(Pedro Costa / Portugal / 2006 & 2000)
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Depuis mercredi, ils sont venus, ils sont tous là. Bien alignés pour saluer le Grand Moderne. Ils ont vu le futur du cinéma et le font savoir. Place nette est donc faîte grâce à En avant jeunesse, "film vertical dont l'ascension vous plaque au sol", "portrait palpitant de vie" et "troublante expérience pour ceux qui croient encore au cinéma" (merci pour les autres...) (Azoury et Séguret dans Libération). Pedro Costa y "sculpte le verbe documentaire de manière littéraire" (Isabelle Régnier dans Le Monde), lui, le "peintre politique" et "seul cinéaste renaissant ayant existé" (Jean-Baptiste Morain dans feu-Les Inrockuptibles). Voici donc enfin "l'un de ces rares films qui donnent la mesure de ce que peut le cinéma" (Cyril Neyrat dans les Cahiers). Au sein de ce concert, on se dit que Télérama aurait pu en rajouter dans l'extase car le compte rendu de cette "expérience à part" évoquée par Cécile Mury paraît presque mesuré. Peut-être vous direz-vous que cela n'a rien à voir, mais cette belle génuflexion collective me fait songer à la croisade menée ces derniers temps par le réseau Utopia contre les salles municipales, auxquelles est reproché le mélange art et essai et cinéma grand public. Et se concrétise ainsi tranquillement ce rêve sarkozyste d'une société du chacun chez soi...
En avant jeunesse, comme les films précédents de Costa, nous donne à voir la vie misérable d'immigrés cap-verdiens installés à Lisbonne. Le cinéaste, par des plans séquences fixes et silencieux, filme le vide, dans l'attente de micro-événements, de récits personnels saillants ou d'un surgissement d'une vérité des corps. Mais rien n'arrive. Il ne reste que le dispositif et cette tentative de re-création du réel. Costa, avec ses acteurs non-professionnels, confronte fiction et documentaire pour n'aboutir qu'à du fabriqué dans un monde clos. On filme le banal et on attend... Pourquoi, dans une fiction, nous infliger ce néant ? Comment croire qu'il se suffit à lui-même et fait style ? Je regarde ces plans interminables en me disant : Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'art, Je suis devant une oeuvre d'aaaarrrrrrhhhzzzzzzzzz... Bon, j'ai arrêté au bout d'1h15 (c'est à dire à la moitié du périple). Peut-être advient-il quelque chose ensuite, un gunfight ou une poursuite en 4x4, mais j'en doute. Radicalité, d'accord. Mais cette caractéristique seule n'a jamais suffit à faire un grand film. Si Kiarostami ne sors pas de la voiture de Ten, il fait voir la vie derrière les vitres et cisèle les conversations des passagers. Si Van Sant étire à l'infini les balades des ados d'Elephant, il s'arrange pour en tirer la plus grande musicalité possible. Si Jia Zangke s'enivre de plans-séquences pour décrire le quotidien dans Unknown pleasures, il place à chaque fois un geste ou une parole inattendus qui relance l'intérêt. Si Haneke plante sa caméra immobile dans la rue de Caché, c'est pour nous forcer à déchiffrer toute la surface de l'image. Si Hou Hsiao-hsien filme si longuement les Fleurs de Shanghai, c'est pour nous envelopper par ses mouvements délicats et sa lumière. Costa, lui, avec En avant jeunesse, fait un cinéma autiste. La seule bonne nouvelle de son film est que Vanda est toujours en vie, même si elle tousse toujours autant.
Car on connaît cette femme, figure centrale du long-métrage que Costa tourna en 2000, Dans la chambre de Vanda, sur le Barrio de Fontainhas, quartier de Lisbonne. Un long-métrage documentaire. Et ça change tout. Si stylisé soit-il, le cadre capte ici bel et bien la vie. Le choc est réel car le dispositif rigoureux met en valeur ce qui existe au lieu de faire naître de rien on ne sait quelle grâce. Se penchant lui aussi sur la transformation d'un quartier populaire, le film se révèle un double en négatif du beau documentaire de José Luis Guerin, En construction, tourné lui à Barcelone. Car chez Costa, on ne voit que la destruction par les pelleteuses de maisons insalubres, dans un labyrinthe de ruelles. La dégradation des habitats va de pair avec celle des corps. S'attachant à Vanda, sa famille et quelques autres, le cinéaste montre frontalement la misère et la drogue, ne nous épargnant ni les injections, ni les vomis. Impossible cependant de parler de complaisance. Si l'esthétisme de l'image, le rapport du filmeur aux malades et aux drogués ou la légère dramatisation de quelques plans et dialogues, questionnent logiquement, l'adhésion au projet est nette, grâce à la distance réfléchie de la caméra et la répétition butée mais justifiée des scènes de défonce. La longueur (3 h) ne gêne pas, rendant compte de la spirale destructrice à l'oeuvre. Costa nous met le nez dans la misère la plus noire, la plus inimaginable, et oui, ici, fait un acte politique clair. A l'opposé du vide d'En avant jeunesse, il y a l'absurde affreux, les récits à écouter, les corps résistant au cadre fixe, la vie de Dans la chambre de Vanda.
Il y a bien longtemps, il me semble avoir lu dans un vieux numéro de feu-Les Inrockuptibles une phrase du genre : "Murnau est le seul cinéaste à n'avoir réalisé que des chefs d'oeuvres". Si ce type de propos peut faire son petit effet auprès d'apprentis cinéphiles, il ne reflète en rien la réalité. Il existe bel et bien des "petits" Murnau. Une donnée simple invalide déjà ce jugement péremptoire : sur les 21 titres signés par Murnau, 8 sont considérés comme perdus, soit la majorité de ceux précédants Nosferatu (1921), auxquels s'ajoutent L'expulsion (1923) et Four devils (1928), l'un des 4 films américains de l'auteur (chose amusante : sur imdb, toutes ces pièces manquantes ont tout de même reçu chacune au moins une vingtaine de notes, sûrement venant de cinéphiles ayant prit leurs rêves pour des réalités). De l'aveu même d'un des responsables de la Fondation Murnau, interrogé en 2004 par Positif, il ne faut d'ailleurs pas trop espérer tomber un jour sur un trésor enfoui, le cinéaste semblant avoir réalisé à ses débuts des oeuvres tout à fait conventionnelles.
Légèrement en retrait avec ses précédents longs-métrages (Et la-bas quelle heure est-il ?, 2001 et Goodbye Dragon Inn, 2003), Tsai Ming-liang revenait au top avec cette Saveur de la pastèque, quasiment du calibre de ses grandes réussites des années 90. Comme dans The hole (1998), le réel y est troué par des séquences de comédie musicale, dans un rapport moins évident mais avec un art des transitions intact (la plus belle voit ainsi la chanson de la femme-araignée raccorder sur Lee Kang-sheng allongé sur la "toile" du filet de protection de l'escalier). Et à nouveau, une histoire d'amour y est rendue bouleversante par son impossible épanouissement physique.
Primrose Hill est un moyen-métrage d'une petite heure. Quatre jeunes gens, dont on ne saisit pas tout de suite la nature des rapports, marchent dans les rues ou les parcs et parlent de tout et de rien mais beaucoup de musique. Parallèlement, une cinquième personne, qui aurait fait partie auparavant de cette petite bande, évoque l'un de ses rêves. Nous apprenons que nous suivons en fait un groupe de pop (que nous ne verrons jamais jouer). La caméra les précède dans leurs balades, filmées tout en longueur et en épousant avec fluidité les sinuosités des paysages traversés. A mi-chemin, on en quitte la moitié, pour retrouver plus loin les deux restants dans la chambre de la fille. S'ensuit une scène d'amour simple et belle, tournée d'un seul trait, sans coupe ni recadrage du début à la fin. Puis le garçon rentre seul chez lui.
L'intérêt et l'originalité de Thomas est amoureux, premier long-métrage de son auteur (qui a apparemment signé en 2006 Comme tout le monde avec Chantal Lauby, G. Melki et Th. Lhermitte, titre qui ne m'évoque rien du tout), reposent entièrement sur un principe de départ radical : de la première à la (presque) dernière image, nous épousons exactement le regard du héros, dirigé vers son écran d'ordinateur. Tout le film n'est composé que de la succession de conversations par visiophone entre Thomas, dont la voix nous guide sans que jamais nous ne le voyons, et ses interlocuteurs. Le cadre est donc rigoureusement déterminé par les webcams de ces derniers. Le procédé est revendiqué d'emblée par une introduction animée étonnante qui nous entraîne dans une partie de cyber-sex avec un avatar numérisé. L'époque du récit n'est pas précisée mais semble être celle d'un futur assez proche. L'une des qualités du film est de rendre crédible les innovations techniques, les décorations des intérieurs et les costumes, en les montrant encore relativement proches des nôtres.
Désolé, je vais encore faire mon rabat-joie. Et pas seulement pour le plaisir de nager à contre-courant, car j'aime bien Philippe Lioret. Il se trouve simplement que selon moi, son plus grand succès public est venu avec son film le moins réussi et le moins singulier. Tenue correcte exigée (1997) et Mademoiselle (2001) (je ne connais pas son premier long-métrage : Tombés du ciel, 1993), prouvaient qu'il était encore possible de faire en France des comédies de qualité, basées sur une écriture soignée et une direction d'acteurs solide. Lioret avait ensuite été aussi habile sur le terrain du romanesque avec L'équipier(2004). Ce cinéma est un cinéma de personnages, fouillés et attachants, au sein duquel le réalisateur filme tranquillement, préférant la fluidité et les petites touches aux grands éclats.
Tiens, v'la l'week-end...
Caché était diffusé hier soir sur Arte, occasion pour moi non de le revoir, mais de l'évoquer ici brièvement. J'ai un rapport très simple avec les films de Haneke, soit ils me fascinent assez, soit ils m'énervent profondément (seul exception : Funny games, que je placerai dans l'entre-deux). Celui-ci m'a suffisamment impressionné pour que je le considère, de loin, comme le meilleur du cinéaste.
Je tiens Le retour pour l'un des plus grands films de ces dernières années et par conséquent pour le plus impressionnant début de carrière de cinéaste depuis l'an 2000. Quatre ans après, Andrei Zviaguintsev revient avec Le bannissement (Izgnanie) mais peine à retrouver l'état de grâce initial. Si la déception est au bout de ces 2h30, précisons immédiatement qu'elle naît surtout d'une trop grande ambition, celle d'offrir un récit empruntant les bases de la tragédie antique et, partant de là, rejoindre Bergman ou Tarkovski sur les cimes. Pour tenir ce pari impossible, posséder un extraordinaire sens plastique ne suffit pas toujours. Il faut que l'incarnation soit au rendez-vous et que quelque chose vibre dans toutes les compositions. Zviaguintsev avait réussi cela dans Le retour, en développant dans le cadre d'un récit déjà quasi-mythique un drame familial intense, physique et inquiétant.
Deuxième rencontre en quelques mois avec Takashi Miike, japonais hyper-prolifique, s'étant taillé en 10 ans une solide réputation là-bas et ici de cinéaste culte (donc : méfiance). La vision de Audition (1999) m'avait été assez pénible. Commençant de façon très calme pour se terminer dans le gore, le film s'ingéniait à tromper le spectateur. Les premiers signes de basculement dans la folie de l'héroïne étaient assez flippants (j'ai encore en mémoire cet appartement et ce gros sac au contenu remuant et indéterminé) et débouchaient sur une interminable séquence de mutilation qui personnellement me fit dire : "Ils commencent à me fatiguer ces japonais qui se complaisent à filmer un pied tranché au fil à couper le beurre mais qui ne peuvent pas montrer le moindre poil pubien". Une fin à tiroir, réalité / rêve / puis non finalement réalité, finissait de réduire à presque rien mes bonnes dispositions de départ.