Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Film - Page 80

  • Vicky Cristina Barcelona

    (Woody Allen / Espagne - Etats-Unis / 2008)

    ■■■□

    vickycristina.jpgCristina prend un verre à la terrasse d'un café, en compagnie de Vicky et son mari Doug. Elle leur avoue avoir fait l'amour avec Maria Elena, l'ex de son amant Juan Antonio. Un flashback s'amorce pour illustrer la scène en question. Passés les premiers baisers et caresses, nous revenons au présent, à la terrasse, pour continuer le dialogue. Cristina et Vicky sont filmées côte à côte, se détachant d'un fond animé, dissemblables mais complices, parlant avec naturel et sérieux. Suit alors le contrechamp sur Doug, cadré seul, sans rien autour de lui, comme aspiré par le vide de la perspective. Sa défense d'une sexualité "normale" cache bien mal son trouble, suscité par la superposition de cette vision de sa femme et son amie, réunies face à lui, et des propos de cette dernière.

    Comment faire la fine bouche devant le trente-huitième long-métrage de Woody Allen alors qu'il est truffé de ce genre de trouvailles discrètes ? La moindre séquence est ici un modèle d'élégance : la série de plans rapprochés qui retarde l'arrivée sur l'écran de celui dont tout le petit groupe parle à l'exposition (Juan Antonio), les fondus enchaînés précédents le premier baiser entre Vicky et Juan Antonio, la coupe en miroir entre deux plans symétriques lorsque Cristina téléphone à Vicky (leurs hommes respectifs placés dans la profondeur), ce pré verdoyant pentu où l'on suivra Cristina en un plan étonnamment long... Pour autant, le film, convoquant l'art photographique et le tourisme, n'est pas qu'une série de brillants instantanés. Allen y fait à nouveau preuve de son art musical des transitions. Les liaisons entre les plans sont notamment assurées par une voix off que d'aucuns jugent impersonnelle alors qu'elle apporte justement la distance et le soupçon d'ironie qui transforment le simple récit en conte moral.

    Clichés touristiques ! reproche-t-on au film. Les deux héroïnes sont des jeunes femmes aisées et cultivées en vacances à Barcelone. Dîtes-moi alors comment n'iraient elles pas faire un tour à la Sagrada Familia ou au Parc Guell ? Oui, les personnages sont également stéréotypés. Mais l'avantage d'un stéréotype, c'est qu'il nous plonge directement dans le vif du sujet, qu'il plante le décor dès la première minute. Et à partir de là, on peut l'approfondir. Il suffit de se rappeler de ce que Woody Allen est parvenu à tirer l'an dernier de Ewan McGregor et de Colin Farrell pour se persuader qu'il est l'un des plus grands directeurs d'acteurs en activité. Cette fois-ci encore, il fait jouer un quatuor époustouflant. Trouble de Rebecca Hall, voix cassante de Scarlett Johansson, intensité de Penelope Cruz, oscillation entre force et tendresse de Javie Bardem (si j'étais une fille, je referai sûrement ma vie avec lui). Une idée géniale parmi d'autres : au sein du triangle amoureux, imposer, parfois sans succès, à Maria Elena (Cruz) de parler en anglais et non en espagnol, y compris dans ses crises de nerfs. Le mélange des langues et l'aisance de la comédienne dégage alors un extraordinaire sentiment de vie.

    La comédie est des plus plaisantes mais cache, comme souvent chez Allen, un pessimisme certain. L'amour inassouvi est le thème du film. "Je ne veux pas de cette vie-là" hurle-t-on pendant la crise finale. Le drame c'est que les désirs ne s'accordent pas et s'il arrive que ce soient les mêmes, les moyens de les assouvir diffèrent. Pire, une simple "insatisfaction chronique" peut déséquilibrer l'édifice que l'on croyait idéal.

    Vicky Cristina Barcelonaest le meilleur Woody Allen de la décennie.

  • Profils paysans : la vie moderne

    (Raymond Depardon / France / 2008)

    ■■■□

    viemoderne.jpgComme tout le monde le sait maintenant, on entre dans La vie modernepar un travelling avant automobile sur une route de campagne et on en sort par un travelling arrière. Morale ou esthétique, Depardon ne triche pas. S'il est, dans son domaine, le plus grand cinéaste français, c'est que son style symbolise exactement ce que devrait être le travail de tout documentariste : approche patiente et documentée de son sujet et inscription dans une forme précise et pensée.

    En guise de générique de fin, une touchante série de "photos animées" nous rappelle à quel point Raymond Depardon est un portraitiste hors-pair. Mais tout au long du film, c'est chaque entretien qui pourrait s'analyser en termes de composition. Pendant l'échange avec les deux vieux frères Privat, on remarque vite la présence de l'horloge dans le coin. Paul Argaud, lui, est filmé en train de regarder l'enterrement de l'Abbé Pierre à la télévision; le son et la lumière l'entourant paraissent venir de nulle part et chargent ce plan magnifique d'une étrange dimension spirituelle.

    Très strict, le dispositif, décidé une fois arrivé sur place, laisse aussi bien entrer l'imprévu : un chien s'invite à la table, un jeune garçon qui se balance sur sa chaise rentre à nouveau dans le cadre... La scène du petit déjeuner chez les Chalaye est à cet égard magnifique. Invité par ses hôtes à s'asseoir pour partager le café, Depardon entre dans le cadre qu'il a fixé. Puis, il se relève pour décaler légèrement sa caméra vers la droite afin d'obtenir un plan mieux équilibré. Tout l'art du cinéaste est condensé dans la gestion de ce petit accident du réel.

    Moins spectateur qu'auparavant, Raymond Depardon intervient beaucoup pour relancer les conversations avec les paysans. Le plus souvent, il n'obtient que des réponses brèves, accompagnées d'un regard évasif. Les "oui" ou les "non" suffisent et la rareté de cette parole interpelle et fascine. Quels silences entre ces phrases ! Des silences qui en disent long, dirait-on. A ceci près, qu'ils trahissent moins des pensées inavouées qu'ils ne font comprendre tout de suite le caractère de la personne.

    La vie moderne clôt de manière admirable une trilogie inestimable (dont le deuxième volet, Le quotidien, a déjà été évoqué ici). L'éternel retour et le passage du temps font de cet ultime épisode le plus émouvant. Le plus beau aussi, avec ce format scope (contrairement aux deux autres, celui-ci a été tourné directement pour le cinéma et non la télévision). Les images du début se seraient presque suffi à elle-mêmes, sans la musique de Fauré, tout comme celles de la fin, sur lesquelles Depardon avoue son attachement à cette terre. Sauf à considérer, à propos de ces dernières, qu'il y a des choses qu'il faut un jour savoir dire.

  • Vive le sport

    (Fred Newmeyer et Sam Taylor / Etats-Unis / 1925)

    ■■■□

    vivelesport.jpgIl n'y a pas que Chaplin et Keaton dans la vie. Il est vrai que diffuseurs et distributeurs ne nous laissent pas trop le choix quand ils s'intéressent à l'âge d'or du burlesque hollywoodien (aura-t-on droit sur Arte, cette année encore pour Noël, aux films, certes géniaux, de Chaplin ?). Ainsi, je crois bien n'avoir jamais rien vu signé d'Harold Lloyd avant cette semaine. Et ne parlons même pas de Fatty, Charlie Chase, Harry Langdon ou Larry Semon... Rappellons toutefois que tout le monde connaît au moins une photo d'Harold Lloyd : celle où on le voit suspendu au-dessus du vide, accroché à l'aiguille d'une horloge, au sommet d'un building (image tirée de Safety last / Monte là-dessus).

    Vive le sport (The freshman, soit "le nouveau") nous conte le récit, maintes fois réactivé par le cinéma hollywoodien, de l'homme simple tentant d'intégrer, armé de ses seuls rêves et de sa bonne volonté, un milieu très codé (ici universitaire, ailleurs politique, culturel ou social...). D'abord bousculé, moqué, pris pour un idiot par la plupart de ses condisciples, le héros saura in fine retourner les événements à son avantage et gagner l'estime de chacun, ce dont quelques rares personnes dans leur coin (et toujours, parmi elles, une jeune femme) n'avaient jamais douté.

    Le film débute calmement et de manière classique, avec les préparatifs et l'arrivée de Harold à l'Université de Tate : quelques gaffes se retournant immanquablement vers le doyen, les brimades des anciens... Puis, progressivement, on se rend compte que la mise en scène (officiellement signée Newmeyer et Taylor mais ne laissant aucun doute sur le statut d'auteur de Lloyd, à l'image par exemple du Cameraman de Keaton, réalisé par Edward Sedgwick) use remarquablement de tous les ressorts comiques, jusqu'aux plus inattendus : des gags "sonores" (Harold pense s'être brisé le dos en se penchant quand un voisin casse du petit bois dans son jardin), des jeux graphiques dans les cartons (les onomatopées s'inscrivant en désordre sur l'écran quand le héros pousse les cris de guerre de son équipe sportive), des formules percutantes ("Le coach est un dur, du genre à se raser au chalumeau").

    L'inévitable histoire d'amour donne lieu à de merveilleux petits instants comiques et ce dès sa naissance. Dans le train qui le mène à l'université, Harold aide Peggy, assise à ses côtés, à faire ses mots croisés. Le mot sur lequel elle bute a pour définition : "Ce que vous aimez dire à votre amoureux". Les deux jeunes gens cherchent alors à haute voix tous les deux et égrènent en toute innocence des "Mon coeur", "Amour", "Chéri"..., sous les yeux attendris de la vieille dame installée derrière eux. Le couple se retrouvera bien sûr plus loin (et d'aussi belle manière, dans un reflet de miroir), pour ne plus se quitter. L'actrice Jobyna Ralston est délicieuse et d'une justesse rare.

    Quelques chutes et bris de vaisselle parsemaient la première partie, qui n'était bien qu'une mise en place. La narration, fidèle en cela à la tradition burlesque, se base sur un effet de crescendo. Une première séquence d'entraînement de football nous le montre : Harold Lloyd est bien l'un des génies de l'expression comique corporelle. A partir de ce moment-là, le héros sera sans cesse malmené, cogné, déshabillé. Comme si le masque de l'Américain modèle, devait être déchiré afin que celui-ci assume sa vulnérabilité et ose afficher sa corporéité, si besoin jusqu'au graveleux. Une extraordinaire séquence traduit cette évolution nécessaire. Harold organise le bal de l'université pour épater tout le monde. Bien évidemment, il est retardé par la confection de son costume, confiée à un tailleur victime de vertiges réguliers. Pressé par le temps, il déboule à la fête avec ses habits à peine cousus, le tailleur à ses basques, au cas où... Lloyd tient alors à peu près vingt minutes sur ce seul point de départ : un costume qui se découd de partout au fur et à mesure. Une inventivité folle nous entraîne vers un gag toutes les dix secondes, dans une progression redoublée par les mouvements des danseurs et par une mise en scène jouant merveilleusement des différents espaces (la salle, la petite pièce derrière le rideau où se tient le tailleur et l'entrée où Peggy tient le vestiaire).

    Une autre séquence d'anthologie clôturera le film : celle du match de football où brille le héros, pourtant au départ simple porteur d'eau de l'équipe. Lloyd parvient là à développer une scène que l'on trouvait dans Les trois âges de Keaton, et à en décupler la force comique, par la variété des gags et la mobilité de la caméra.

    J'ai parlé plus haut d'Américain modèle. Avec son visage blanc, ses petites lunettes et ses habits de tous les jours, Harold  Lloyd, même dans Vive le sport, finit toujours par s'intégrer à la société. Il n'est ni Chaplin le paria, ni Keaton l'éternel décalé. Si critique il y a, elle vient de l'intérieur et le burlesque ré-ajuste les valeurs plus qu'il ne les piétine. Ici, les flèches portent sur l'esprit de compétition, l'envie d'être populaire à n'importe quel prix. Au final, porté en triomphe par la foule, comme il en avait rêvé, Harold ne croise qu'un seul regard, celui de Peggy, puisque bien évidemment tout ça ne vaut pas l'amour...

  • L'homme perdu

    (Peter Lorre / Allemagne / 1951)

    ■■■□

    hommeperdu.jpgLorsque quelqu'un parle de L'homme perdu (Der verlorene), il en arrive presque toujours à placer un mot sur La nuit du chasseur(ce que n'a pas manqué de faire Patrick Brion dans sa présentation de l'autre soir). La mise en parallèle n'est, il est vrai, pas idiote puisque nous avons là les uniques réalisations de deux acteurs mythiques, tournées à quatre années d'écart. Et si l'on peut dire que le film de Peter Lorre n'atteint pas à la poésie de celui de Charles Laughton, il s'en dégage un même sentiment de singularité.

    La trame de L'homme perdu m'a paru relativement obscure. C'est que, partant des retrouvailles, pour le moins non souhaitées, de deux hommes dans un camp de réfugiés, en Allemagne, à la sortie de la guerre, et construit sur divers flash-backs, le récit semble avancer en prenant de larges virages successifs. On pense d'abord être dans une histoire de vengeance, avant de passer à des problèmes d'espionnage et de finir sur un portrait psychologique de tueur. L'esthétique elle-même cultive cet art de l'entre-deux, mêlant quelques figures expressionnistes (jeux d'ombres, gros plans lumineux) à un ensemble plus réaliste. Les ambiguïtés du scénario et des caractères se prolongent : nous ne sommes pas devant un film en noir et blanc mais devant un film en gris.

    Peter Lorre cinéaste agrège avec sûreté tous ces éléments (vu sa carrière, il a été à bonne école). Tout juste signalerai-je une musique trop envahissante, pointant ostensiblement les tourments de l'âme. Peter Lorre acteur est au-delà de tout éloge, allumant cigarettes sur cigarettes (le film est indiffusable en prime time, trop de tabagisme), ne cessant de parler, affichant des traits tirés, loin de l'image rondouillarde que l'on a souvent en tête, et délestant son personnage de tout aspect comique (quand nombre de ses apparitions à Hollywood véhiculait une forte dimension grotesque).

    L'homme perdu est un beau traité de la désespérance.

  • Travaux

    (Brigitte Roüan / France / 2005)

    ■■■□

    travaux.jpgUne comédie (!) française (!!) contemporaine (!!!) et à message (!!!!) réussie (!!!!!). Certes, à la deuxième vision, des facilités apparaissent de ci-de là, quelques passages sont à la limite, et certaines images sont un peu trop sagement métissées, mais Travaux, troisième et meilleur film de Brigitte Roüan, a quelque chose du petit miracle. La principale qualité de l'ouvrage est de ne pas chercher à jouer au malin. Les bons sentiments y sont assumés. Mieux, par l'évocation (directe mais humoristique) du système répressif en place contre les étrangers en France, ils sont, pour ainsi dire, légitimés. De surcroît, l'engagement humaniste est discrètement mais constamment, interrogé, mis à l'épreuve par la complexité des rapports avec l'autre.

    Cette histoire d'avocate, bourgeoise de gauche, qui confie les travaux de son appartement à un groupe d'immigrés, privilégie le burlesque et le grotesque plutôt que l'ironie. Le second degré télévisuel de type Canal+, qui rend la majorité des comédies françaises actuelles déplaisantes, n'a guère sa place ici. Tout juste y trouve-t-on un jeu, pas désagréable, autour de l'image de Carole Bouquet (et, à un autre niveau, de Bernard Menez et Aldo Maccionne, dans des seconds rôles). L'actrice confirme d'ailleurs dans Travaux, une fois de plus, ses dispositions pour le comique.

    Le rythme est vif, maintenu pendant les 85 minutes du film. La réactivité de la mise en scène, d'un gag à l'autre, au fil de séquences parfois très courtes, n'empêche pas une parfaite lisibilité. Quelques idées visuelles pertinentes assurent la satisfaction de l'oeil (vu en plongée, l'attroupement bavard des ouvriers sur le trottoir, jetés dehors par leur "patronne", éclate soudain aux quatre coins de la rue à l'arrivée d'une voiture de police).

    La légèreté avec laquelle est abordé la réalité de l'immigration permet de faire passer le message. Le dialogue entre Chantal (Bouquet) et son artisan sud-américain, qui lui raconte son périple tragique ayant provoqué son exil, pourrait tomber dans la facilité. Or, la scène n'est pas vue de haut et le discours n'apparaît pas plaqué, rendu possible par un instant de calme propice à la confession (tout se termine d'ailleurs par un petit gag). Quelque chose de l'altérité passe vraiment.

    L'insertion de passages de comédie musicale peuvent apparaître moins heureux que le reste. Ils sont cependant bien justifiés et leur évolution épouse parfaitement celle de l'état d'esprit de l'héroïne. Ces chorégraphies sont l'un des vecteurs du travail de Brigitte Roüan sur les corps. Toujours dans l'optique d'un confrontation du mythe Bouquet avec l'épaisseur du réel (et de ces torses latins et velus), les frottements que les ouvriers imposent par moments à Chantal (desquels elle se sort toujours avec grâce) participent aussi à ce sentiment d'équilibre tenu par le film. Même la pirouette finale a son charme. Sûre d'elle et de ses effets, n'ayant pas eu peur de frôler le ridicule, c'est bien dans la franche comédie que la cinéaste a trouvé son expression la meilleure.

  • Les sièges de l'Alcazar

    (Luc Moullet / France / 1989)

    ■■□□ 

    siegesalcazar.jpgDans les années 50 à Paris, Guy, critique aux Cahiers du Cinéma, fréquente la salle de l'Alcazar pour y voir notamment les films de Vittorio Cottafavi, son cinéaste favori. Un soir, il y aperçoit Jeanne, qui écrit, elle, dans Positif. Au fil des séances, les deux vont jouer au chat et à la souris, leurs prises de becs cachant certainement une réelle complicité.

    Ce film de Luc Moullet titillait ma curiosité depuis longtemps par son sujet. L'histoire de la rivalité développée, quasiment dès leurs premières années, entre les deux grandes revues cinéphiles françaises m'a toujours beaucoup intéressé.

    Premier étrange sentiment : Les sièges de l'Alcazar a été tourné en 1989 et semble pourtant dater, sinon de 1955, l'époque décrite, du moins des années 60. Pensant au départ que le film était plus ancien, il me fallut attendre de reconnaître Sabine Haudepin dans un second rôle pour me persuader de sa date de production. Est-on là en face d'un extraordinaire travail de reconstitution ou est-ce plutôt l'effet secondaire de l'esthétique économe de Luc Moullet ? Défaut ou qualité ? Il faudrait sans doute, pour répondre à ces interrogations, connaître plus avant l'oeuvre du cinéaste (ou demander à des autorités plus compétentes).

    Drôle de personnage que ce Luc Moullet et drôle de film que celui-ci. Mais film drôle aussi. Les purs cinéphiles s'amuseront de certaines formules ("Antonioni est le Cottafavi du pauvre" etc...), mais plus que les dialogues, surtout axés sur les capacités de réparties de chaque personnage, ce sont les trouvailles de la scénographie qui charment. La caméra reste la plupart du temps dans le cinéma et les meilleurs moments mettent en scène le corps de Guy, les positions qu'il doit prendre pour tenir sur les petits sièges inconfortables. Plus que les private jokes, c'est le burlesque léger de Moullet qui séduit. Le film offre ainsi de très jolis plans de Guy, assis au milieu des gamins des deux premiers rangs.

    Dans le rôle principal, Olivier Maltinti est remarquable et ses duos avec Elizabeth Moreau (Jeanne) et surtout Micha Bayard (l'irascible ouvreuse) sont assez réjouissants. Le reste est plus inégal, Moullet étant l'un des rares cinéastes à ne pas couper les hésitations et les erreurs de dictions de ses comédiens. Autre bémol, le montage intègre de longs extraits de films de Cottafavi, pas forcément nécessaires.

    Sympathique et très plaisant, partant d'un sujet précis et n'en déviant jamais, restant confiné, Les sièges de l'Alcazar subit un peu le contrecoup de sa rigueur. Et se pose alors la question : peut-il résonner au-delà d'un petit cercle de passionnés ?

  • Le Malin & Au-dessous du volcan

    (John Huston / Etats-Unis / 1979 & 1984)

    ■■■□ / ■■

    S'il y a un cinéaste qui a tenté de prouver pendant toute sa carrière que, malgré l'adage, un grand livre pouvait donner naissance à un grand film, c'est bien John Huston. Démarrant en 1941 avec un classique du film noir tiré de Dashiell Hammett (Le faucon maltais) et finissant quarante-six ans plus tard par un ultime chef d'oeuvre trouvant son origine dans une nouvelle de James Joyce (Gens de Dublin), sa filmographie n'a cessé de s'enrichir de travaux d'adaptations ambitieuses. Huston a mis ainsi en images les mots, entre autres, de Herman Melville (Moby Dick), Romain Gary (Les racines du ciel), Tennesse Williams (La nuit de l'iguane), Carson McCullers (Reflets dans un oeil d'or), Rudyard Kipling (L'homme qui voulut être roi). Les résultats à l'écran furent plus ou moins probants mais toujours, au minimum, intéressants. Le coffret de Carlotta offre deux autres exemples de cet exercice hustonien avec Le Malin et Au-dessous du volcan.

    Malin 01.jpgLe Malin (Wise blood), que John Huston réalise en 79, est une oeuvre très étonnante, virulente et inspirée. A cent lieues d'un ouvrage routinier signé par un vieux maître, ce film est en fait plus proche des chemins de traverses empruntés par Rafelson ou Altman à la même époque. Tourné de manière indépendante, loin de Hollywood, Le Malin dépeint une Amérique des campagnes et des petites villes grouillant de marginaux, asociaux et autres illuminés, et si le récit reste simple, il peut laisser en suspens certains éléments, abandonner certaines destinées, en allant à rebours de certaines habitudes narratives.

    Car tout tourne ici autour d'un seul homme : Hazel Motes, jeune homme étrange qui, de retour de la guerre, veut enfin faire "des choses qu'il n'a jamais fait avant". Avec l'énergie des grands obsessionnels, il tentera de prêcher et de fonder l'Eglise de la Vérité, une église du Christ sans le Christ. Mais Hazel ne semble attirer que des freaks aussi dérangés que lui. Pire : ces rencontres n'aboutissent à rien de bon. Les différents personnages du Malin semblent tous enfermés dans leur monde, donnant à voir une somme de solitudes et des cellules autarciques qui ne communiquent pas. Les divers partenariats possibles sont immédiatement voués à l'échec, à moins qu'ils ne reposent sur une filiation (et dans ce cas-là, l'aliénation est totale : le grand-père prédicateur de Hazel est responsable du traumatisme de son petit-fils et Sabbath semble s'enfoncer dans la même folie que son père, faux-prophète aveugle). Les couples ne se forment que pour un instant, le temps d'assouvir quelques pulsions naturelles. Ce décalage constant, Huston arrive à le faire sentir parfaitement dans les dialogues qui, le plus souvent, n'avancent pas par questions-réponses mais plutôt comme des monologues sourds, exactement parallèles.

    Ces gens-là sont tellement hors du commun, leurs actions et leurs propos nous mènent si près de l'absurde que le cinéaste n'a pas besoin d'en rajouter dans la bizarrerie par sa mise en scène. Le filmage est donc simple, très libre, à l'image de ces déambulations urbaines que la caméra capte en de longs plans-séquences.

    La charge contre les prédicateurs est féroce : menteurs, avides, racistes... Tous semblent au bord de la caricature. Pourtant, Huston parvient à donner à chacun une réelle épaisseur et à garder pour son guide dans ce monde-là, Hazel, une sympathie évidente. Brad Dourif est  ici prodigieux d'un bout à l'autre. Et parmi les excellents seconds rôles, on ne peut que s'enthousiasmer devant la performance de Harry Dean Stanton en aveugle douteux et celle d'un irrésistible Ned Beatty en prédicateur country et opportuniste.

    Tendresse pour les paumés qui n'exclue pas, bien au contraire, une progression vers la noirceur totale, humour décalé et provincial : Le Malin annonce par bien des points le cinéma des frères Coen.

    Volcan 06.jpgCinq ans plus tard, Huston s'attaque à nouveau à un gros morceau, en l'occurrence le roman de Malcolm Lowry, paru en 1947 et, comme tous les grands livres, réputé inadaptable. Le récit se concentre sur deux jours, les deux derniers de Geoffrey Firmin, consul britannique de la ville mexicaine de Cuernavaca. Le magnifique générique (une danse de mobiles et figurines squelettiques) et un effet visuel dès les premières minutes, reflétant des cranes dans les lunettes du protagoniste, nous préviennent en effet que le film sera bien la chronique d'une mort annoncée. Mort, remords et ivresse sont les grands thèmes d'Au-dessous du volcan (Under the volcano).

    Obliger le spectateur à côtoyer pendant deux heures un alcoolique est une sacrée gageure et nécessite d'être particulièrement sûr de sa direction d'acteur et de son choix de casting. Albert Finney s'en sort avec les honneurs, surtout lorsqu'il est en mouvement, adoptant une démarche exagérément raide et un port régulier de lunettes noires. De même, c'est lorsque Huston filme ses comédiens au milieu du peuple mexicain qu'il tient le mieux son pari, plutôt que dans le cadre de l'hacienda du consul. Là se joue une pièce de théâtre douloureuse à trois personnages. Jacqueline Bisset et Anthony Andrews peinent à s'imposer face à Finney : Yvonne, la femme aimante mais incertaine reste évanescente, et Hugh, le demi-frère, revendique un engagement journalistique qui cadre mal avec sa manière d'être.

    En ce mois de Novembre 1938, nombreux sont les signes d'une explosion imminente du monde. Hugh revient d'Espagne où les Républicains sont en train de perdre la guerre civile; les miliciens mexicains, financés par les nazis, imposent leur loi dans les campagnes; Munich vient d'être signé. Tout semble déjà trop tard. Trop tard pour la paix, pour le consul et pour son couple. Ne reste plus alors qu'à aller se perdre au Farolito, bar-bordel sordide.

    Nous nous sommes promenés en plein soleil, au milieu de festivités colorées. Toujours dans les pas du consul titubant, nous passons maintenant, aux dernières lueurs du jour (et par un pont suspendu), à un univers plus inquiétant. L'obscurité aidant, la cruauté et la violence pointent leur nez. Huston termine son film sur cette lente et inéluctable dérive, dans une remarquable progression dramatique. Vers la nuit, la pluie, la boue, le néant. Firmin avait prévenu : "L'enfer a ma préférence".

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Simon du désert

    (Luis Bunuel / Mexique / 1965)

    ■■■□

    simon.jpgSimon du désert (Simon del desierto) dure moins de 45 minutes et Bunuel n'y va pas par quatre chemins.

    Simon est un stylite, soit l'un de ces chrétiens des premiers siècles ayant choisi de faire pénitence au sommet d'une colonne pendant des jours, des mois, des années... Nous faisons sa connaissance alors que dans la foule des pèlerins, un riche notable lui propose un nouvel édifice, plus haut, plus beau, plus sûr. Simon est un jusqu'au-boutiste de la foi, un super-champion de l'ascèse. Seulement, plus il s'approche du ciel et plus il s'éloigne de l'homme. Le Saint devient méprisant et insensible.

    Les dévots qui l'entourent ne sont pas décrits de façon plus tendre. Les armées de prêtres sont en effet vues par Bunuel avec la même ironie dévastatrice que celle, plus tardive, des Monty Python. On pense en effet plusieurs fois au final de La vie de Brian, où les imbéciles se succédaient aux pieds des crucifiés et, de manière très précise, on découvre même un gag bunuélien dont on retrouvera l'idée dans le film anglais de 78 : la querelle entre différentes factions de chrétiens ("- A bas le Christ ! - Vive le Christ ! - A bas la Sainte Trinité ! - A bas... euh... Vive la Sainte-Trinité !").

    Aux côtés des officiels, le petit peuple est à peine mieux représenté : une mère qui ne comprend pas son fils, un nain zoophile, un paysan qui, une fois ses mains miraculeusement retrouvées, s'empresse de repartir travailler, giflant son gosse au passage... Autour de la colonne de Simon, on vient voir les miracles comme on va au marché. Et comme celui-ci le dit lui-même, "bénir fait passer le temps et cela ne fait de mal à personne".

    Simon a tout de même un problème : le Diable ne cesse de le tenter. Et comment pourrait-il résister alors que Satan a choisi le corps de Silvia Pinal pour s'exprimer ? L'érotisme est ici aussi direct que le message anticlérical.

    Pourtant, si Bunuel a fait grincer bien des dents, si certains de ses films, comme celui-ci, ont poussé très loin le bouchon, il s'est toujours trouvé des défenseurs des deux côtés, par exemple chez les bouffeurs de curés de Positif autant que chez les cathos des Cahiers du Cinéma. Chez les premiers, l'énervement était grand de voir leur auteur favori récupéré, après, certes, de nombreuses contorsions, par ceux qu'il aurait dû a priori choquer. C'est que si l'on peut voir dans Simon du désert (et les autres) l'expression d'un athéisme absolu et surréaliste (comme le voyait par exemple le flamboyant Ado Kyrou), on peut aussi y déceler une critique de l'intérieur et une critique, non du christianisme, mais de ses déviances. Devant l'insistance de Bunuel sur le sujet (quasiment du début à la fin de sa carrière), il faut bien se rendre à l'évidence que tout cela a pour origine autre chose qu'un simple rejet de principe. Cette petite ambiguïté toujours présente, malgré la vigueur de certaines flèches, rend finalement l'ensemble de l'oeuvre du maître d'autant plus passionnante.

    Deux remarques pour finir. D'une part, Simon du désert, si clair pendant quarante minutes offre au spectateur un dénouement sous forme de pirouette totalement inattendue et désarmante. Dans la folie d'une boîte de nuit new-yorkaise, Bunuel nous laisse pantois, au son d'un ultime cri diabolique de la Pinal. D'autre part, le cinéaste se plaignait parfois, semble-t-il, à propos de ce film-là, du manque de moyens et de temps. C'est pourtant l'une de ses plus belles réussites plastiques. Un Bunuel aux allures de pochade, même de trois quarts d'heure, même de transition, ne saurait que nous combler.

  • Jour de fête

    (Jacques Tati / France / 1949)

    ■■■■

    Avec le fiston, Jour de fête marche donc mieux que Mon oncle. Plusieurs raisons à cela, assez évidentes finalement : durée plus courte, rythme plus vif et registre plus franchement burlesque.

    Quand Mon oncle fait sourire, Jour de fête fait rire. Serait-ce à dire que les films les plus drôles sont les plus simplement réalisés ? Il est vrai qu'une mise en scène affichant sa virtuosité et ses atouts plastiques tend parfois à faire écran. Trop de signifiant, trop de réflexion nuit à la spontanéité de l'éclat de rire. Dans le comique, tout est donc affaire d'équilibre pour ne pas tomber dans l'excès inverse, celui de la platitude et de la facilité. On parlera alors ici de subtilité, là d'élégance ou encore ailleurs de vivacité.

     

    jourdefete2.jpg

    La simplicité de Jour de fête n'est bien sûr qu'apparente. Elle masque une ambition technique (le film fut conçu, rappelons-le, pour être le premier long-métrage français en couleurs) et narrative hors du commun et surtout d'une incroyable originalité dans le paysage cinématographique de l'époque. Les trouvailles sonores sont toujours aussi merveilleuses (le moment de drague entre le forain et la villageoise, au son du western projeté à côté; les mimiques de François devant sa glace, l'oeil entouré de noir, pendant qu'une poule caquette on ne sait où...). Entre les longues plages sans dialogues (l'animation progressive de la place, la nuit d'ivresse de François dans les champs) et les échanges fleuris (grâce aux accents et aux jeux de mots), c'est un paysage sonore inédit qui se faufile entre nos oreilles. Plus référentiel, le recours au burlesque offre un régal de chutes en tous genres.

    Dès son premier long, Tati se dirige déjà vers le "spectacle total" qu'il appelait de ses voeux. Et au spectacle, tous les protagonistes de son film y sont. Chacun observe les autres. S'impose ici une leçon que les oeuvres suivantes ne cesseront d'asséner : la nécessité qu'il y a à s'arrêter un instant, le temps de regarder autour de soi avec étonnement, bienveillance ou humour, comme le fait le paysan en haut de son champ, observant l'étrange "danse de l'abeille" du facteur en contrebas.

    Le monde de Tati passe souvent pour gentillet. Sans vouloir tirer le film vers ce qu'il n'est pas, il convient de noter toutefois que l'on trouve dans Jour de fête quantité de sales garnements, un couple constamment en train de s'engueuler et des gens qui ne cessent de se moquer plus (les villageois) ou moins (les forains) gentiment de notre brave François. Signalons également que Tati peut aussi oser un gag grinçant comme celui, aussi court qu'irrésistible de l'homme mettant son bel habit, auquel le facteur lance un entraînant "alors, on se prépare pour la fête ?", sans voir le mort alité dans le coin de la pièce.

     

    jourdefete1.jpg

    Dans cette chronique d'un petit village (toutes les petites touches humoristiques en disent aussi beaucoup sur le monde rural), se pose enfin la question d'une vision traditionaliste. La course en avant du progrès, Mon oncle en fera son sujet entier. Le plus grand plaisir que l'on prend, selon moi, à ce Jour de fête est en partie dû au fait que cette problématique est concentrée sur un seul élément : la révélation soudaine, par l'intermédiaire du cinéma, des exploits des postiers américains et de leurs machines. Nous spectateurs, nous n'avons alors qu'à savourer les gags qui en découlent, sans aller plus loin.

    La fin elle-même délivre avec finesse la morale et glisse de manière admirable. Une fois sorti trempé de sa chute (d'anthologie) dans la rivière, François se laisse conduire par la vieille femme à la chèvre, à bord de sa charrette. Il se pose enfin après sa folle course "à l'américaine" et peut s'arrêter au niveau des paysans dans leur champ. L'un d'eux lui demande de leur donner un coup de main, son gamin s'occupera bien de livrer le courrier restant à distribuer. On quitte donc François la fourche à la main et le garçon, casquette de facteur sur la tête cette fois, bouclera le film comme il l'avait ouvert : en suivant la caravane des forains. De la mémé à François puis au petit, comme un passage de témoin et la vie qui continue...

     

    Photos : Cinémathèque de Belgique et dvdbeaver.

  • Lucky Luciano

    (Francesco Rosi / Italie / 1973)

    ■■□□

    Lucky Luciano 09.jpgLucky Luciano en est un parfait exemple : les titres patronymiques des films-enquêtes de Francesco Rosi annoncent plutôt des portraits en creux que des biographies classiques de bandits, politiques ou mafiosi célèbres. Si l'approche du protagoniste principal est ici moins allusive que celle à l'oeuvre dans Salvatore Giuliano, l'oeuvre fondatrice du cinéma de Rosi, où du héros nous ne voyions guère que le cadavre, la distance mise entre le cinéaste et son sujet reste importante. Ainsi, nous en apprenons plus sur Lucky Luciano en étant à l'écoute de conversations entre tiers qu'en entrant dans son intimité, nous en savons plus sur lui quand il est absent que quand il est présent à l'écran, sous les traits impénétrables de Gian Maria Volonte. Adepte du réalisme historique, Rosi, en avançant par cercles concentriques, semble se refuser à aller au-delà des faits connus et prouvés. Le mystère Luciano reste entier : comme l'homme, drapé dans sa respectabilité, ne se laisse jamais compromettre aux yeux des enquêteurs, le personnage ne se laisse jamais percé par le regard de la caméra.

    La psychologie du boss sicilien intéresse de tout façon beaucoup moins Rosi que le système dont il est l'un des plus efficaces rouages, un sytème éclairé par tous les côtés possibles : économiques, politiques, historiques, sociaux. Dans une chronologie bousculée, le récit s'arrête sur une dizaine de dates, entre 1931 et 1961. Le film demande beaucoup d'attention au spectateur, par le va-et-vient temporel imposé et la quantité de noms et de références évoqués. Le risque d'égarement n'est jamais très loin.

    Parmi toutes les informations accumulées, les liens historiques tissés entre les Etats-Unis et l'Italie deviennent le véritable fil conducteur du film. Rosi décrit très précisément les mécanismes à l'origine de la terrifiante expansion mafieuse des années d'après-guerre : renvoi des gangsters devenus indésirables en Amérique vers leur Sicile natale dans le sillage des forces alliées débarquant à partir de 1943, installation au pouvoir, dans les localités libérées, de mafiosi du cru, avec l'assentiment des Américains, et plus tard, internationalisation des trafics depuis l'Italie. Avec pertinence, Francesco Rosi double son analyse historique d'une réflexion d'ordre culturel et artistique. Pour résumer dans son introduction le parcours criminel fulgurant de Luciano dans le New York des années 30, le cinéaste monte une longue séquence où se succèdent les exécutions sanglantes, filmées de manière graphique et enrobées de ralentis, effets de lumière et chanson traditionnelle. Une violence toute hollywoodienne donc. Le reste du récit, situé en grande partie en Italie, se distinguera au contraire par son refus du spectaculaire. Une seule exception à cela, une seule fusillade qui retrouve alors les codes cinématographiques américains : celle de l'assassinat de Giannini, tué bien sûr... dans une rue de New York.

    Lucky Luciano avait commencé son ascension en commanditant le meurtre de son propre boss, Masseria. On voit celui-ci se faire cribler de balles alors que le premier se lave consciencieusement les mains aux toilettes. Pendant des années, Luciano assurera ainsi sa position au sommet de la pyramide mafieuse grâce à sa discrétion, sa façade d'homme tranquille, son obsession de ne pas faire de vagues. Sa chute n'adviendra que tardivement et elle sera essentiellement due aux imprudences de ses associés. Le film s'ouvre sur un bateau amarré à New York et se termine dans un hall d'aéroport. Le récit est borné par ces lieux de transit, façon de rappeler que derrière le masque du calme entrepreneur rétif aux voyages se cache bien le principal responsable d'une tentaculaire organisation internationale.

    Oeuvre engagée et documentée Lucky Luciano a les défauts de ses qualités. Les multiples informations passent essentiellement par de longs dialogues, filmés dans des cadres institutionnels, des bureaux, des restaurants... Si le travail sur la photographie et les décors est remarquable (les personnages sont souvent filmés dans de grands volumes, signes d'une société déshumanisante), il ne compense pas toujours le manque de dramaturgie. On ne trouve ici ni le lyrisme de Salvatore Giuliano, ni l'inquiétude kafkaïenne de Cadavres exquis. Lucky Luciano reste tout de même un solide film-dossier. Et si cette appellation est souvent utilisée de manière péjorative en sous-entendant l'abandon de l'esthétique au profit unique du message, les oeuvres de Francesco Rosi n'ont, quant à elles, jamais manqué d'ambition, qu'elle soit esthétique ou narrative.

    (Chronique dvd pour Kinok)