(Abel Gance / France / 1935)
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Ah, le cinéma d'Abel Gance... Sa grandiloquence, son premier degré, ses interprètes qui écarquillent les yeux, ses arabesques... Pour exécuter la commande de Lucrèce Borgia, Gance n'a disposé ni des moyens financiers souhaités ni d'un scénario à son goût. Mais on se demande si le manque de conviction du cinéaste et l'absence de l'intensité habituelle ne sauvent pas ce petit film, pas très bon mais pas désagréable pour autant. Tout le sérieux mis dans J'accuse ! (1922) ou La dixième symphonie (1918) rend ces oeuvres difficilement supportables aujourd'hui (je ne connais pas ses deux films les plus célèbres : La roue (1922) et Napoléon(1927)). Si Lucrèce Borgia se laisse regarder, c'est notamment pour son aspect fantaisie historique qui s'oppose pourtant à la volonté de Gance de traiter cette intrigue à rebondissements mélodramatiques avec le plus grand respect possible envers la réalité. Nous suivons donc la famille Borgia en train de secouer la vie romaine de ce XVe siècle : le père (et pape) Alexandre VI observe sans trop sourciller César, son fils cadet qui, sous l'influence de Machiavel, fait assassiner son frère aîné et les amants et maris successifs de sa soeur Lucrèce, complote à tous les niveaux, se livre à des orgies et décide de conquérir toute l'Italie. Ainsi les péripéties s'enchaînent, assemblées avec du métier et parfois de l'invention dans le montage (devant ces meurtres qui s'accomplissent pendant que leurs commanditaires président des assemblées ou devant cette montée de la révolte populaire entremêlée à l'aide d'un son de cloche avec les réactions d'inquiétudes des membres de la famille réfugiés dans le palais, il serait un peu gonflé de parler du Parrain de Coppola mais bon...). La composition de certains plans lors des cérémonies autour du pape ou quelques beaux mouvements de caméra retiennent l'attention.
C'est un euphémisme de dire que l'interprétation est appuyée au sein de ces tableaux vivants. Gabriel Gabrio, dans le rôle de César Borgia, nous apparaît d'abord comme une bête ânonnant quelques phrases lors d'une scène de beuverie, pour tenir finalement de temps en temps des discours beaucoup plus construits quand il le faut. De toute manière, nul effort n'est fourni pour tenter d'adapter le parlé des acteurs à l'époque évoquée. De la troupe (dans laquelle on croise brièvement Gaston Modot et Antonin Artaud), c'est bien Edwige Feuillère qui s'en sort le mieux, parvenant même à laisser passer sur la fin une esquisse d'émotion. Bon, arrêtons de tourner autour du pot, l'intérêt principal du film, c'est son érotisme, source, à l'époque, de scandale. Intéressant de voir aujourd'hui cette vision de la nudité au cinéma, franche et simple, qui disparaîtra, comme partout ailleurs, pendant plus de vingt ans. Les audaces d'alors se sont transformées depuis en charmantes images d'orgies où les corsages déchirés dévoilent les poitrines ou en observation coquine d'une sortie de bain où Edwige Feuillère laisse entrevoir toutes ses formes. C'est bien peu mais cela suffit à extirper l'oeuvre de l'oubli.
A vrai dire, j'avais un peu peur de retrouver La patrouille perdue (The lost patrol), l'un de mes plus anciens souvenirs de cinéma et peut-être le premier John Ford que j'ai vu dans ma jeunesse. Mais la crainte fut vite balayée et 66 minutes plus tard (pas une de plus) tout fut dit et bien dit : l'absurdité de la guerre, la contagion de la folie, les liens d'amitié, la nostalgie des plaisirs de la paix. Avec une grande simplicité de mise en scène, Ford relate de manière très concise une série d'événements dramatiques à partir de sa situation de départ. Son groupe d'une demie-douzaine de soldats américains perdu dans un désert africain lors de la première guerre mondiale est assiégé par des tireurs arabes totalement invisibles. Même si ils sont nommés, ces derniers constituent ainsi une menace fantôme, irrationnelle. Ce choix de mise en scène éloigne toute morale douteuse. Les soupçons possibles de racisme sont d'ailleurs repoussés avec la discussion où l'un des soldats évoque la Polynésie et ses femmes magnifiques, dont la couleur "noiraude", comme le dit son camarade, ne le gêne absolument pas. En fait, pour être plus précis, les assaillants sont vus de loin et à la toute fin. Ils sont alors décimés à la mitrailleuse par le sergent, seul survivant du groupe. Ce geste pourrait paraître exagérément héroïque si il n'était singulièrement atténué par l'éclatement de ce rire, signant le paroxysme de la folie ambiante.
Lors d'une longue émission présentée par un De Caunes pathétique dont on en vient à se demander si il nous a déjà fait rire un jour (s'il te plait Edouard Baer, si tu nous entends, postule pour l'an prochain), nous n'avons tenu que par l'envie heureusement comblée de voir attribuer correctement les trois prix du meilleur espoir féminin, du meilleur réalisateur et du meilleur film.
En cette soirée de Césars, pourquoi ne pas se pencher sur le recordman de 81, celui qui depuis 25 ans a pris un peu la place de Renoir comme Père du cinéma français, celui que tout nouveau réalisateur "sensible" se doit d'évoquer, celui dont les formules doivent être connues sur le bout des doigts par nos grands critiques ("le train dans la nuit", "le cinéma plus harmonieux que la vie", "faire faire des belles choses à de jolies femmes", tout ça...), celui qui peut rassembler tout le monde puisqu'il a violemment fustigé la vieille garde pour plus tard s'en rapprocher : notre Saint François.
Dans Pusher III vient le tour de Milo, le serbe, qui tente de décrocher de l'usage de la drogue mais pas de son trafic. Aujourd'hui, il doit assurer le repas d'anniversaire de sa fille Milena tout en démêlant une sale histoire de cachets d'ecstasy envolés dans la nature et réclamés par ses associés albanais.
Huit ans après, Pusher II n'embraye pas directement sur la fin du premier volet. On ne repart pas avec Frank, qu'apparemment personne n'a revu, si l'on en croit une brève allusion dans une discussion, mais avec Tonny, son ancien partenaire qui sort tout juste de prison. Première surprise donc : Nicolas Winding Refn change de personnage principal. Mieux encore, il creuse un peu plus les psychologies, change de rythme et affine son style. Tonny refait donc surface et réintègre le garage de son père. Le fait d'être désintoxiqué ne l'empêche pas de sniffer à l'occasion et sa liberté surveillée ne le freine pas trop au moment de voler des voitures. Il est vrai que derrière la facade de respectabilité et la méfiance envers ce fils allumé, le père s'avère être un puissant mafieux, aux activités et réactions bien plus ignobles que celles de Tonny. Autre choc sur la route du retour à la vie "normale" : la découverte d'un fils, âgé de quelques mois à peine.
Pusher est le premier long-métrage de Nicolas Winding Refn. Il s'attache à décrire les magouilles de Frank, dealer de son état. Un gros approvisionnement en cocaïne ayant mal tourné et l'ayant conduit pour 24 heures chez les flics, notre homme se retrouve coincé, incapable de rendre à son fournisseur ni la came ni le fric promis. Commence pour lui un compte à rebours infernal où il doit courir partout récupérer de l'argent et gagner du temps, sous peine d'y laisser la peau. Winding Refn suit ainsi Frank dans la semaine où tout se joue pour lui, bornant son récit par des cartons annonçant chaque nouvelle journée. Pour sa mise en scène, il choisit la nervosité d'une caméra portée aux mouvements incessants. Aujourd'hui, cette forme paraît peu originale, mais il faut bien se rappeller que le film date de 1996, soit l'année précise où les Dardenne et Lars Von Trier mettent en place leur esthétique respective avec La promesse et Breaking the waves. Plus étrange est l'impression qui se dégage parfois, celle d'assister à une tentative de sitcom trash, une sorte de Plus destroy la vie (qui serait bien filmé, écrit et interprété), dans cette construction, dans ces scènes de rue sans moyens, dans l'utilisation de la musique essentiellement comme outil de transition d'une séquence à l'autre (une musique lourde, du hard au punk avec des touches de techno). Bien sûr, là aussi, pour cet aspect feuilleton télévisé, le décalage de 10 ans fausse la perspective et trahit quelque peu la singularité de départ.
Week end is back !
Séance de rattrapage du film-surprise de la fin de l'année dernière. Un peu partout ont été salués, à juste titre, la finesse du traitement, la qualité de l'interprétation, l'humour pointilliste et la belle manière de dire beaucoup à partir de trois fois rien. L'éclatante réussite du premier film d'Eran Kolirin tient d'abord à la volonté de confronter non pas deux cultures, mais des solitudes. Aucune allusion politique directe n'est faîte. Ce ne sont que des histoires personnelles qui s'échangent.