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Pour qui n'est pas prévenu, le début de Yoyo est déroutant. Un homme richissime s'ennuie à mourir dans son château, assisté dans le moindre de ses gestes par une armée de serviteurs et accompagné de son seul caniche. Pierre Etaix, qui interprète le rôle, nous présente cette morne vie quotidienne comme au temps du cinéma muet. Aucun dialogue verbal n'est mis en place et sont ajoutés seulement des bruits d'ambiance, dont le grincement agressif de chaque porte de cette demeure. Est présente également la musique, jouée par un orchestre installé dans le salon. Lorsqu'il s'agit de rendre explicite une pensée ou un échange déterminant, un intertitre apparaît. Après de longues minutes, alors que nous nous sommes habitués au procédé, éclate un coup de tonnerre : une voix off déboule et nous annonce que "c'est à ce moment-là que le cinéma devient parlant !" En effet, une incrustation dans le premier plan du film nous avait signalé que cette histoire débutait en 1925 et nous nous retrouvons maintenant propulsés quatre ans plus tard (voilà la crise de 29, occasion pour Etaix d'inventer une courte mais sidérante séquence pré-Terry-Gilliamienne de panique bureaucratico-capitaliste). La privation de parole imposée dans toute la première partie n'avait par conséquent rien d'arbitraire : Yoyo est donc, non seulement l'histoire d'une famille, mais aussi, parallèlement, une histoire du cinéma, du muet à la télévision.
Si l'on ajoute que, parcourant quarante années, le film traite aussi par la bande de l'histoire de notre pays (la comédie intègre un épisode dramatique de la seconde guerre mondiale) et de sa géographie (le voyage idyllique de la famille en roulotte nous mène d'un paysage à l'autre, sans autre justification que la révélation d'une belle diversité), on comprendra quelle ambition habitait alors le cinéaste. Et celle-ci se signale également, fort heureusement, à travers la mise en scène. Sur le plan visuel, Yoyo est assurément l'une des plus belles comédies jamais réalisées en France. Les premières séquences rendent la monumentalité et la verticalité du lieu investi, le château. Pour exprimer l'ennui et l'absence de désir du maître, la symétrie de l'architecture est prolongée, accentuée par les places données aux acteurs dans le décor. L'arrivée d'un cirque est alors l'occasion de bouleverser cet ordonnancement rigide. Les figures plus accueillantes du cercle et de la courbe font leur entrée avec les activités désordonnées des groupes d'artistes et des animaux. En flânant autour du chapiteau installé dans la cour du château, la caméra ne vient plus buter, en fin de mouvement, sur une colonne, sur un majordome ressemblant à un autre ou sur un miroir renvoyant à la vanité du luxe.
L'invention visuelle (et sonore) est stupéfiante, décelable dans les multiples gags comme dans les moments les plus calmes. La poésie n'est d'ailleurs ici pas dépourvue de tristesse, les mots rares et la voix douce, presque timide, de Pierre Etaix n'étant pas étrangère à ce sentiment. On remarque facilement, dans Yoyo, la présence du cinéma de Fellini à travers une affiche annonçant, à l'endroit même où la famille d'artiste souhaite s'installer, le passage de "Zampano et Gelsomina", à 8h1/2 ! L'évocation de La strada est logique mais il faut dire que, parfois, Etaix se rapproche bel et bien, par sa mise en scène, de La dolce vita ou de 8 1/2 (notamment dans la dernière partie). En fait, les hommages directs abondent, à Chaplin, à Keaton, à Tati. Mais ce qui est remarquable, et assez miraculeux, c'est que, malgré la présence de ces figures tutélaires, le film trouve et garde un ton singulier, très personnel. Etaix a son univers propre et Yoyo fait partie de ces films qui semble recréer le monde, qui à la fois sont comme des bulles et dialoguent avec le présent.
Au moins en termes de narration, préserver cette cohérence était une gageure car le film est construit de manière très particulière. L'incroyable césure induite par l'arrivée du parlant évoquée plus haut n'est pas la seule, le récit avançant par larges plages. L'histoire est d'abord celle du père de Yoyo, avant que la sienne ne soit racontée (ses parents disparaissant alors de l'écran). Père et fils sont joués par une seule personne, Etaix. Le premier gag du film arrive avec la découverte des portraits peints des ancêtres, accrochés aux murs du château, et qui, hommes ou femmes, ont tous la même tête, celle de l'acteur-cinéaste. Dans Yoyo, les gags n'existent pas seulement pour eux-mêmes mais ont des conséquences dans le récit aussi bien que dans la mise en scène, ils ont des prolongements au-delà des séquences qui les accueillent (si je me fie à mon lointain souvenir, ce n'est malheureusement pas le cas dans Le grand amour, seul film d'Etaix que j'avais pu découvrir jusqu'à présent). Ainsi le dédoublement à l'œuvre dès le début annonce l'omniprésence des miroirs comme la ressemblance physique et comportementale existant entre Yoyo et son père ou l'étrange similarité des expressions des visages des amoureux. Le petit garçon habillé en clown qui furète seul dans les vastes pièces du château ne sait pas qu'il vient en fait de pénétrer chez son père qu'il n'a jamais connu. Au même moment, ce dernier est en train d'assister dans le chapiteau au spectacle de cirque donné spécialement pour lui, assis au milieu des gradins vides. Le lien indéfectible entre les deux est ainsi tissé.
Yoyo va effectuer le chemin inverse de celui de son père : du cirque à la vie de château. Il faudra donc, à la fin, l'extraire à son tour de cette existence de riche oisif menacé par la perte de tous ses désirs. Pierre Etaix fustige, à sa manière, avec une élégance rare, l'appât du gain et l'outrance capitaliste et se place résolument du côté des saltimbanques et des hommes libres. Il égratigne au passage la télévision. Sa démarche est certes nostalgique mais pas réactionnaire. Ce ne sont ni le progrès ni la modernité qui sont dénoncés mais la petitesse de ceux qui s'en croient les artisans.
Mais cette note est bien sérieuse... C'est qu'il est rare qu'un film de ce genre se révèle aussi riche. Je dois donc conclure en assurant que Yoyo est une grande œuvre burlesque, drôle d'un bout à l'autre.
YOYO
de Pierre Etaix
(France / 97 mn / 1965)


1996 : Serge Toubiana retrouve son titre de rédacteur en chef des Cahiers, qu'il laisse toutefois à Martin Scorsese le temps de fêter le cinq centième numéro. Au fil de l'année, des entretiens sont réalisés avec Jarmusch, Monteiro, von Trier, Desplechin, Cronenberg et Téchiné, à propos de leurs films respectifs placés en couverture, ainsi qu'avec Xavier Beauvois (N'oublie pas que tu vas mourir), Danièle Dubroux (Le journal du séducteur), Eric Rohmer (Conte d'été), Michael Cimino (Sunchaser), les frères Coen (Fargo), Pascal Bonitzer (Encore), Catherine Breillat (Parfait amour !) et Sandrine Veysset (Y aura-t-il de la neige à Noël ?). Par-delà les nuages, Mission : Impossible, For ever Mozart et La promesse des frères Dardenne ont également les faveurs de la revue. Alain Delon, Alain Cavalier, Caroline Champetier, J.G. Ballard et un trio d'actrices composé de Valeria Bruni Tedeschi, Laurence Côte et Emmanuelle Devos sont rencontrés par les rédacteurs, qui publient parallèlement des ensembles sur la cinéphilie, sur les courts métrages et sur le cinéma indépendant, des études sur Mizoguchi, Siodmak, Frederick Wiseman et Gérard Blain, des hommages à Marguerite Duras, Saul Bass et Christine Pascal, des dossiers sur l'avenir du cinéma (du numérique à l'économie), sur Youssef Chahine et sur Jean-Pierre Melville.
Quitte à choisir : Je n'aime pas beaucoup Les voleurs, ni For ever Mozart, et à peine Par-delà les nuages et Jude, mais les autres titres me conviennent tout à fait. A l'époque, je plaçais, malgré certaines réserves, le Mike Leigh devant le Jarmusch, alors qu'aujourd'hui, me restent en tête beaucoup plus d'images du second que du premier. Si j'ajoute que le De Palma m'est inconnu et que Positif a, à mon goût, un peu trop tergiversé dans sa défense du Desplechin et du (sublime) Cronenberg, je signerai bien pour une nouvelle égalité parfaite, symbolisée par les couvertures jumelles de mars et d'octobre. Allez, pour 1996 : Match nul.
L'AUTOBIOGRAPHIE DE NICOLAE CEAUSESCU (Autobiografia lui Nicolae Ceausescu)




CHANTONS SOUS LA PLUIE (Singin' in the rain)
LE FOSSÉ (Jiabiangou)
HA HA HA (Hahaha)
EVERYONE ELSE (Alle anderen)
1995 : "Deux révélations chinoises" : en avril, Cahiers et Positif présentent de la même façon à leurs lecteurs les noms de Wong Kar-wai et Tsai Ming-liang. Et les deux revues effectuent le même choix pour la couverture : ce sera Chungking express plutôt que Vive l'amour. Comme souvent, les points communs entre les sommaires sont nombreux au fil de l'année puisque l'on s'intéresse des deux côtés à Noémie Lvovsky, Chabrol, Pialat, Kusturica, Kiarostami, Burton, Kassovitz, Carpenter (L'antre de la folie) et Robert Aldrich (en rétrospective).
Quitte à choisir : Deux consistantes séries de couvertures que, chacune, je vois à peine entâchée d'un ratage, et cela le même mois (les très faibles Rivette et Boorman). Le seul titre qui me soit inconnu est celui de Chahine mais comme je ne peux guère dire si je défendrai encore aujourd'hui L'appât de Tavernier, un score de parité semble s'imposer. Allez, pour 1995 : Match nul.
PINA