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  • The Master

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    Filmer alternativement l'intime et le lointain, les charger chacun de la même intensité et décupler celle-ci lors du passage, brutal ou progressif, de l'un à l'autre, voilà la grandeur du cinéma de Paul Thomas Anderson. Pour The Master, il part d'un sujet simple (la rencontre d'un soldat traumatisé par la guerre et d'un guide spirituel développant une secte), d'une histoire anti-spectaculaire, et les ouvre à de multiples possibilités et ambiguïtés par l'ampleur de sa mise en scène.

    Il fait reposer son récit sur deux piliers, deux personnages s'opposant et se complétant, deux personnages (et deux acteurs) qui en imposent. Pour autant, ce récit ne se réduit pas à cet affrontement-attirance. Des espaces sont réservés aux autres, qui enrichissent le tableau et l'éclairent tout autant. Ainsi, par exemple, la femme du "Maître" tire un autre fil : restant dans l'ombre, entravée par une grossesse, elle n'en garde pas moins son pouvoir et se tient comme un maillon essentielle de la chaîne, ininterrompue, de possession, de domination et d'influence.

    Dans The Master se mêlent le poids du réel et le flottement du songe (en point d'orgue : la scène des femmes apparaissant, ou étant véritablement, nues dans le salon) pour mieux créer un monde. La musicalité et la fluidité, caractérisant jusqu'aux sauts temporels et géographiques, rendent cette création possible et le montage, qui laissa aux dires du cinéaste quantité de matériel sur le côté, laisse s'installer en de multiples endroits le doute sur la réalité de l'image admirée.

    L'un des résultats les plus étonnants obtenus par Anderson est l'impression laissée d'un prolongement du grand classicisme hollywoodien à travers une démarche toute moderne, narrativement, esthétiquement (voyez comment sont rendues les années cinquante, sans aucun maniérisme photographique). Peut-être est-ce dû au don extraordinaire du cinéaste pour appréhender l'espace. Un espace qui peut s'ouvrir brutalement, à la faveur du franchissement d'une porte ou d'un collage entre deux plans d'échelle très différentes. Dans ce film, on s'approche et on s'éloigne, on entend des bribes de phrases égarées et des discours performants toujours portés par la singularité des corps, on nous donne du spectacle à partir de ce qui n'en est pas vraiment, on sent un appel d'air, un souffle impressionnant, dans le sillage d'un bateau.

    A mes yeux, Paul Thomas Anderson est devenu en quinze ans le meilleur cinéaste américain, signant avec The Master, de nouveau, une œuvre incroyable.

     

    Et, je vous l'avoue tout de go : faire du premier grand film de 2013 la dernière des "Notes sur quelques films" qui se sont accumulées ici depuis cinq ans et demi est pour moi une tentation si forte que j'aurai du mal à y résister...

     

    THE MASTER de Paul Thomas Anderson (Etats-Unis, 137 min, 2012) ****

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  • En couverture de(s) Cahiers/Positif

    Au moment où ce blog peine à trouver son second (ou troisième ou quatrième...) souffle, je publie avec plaisir un texte (lien ci-dessous) du Dr Orlof permettant de réactiver une série dont le précédent numéro remontait à août 2012. Souhaitons que ces lignes ne servent pas de conclusion tardive mais, au contraire, encouragent d'autres cinéphiles, "cahiéristes" ou "positivistes", à contribuer à leur tour...


    Une couverture à soi, un numéro fétiche


    #12, MA VIE EN REVUE(S) (Cahiers du Cinéma, n°458, juillet-août 1992)
    par le Dr Orlof
    "Je ne me souviens pas avoir ressenti un jour un choc précis en découvrant la couverture d’une revue de cinéma. Rien, du moins, qui aurait pu me faire adhérer d’un bloc à une communauté d’esprit ou à l’une de ces chapelles qui font le charme de l’histoire de la cinéphilie. Je dois même avouer que si l’aimable hôte de ces lieux ne nous avait pas expressément imposé un choix entre Cahiers du cinéma et Positif, j’aurais volontiers sélectionné aujourd’hui la couverture du n°45 de Mad Movies de Janvier 87..." (LIRE LA SUITE)

    #11, SPÉCIAL CARAX (Cahiers du Cinéma, supplément au n°448, octobre 1991)
    par Ludovic Maubreuil (ICI)

    #10, DES COUVERTURES ET TROIS COULEURS : LE BLEU ET LE NOIR, AVEC UN PETIT PAN DE JAUNE
    par Pascal Manuel Heu (ICI)

    #9, JAUNE ROHMER (Cahiers du Cinéma, n°322, avril 1981)
    par Buster (ICI)

    #8, LE VISAGE DE YUN JUNGHEE (Positif, n°595, septembre 2010)
    par Oriane Sidre (ICI)

    #7, UN PUBIS EN VITRINE (Positif, n°542, avril 2006)
    par Fabien Baumann (ICI)

    #6, DE CASINO À SCREAM ET DE MARTIN SCORSESE À SKEET ULRICH (Cahiers du Cinéma, n°500, mars 1996 / Cahiers du Cinéma, n°515, juillet-août 1997)
    par Phil Siné (ICI)

    #5, EN AVANT, JEUNESSE (Cahiers du Cinéma, n°204, septembre 1968)
    par Griffe (ICI)

    #4, JAMES STEWART, L'HOMME DE MAINS EN COUVERTURE (Cahiers du Cinéma, n°356, février 1984 / Positif, n°509-510, juillet-août 2003)
    par Vincent - Inisfree (ICI)

    #3, SANDRINE BONNAIRE, UNE FLEUR ROSE DANS LES CHEVEUX (Cahiers du Cinéma, n°353, novembre 1983)
    par Jean-Luc Lacuve (ICI)

    #2, LE DOSSIER EASTWOOD (Cahiers du Cinéma, n°674, janvier 2012)
    par David Davidson (ICI)

    #1, LE MASQUE D'ARGILE DE TIM ROBBINS (Positif, n°377, juin 1992)
    par moi-même (ICI)


    cdcpositifdbcouve.jpgA PROPOS DE CE PROJET :

    Il y a quelques mois de cela, alors que j'arrivais au bout de mon énumération en parallèle des couvertures de ces deux revues de cinéma sexagénaires que sont les Cahiers du Cinéma et Positif, me vint l'idée de prolonger l'expérience sous une autre forme, collective cette fois-ci. Toujours dans l'espoir d'aborder par la bande leur histoire, j'ai pensé qu'il serait possible de partir de quelques unes de leurs couvertures et de revisiter le contenu des pages qui les suivent pour dire à la fois ce qu'elles sont (ou ce qu'elles ont été) et ce qui nous lie (ou ce qui nous a lié) à elles. Que ce lien entre les lecteurs et ces deux titres soit récent ou immémorial, indéfectible ou coupé, il doit pouvoir être traduit en quelques mots et éclairer sur les apports et leurs mérites respectifs. Proposer des contributions aussi diverses que possible devrait ainsi permettre de dessiner des contours qui prendraient la forme d'un hommage, teinté, ou pas, de nostalgie.

    J'invite donc mes lecteurs, fidèles ou de passage, mes camarades blogueurs, et plus généralement toute personne intéressée qui serait assez familière avec l'une des deux revues pour posséder un numéro orné d'une couverture qui lui est chère, à me contacter (soit directement, soit par le biais des commentaires, soit par le lien "Me contacter" disponible au bas de ma colonne de droite) et à me transmettre un texte de son cru portant sur l'objet en question. Je me ferai alors un plaisir de le publier sur ce blog, afin d'alimenter une série dont la périodicité reste bien sûr à définir mais que j'espère assez longue. Je laisse bien évidemment aux auteurs le choix de la longueur de leur note, rappelant seulement que l'idée est de mettre en avant une couverture des Cahiers ou de Positif et d'aborder plus ou moins brièvement le contenu pour, idéalement, exprimer les raisons d'un attachement.

    En espérant que cette proposition retienne votre attention à vous, lecteurs, réguliers ou intermittents, anciens ou nouveaux, des Cahiers du Cinéma et/ou de Positif... (*)

     

    (*) : Les commentaires sous chaque page de contribution sont intentionnellement fermés. Ils restent en revanche ouverts, bien sûr, sous cette note mise à jour au fil des nouvelles publications. L'idée est de centraliser ces commentaires, d'une part, pour que les auteurs s'informent facilement de ce qui peut être écrit à leur propos, et, d'autre part, pour ne faire qu'un seul et unique fil de discussion.

  • The chaser

    On peut adresser un reproche à Na Hong-jin, celui de n'être arrivé qu'après Park Chan-wok et Bong Joon-ho pour œuvrer à son tour au cœur du cinéma coréen, soit à la croisée maintenant bien connue des chemins du film policier, du thriller horrifique, du mélodrame et du politique (sans oublier la petite piste humoristique). Replacé dans la chronologie, ce mélange des genres ne fait donc pas décrocher à The chaser la palme de l'originalité. Cela n'en reste pas moins, à mes yeux, une belle réussite.

    Des filles disparaissent dans Séoul. Un tueur en série sévit. La police, qui a d'autres chats (politiques) à fouetter, enquête mollement et maladroitement. Le boulot est donc plutôt fait par Joong-ho, ancien flic devenu proxénète et comptant quelques unes de ses filles parmi les disparues.

    La première impression est celle d'un cinéaste assez sûr de son scénario, aussi tordu que prenant, pour ne pas l'enfouir sous une mise en scène tape-à-l'œil. On l'apprécie, à quelques ralentis près, pour son efficacité, son rythme, ses savantes alternances entre pauses et courses, son économie musicale, ses tours de vis et ses mystères non élucidés. Surtout, elle rend compte d'une topographie très particulière, celle d'un dédale de petites rues dans un quartier de la capitale sud-coréenne. A la suite du héros, nous sommes toujours ramenés au même endroit, un croisement où les ruelles et impasses semblent changeantes. A notre grande surprise, sans pour autant nous faire tomber dans l'irréel, ce coin peut se remplir ou se vider en un clin d'œil. En pleine nuit, un embouteillage impromptu peut soudain permettre une arrestation et l'un des plus horribles événements a lieu dans la journée, en un lieu trop tranquille où il devrait pourtant y avoir du passage.

    Flirtant avec le thème de la vengeance de manière bien plus fine que ne l'a fait récemment Tarantino, Na Hong-jin fait de son personnage principal un maquereau a priori douteux voyant cependant sa carapace se fissurer petit à petit, perdant sa contenance, ses repères et ses nerfs, et surtout semblant progressivement bouffé par une culpabilité jamais réellement pointée mais bien présente, en sourdine.

     

    THE CHASER de Na Hong-jin (Chugyeogja, Corée du Sud, 125 min, 2008) ****

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  • Les tribulations d'un Chinois en Chine

    Comédie d'aventures burlesque et bédéisante, Les tribulations d'un Chinois en Chine accentue mon allergie à Philippe de Broca, à son cinéma de pure surface et d'exténuantes gesticulations.

    Situé à Hong Kong, dans l'Himalaya et dans le Pacifique, le film a réellement été tourné dans ces lieux, ce qui nous permet au moins d'apercevoir, derrière la pantalonnade, quelques rues et paysages bien vivants. Sur ce fond sont plaqués des personnages sans épaisseur aucune, décalcomanies qui bougeraient sans cesse. Ils y circulent mais ne s'y intègrent pas, tout comme les dialogues dont on les a affublé, ceux-ci résonnant de manière décalée par rapport à la situation vécue.

    Dans le cadre, entre deux gags lamentables offerts par le duo Dupond-Dupont Mario David et Paul Préboist, on parle haut et fort, on est étourdi par les couleurs, on brasse de l'air. Jean-Paul Belmondo, insupportable d'un bout à l'autre, saute partout, saute pour rien, saute pour sauter, saute pour montrer qu'il saute. C'est un burlesque qui ne produit rien, pas même, pour ce qui me concerne, le rire.

     

    LES TRIBULATIONS D'UN CHINOIS EN CHINE de Philippe de Broca (France - Italie, 104 min, 1965) ****

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  • Retour vers le futur (trilogie)

    Retour vers le futur est un film-pli. Sa construction met en miroir les choses et permet de jouer sur la répétition et le redoublement. C'est ainsi que se justifie notamment cette longue mise en situation familiale réservée au personnage de Marty McFly : elle produira ses bons fruits comiques dans la partie 1955 du film. C'est ainsi, également, que certaines trouvailles de mise en scène ne sautent aux yeux qu'à une deuxième vision. Par exemple, au début, tel cadrage, empreint de second degré, en contre-plongée sur Marty enlaçant sa copine et laissant voir derrière eux l'horloge arrêtée de la mairie. A l'évidence, Zemeckis et Spielberg s'y entendent pour imposer, non seulement l'idée de suite, de série, mais aussi de "culte" et de re-visionnage.

    Le plaisir et le sympathique vertige sont bel et bien ("à nouveau", ce que je n'attendais pas forcément, presque trente (!) ans après) au rendez-vous. Bien sûr, l'axe de vision est très spielbergien par la manière dont la famille américaine est vénérée en même temps qu'elle est mise en danger. Ce qui est intéressant ici, c'est qu'elle l'est par le sexe, dans son origine-même, Marty se retrouvant rapidement dragué par sa jeune mère. Le dénouement de la scène principale illustrant ce thème est d'ailleurs, à l'image du film entier, tout à fait ingénieux et il est le seul qui soit "satisfaisant" pour tous : "J'aurais l'impression d'embrasser mon frère, c'est très étrange" avoue Lorraine en se reprenant au dernier moment. De l'autre côté, paternel, Zemeckis offre la possibilité d'un agréable renversement, en faisant du fils le conseiller qui aiguille la vie du père.

    Se gardant assez bien de verser dans la pure nostalgie comme dans la moquerie (en 1955, c'est plutôt Marty qui subit les vannes à cause de son "gilet de sauvetage"), Retour vers le futur déroule avec bonheur, vivacité et humour le scénario du fantasme absolu : le saut dans le passé pour faire dévier la trajectoire des choses et des gens et, plus accessoirement, pour se sentir dans la peau de l'inventeur (du rock'n'roll ou du skate board). Notons bien, tout de même, que la réussite d'une vie se mesure pour nos auteurs à la taille de la voiture et au brillant de sa carrosserie et que si le père "devient" écrivain, il ne pond que des best sellers assurant le confort de la famille.

    Une fois la machine relancée, Retour vers le futur 2 entraîne dans un tunnel désastreux. En commençant par aller dans l'autre sens, vers l'avenir (qu'il est décidément difficile d'imaginer : pour ce qui a trait aux modes de vie, rien de ce qui est annoncé par le film pour 2015 ne sera effectivement réalisé dans deux ans), le projet s'effondre temporairement. Les lieux, repeints aux couleurs du futur, et surtout les dialogues sont les mêmes, et la répétition lasse. Cela d'autant plus que la surcharge est la norme, dans les décors comme dans les comportements. Pire encore : il faut supporter non seulement l'auto-citation zemeckiso-spielbergienne mais également un ahurissant festival de placement de marques, chaque plan présentant une innovation technique (soit quasiment tous dans cette partie-là) laissant apparaître gracieusement tel sigle connu de tous.

    Heureusement, nous étions, en quelque sorte, sur une fausse piste, Zemeckis ayant sans doute conscience de ne pas pouvoir simplement refaire dans le futur ce qu'il avait fait dans le passé. Là-bas, nous y retournons donc. Et ce retour vers 1955 joue à nouveau sur le vertige, de manière moins "profonde" mais au moins aussi divertissante puisque les voyages multiples provoquent cette fois-ci des démultiplications des "moi" et des confrontations insensées. Le recyclage devient décalage du regard : nous voyons autrement les scènes connues, à la faveur des changements d'angle.

    Mais le bémol à apporter est assez évident : le nœud dramatique perd de son importance. On se moque un peu, finalement, de ces rebondissements incessants (assez gratuits cette fois). Ces allers-retours dans le temps et ces bouleversements du cours des événements font que tout apparaît assez vain, l'aspect "cartoon" du cinéma de Zemeckis aidant.

    Pour éviter la redite, le concept gouvernant Retour vers le futur 3 se devait d'être différent. Hormis introduction et conclusion, tout cet épisode se passe donc à la même époque, en 1885. Plus linéaire et plus simple, il propose moins un voyage dans le temps que dans l'imaginaire cinématographique. Références et clins d'œil n'étaient certes pas rares dans les deux premiers volets, mais cette dimension devient primordiale ici. La meilleure preuve est avancée par la scène du passage d'un temps à l'autre, la machine (la célèbre DeLorean trafiquée) prenant son élan dans un drive in et face à l'écran. Littéralement, Marty, donc, y entre.

    Arrivé au Far West, il peut se faire appeler Clint Eastwood (et se servir des idées de Leone pour se tirer d'un duel) et prendre plaisir à marcher dans la grand' rue avec un colt à la ceinture. Il peut aussi constater l'écart séparant la "réalité" de la "fiction". Toutefois, sans doute trop vite après avoir blagué sur la tenue trop voyante et colorée du néo-cowboy ou sa marche dans le crottin, le film abandonne cette piste réflexive. Il est vrai qu'il s'agit avant tout de reproduire les images du western hollywoodien. Ce jeu, ainsi que la maîtrise du rythme et la réussite des morceaux de bravoure, assurent la distraction.

    Il était sage, cependant, de s'arrêter là.

     

    RETOUR VERS LE FUTUR de Robert Zemeckis (Back to the future, Etats-Unis, 116 min, 1985) ****

    RETOUR VERS LE FUTUR 2 de Robert Zemeckis (Back to the future Part 2, Etats-Unis, 108 min, 1989) ****

    RETOUR VERS LE FUTUR 3 de Robert Zemeckis (Back to the future Part 3, Etats-Unis, 118 min, 1990) ****

     

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  • Anita G.

    Fondation du nouveau cinéma allemand, Anita G. présente conjointement une autorité, une rigueur toutes germaniques, et une liberté, une invention caractéristiques des vagues ayant déferlées au début des années soixante.

    La rigueur en question n'est pas seulement d'origine culturelle. Alexander Kluge est cinéaste, mais également juriste et écrivain. Son écriture n'a donc rien de désinvolte. Si la forme d'Anita G. est celle du portrait éclaté dont les reflets multiples se projettent vers le peuple allemand entier et son histoire, si la déconstruction est de mise et si la première partie laisse penser que l'ordre de ses séquences est aléatoire, la progression du récit, par chapitres introduits par des intertitres, s'avère parfaitement logique et rigoureuse.

    Soit, donc, Anita, 22 ans, célibataire, sans emploi ni domicile, passée récemment de l'est à l'ouest et arrêtée pour vol de pullover. Dès la sortie de sa convocation chez le juge, Alexander Kluge la talonne et rend compte de son existence, de ses rencontres, de ses déboires, de ses errances et de ses emportements, tout cela en fragmentant la représentation. Les séquences se collent les unes aux autres, sans véritable début ni fin, afin de ne donner sa forme au tableau qu'une fois le pas de recul effectué.

    La mise en scène passe par de multiples états puisque l'on y trouve aussi bien de l'expressionnisme que du documentaire, de l'onirisme que du réalisme, du discours que du sensoriel. Elle s'appuie sur la fiction, l'archive, l'écrit, la voix off ou l'animation. Dès lors, bien que centrée sur Anita, d'une part elle n'épuise pas le mystère du personnage, et d'autre part elle peut s'étoiler pour montrer la société ouest-allemande, directement (tel témoignage sur la guerre vient s'intercaler) ou indirectement (à travers les rencontres et les réactions).

    Très vite, nous remarquons que la plupart des gens que croise Anita appartiennent à une institution (justice, université, fonction publique fédérale) ou sont présentés sous l'éclairage de leur métier (patron, éducatrice religieuse). Jamais ils ne représentent directement un système oppressant mais tous tentent d'exercer leur influence, de forger le caractère, d'apprendre "la vie" à Anita, qui désire effectivement apprendre mais à se façon à elle, hors du moule. De cette pression sociétale, Kluge fait ressortir l'individu, le singulier inadapté qui est repoussé. Le parcours d'Anita est en fait clairement dessiné : passage devant le juge, galère et changements incessants de lieux de vie et de travail, tentative d'embourgeoisement et, en désespoir de cause mais en parfaite conscience, entrée en prison.

    Décrit ainsi, Anita G. peut paraître tout à la fois pessimiste, esthétisant et théorique. Pourtant, au-delà de la belle homogénéité donnée à ses matériaux disparates et de son montage stupéfiant, quelque chose le fait tenir éloigné de ces fantômes : ce sentiment de la vie qui le traverse. Celui-ci naît de la convergence de plusieurs facteurs. Tout d'abord, les non-professionnels sont, de manière évidente mais nullement gênante, les plus nombreux devant la caméra. Ensuite, les "institutionnels" qui se succèdent sont avant tout des êtres incarnés. Enfin, raison principale, Anita est jouée par Alexandra Kluge, sœur (et non épouse) du cinéaste. Ses grands yeux ouverts, qui charment de manière très particulière et assez peu conventionnelle, nous forcent à suivre ses avancées perpétuelles, par-delà tous les obstacles, avancées inconscientes parfois, sans doute. Alexandra et Alexander : une belle double découverte familiale.

     

    ANITA G. d'Alexander Kluge (Abschied von gestern, R.F.A., 88 min, 1966) ****

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