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Cool la musique agréablement funky et rétro (nous sommes bien dans un remake) de David Holmes, agrémentée de pincées de Handsome Boy Modeling School, Quincy Jones ou Elvis Presley. Résultat d'un mood assez proche de celui de Tarantino (entre le pastiche, l'hommage, le clin d'œil et le pur fun), elle s'avance toutefois de manière moins tambourinante (et s'il faut comparer, nous pouvons dire cela de toutes les composantes du film).
Cool le casting. Les cinq stars, George, Brad, Matt, Andy et Julia, font le job, c'est-à-dire qu'elles ne donnent pas l'impression de faire grand chose d'autre qu'être là, ce qui s'avère la plupart du temps suffisant puisque les "présences" sont évidentes et les personnages clairement dessinés. Derrière eux, les featuring sont aussi agréables, mention spéciales aux "vieux", Carl Reiner, dont le cœur est prêt à flancher à tout moment (occasion d'une jolie petite manipulation du cinéaste qui nous fait croire que le malaise du personnage, au plus fort du suspense, est réel et non feint), et Elliott Gould, en "parrain" d'un mauvais goût réjouissant (un peu gay, peut-être).
Cool le décor de Las Vegas, rendu par Soderbergh plus élégant qu'il n'est certainement. La remarque peut s'étendre à l'apparence des personnages : même les aspects les plus bling-bling n'attirent pas les quolibets du spectateur.
Cool la mise en scène, le cinéaste faisant preuve d'un flow ondoyant et chaleureux. Le montage et les mouvements d'appareil sont vifs sans excès, le rythme, égal, est assuré d'un bout à l'autre de ces presque deux heures d'horlogerie, le film est hautement musical, aussi bien dans ses transitions que dans ses morceaux de bravoure, l'humour est bien dosé, l'accumulation des péripéties défie la vraisemblance avec un grand smile.
Nevertheless, trop de cool peut aussi, sinon tuer le cool ou couler le truc, au moins coller le trouble. Ce n'est pas désagréable cette coolitude au carré (et on ne peut pas parler non plus "d'ennui") mais on en sort avec l'impression que le film a glissé sur nous comme le surfboard sur la vague océane. Aucun effort n'est réalisé pour placer des choses derrière la surface, dans la profondeur. Si l'opération qui est détaillée ici est éminemment complexe (et si elle impose à certains des protagonistes de "jouer" plusieurs rôles), le récit, les caractères et les enjeux ne le sont guère. Catchy, brillant et amusant, Ocean's eleven, c'est l'histoire d'un casse spectaculaire, et seulement cela, ce qui en limite quelque peu la portée (y compris dans la filmographie de Soderbergh). Une phrase sortie par Clooney est symptomatique par la façon dont elle désamorce toute inquiétude ou tension future. Devant son pack, ses onze complices réunis pour la première fois, il lance la soirée par un "si vous voulez laisser tomber, il est encore temps : mangez un morceau et tchao, sans rancune". Alors je veux bien que l'on fasse un film criminel sans une goutte de sang (la seule blessure est purement accidentelle) et avec des gangsters sympas, mais bon, ça c'est quand même un peu trop cool. Isn't it ?
OCEAN'S ELEVEN de Steven Soderbergh (Etats-Unis, 116 min, 2001) ****
Réalisées en 1987 (la première) et en 1991 (la seconde), ces deux séries qui n'en font qu'une se placent donc pour Alain Cavalier entre Thérèse (1986) et Libera me (1993). L'inscription de ces 24 portraits dans l'évolution stylistique du cinéaste, leur importance dans son processus de réflexion sur la fiction et le documentaire, sur le rapport au personnage, au récit et à la technique, sont donc limpides.
L'un des tout premiers plans du premier film de la série montre les mains de "la matelassière" (les portraits sont titrés ainsi par le métier qu'exerce chacune des femmes rencontrées par Cavalier) et il est emblématique. Le cinéaste affectionne en effet ces cadrages sur des parties du corps ou bien sur des objets vus de près, posés sur des tables, des fonds unis qui épurent. Et de manière aussi simple qu'il filme, il parle sur ces images-là pour situer. Pour nommer précisément, aussi. Il a choisi de ne filmer que des femmes, souvent âgées et travaillant "à l'ancienne". L'une de ses motivations est d'enregistrer leur présence, de laisser une trace.
Ces femmes, il les filme à l'ouvrage, expliquant ou leur demandant d'expliquer leurs gestes. Et face à elles, il fait, lui aussi, son métier, il montre que, cinéaste, c'en est un. On remarque, au fil des portraits, la tentation, de moins en moins contenue, de Cavalier d'entrer dans le cadre et d'y faire entrer ses deux accompagnateurs (son et image). Mais même dans la première série, où il ne donne pas à voir de reflets de lui et son équipe restreinte, il rend compte de la fabrication par la voix et les choix de montage. Il peut très bien, par exemple, demander à son opérateur un fondu au noir ou un panoramique (ce qui ne va pas sans quelques hésitations ou erreurs). Il peut demander le clap. Il peut "diriger", en demandant qu'une tête se redresse, qu'une phrase soit redite, qu'une musique soit jouée dans la pièce ou qu'un objet soit montré.
Deux métiers sont donc face à face, rendant encore plus passionnante la présentation. L'un enrichit l'autre : à un moment, Alain Cavalier se demande à voix haute ce qu'il va pouvoir tirer de ces portraits pour réaliser ses films suivants et, en même temps, il espère que l'expérience a plu à ces femmes filmées. Sans attacher moins d'attention à elles, il parle de plus en plus de lui et de son passé.
24 portraits, ce n'est donc pas "Nos beaux métiers d'autrefois". Ce sont des mains et des visages de femmes (Cavalier avoue d'ailleurs que le visage est sa préoccupation première), filmés alternativement. Et par-dessus, se déroule leur parole. Cavalier les fait parler pendant le travail et passe sans cesse des questions sur ce sujet à celles plus personnelles. Ces dernières arrivent comme à l'improviste (sans jamais paraître irrespectueuses) et portent sur les enfants, les maris ou la solitude. Elles sont simples mais peuvent ouvrir des vannes.
Au début de cette année, Ludovic Maubreuil a proposé depuis son blog l'un de ces questionnaires cinématographiques dont il a le secret, consacré cette fois-ci au cinéma qui se/nous regarde. Voici mes réponses, qui s'ajoutent à celles déjà nombreuses collectées par l'auteur de l'indispensable Cinématique.
*****
1) Avez-vous déjà accroché chez vous une affiche de film ?
Ma chambre d'adolescent était tapissée de posters pop et un pan de mur était dédié aux petites fiches cinéma que l'on trouvait dans le magazine Première mais la première véritable affiche que j'y ai punaisé est celle des Ailes du désir de Wim Wenders (œuvre de Guy Peellaert), film ayant été pour moi, avec une poignée d'autres entre 85 et 87, déterminant.
2) Quelle affiche, placardée à l'intérieur d'un film, préférez-vous ?
Celles qui menacent un Griffin Mill (Tim Robbins) mal embarqué dans The Player de Robert Altman.
3) Avez-vous une salle de cinéma régulière ?
Enfant et adolescent périgourdin, le Cinéma Louis Delluc de Nontron, là où tout a commencé. Etudiant bordelais, le Cinéma Jean Vigo, aujourd'hui fermé, là où j'accumulais. Depuis une quinzaine d'années, le Cinéma Jean Eustache de Pessac, là où tout continue.
4) Quelle salle de cinéma, présente dans un film, préférez-vous ?
Celles où s'opèrent des passages insensés (La rose pourpre du Caire, Sherlock Junior) ? Mais je dois reconnaître que leur topographie reste floue dans mon souvenir. Celle où est décrite le plus précisément l'activité du cinéphile (Les sièges de l'Alcazar) ? Mais l'histoire contée, située dans les années cinquante, est un peu trop lointaine de ce que nous vivons ici et maintenant. Je mentionnerai alors une autre salle, qui m'a beaucoup marqué bien que s'y déroulent des choses souvent peu attirantes de mon point de vue, que l'ambiance y soit plutôt à la fin du monde et que le film qui la prend comme son lieu unique ne soit pas le meilleur de son auteur : celle de Goodbye Dragon Inn de Tsai Ming-liang.
5) Avez-vous un souvenir marquant dans une salle de cinéma, n’ayant pas de rapport avec le film projeté ?
Nous étions deux dans la salle, une jeune femme s'étant installé quelques rangs derrière moi. Le film s'appelait Taxidermie. Lorsqu'il commença, je me dis que le réalisateur était particulièrement audacieux de déformer son image de cette façon. Cependant, le doute arriva avec les premiers dialogues, dénués de sous-titres. Je réalisai alors qu'il s'agissait bel et bien d'un problème de format de projection. Parlant trop mal le hongrois pour pouvoir suivre de cette façon, il fallait donc que je signale le souci à l'accueil. De retour dans la salle, en attendant que les choses se remettent en ordre, je pus entamer une agréable conversation avec la charmante jeune femme, conversation qui fut malheureusement stoppée par la reprise du film. Pour cette raison peut-être, Taxidermie me déplut fortement.
6) Avez-vous déjà assisté à un tournage ?
Non. Je suis généralement très peu attiré par les secrets de cuisine.
7) Qu’avez-vous filmé dont vous soyez le plus satisfait ?
Quelques bêtises entre amis, des instants familiaux... Rien que du privé.
8) Avez-vous une anecdote véridique à nous conter, vous mettant en scène avec une personnalité du cinéma ?
J'ai bien croisé, au hasard de quelques festivals locaux, une poignée de personnalités mais je ne vois rien qui relève de l'anecdote à conter.
9) Quelle personnalité du cinéma aimeriez-vous rencontrer pour nourrir une telle anecdote ?
Je m'imagine assez peu converser avec de très grands cinéastes ou acteurs admirés. Mais évidemment, si Juliette Binoche...
10) Quel est le personnage cinématographique le plus proche de ce que vous êtes, ou de ce que vous avez été ?
Aucune idée. Mais bien plus jeune, dès que j'adorais un film, je pensais que le héros avait quelque chose à voir avec moi. A la fin du lycée, je croyais ainsi être très proche du personnage d'Hippolyte Girardot dans Un Monde sans pitié (ma fréquentation, à ce moment-là, d'une fille portant le même prénom que Mireille Perrier dans le film n'arrangeant pas les choses).
11) Avez-vous une quelconque ressemblance physique avec une actrice ou un acteur ?
Il y a six ou sept ans, une soirée un brin animée me vit surnommé par mes amis "Jim Carrey". Je grimace cependant beaucoup moins.
12) Apparaissez-vous réellement dans un film ?
Non.
13) Quel regard-caméra vous a le plus touché ?
Le premier me venant à l'esprit est, sans originalité aucune, celui de Jean-Pierre Léaud sur la plage des 400 coups. Mais, un autre, tout de même plus récent, m'a particulièrement interpellé :
14) Quelle séquence en caméra subjective vous a le plus marqué ?
Celle de Docteur Jerry et Mister Love, qui permet à Jerry Lewis de jouer sur tellement de niveaux (du comique au référentiel)...
15) Existe-t-il un remake que vous appréciez ?
En laissant de côté le cinéma classique américain qui, de Lang à Hitchcock en passant par Cukor ou McCarey, a pu en proposer de remarquables (parfois même des auto-remakes), je ne peux m'empêcher de rappeler que je fus l'un des rares à avoir défendu, ici-même, Le Deuxième souffle d'Alain Corneau.
16) Un que vous détestez ?
La Planète des singes de Tim Burton me semble doublement affligeant : en le comparant avec l'original de Franklin J. Schaffner et en remarquant qu'il inaugure pour le cinéaste d'Edward aux mains d'argent une décennie affreuse.
17) Quelle est votre image ou séquence favorite parmi celles faisant allusion, au sein d’un film, à un autre film ?
Pour répondre de manière légèrement détournée, je citerai le cas particulier de l'insertion d'images tirées d'un film ancien pour évoquer le passé d'un personnage à l'écran. Ainsi, je fus particulièrement touché de voir apparaître le Terence Stamp du Poor cow de Ken Loach dans L'Anglais de Steven Soderbergh et les Ariane Ascaride et Gérard Meylan de Dernier été dans La ville est tranquille de Robert Guédiguian.
18) Citez votre scène préférée parmi celles utilisant un miroir
Parmi les innombrables, qu'elles soient érotiques (Eyes wid shut, L'insoutenable légèreté de l'être), mystérieuses (Mulholland drive), horrifiques (La mouche), comiques (Dans la peau d'une blonde), je peux revenir vers les "fondamentaux" en me rappelant le choc que produisit sur moi, alors que je n'étais pas encore "cinéphile", une séquence du Sang d'un poète de Jean Cocteau.
19) Avez-vous le souvenir d'une apparition involontaire de l'équipe de tournage à l'image ?
Les reflets sur les vitres de la maison du Garçu de Maurice Pialat.
20) Quelle est votre préférence parmi les actrices/acteurs ayant joué plusieurs rôles dans le même film ?
Peter Sellers jouant le Capitaine Mandrake, le Président Muffley et le Dr. Strangelove (mais malheureusement pas le Major Kong, comme cela était initialement prévu) dans Docteur Folamour de Stanley Kubrick.
21) Quel est pour vous le meilleur interprète d’un personnage traité à plusieurs reprises dans l'histoire du cinéma ?
Max Schreck en Nosferatu/Dracula dans le Nosferatu de F.W. Murnau.
22) Parmi les cinéastes ayant fait l’acteur chez les autres, qui mérite d'être retenu ?
Certainement Orson Welles. Mais j'apprécie énormément John Huston chez Roman Polanski (Chinatown) ou Richard C. Sarafian (Le convoi sauvage). Qu'aurait donné l'inachevé The other side of the wind, tourné par Welles et joué par Huston au début des années soixante-dix ?
23) Quelle apparition d’un réalisateur dans son propre film vous semble la plus mémorable ?
Furtive mais tout à fait "signifiante" me semble être celle de Martin Scorsese dans cette scène de l'étourdissant After hours :
24) Quel est à vos yeux le plus grand film sur le cinéma ?
Du muet à aujourd'hui, de la grosse production au journal intime, bref, de Show people à Pater, il existe tant de films, parmi les plus grands, parlant plus ou moins directement du cinéma qu'il n'est guère évident d'en distinguer un. Je choisirai donc un cinéaste ayant créé presque à chaque coup des œuvres que l'on pourrait qualifier de "métafilms", un cinéaste nous ayant montré à maintes reprises et simultanément la machinerie du cinéma et la magie qu'elle peut produire... Federico Fellini et 8 1/2.
Sur la côte picarde, Sylvian rencontre deux belles touristes, une mère et sa fille. Se liant à elles, il va passer quelques précieuses journées estivales en leur compagnie.
L'air de famille rohmerien d'Un monde sans femmes est évident. Pour ne pas écraser Guillaume Brac, son réalisateur, disons qu'il se place dans une continuité contemporaine, qu'il prolonge à sa façon les beaux films de plage de Rohmer. Mais plus que le décor ou la mise en scène, c'est la construction du scénario qui permet de faire ce rapprochement. Au fil du récit, peu à peu, se dégage une logique que l'on qualifierait d'implacable si le naturel n'était pas préservé de bout en bout par le cinéaste. Car Un monde sans femmes possède la forme d'un conte moral : la situation de départ est précisément posée (un jeune homme du coin, solitaire, une jeune mère séduisante et une fille de 17 ans plus discrète mais tout aussi charmante), l'évolution des rapports entre les trois personnages est finement observée et mise en relief par quelques interventions extérieures, le dénouement, bien que pudique, "dit" les choses, la mise en scène garde sa ligne claire....
Le lien avec Rohmer (d'autres ont aussi évoqué Rozier) ne gêne pas, au contraire, et on peut tout autant évaluer ce qui diffère entre ces deux cinémas (les dialogues par exemple, plus directs, plus simples, moins littéraires chez Guillaume Brac). Surtout, cette réflexion ne vient qu'après coup, après avoir été grandement touché par cette éclaircie que provoque cette irruption féminine dans un univers masculin plutôt replié, cette éclaircie que provoque ce (premier) film. Chose étonnante, qui doit autant à l'écriture qu'à l'interprétation (formidable trio Vincent Macaigne, Laure Calamy, Constance Rousseau), les personnages apparaissent, dès le début, avec leurs défauts en avant, ou en tout cas, aussi visibles que leurs qualités (gaucherie un peu lourde dans l'humour de l'un, exubérance parfois gênante de l'autre, distance renfrognée de la troisième). Cela pour mieux nous les rendre attachants.
Brac est avec eux, comme avec ce qui constitue leur environnement (la station balnéaire, les autres personnages locaux), sur le fil, tenant un merveilleux équilibre. Il invente un suspense sentimental et parvient miraculeusement (dans le sens où l'on s'étonne de "marcher" une nouvelle fois à ce genre de situation) à nous faire redouter, de la part de Sylvain, de Patricia ou de Juliette, le mot de trop, le geste déplacé ou le refus cassant, à nous faire éprouver la fébrilité de l'instant, à nous faire guetter les moments de bascule où tout se décide. Pour atteindre ce but, Brac devait trouver le juste tempo (parlant de rythme, soulignons la belle scène de danse en boîte de nuit, le type même de séquence souvent salopée par les réalisateurs français) et faire preuve d'honnêteté dans la construction des personnages. Cette honnêteté se révèle notamment à travers les touches comiques qui parsèment le film. Les gens qui vivent sur l'écran, que ce soit le temps d'une seule scène ou bien pendant toute la durée, véhiculent un humour qui semble toujours leur appartenir en propre, qui n'est pas plaqué mécaniquement par un auteur tout puissant.
Un monde sans femmes révèle un cinéaste français qui réhausse le quotidien le plus simple, le plus prosaïque, le "déjà-vu", en quelque chose de discrètement déchirant (cette parenthèse ensoleillée prend place dans la grisaille du reste de l'année, jamais montrée, tout juste perceptible). Ce film est une sorte de trésor caché, à l'image même du personnage de Juliette, celui qui passe en fait au premier plan, qui au début restait au fond de l'appartement, qui ensuite marchait derrière lors de la pêche aux crabes, mais qui finit par prendre ses "responsabilités narratives" à la faveur d'un instant déterminant, un soir en boîte (trois fois rien en apparence, un simple regard mais qui provoque un total et définitif changement de point de vue, un renversement très touchant).
UN MONDE SANS FEMMES de Guillaume Brac (France, 58 min, 2012) ****
Le synopsis tient en quelques mots : "Dix-sept caméras haute définition suivent Zinedine Zidane pendant 90 minutes au cours du match Real Madrid - Villarreal CF le 23 avril 2005". Le film de Gordon Douglas et Philippe Pareno, sorti en salles en 2006, tient plus de l'art contemporain que du reportage pour Téléfoot et on imagine l'effroi qui a du saisir certains spectateurs ayant choisi de passer une heure et demie avec leur idole et se retrouvant à subir cette vision hyper-fragmentée et ces recherches visuelles et sonores assaisonnées de post-rock.
Au moins, n'ont-ils pas pu nier qu'ils n'avaient, sauf à l'avoir cotoyé, jamais été aussi près de leur "Zizou". Braquant les caméras et les micros sur lui, exclusivement, au point de faire des Ronaldo, Roberto Carlos, Beckham, Raul ou Figo qui l'entourent juste des apparitions, des silhouettes traversant le cadre, et de ne proposer qu'à quatre ou cinq reprises un plan général expliquant l'action, les réalisateurs ont cherché à faire une œuvre toute en "sensations". De ce point de vue, l'expérience est stimulante, même si sa durée peut être, pour beaucoup, rédhibitoire. Pendant 90 minutes, nous avons réellement la sensation physique de l'effort : la sueur coule, la respiration est difficile, les crachats sont nécessaires.
Toutefois, Douglas et Pareno ne se sont pas contentés de cette approche "hyper-réaliste" de type "loupe Canal +". Ils ont également tenté d'épouser l'état d'esprit du joueur en cours de match et de trouver des équivalences esthétiques à cet état. Dans ce but est travaillée non seulement l'image (le montage est très vif, très destabilisant dans les premières minutes, la fragmentation du temps et de l'espace effaçant tout nos repères par rapport au terrain et à ce qui s'y passe en dehors du petit espace occupé par Zidane), mais également le son. Se mêlent, ou bien alternent, par un mixage audacieux, radical, bruits d'ambiance du stade, souffle ou mots sortant de la bouche du joueur, bruit du ballon ou des chocs avec les adversaires. Parfois même, une bande son totalement externe se superpose : celle d'une partie de foot entre gamins par exemple. Cette irruption nourrit bien sûr la réflexion sur le jeu, comme le font quelques propos de Zidane s'incrustant de temps à autre au bas de l'image. Footballeur, ce métier est décidément étrange : le sport, l'effort, le jeu, l'enfance...
La musique du grand groupe écossais Mogwai m'a toujours semblé en lien étroit avec l'enfance. Plus exactement, ses peurs, ses angoisses. Elle est surtout, bien sûr, atmosphérique. Disant cela, il faut tout de suite préciser que le terme inclus l'orage, sa menace et son déchaînement. Le choix des cinéastes de faire appel à ces musiciens est d'une cohérence totale. Tout d'abord, ils étaient eux aussi, à l'époque, "numéro un". Ils étaient en effet réputé pour être ceux qui faisaient les concerts les plus bruyants. Ensuite, ils sont aussi peu prolixes que Zidane (qui, on s'en aperçoit ici, parlaient aussi peu sur le terrain qu'en dehors, ne lâchant guère plus que les indispensables "Va, va, va !", "Ahi ! Ahi !" et autres "Hey !" (*) à ses partenaires), signant essentiellement des morceaux instrumentaux. Enfin, comme je l'ai dit, ils installent un climat.
Et un climat, ça joue sur le mental. Collant la forme de leur film à l'évolution mentale de Zidane durant la rencontre, les cinéastes nous font passer par tous les états, bien aidés par la dramaturgie de la soirée. En effet, peu avant la pause, c'est Villareal qui ouvre le score sur la pelouse de Madrid, équipe qui, ainsi menée, commence à douter. Pour preuve ce début de deuxième mi-temps de Zidane qui semble presque perdu, le film (et notre esprit) semblant s'égarer avec lui par la même occasion. Finalement, l'égalisation arrive grâce à Ronaldo et surtout un fabuleux débordement sur la gauche de... Zizou. Et peu après, la délivrance est là, avec un deuxième but marqué par les Merengues. Mais ce n'est pas tout. Alors que la fin approche, une chamaillerie concerne plusieurs joueurs, Zidane déboule en trombe, s'échauffe avec un adversaire et l'arbitre lui sort le rouge. Sortie du génie, seul, sous les applaudissements. La fin de carrière est proche (ce sera un an plus tard). Les réalisateurs ne pouvaient rêver mieux pour leur dernier plan que cette silhouette qui quitte le rectangle vert pour rejoindre les vestiaires.
Zidane, un portrait du XXIe siècle ennuie de temps en temps et laisse parfois perplexe (le collage d'images en guise de mi-temps, glanées dans le monde entier et datées du même jour que le match : petite et grande histoire mêlées, comme le foot, soit, mais encore...) mais il intéresse et "interpelle" physiquement. Il n'amènera aucun anti-foot à réviser sa position et n'éclairera en rien ceux qui ne connaisse pas les règles ni les enjeux. Mais bon, ça, on s'en cogne. On a regardé pendant tout un match, de façon inédite, un sacré putain de grand joueur...
(*) : Pour les non-hispanophones, successivement "Allez, allez, allez !", "Là, là !" et "Hé !"
ZIDANE, UN PORTRAIT DU XXIe SIÈCLE de Gordon Douglas et Philippe Pareno (France, 90 min, 2006) ****
"Non, je ne voudrais pas faire les films qu'a faits John Huston dans les trente dernières années de sa vie. J'ai l'impression que, désormais, chaque mauvais film annule le bénéfice de trois bons et je veux garder de bonnes stats !" dit Quentin Tarantino dans le dernier Télérama. Django unchained annule donc la moitié de sa carrière puisqu'il n'a tourné jusqu'à présent que sept films. Dans le même temps (sur vingt ans), les autres grands réalisateurs américains qui peuvent lui être comparés (par l'âge, le goût pour les genres populaires et le statut d'auteur jamais remis en cause) tenaient une toute autre cadence : Joel et Ethan Coen en signaient onze, Tim Burton douze, Steven Soderbergh vingt et un.
Sortir un film tous les trois ans assure à Tarantino le maintien de l'étiquette "culte" scotchée sur son dos et lui donne l'impression de pouvoir étirer sur presque trois heures l'histoire sans intérêt de son Django sans que personne ne sourcille. Or, à mes yeux, cette fois-ci, il s'écroule. A tous points de vue.
Tarantino, cinéaste de la parole. Jamais ses dialogues n'auront à ce point plombé le récit. Ici, ils paraissent en effet interminables. D'une part, ils rendent le cynisme du personnage du Dr Schultz et la prestation de son acteur Christoph Waltz irritants au possible (et Di Caprio poursuit son travail sur le chemin scorsesien sans être, malheureusement, dirigé par le réalisateur des Infiltrés). D'autre part, contrairement à ce qu'il se passait dans les précédents films du cinéaste, ils sont totalement dépourvus d'enjeu : ni vraiment digressifs, ni vraiment utiles dramatiquement (ne s'y opère aucun retournement, aucun changement de point de vue). Il ne leur reste alors plus qu'à tourner inlassablement dans les bouches, à la grande auto-satisfaction de leur auteur.
Tarantino, cinéaste déstructurant. Le récit est déroulé de façon linéaire, sans aucune surprise. Quelques flash-backs parfaitement attendus et de timides flash-forwards font une moisson bien maigre pour supporter l'alternance morne de séquences parlées et de séquences saignantes.
Tarantino, cinéaste de la violence. Décidément, Django unchained confirme ce qu'Inglourious basterds laissait penser : la violence qui s'étale fonctionne dorénavant de la manière la plus simpliste et la plus basse qui soient. Lorsqu'elle est l'œuvre des salauds, elle sert à choquer le spectateur. Lorsque les héros y ont recours, elle le lie, par le clin d'œil, à leur vengeance et lui propose d'en jouir. Parfois, le cinéma de genre a bon dos...
Tarantino, cinéaste du jeu historique. Voilà qui est nouveau depuis Inglourious, et ce n'est, à mon avis, pas du tout une bonne nouvelle. Il y a trois ans, il flinguait Hitler. Cette fois-ci, il venge les Noirs américains de décennies d'esclavage (mais par l'intermédiaire, bien sûr, d'un guide, presque un surhomme). Soit, je peux, à la rigueur, l'admettre, tout en précisant bien que Tarantino la joue facile, sans risque moral aucun, en toute bonne conscience. Mais ce qui m'agace profondément dans ce film, au delà de sa violence orientée, de sa longueur inadaptée et de son manque de stimulant narratif, c'est que, si il est pensé comme un hommage que j'imagine sincère au western italien, il l'est aussi comme instrument servant à faire la leçon au cinéma classique américain, de D.W. Griffith à John Ford. Nul doute qu'il y ait matière à interroger certains aspects de ce cinéma-là, mais à travers ce Django unchained et le discours qui l'accompagne, Tarantino le rejette sans aucun discernement, bien confortablement installé en 2012.
DJANGO UNCHAINED de QuentinTarantino (Etats-Unis, 165 min, 2012) ****
C'est un premier long métrage assez impressionnant dans sa manière de donner à voir un microcosme qui devient, par l'ampleur de la mise en scène, l'univers entier. Il n'est toutefois pas sans défaut, ce qui l'empêche d'atteindre par exemple le niveau des deux premiers Terrence Malick, modèle avoué de Benh Zeitlin. Ces quelques scories ne gâchent pas le plaisir si l'on veut bien considérer qu'elles sont la conséquence de la fougue du réalisateur. Mais celui-ci abuse, en particulier dans la dernière partie, des plans programmés pour l'émotion, des champs-contrechamps au bord des larmes, des photos de groupe bien soudé. Par ailleurs, pointant sa caméra sur la Louisiane et ses catastrophes, s'il repousse au maximum, à bon escient, les instants de confrontation (et leur cortège de justifications et d'explications) entre la communauté quasiment coupée du monde qui capte toute son attention et la ville et ses institutions à côté, le message politique qu'il fait passer n'en pèse pas moins son poids à la suite des choix dramatiques de la fin du film.
Mais l'essentiel n'est pas là. La grande affaire des Bêtes du Sud sauvage, c'est la création perpétuelle d'un monde, celui, étrange, dur et merveilleux, de la petite Hushpuppy, fillette nous servant de guide et portant tout le récit sur ses épaules. Sur ce plan-là, la réussite de Zeitlin est totale. Ce parti-pris du point de vue exclusif fait d'abord passer la tarte à la crème de la caméra portée, fiévreuse et pugnace. La technique, que l'on ne pensait pas a priori parfaitement adaptée ici, s'avère finalement performante pour rendre la présence de ce formidable paysage du bayou et pour opérer une fragmentation de ce monde. Fragmentation qui est pourtant remise en ordre par le regard d'Hushpuppy qui effectue comme une recomposition sous forme de puzzle "libre" et harmonieux. Menés par elle, nous sommes donc soumis aux décrochages de la réalité, aux rêveries, aux pertes de repères. Les allers et retours entre la vie et la mort, les enroulements du temps, assurés de manière très fluide, parviennent à nous faire accepter le conte et également à nous toucher lorsqu'ils concernent ce rapport entre un père et sa petite fille. Ce sont ces accidents de la ligne narrative, ainsi que ces échanges-disputes s'étirant régulièrement jusqu'à l'explosion vivifiante des corps (bander ses muscles et crier pour montrer que l'on va survivre à tout), qui émeuvent, plus que les excès de mélo pointant ça et là.
LES BÊTES DU SUD SAUVAGE de Benh Zeitlin (Beasts of the Southern wild, Etats-Unis, 92 min, 2012) ****
Se souvenir des Contes cruels de la jeunesse, des Plaisirs de la chair, de L'empire des sens, de L'empire de la passion, de Furyo, de Max mon amour et de Tabou
et voir un jour, enfin, Nuit et brouillard du Japon, La pendaison, Le journal d'un voleur de Shinjuku, Le petit garçon, Il est mort après la guerre, La cérémonie...
Source couvertures Positif et La Revue du Cinéma : Calindex
Cent quarante femmes à accompagner jusqu'à la Californie de 1851 pour un périple de trois mois, à travers rocailles, étendues désertiques et territoires indiens : voici la mission assignée à Buck Wyatt par son ami Roy, propriétaire d'un vaste ranch où ne s'affairent que des pionniers célibataires. Ces femmes, elles sont résolues à tout quitter, pour des raisons restant enfouies la plupart du temps, et à refaire leur vie auprès d'un mari choisi d'après un simple photographie.
Convoi de femmes, avant de réunir, ne fait que séparer bien nettement. Les femmes d'un côté, les hommes de l'autre. Les migrantes et les quelques cowboys qui les escortent sous les ordres de Buck ont l'interdiction absolue de s'approcher de trop près les uns des autres. Le mur ainsi dressé entre les deux groupes donne à voir de manière fascinante cette différence entre les sexes (différence que Buck ne pensera longtemps qu'en termes de domination, de force et de faiblesse). Ce mur ne fait aussi, bien sûr, qu'exacerber les désirs, tant l'interdit est énorme et intenable.
Ce principe posé à partir d'un argument déjà fort original à nos yeux, il ne peut se passer que des événements sortant de l'ordinaire, ainsi que des épreuves absolument terribles. Wellman, qui fond littéralement ses personnages dans le décor bien réel de pierre, de sable ou de boue, qui épure jusqu'à sa bande son dénuée de musique (ce sont les bruits des chariots, des coups de feu ou de fouet, des femmes qui chantent des berceuses, qui aident à accoucher et qui s'exclament, ce sont tous ces bruits qui font la musique la musique du film), n'épargne rien au spectateur des effrayants coups du sort. Buck avait prévenu : pour ramener cent femmes, il fallait partir avec un tiers de plus afin de prendre en compte les pertes. Personne, alors, n'est à l'abri. En un éclair, tel personnage auquel le récit semblait s'attacher particulièrement peut disparaître et la jeunesse ou l'amour ne met nullement à l'abri. La sècheresse de la mise en scène rend ces coups de tonnerre saisissants. Ils seraient mélodramatiques si le cadre westernien et l'avancée perpétuelle des membres du convoi n'empêchaient de s'apesantir dessus. Wellman ne fait pas de concessions. La violence et la dureté des événements qu'il choisit de traiter, la tension qu'il instaure, l'intransigeance et la droiture qu'il prête à ses personnages sont tels que les touches humoristiques, les plaisirs de la pause, les attendrissements passagers, n'apparaissent jamais comme des facilités mais comme des moyens d'enrichir la fresque, d'y glisser toutes les contradictions de la vraie vie.
Remarquablement mis en images, alignant les plans noirs et blancs travaillés dans toutes leurs dimensions, Convoi de femmes est l'un des plus beaux et surtout l'un des plus émouvants westerns qui soient.
CONVOI DE FEMMES de William Wellman (Westward the women, Etats-Unis, 118 min, 1951) ****