley Donen, P437-438)

    Septembre : Volte/Face (John Woo, C516) /vs/ La rivière (Tsai Ming-liang, P439)

    Octobre : L'anguille (Shohei Imamura, C517) /vs/ De beaux lendemains (Atom Egoyan, P440)

    Novembre : En chair et en os (Pedro Almodovar, C518) /vs/ Hana-bi (Takeshi Kitano, P441)

    Décembre : Le septième ciel (Benoît Jacquot, C519) /vs/ On connaît la chanson (Alain Resnais, P442) 

     

    cahiers du cinéma,positifcahiers du cinéma,positifQuitte à choisir : Les Belvaux, Forman, Imamura et bien sûr Hitchcock font de belles couvertures. Mais ni Hou Hsiao-hsien, ni Eastwood, ni Almodovar ne m'ont véritablement transporté cette année-là. Pas plus que John Woo, ce qui est pour moi plus habituel. En revanche, je ne connais pas le film de Jacquot. Dans la colonne d'en face, dire que ce Donen n'est pas mon préféré n'a donc guère de conséquence puisque tout le reste me va, notamment la série de couvertures menant de septembre à décembre et qui est tout à fait remarquable. Allez, pour 1997 : Avantage Positif.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Kahn, 2ème jour

    Invraisemblable et absurde pour les uns, implacable et édifiant pour les autres, le dernier film d'Oliver Stone partage les festivaliers.

    (DSK : sortie initialement prévue en Juin et repoussée à une date ultérieure)

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