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Nightswimming - Page 75

  • Sa Majesté des mouches

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    Une vingtaine de jeunes garçons se retrouve sur une île du Pacifique à la suite d'un accident d'avion. La tragédie initiale est occultée : à l'image, pas de crash, pas de carlingue flottante, pas de cadavre d'adulte. Les enfants sont déjà sur la plage et aucun ne semble souffrir de quelque blessure que ce soit. S'étant rassemblés, ils décident de commencer à reconnaître les lieux, sans jamais paniquer, sujets à un étonnement à peine teinté d'inquiétude. Une fois confirmé le fait que ce morceau de terre est bien une île, déserte de surcroît, une organisation se met en place, sur des bases démocratiques (on vote pour les décisions importantes, on demande tour à tour la parole, on répartit les tâches selon les compétences et les tranches d'âge).

    L'argument renvoie aux aventures de Robinson Crusoe ; la pureté des images, en noir et blanc, égale celle des films de Flaherty ; la jolie partition musicale est très caractéristique des essais plus ou moins documentaires de l'époque (de Marker à Lamorisse). Sa Majesté des mouches débute par une suite de tableaux quasiment idylliques, dédramatisés et convenablement poétiques. Mais cette vision, Peter Brook va s'ingénier à la tordre progressivement. Cela ne constitue pas réellement une surprise, car - j'avoue avoir un peu triché dans mon introduction - le générique nous avait prévenu à l'avance, montage syncopé de photographies d'époque formant une chaîne signifiante partant des lieux institutionnels de l'éducation à l'anglaise pour en arriver à des images de guerre.

    Peter Brook adapte ici le fameux roman éponyme de William Golding. On dit le travail du cinéaste très fidèle à celui de l'écrivain. On voit également tout de suite l'intérêt qu'il y avait à mettre des images sur ce récit si puissant relatant une expérience qui conduit, inexorablement, de la démocratie à la barbarie, de la cité à la tribu. Sur cette île, les enfants de la bonne société anglaise reproduisent les schémas du monde adulte et leur aventure sert évidemment à tendre un miroir, à faire prendre conscience que l'homme, tout civilisé qu'il soit, a tôt fait de s'abandonner à ses instincts les plus primitifs et les plus violents. Le message formulé est particulièrement clair, véhiculé par un jeu d'opposition entre des caractères fermement dessinés et quelques scènes allégoriques (dont celle donnant l'explication du titre et signalant la naissance d'un rite). La force d'un tel matériau de départ aurait pu paralyser entièrement le film, le faire s'effondrer sous son poids, mais Peter Brook a choisi de le réaliser en totale indépendance (après avoir échappé au pire : passer par une énorme production hollywoodienne sous l'égide de Sam Spiegel), d'adopter une forme libre, ouverte à l'environnement et à ses vibrations, de ne pas tricher avec son cadre naturel, et surtout, de préserver totalement la liberté qui caractérise le monde de l'enfance.

    La caméra capte l'imprévisibilité des attitudes et des mouvements, l'irrationnalité de certaines interventions, hors de propos, peu pertinentes aux yeux des adultes. Quantité de plans non signifiants du point de vue du récit, des plans simplement arrachés à la réalité d'un instant, sont gardés et le cinéaste accepte que, au sein de cette étonnante assemblée, le sens des priorités diffère du nôtre, que la frontière entre le sérieux et le ludique n'existe pas. Sa mise en scène épouse de manière si extraordinaire cette liberté que l'on ne sait jamais très bien d'où provient l'énergie des séquences, dans quel sens elle circule entre les acteurs et la caméra. Détail étonnant mais significatif : nous ne sommes jamais en mesure de déterminer le nombre exact d'enfants constituant ce groupe. Les plans ne sont pas assez larges pour les compter mais ils le sont suffisamment pour que l'on observe, partout, les mouvements des uns et des autres, si justes, si vrais.

    Les conventions cinématographiques comme le respect du réalisme imposent que, au fil de l'aventure, les vêtements se déchirent, les cheveux soient ébouriffés, les lunettes se cassent. Or, Brook en rajoute dans la salissure, les barbouillages volontaires de terre, de fruits ou de sang rendant plus saisissant encore ce retour à l'état sauvage, aux forces primitives. Sa Majesté des mouches impressionne d'ailleurs plus généralement dans son rapport au physique et au corps, de la distinction pertinente (les jeunes acteurs sont remarquablement distribués) et assez fascinante entre les personnages principaux (on remarquera au passage que ce sont les garçons éduqués le plus religieusement qui se révèlent les plus terribles) à la libération des instincts que proposent plusieurs séquences marquantes. C'est en ramenant ainsi une robuste thématique à une évidence première que Peter Brook a réalisé un film important, bouleversant radicalement la représentation habituelle de l'enfance à l'écran.

     

    brook,grande-bretagne,aventures,60sSA MAJESTÉ DES MOUCHES (Lord of the flies)

    de Peter Brook

    (Grande-Bretagne / 87 mn / 1963)

  • Tokyo !

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    Tokyo !, film à sketches convoquant trois réalisateurs singuliers (ou branchés, si l'on veut glisser une pointe d'ironie), ne m'a guère emballé et m'a paru donner, au moins pour deux de ses tiers, un résultat qualitatif bien en-deça de la réputation de leur artisan respectif, réputation sur laquelle reposait d'ailleurs exclusivement le projet (la réapparition de Leos Carax devenant même très vite, pour beaucoup, l'unique raison d'être du film).

    Autant l'annoncer tout de suite : Interior design, le segment signé par Michel Gondry, est le seul à m'avoir réellement intéressé. Il intrigue tout d'abord par le registre choisi, celui de la chronique douce-amère teintée de social. Il privilégie ainsi le réalisme du cadre et des rapports entre les personnages, certes placés à l'occasion sous le signe du jeu, mais pratiquement pas soumis aux habituels décrochages oniriques caractéristiques des autres récits de Gondry. Les longues marches qu'effectue dans les rues de Tokyo son couple d'amoureux procurent des sensations inédites chez lui. Il y a là quelque chose de plus terre à terre que d'ordinaire, même lorsqu'il s'agit de décrire l'activité du jeune homme, apprenti cinéaste fauché et inventif. De fait, si chaque épisode du triptyque est supposé éclairer un aspect particulier de la société tokyoïte, le travail de Gondry se révèle le plus subtil, en particulier par la réflexion qu'il entame autour des notions d'habitat et d'espace de vie. C'est dans les interstices de ces espaces-là que se cache pendant un temps le fantastique poétique attendu : un dialogue évoque brièvement l'existence de fantômes vivant entre les murs des habitations. Mais le virage n'est définitivement pris que dans les toutes dernières minutes du film, lorsque nous ne l'attendons plus vraiment. Se précise alors mieux encore le but du cinéaste (avec le danger, minime selon moi mais sans doute réel, de faire sentir que tout ce qui précéde n'ést qu'une façon de "meubler" en attendant la belle idée finale). Ce charmant Interior design se termine ainsi dans un drôle de fantastique quotidien, en compagnie, très agréable, d'une Ayako Fujitani (chastement) dénudée et en formulant un étonnant éloge de l'ustensile, de l'objet de tous les jours.

    Shaking Tokyo de Bong Joon-ho est bien moins piquant, plombé qu'il est par le poids de son sujet : le portrait d'un hikikomori, une personne restant cloîtrée chez elle, limitant au maximum les contacts avec l'extérieur. Le point de vue adopté est strictement celui du protagoniste et, dès les premières scènes, on sent que le pari va être difficile à gagner. Bien que le cours, répétitif, des choses soit changé par l'intrusion d'une belle jeune femme, le récit ne parvient jamais vraiment à nous accrocher. La mise en garde finale sur le danger qu'il y a à se refermer sur soi-même est plutôt lourde. De plus, la mise en scène de Bong Joon-ho, ici loin de ses réussites dans le long-métrage, se fait un peu trop fétichiste et maniérée.

    Placé entre les deux précédents, il reste le Cas Carax. Merde est une grosse provocation (ou l'inverse), un bras d'honneur esthétique et politique. Le cinéaste affiche, par l'intermédiaire de cette farce, sa misanthropie. Il est (se croit ?) méprisé par l'establishment et fier de l'être : ai-je rêvé ou bien est-ce réellement sa photo que l'on voit sur l'écran de télévision qui nous présente les portraits de deux étrangers persécutés par les autorités locales ? A travers ces images télévisées, entre autres, il brocarde quelques valeurs internationales, mais c'est surtout la société japonaise qui se voit placer sous son regard dédaigneux, elle qui est exclusivement présentée sous ses aspects les plus déplaisants : rappel de Nankin, peine de mort, xénophobie (je me demande comment aurait été reçu par la critique d'ici un segment "comique" de Paris je t'aime réalisé par Kitano par exemple, et montrant uniquement des Français racistes, adeptes de l'humour gras et du bon vin, évoquant au passage le Vel d'Hiv ou Octobre 61). Carax, sans doute heureux d'avoir joué un bon tour à ses commanditaires, veut faire table rase et foutre en l'air les conventions et la bienséance. Très bien. Mais ce faisant, il nous inflige les contorsions, maintenant inévitables, de son compère Denis Lavant, redoublées par le cabotinage de Jean-François Balmer pour un interminable duo, des blagues bien usées (la musique des Dossiers de l'écran, "Le Japon a peur !") ou un split screen sans autre justification que celle de dynamiter une séquence de procès (qui n'en devient pas plus intéressante pour autant). Pour son retour, j'aurai préféré qu'il exprime sa rage à partir d'un projet plus consistant (je dois toutefois avouer que ma sévérité envers les courts-métrages de Carax et Bong ne fut pas du tout partagée à l'autre bout de mon canapé deux places, comme elle ne semble pas l'avoir été par nombre des commentateurs du film au moment de sa sortie en salles en 2008).

     

    Tokyo.jpgTOKYO !

    de Michel Gondry, Leos Carax et Bong Joon-ho

    (France - Japon - Corée du Sud - Allemagne / 112 mn / 2008)

  • L'enfer est à lui

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    Échos

    Le premier ressort dramatique activé dans L'enfer est à lui est l'effroyable brûlure que provoque un jet accidentel de vapeur sur l'un des protagonistes du hold up ferroviaire auquel nous assistons. Lors du dénouement, ce seront les gaz lacrymogènes lancés par la police qui envahiront les bureaux de l'usine chimique dans lesquels s'est introduite la bande de malfrats menée par Cody Jarrett. Ces deux variations autour d'un même motif encadrent un récit qui n'est pas avare de ce type de procédé structurant. Verna, avant d'embrasser Cody, se débarrasse de son chewing gum et répète ainsi le geste effectué précédemment par Big Ed... avec elle. Cody exécute deux traitres de la même façon, en tirant à travers un obstacle : le coffre d'une voiture et la porte d'une chambre à coucher. A deux reprises, Pardo, l'infiltré, se retrouve en grand danger, en présence de ce Bo Creel qui risque de le confondre. Des séquences de filature se répondent, soumises à un montage qui resserre ses griffes. Et bien sûr, à deux reprises, Cody est victime d'une violente crise de mal de tête. Au cours de la deuxième, dans l'atelier du pénitencier, il rampe volontairement jusqu'à Pardo et par cette seule image, Walsh nous montre ce qu'annonçait plus tôt un dialogue entre le faux prisonnier et son supérieur dans la police : Cody croit trouver en l'autre une deuxième mère.

    Densité

    Autour de la figure centrale et irradiante de Cody, un réseau serré et complexe est tissé. Au sein de celui-ci, chacun peut se démarquer ou disparaître de manière imprévisible. Le rôle du chasseur principal semble d'abord dévolu à l'inspecteur de police, avant que Pardo ne monte en première ligne. De même, Ma Jarrett maintient un moment dans l'ombre Verna, la régulière de son fils Cody, avant de lui laisser toute la place. La trame est si riche et mouvante que les rebondissements de l'intrigue, nombreux, ne prennent jamais l'allure de coups de force scénaristiques, mais apparaissent simplement comme les conséquences d'une succession de conflits mettant en jeu des ambitions multiples et opposées. La narration est donc surprenante sans être arbitraire.

    Étau

    Nous qui attendons l'histoire d'une cavale, nous voilà très tôt et, pour longtemps, enfermés dans une prison. D'ailleurs, même à l'extérieur de cet établissement carcéral, l'emprise est totale. Le moindre terrain est bientôt quadrillé par les forces de police et, lors du final, les uniformes noirs semblent s'extraire sans fin de l'architecture même de l'usine. Les gangsters s'entassent à plusieurs dans des voitures qui paraissent trop étroites et se glissent dans la cuve d'un camion citerne pour leur coup le plus audacieux. Les refuges qu'ils trouvent, chalets, motels, sont exigus, au point que la caméra finit souvent par buter sur quelqu'un, comme le montre la première apparition de Ma Jarrett, active aux fourneaux dans un coin de la pièce et dont on ne soupçonnait pas la présence. Plus tard, un mouvement de caméra comparable enregistrera au contraire le vide d'un salon et n'attrapera qu'en bout de panoramique l'un des occupants. Ce plan vient après une séquence agitée (le départ de Cody et des autres évadés quittant une énième planque) et le montage crée une rupture qui dit tout de la fuite des anciens complices et de leur peur devant le retour de Cody.

    Migraine

    Le psychotique Cody souffre donc de maux de tête fulgurants. Walsh n'a aucun mal à nous convaincre de cela puisqu'il sature régulièrement sa bande son : fracas du chemin de fer, vacarme de la prison, de son atelier et de son réfectoire, sons électroniques du mouchard utilisé par les policiers, bruits de l'usine jusqu'à l'explosion finale des produits chimiques... Mais aussi, invasion musicale de moments pas forcément déterminants pour la dramaturgie.

    Incarnation

    Dans L'enfer est à lui, le moindre personnage secondaire existe avec force. Il n'y a qu'à voir la scène du parloir entre Pardo et sa fausse épouse. Cette dernière joue un rôle, le temps d'un court dialogue, et ne réapparaît plus par la suite. Or, elle est vraiment là, devant nous, grâce à l'interprète, au timing de la mise en scène, à la préparation de son intervention par quelques allusions plus avant dans le récit. James Cagney, lui, en Cody Jarrett, est tout simplement époustouflant. Il l'est d'autant plus qu'il est admirablement filmé par un Raoul Walsh qui n'insiste jamais sur une trouvaille dans l'expression gestuelle. Cody lance deux clins d'œil, l'un à sa mère et l'autre à Pardo et ils sont à chaque fois, dans le mouvement général du plan, presque imperceptibles. Son explosion nerveuse et désespérée au réfectoire de la prison a souvent été mise en avant par les critiques pour affirmer la grandeur de Cagney mais sa première crise de migraine, bien que moins spectaculaire, est tout aussi géniale. Elle trouve son efficacité dans sa brutalité et sa force dans un détail, l'accompagnement de la chute de Cody de sa chaise par un coup de feu involontaire venant du revolver qu'il tenait machinalement dans ses mains (et Walsh se garde bien d'épiloguer en nous montrant où la balle a pu finir sa course : seul compte ici le sursaut des complices).

    Modèle

    Cody est amoureux de sa maman. Cette donnée aurait pu alourdir considérablement le portrait psychologique du gangster, se transformer en explication simpliste de sa folie. Mais son moment de désespoir en prison le rend pathétique et son stratagème imaginé pour s'évader démontre qu'il peut très lucidement "jouer la folie". Ailleurs, une pause propice à la confession nous touche (cela d'autant plus facilement qu'elle retourne totalement le sens de la séquence en cours, au début de laquelle nous venions de craindre que Cody ne démasque pour de bon Pardo). Le Cody Jarrett de Cagney et Walsh est l'une des "bêtes de fiction" les plus fascinantes qui soient, attraction principale mais pas unique d'un film extraordinairement tendu, âpre, intense.

     

    lenferestalui00.jpgL'ENFER EST A LUI (White heat)

    de Raoul Walsh

    (Etats-unis / 114 mn / 1949)

  • True grit

    coen,etats-unis,western,2010s

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    True grit est un bon film mais j'attendais plus de la part des Coen pour leur première incursion dans le western, genre auquel ils rendent un honnête hommage mais qu'ils ne parviennent à mon sens ni à transcender, ni à investir pleinement. L'œuvre est thématiquement conforme à ce que l'on sait pouvoir trouver dans un western moderne : la réflexion sur le mal et la violence, la peinture d'une époque charnière où ancien et nouveau mondes cohabitent avant que le premier ne disparaisse. Formellement, sagement borné par un prologue et un épilogue soutenus par la voix off de l'héroïne, le film se révèle assez révérencieux (ne serait-ce, dit-on, par rapport au True grit original d'Henry Hathaway et plus encore au roman de Charles Portis) et cette approche classique n'est peut-être pas celle qui sied le mieux aux deux frangins, au contraire d'un Kevin Costner par exemple (son fameux premier film bien sûr, mais aussi le sous-éstimé Open range).

    La première partie, confinée en ville, s'appuie essentiellement sur les dialogues. Le plus savoureux (l'habile négociation de la jeune fille chez le marchand) assure le lien avec les nombreux échanges absurdes que l'on trouve dans tous les autres films des Coen, mais, dans cette longue introduction, le rythme et l'invention visuelle sont comme freinés par le genre. L'action et l'ouverture vers les grands espaces s'en trouve retardées et le passage de la rivière, annonçant enfin le début du périple, nous soulage. Le voyage qu'effectue la jeune Mattie Ross, à la recherche de l'assassin de son père, en compagnie des marshals Cogburn et LaBœuf, est une occasion donnée aux cinéastes de filmer de belles et légèrement inquiétantes séquences, d'orchestrer une série de rencontres étranges, de nous conter l'histoire d'une petite fille parcourant le pays des morts. Les morts, la violence, les présences spectrales, Joel et Ethan Coen savent très bien les mettre en image (le paysage, hivernal et boisé, prend toute son importance). La scène de la chute de Mattie dans le trou est sans doute l'une des plus belles de leur œuvre (la découverte des serpents, l'effroi enfantin et les plans montrant l'ouverture de ce boyau, ovale blanc du ciel entouré du noir des parois, m'ont renvoyé avec plaisir à Fritz Lang). Mais la bride du récit (et de la mise en scène) n'est jamais lâchée complètement et les pauses ménagées entre les moments forts, ces discussions à trois autour de feux de camp, tendent à faire retomber quelque peu l'excitation.

    Si les acteurs convoqués sont, à l'image du film, particulièrement compétents, la manie des cinéastes qui consiste à les pousser tous, sans exception, un cran au-dessus dans leur expression, que ce soit par la diction, le port ou l'accoutrement, ne me semble pas toujours pertinente au regard de la simplicité du cadre et de la trame (ainsi des grognements d'ivrogne de Bridges, de la préciosité de Damon, du sourire édenté de Pepper, des borborygmes de Brolin et du sens de la répartie sans faille d'Hailee Steinfeld). De plus, entre la jeune fille bien élevée et le vieux marshal bougon, les rapports m'ont paru sans grande intensité et l'écriture des Coen assez appliquée sur ce point précis. Lors de la chevauchée nocturne finale (avant l'épilogue qui est, lui, raté), l'émotion affleure enfin, mais un peu maladroitement, filtrée par la réminiscence esthétique de La nuit du chasseur. Tout ce qui a précédé en a, selon moi, manqué et compte tenu du sujet et de l'idée même de retrouvailles avec un genre quasiment disparu, cette absence m'a laissé quelque peu insatisfait (et, je l'avoue, peu inspiré).

     

    coen,etats-unis,western,2010sTRUE GRIT

    de Joel et Ethan Coen

    (Etats-Unis / 110 mn / 2010)

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1992)

    Suite du flashback 

     

    cahiers du cinéma,positifcahiers du cinéma,positif1992 : L'unanimité positivo-cahiériste se fait autour de plusieurs noms : Gus Van Sant, Eric Rohmer, David Cronenberg, Jean-Claude Brisseau, Arnaud Desplechin, Clint Eastwood, Abbas Kiarostami, Otar Iosseliani, Xavier Beauvois (Nord), Edward Yang (A brighter summer day), Lucian Pintilie (Le chêne), Woody Allen (Maris et femmes). Des ensembles de textes sur Artavadz Pelechian, Jacques Becker, la Warner, Satyajit Ray et John Cassavetes se retrouvent dans les deux revues.
    Les Cahiers, à la tête desquels se réalise un passage de relai entre Serge Toubiana et Thierry Jousse, distinguent aussi Talons aiguilles de Pedro Almodovar et Antigone de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, et s'entretiennent avec Cyril Collard, Jean-Claude Guiguet, Marco Ferreri (La maison du sourire), Alain Corneau (Tous les matins du monde), Danièle Dubroux (Border line), Claude Chabrol (Betty), Hal Hartley (à deux reprises, pour ses trois premiers films : Trust, Simple men, The unbelievale truth) et Christine Pascal (Le petit prince a dit). Deux numéros spéciaux abordent les cinémas européens (Almodovar, Roman Polanski, Emir Kusturica, Alain Tanner...) et américains (Woody Allen, John Singleton, Van Sant, James Foley, Tim Burton, Carl Franklin...). Jodie Foster et Gena Rowlands sont rencontrées, le monde de l'édition ausculté, Michelangelo Antonioni étudié, Nestor Almendros et Serge Daney hommagés (numéro spécial en été).
    Positif
    , en plus de ceux cités plus haut, choisit de soutenir Nico Papatakis, Steven Soderbergh, Robert Altman, Quentin Tarantino, Zhang Yimou, Cédric Kahn (Bar des rails), Valeria Sarmiento (Amelia Lopes O'Neill), Oliver Stone (JFK), Chen Kaige (La vie sur un fil), Michel Deville (Toutes peines confondues), Bertrand Tavernier (La guerre sans nom), Manoel de Oliveira (La divine comédie), Claude Sautet (Un cœur en hiver), Tim Burton (Batman, le défi), Shyam Benegal (Le rôle), Gary Sinise (Des souris et des hommes), John Sayles (City of hope), John Turturro (Mac) et Daniel Bergman (L'enfant du dimanche). S'ajoutent au panorama des entretiens avec Maurice Pialat, Joao César Monteiro, Michel Piccoli, John Malkovich, Gong Li et Claudia Cardinale, des textes sur Henri Decoin, Alexander Mackendrick, Blake Edwards, Cecil B. DeMille et Max Ophuls, un hommage à Marlene Dietrich, un spécial Orson Welles, un dossier sur la couleur au cinéma. 1992 est enfin l'année du 40e anniversaire de la revue (permettant notamment la résurrection de la "Semaine Positif" avec les présentations de Ferdydurke de Jerzy Skolimowski, Les garçons de Fengguei de Hou Hsiao-hsien ou Cabeza de vaca de Nicolas Echevarria).

     

    Janvier : My own private Idaho (Gus Van Sant, Cahiers du Cinéma n°451) /vs/ Les équilibristes (Nico Papatakis, Positif n°371)

    Février : Jodie Foster (C452) /vs/ Conte d'hiver (Eric Rohmer, P372)

    Mars : Le festin nu (David Cronenberg, C453) /vs/ Kafka (Steven Soderbergh, P373)

    Avril : Céline (Jean-Claude Brisseau, C454) /vs/ Céline (Jean-Claude Brisseau, P374)

    Mai : Le cinéma européen (C455-456) /vs/ La party (Blake Edwards, P375-376)

    Juin : La sentinelle (Arnaud Desplechin, C457) /vs/ The player (Robert Altman, P377)

    Eté : Serge Daney (C458) /vs/ Falstaff (Orson Welles, P378)

    Septembre : Impitoyable (Clint Eastwood, C459) /vs/ Reservoir dogs (Quentin Tarantino, P379)

    Octobre : Les nuits fauves (Cyril Collard, C460) /vs/ Et la vie continue... (Abbas Kiarostami, P380)

    Novembre : Le mirage (Jean-Claude Guiguet, C461) /vs/ La chasse aux papillons (Otar Iosseliani, P381)

    Décembre : Woody Allen (C462) /vs/ Qiu Ju, une femme chinoise (Zhang Yimou, P382) 

     

    cahiers du cinéma,positifcahiers du cinéma,positifQuitte à choisir : Les Cahiers ne sont pas passés loin... Aux Nuits fauves près, en fait (faux film culte dont personne ne parle plus aujourd'hui). Mais je dois dire que je ne vois aucun titre déplacé dans la liste positiviste. Voici même l'une des meilleures années de la revue (du strict point de vue choisi ici, celui de la succession des couvertures). Et je n'avance pas cela de manière nostalgique, sous prétexte que j'ai découvert et acheté pour la première fois Positif en tombant sur ce n°377 de juin, que j'ai continué en juillet et que je me suis retrouvé définitivement accroché en septembre (d'ailleurs, j'achetais alors les Cahiers de la même façon - que, en revanche, je connaissais déjà quelque peu)...  Allez, pour 1992 : Avantage Positif.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Quatre films de Gérard Courant

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    Par l'aimable entremise du Dr Orlof et grâce à la générosité du cinéaste lui-même, qui m'a fait parvenir quatre de ses DVD, j'ai découvert ces jours-ci le travail de Gérard Courant.

    Son œuvre la plus connue est un film commencé en 1977/78 et dont on ne sait quand il prendra fin exactement. Il affiche, à ce jour et provisoirement, une durée légèrement supérieure à 150 heures. Mais on peut tout aussi bien considérer qu'il s'agit en fait de 2347 petits films (pointage du 8 février 2011). Ce sont les Cinématons.

    Cinématon est, selon les mots de son inventeur, "une série cinématographique de portraits filmés montrant une personnalité des arts, de la culture, de la politique ou du spectacle, en un seul gros plan fixe et muet, dans lesquels elle est libre de faire ce qu'elle veut". Précisons que les célébrités s'y bousculent, de Jean-Luc Godard à Vincent Roussel, et ajoutons que le format est celui du Super 8 et que la durée du plan est limitée à 3 minutes 30 à peu près.

    Le film 2000 Cinématons est présenté par Gérard Courant comme un "patchwork" célébrant l'arrivée au numéro 2000 de la série (au moment, bien sûr, du passage... à l'an 2000). S'y mêlent quelques Cinématons livrés in extenso et beaucoup d'extraits, des rencontres avec plusieurs personnalités jadis filmées et livrant leur propre analyse de ce projet fou, des extraits d'émissions de télévision dans lesquelles Courant fut invité, des images du cinéaste au milieu de ses archives, des cartons explicatifs etc... Si le documentaire en lui-même déçoit un peu, c'est qu'il prend avant tout la forme d'un outil de promotion d'un objet insaisissable, simple comme bonjour et pourtant éminemment complexe, une série dont la longévité dit déjà l'importance.

    De plus, dès le début, ceux que Courant retrouve pour l'occasion analysent parfaitement toutes les raisons de cette importance. Les propos que tiennent d'emblée Jacques Dutoit, Dominique Noguez, Georges Londeix ou Luc Moullet sont si pertinents que l'on a, pour ainsi dire, plus grand chose à penser derrière.

    Mais ce sentiment de frustration tend à se dissiper quelque peu sur la durée du film, dans lequel il ne faut pas chercher une progression narrative classique. En cela, 2000 Cinématons rend justice à la série qu'il célèbre. En cela aussi, il appartient au genre expérimental. Il est d'ailleurs amusant de voir Gérard Courant mégoter sur cette appartenance via l'un des cartons qu'il insère car il parle bel et bien lui-même à ses "modèles" d'une "expérience" et Dominique Noguez et Dominique Païni le rattachent sans hésiter à ce "courant" (désolé...).

    En fait, comme dans une série (souvent, en tout cas), c'est l'accumulation qui donne finalement sa forme à l'ensemble. 2000 Cinématons s'arrache sur la durée, notamment par la reprise, à l'approche de son terme, du choix de montrer l'envers du décor (la fabrication d'un Cinématon) et surtout par les propos forts de Joseph Morder et de Vincent Nordon (ainsi que par le regard noir de Maurice Pialat).

    Chambery-Les Arcs laisse un sentiment très semblable. C'est une "vélographie", une ode au cyclisme composée sur le mode de l'alternance chapitrée de souvenirs d'enfance de Courant, au temps des Tours de France des années Anquetil-Poulidor, classeurs et coupures de presse à l'appui, et de rencontres avec d'autres passionnés de vélo. Cette petite chaîne constituée tend vers un point : le suivi, en voiture autorisée, de l'étape de montagne entre Chambéry et Les Arcs lors du Tour 96.

    Une dizaine de chapitres découpe le documentaire mais je l'ai vu comme un film en deux parties. La première n'est pas désagréable du tout mais m'a paru pâtir de son aspect rudimentaire (qui, ailleurs, peut servir très favorablement le cinéma de Courant) et être un peu forcée dans les petites saynètes mettant en scène le cinéaste et ses amis journalistes Pierre Vavasseur (qui l'invite à suivre la fameuse étape dans la voiture du Parisien) et Alain Riou (à qui il lance le défi de monter, ensemble, au moins deux des trois cols au programme des coureurs).

    Comme tout passionné, Gérard Courant raconte la petite et la grande histoire du vélo, nous abreuve d'anecdotes et va jusqu'à rencontrer Mme Janine Anquetil pour en placer une nouvelle. Amateur moins inconditionnel (du genre à ne regarder que quelques étapes de montagne chaque année), je me suis retrouvé là dans la position ambigüe de celui qui se retrouve face à un grand collectionneur : à la fois intéressé et un brin perplexe. En fait, j'ai tiré la conclusion que cette partie m'a laissé insatisfait pour une raison simple : le manque d'images illustrant les exploits racontés. Je me suis retrouvé dans le même état de frustration que le petit Courant devant patienter quelques années chez ses parents sans télévision.

    Mais tout à coup, ces images arrivent. Pas exactement, celles attendues, mais celles des ascensions successives par la paire Courant-Riou du Col de la Madeleine et du Cormet de Roselend. Et c'est une bouffée d'air frais... Courant bascule en quelque sorte de l'essai au reportage et nous intéresse, à notre grande surprise, plus dans ce registre. La double montée, longue, étirée, se vit comme une étape du tour : efforts, suspense, caprices météorologiques, informations chiffrées, impondérables (glorieuse incertitude du sport : le chien sans collier Raoul va-t-il faire chuter l'un des deux amis ?)... Ensuite, nous retrouvons Gérard Courant au "Village du Tour", au matin de l'étape, en train d'interroger quelques anciens champions croisés au hasard. Ici, le goût de l'anecdote provoque le dialogue, qui en devient extrêmement vivant. Notre plaisir est alors de guetter les réactions de chacun. Peu après, Chambéry-Les Arcs se termine par des bribes de l'étape vue de la voiture du Parisien... dans le brouillard, ce qui aide à clore le film sur une jolie tonalité.

    Une personnalité se retrouve à la fois dans 2000 Cinématons et Chambéry-Les Arcs, il s'agit du cinéaste Luc Moullet. En 2000, Gérard Courant lui a consacré un portrait d'une petite heure, titré L'homme des roubines. Une roubine est une formation géologique très particulière que l'on trouve notamment dans le sud-est de la France et c'est là que Moullet est filmé, sur les lieux de son enfance qu'il ne quitte jamais vraiment, y situant même l'action de plusieurs de ses films (essentiellement  ceux de ses débuts, comme Les Contrebandières, Terres Noires et Une aventure de Billy le Kid, dont nous voyons des extraits).

    L'homme des roubines nous invite à une ascension : un lieu et une altitude, toujours plus élevée, sont annoncés et nous y retrouvons aussitôt Luc Moullet, prêt à s'adresser à nous. Encore une fois, le procédé est aussi simple que riche de prolongements et il est à la base d'un portrait d'artiste très original, fort éloigné des résultats souvent formatés que produisent ce genre d'exercice. C'est d'abord un portrait "incomplet" puisque l'on s'étonne par exemple de ne pas y trouver prononcés une seule fois les expressions "Cahiers du Cinéma" et "Nouvelle vague". Mais cette approche peu classique n'empêche pas d'obtenir un portrait "juste", et, encore moins, de piquer notre curiosité pour son sujet (ma connaissance du cinéma de Luc Moullet se limite à celle des Sièges de l'Alcazar).

    La complicité qui unit Courant et Moullet ne fait guère de doute et nous nous demandons parfois qui a décidé de telle mise en scène. Dans le regard de l'un, que l'on ne voit jamais, comme dans l'œil de l'autre, toujours au centre de l'image, brille une malice certaine. Luc Moullet, avec son débit si particulier, cultive l'art du récit et de la chute, se délectant de trouvailles déroutantes tombant en fin de phrases comme un improbable couperet. Les piques qu'il adresse aux écoles de cinéma sont l'un des signes de son indépendance farouche.

    Mais si le portrait est si réussi, c'est qu'il montre parfaitement comment un homme vit pour le cinéma. Parfaitement car simplement et, parfois, indirectement, puisqu'en parlant des roubines, de sa famille, des villages de la région ou des employés du fisc, Luc Moullet parle aussi de son art. Bien sûr, il livre également des anecdotes savoureuses de tournage et des petites leçons très pratiques de réalisation. Ainsi, comme la plupart des meilleurs documentaires sur le cinéma, L'homme des roubines nous séduit parce qu'il part du concret, du travail, des pieds sur terre, et non de la théorie.

    A voir les échantillons qui m'ont été offerts et bien que je n'oserai les désigner comme étant représentatifs de l'œuvre entière de Courant (sa filmographie étant pléthorique), j'avouerai une préférence pour ses films en apparence les plus simples (et les moins intimes, ou, plus prosaïquement, ceux où il entre le moins dans le cadre), pour ses dispositifs les moins complexes, ceux-ci se révélant paradoxalement les plus féconds. Ainsi en va-t-il du quatrième et dernier ouvrage de ce lot, 24 Passions.

    "Chaque année, de 1980 à 2003, j'ai filmé chaque Vendredi Saint la reconstitution du chemin de croix de la Passion du Christ à Burzet, un village isolé de l'Ardèche, où les villageois, depuis sept siècles, se costument pour y célébrer et perpétuer ce rite religieux." Voici comment Gérard Courant présente son film. 24 Passions a donc tout du dispositif rigide. Le cinéaste suit la procession partant de la sortie de l'église du village et se terminant au sommet du mont le surplombant. Sur son site internet, il précise que la dénivellation est de 300 mètres et que la montée dure approximativement deux heures. Le trajet est toujours le même et les différentes "stations" sont à chaque fois marquées aux endroits définis. Lors de son montage, Courant a ramené ses enregistrements annuels à des durées équivalentes, tendant à une moyenne d'un peu plus de trois minutes pour chacun (nous sommes proches de la durée d'un Cinématon et nous tenons peut-être là, avec ces trois minutes, le rythme idéal, la bonne foulée, le tour de pédale propre à Courant).

    Devant 24 Passions, mon intérêt s'est en fait glissé dans une sorte d'intervalle, ou plutôt deux intervalles.

    Le premier naît de l'étrange contiguïté enregistrée, entre un rite ancestral et immuable, effectué avec un constant sérieux par ceux qui le pratiquent, et le travail du temps, rendu sensible par l'évolution des apparences vestimentaires des spectateurs de la procession et par le vieillissement (ou la disparition) des acteurs de cette Passion (notons que tenir le rôle de Jésus semble le meilleur gage de conservation). Cette étonnante juxtaposition de deux régimes temporels est bien sûr visualisée dans certains plans, les simples accompagnateurs (et les photographes, les appareils sont en effet nombreux) se mêlant souvent aux marcheurs costumés, quelques uns, parmi ces derniers, gardant même, à l'occasion, leurs lunettes de soleil. Toutefois, l'écart qu'il met à jour, Gérard Courant nous laisse le questionner nous-même. Jamais il n'intervient, ne commente, ne fait parler un protagoniste, ne place la moindre image étrangère à son sujet d'observation.

    Le second intervalle est celui qui découle de la méthode suivie. Sous la contrainte du dispositif, on cherche les différences d'une année à l'autre, au-delà des répétitions, et intelligemment, Courant joue des deux. On note parfois le retour de telle composition, de tel cadrage, mais ce sont surtout les variations qui importent. Et nous touchons alors à la passionnante question du "faire". Car Gérard Courant, avec son film, montre tout simplement les différentes façon qu'il y a de filmer une procession, événement qui, comme tout déplacement de corps au sein d'un paysage, a un pouvoir cinématographique intrinsèque. Nous sommes donc là devant une sorte de leçon de cinéma : sur la position de la caméra, la durée du plan, la variation de point de vue que ceux-ci imposent. Courant filme en plongée ou contre-plongée (le terrain s'y prête), cadre large ou resserre sur des visages, enregistre fixement ou se place au milieu du cortège pour accompagner son mouvement, isole des pieds ou des mains, détaille les traits des acteurs ou attrape à la volée des attitudes de spectateurs, élève sa caméra vers le ciel ou la montagne. A cela s'ajoute un surprenant travail de mixage et, pour une des années, un jeu sur la vitesse de défilement des images, procédés qui apparaissent de prime abord comme des fantaisies mais qui accusent encore la pesanteur de ce temps qui passe. Ce qui est assez beau, au final, dans ces 24 Passions, et que nous pourrions prendre pour un troisième intervalle, c'est que nous voyons comment s'entremêlent la préparation et l'accident, la préméditation et l'adaptation, la technique et l'instinct du cinéaste.

     

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    CHAMBÉRY-LES ARCS

    L'HOMME DES ROUBINES

    24 PASSIONS

    de Gérard Courant

    (France / 93 mn, 74 mn, 55 mn, 75 mn / 2001, 1996, 2000, 2003 )

  • Carancho

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    ****

    Comme je l'avais laissé entendre au temps de ma note sur Voyage en famille, je regrette de ne pas prendre assez régulièrement des nouvelles de Pablo Trapero. Aujourd'hui d'autant plus, sortant de ce Carancho, occasion pour le cinéaste argentin d'ordonner une dramaturgie plus serrée qu'à l'accoutumée tout en faisant une nouvelle fois preuve d'une belle acuité dans l'observation pour aboutir au final à un pur film noir.

    Le prétexte est le fléau de l'insécurité routière en Argentine, le cadre est citadin et nocturne, le regard porté sur la société est pessimiste, les deux personnages principaux, Sosa et Lujan, sont au bord de la rupture. L'un est "carancho" ou "rapace", ancien avocat travaillant pour une compagnie illégale spécialisée dans l'arnaque aux assurances, l'autre ambulancière de nuit. Le film est l'histoire de leur rencontre.

    Deux solitudes sont emportées malgré elles dans le tourbillon exténuant et déprimant d'une société argentine qui ne semble pas aller mieux depuis les débuts de Trapero il y a dix ans de cela. Elles sont, pour commencer, mises en vis-à-vis, au gré d'un montage qui imprime au récit un rythme soutenu. L'énergie qui parcourt les séquences, le cadre choisi aidant, rappelle A tombeau ouvert, la folie et la démesure scorsesienne en moins. Dans l'optique du genre, Pablo Trapero se signale plus à nous par son habileté à progresser par à-coups, à l'aide d'ellipses radicales, dans un récit qui pourrait apparaître légèrement convenu. Nous dirions presque que c'est le montage qui donne la tonalité du film noir, alors que les plans eux-mêmes, souvent assez longs, assurent le réalisme social.

    Que leurs intentions soient honnêtes ou pas, Sosa et Lujan passent leurs nuits à recueillir, réconforter, soigner ou écouter des victimes. L'un comme l'autre sont ainsi confrontés à des morceaux de vie épars. Par nécessité ou intérêt, ils passent d'une intervention/affaire à l'autre (accepter, après avoir tenté de refuser, l'invitation à un anniversaire faite par une mère de famille reconnaissante, c'est, en quelque sorte, transgresser et passer un point de non-retour). La mise en scène traduit remarquablement cette fragmentation en ne lâchant que des bribes de ces histoires qui, bien qu'incomplètes, tissent la toile soutenant le récit principal.

    La composition des plans vise également ce but : Trapero, avec ses multiples plans rapprochés, a réalisé un formidable travail sur la surface et la profondeur, sur la distance entre le proche et le lointain, sur le net et le flou. Bâtie sur ce principe, une scène comme celle où l'on voit et on perçoit, successivement, dans le couloir puis à l'extérieur de l'hôpital, Lujan, la mère d'une victime, Sosa et ses deux anciens associés, est particulièrement belle.

    Dans l'organisation générale, comme dans le détail, le cinéaste libère une réelle sensibilité. Une scène tardive réitère de manière quasi-identique celle de la rencontre initiale mais la légère différence de position des corps et l'infime recul de la caméra font sentir le malaise qu'induit la nouvelle situation. Ailleurs, alors qu'une violence semble devoir immédiatement en provoquer une autre en retour, une pause est ménagée, un "soin" (un piqûre) est prodigué avant une étreinte douloureuse. Ainsi, il me paraît difficile de ne voir en Carancho qu'un film "efficace", même en restant sous le choc de son dénouement brutal (qui, dans l'extraordinaire enchaînement de ses causes lui-même, est d'une logique imparable, du point de vue de l'écriture comme de l'esthétique).

    Mais je ne dois pas saluer ici uniquement Pablo Trapero : Martina Gusman et Ricardo Darin sont admirables.

     

    carancho00.jpgCARANCHO

    de Pablo Trapero

    (Argentine / 107 mn / 2010)

  • Incendies

    incendies1.jpg

    ****

    Première séquence. Dans un pays non défini du Proche-Orient, un groupe de gamin se fait tondre les cheveux par des hommes en armes. Ralenti et musique de Radiohead (You and those army) à l'appui. Un film qui débute comme un clip pour Amnesty International peut-il s'en relever ? S'il fait preuve par la suite de plus d'adresse narrative et de pertinence stylistique, sans doute que oui... Mais ce n'est vraiment pas le cas d'Incendies.

    En remettant dans son cabinet québécois à deux jumeaux (fille et garçon), conformément au testament de leur mère, deux lettres cachetées destinées l'une à un père qu'ils croyaient mort, l'autre à un frère dont ils ignoraient l'existence, personnes qu'ils doivent retrouver par leurs propres moyens et sans aucun indice de l'autre côté de l'Atlantique, le brave notaire leur avoue que la démarche est un peu spéciale et très inhabituelle. Et encore ! cette entrée en matière n'est rien au regard de ce que l'enquête des deux jeunes gens et l'illustration parallèle de l'histoire de leur mère vont révéler. En effet, le récit qui suit ne va jouer que sur l'exceptionnel puis l'impensable, progressant par paliers et enfonçant une à une les portes de la vraisemblance. Dès que la quête est entamée, chaque rencontre entraîne un rebondissement et le moindre personnage croisé prend une importance démesurée par la place qu’il tient dans la mécanique du scénario.

    La position que Denis Villeneuve assigne au spectateur est problématique. Par rapport aux personnages principaux, elle varie constamment : tantôt nous sommes en avance sur eux, en train de guetter leurs réactions, tantôt nous sommes en retard, comme lorsque la fille se rappelle de sa mère, tantôt nous sommes au même point, pour entendre par exemple la révélation finale. La construction, alternant deux temporalités différentes, se veut ambitieuse mais n’est en fait qu’une lourde machinerie mal conduite par un cinéaste nous infligeant des renvois et des raccords d’une terrible lourdeur (notamment pour passer de l’histoire de la fille à celle de la mère et inversement).

    L’usage du numérique et la prédilection pour le gros plan semblent un choix de mise en scène intéressant mais nous nous apercevons vite que cela sert avant tout à pointer dans la séquence le détail signifiant qui facilitera le travail du spectateur : une croix en pendentif mise en valeur lorsqu’il faut traiter des tensions religieuses, une marque sur le talon pour reconnaître un enfant qui a grandi… L’incroyable bouleversement final est illustré à l’écran pas moins de quatre fois à la suite, dans quatre séquences successives, en quatre lieux différents : une réponse très troublante faite au frère qui commence à nous faire réfléchir, un dialogue entre les deux jumeaux autour d’une formule très parlante, un flashback explicatif sur la mère, et enfin, au cas où, sur un plan de paysage, un retour en voix off de l’homme qui avait formulé la réponse initiale et qui re-assène la vérité. Ajoutons qu’à peine plus loin, pour faire bonne mesure et être vraiment sûr que tout le monde ait suivi, la remise de deux lettres permet encore la redite. Ainsi, tout, dans Incendies, est surligné, les deux récits ne paraissant parfois exister que pour se valider l’un et l’autre (la preuve par l’image). Aucun effort ne nous est demandé, nous devons juste être réceptifs à l’émotion.

    Il y a pourtant, à mi-chemin, dix minutes assez belles, quand Villeneuve se calme un peu au niveau du sens à donner à chaque geste, chaque parole, quand les deux errances, celles de la mère et de la fille se répondent, quand seuls sont filmés leurs déplacements. Il y a pourtant un excellent gag, en un plan de quatre ou cinq secondes, construit à partir du portique de sécurité d’un hôtel, gag qui, pour une fois, dit tout avec rien. Il y a pourtant cette mort qui rôde et qui touche en premier lieu les enfants. Il y a pourtant ces deux beaux visages d’actrices.

    Mais le mélodrame viscéral est trop plombé et trop ahurissant, l’appel à la tragédie antique trop contrarié par l’approche réaliste de la mise en scène. Au-delà de l’acteur Rémi Girard, le québécois Denis Villeneuve n’a emprunté à son compatriote Denys Arcand que ses défauts et bizarrement c’est plutôt à un Alan Parker des années 2010 qu’il fait alors penser.

     

    incendies00.jpgINCENDIES

    de Denis Villeneuve

    (Canada - France / 123 mn / 2010)

     

  • Un conseil

    postmortem00.jpgAujourd'hui sort en salles le film chilien de Pablo Larrain, Santiago 73, post mortem, dont je vous ai causé en novembre dernier, ici-même. C'est exigeant, provocateur, lent, rude et froid, bref c'est tout à fait remarquable. Dès que vous en aurez fini avec Rien à déclarer, courez-y !