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Film - Page 81

  • Le Bon Roi Dagobert

    (Dino Risi / France - Italie / 1984)

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    dagobert.jpgDino Risi à la mise en scène, Gérard Brach et Age au scénario, Coluche, Serrault, Tognazzi et Carole Bouquet devant la caméra... Tout ce beau monde fut réuni en 1984 pour accoucher de cette catastrophe qu'est le Bon Roi Dagobert.

    Pendant quelques minutes, devant ce style visuel aussi rude que la campagne hivernale dans laquelle se déroule l'introduction, devant cette succession de dialogues grossiers, devant cet acharnement scatologique, on se dit, bienveillant et au fond désireux de nager à contre-courant de la mauvaise réputation du film, que l'irrespect peut être gage d'authenticité et de vigueur. Il faut malheureusement se rendre très vite à l'évidence. Risi a commis l'erreur de ne pas créer un véritable personnage mais de laisser Coluche faire ses sketchs habituels en habits médiévaux. Ses réflexions et ses onomatopées ponctuant chacune de ses interventions nourrissent un humour anachronique particulièrement pénible. Les deux hommes redresseront semble-t-il la barre, un an plus tard, avec un Fou de guerre apparemment bien plus profond (ce qui n'est pas difficile). Ici, le célèbre comique n'est certes pas le seul à jouer n'importe comment : les grimaces de Michel Serrault ne nous arrache qu'à grand peine quelques sourires et Ugo Tognazzi ne nous offre que le minimum syndical dans un double rôle.

    Arrivé au bout de ces 115 longues minutes d'un récit à l'intérêt très contestable, aboutissant à un paresseuse histoire de sosie du pape, je n'en retiens qu'une poignée de plans bien composés, un festival de poitrines généreusement offertes et deux plans de Carole Bouquet, l'un accompagnant sa sortie de bain (au lait) et l'autre, très bref, la montrant, épaule découverte et visage rayonnant, en train de jouer avec un serpent lors d'une orgie. C'est peu...

     

  • L'ange exterminateur

    (Luis Bunuel / Mexique / 1962)

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    Après l'opéra, les Nobile reçoivent chez eux vingt personnes du beau monde. Etrangement, tous leurs domestiques s'empressent dans le même temps de quitter la maison. A l'issue du dîner, les invités, pourtant fatigués, trouvent des excuses pour ne pas partir et se voient finalement dans l'impossibilité de sortir du salon. Ils restent ainsi cloîtrés plusieurs jours, les gens de l'extérieur ne passant pas, quant à eux, le portail de la demeure. Tel un petit groupe de rescapés livrés à eux-mêmes, ils doivent s'organiser malgré les tensions qui ne manquent pas d'éclater. Ils trouveront tardivement un moyen de sortir de cette situation absurde, mais la délivrance ne sera qu'illusoire.

    L'ange exterminateur (El angel exterminador) peut se laisser voir trois fois, quatre fois, indéfiniment, son mystère n'est jamais totalement percé. Luis Bunuel l'a voulu ainsi : insaisissable, irréductible à toute interprétation univoque, irrécupérable. Contrairement à L'âge d'or ou au Charme discret de la bourgeoisie, dont la force subversive découle en grande partie de constructions narratives déconcertantes, L'ange exterminateur apparaît paradoxalement comme l'un des films les plus réalistes de Bunuel. Le récit est ici linéaire. Les quelques rêves et hallucinations sont clairement circonscrits (et marquants : le très étrange songe collectif ou le cauchemar de la main coupée). La description des lieux et des personnages est des plus rigoureuse.

     

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    A chaque nouvelle vision, on reste stupéfait par la maîtrise du cinéaste dans le glissement vers l'irrationnel, tout en petites touches. Dès le début, au milieu d'amabilités convenues, des paroles semblent à double sens (souvent sexuel) quand d'autres ne semblent pas en avoir du tout. Mais avant même d'entendre ces conversations, et déjà étonnés du comportement des domestiques, nous  avons été troublés par un drôle de manège : nous avons vu les invités entrer deux fois dans le hall et leur hôte s'inquiéter de la même façon, doublement, de l'absence de son serviteur Lucas. Ceci n'est en fait que la première manifestation de la figure la plus notable du film : la répétition. Ainsi Nobile portera deux fois le même toast, deux invités se présenteront l'un à l'autre à plusieurs reprises dans la soirée, deux mains surgiront de l'armoire, le troupeau d'agneaux reviendra dans l'épilogue etc...

    angeb.jpgangea.jpgMais toutes ces répétitions, et c'est là tout le génie de Bunuel, ne se font pas de manière mécanique ni identique. Ainsi, l'arrivée des convives est filmée la seconde fois dans un rythme imperceptiblement différent et dans un cadrage légèrement rehaussé. Ce très léger décalage provoque un sentiment étrange, le spectateur percevant une image à la fois identique et à la fois différente. Bunuel joue en virtuose autour de cet entre-deux, faisant preuve d'une subtilité et d'une élégance confondante dans la description d'une situation si anormale. Une nouvelle preuve parmi d'autres : au début du repas, la chute du domestique avec son plateau est-elle vraiment un gag inventé par la maîtresse de maison, comme semblent le croire les invités ? Rien, bien évidemment ne nous en assure.

    On pourrait craindre que cette insolite claustration soit alimentée, à force, par des procédés d'écriture arbitraires. Il n'en est rien car là aussi, Bunuel fait preuve d'une intelligence incroyable. Chaque tentative de départ avortée d'un invité prend une forme différente. Le renoncement soudain sur le seuil peut être provoqué par un élément réaliste et crédible (l'arrivée du petit déjeuner qui redonnera des forces avant de partir), par un effondrement nerveux qui rameutera les autres convives, relancera le récit et recentrera l'action au milieu de la pièce, ou par une hésitation plus elliptique mais commentée en retrait par un petit groupe inquiet ("Regardez, ils vont s'arrêter... N'est-ce pas étrange ?"). Cette situation ne peut donc qu'être acceptée et alors, tout peut se détraquer petit à petit, le premier repère à se brouiller étant la notion du temps (personne ne réussissant précisément à savoir depuis combien de jours dure cette comédie).

     

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    Pendant 1h15, vingt protagonistes se croisent dans un décor unique (seules quelques échappées vers la rue sont accordées au spectateur). Par de délicats mouvements de caméra, on passe d'un petit groupe à un autre, au gré des conversations et des mouvements. Dans ce salon, Bunuel ne semble jamais choisir un cadrage ou un angle de prise de vue déjà utilisé auparavant. Comme s'il s'agissait d'épuiser toutes les possibilités avant de retomber au point de départ. C'est une fois que tous les recoins ont été scrutés, toutes les combinaisons ont été essayées, que le film peut s'arrêter, et par conséquent, le sortilège peut être levé. Les invités prennent conscience qu'après tant de jours passés dans cet enfer, ils ont retrouvé la place exacte qui était la leur au premier soir. Il leur suffit donc de rejouer le moment du départ pour, cette fois-ci, passer enfin le seuil. Dans le récit de L'ange exterminateur, il n'y a pas d'autre logique qu'une logique esthétique.

    Bunuel s'est toujours refusé à donner la moindre clé concernant son oeuvre, se bornant à répéter son avertissement initial : "La meilleure explication c'est que, raisonnablement, il n'y en a aucune." Inutile de convoquer le surnaturel. D'ailleurs, l'inefficacité des rituels superstitieux ou maçonniques est raillée, abaissant ceux-ci au même niveau que les ridicules croyances de la religion officielle. L'un des murs du salon se présente sous la forme de trois grands placards ornés d'images pieuses. Sous la protection des grands saints et à l'abri des regards, dans le premier, on se soulage dans des vases antiques, dans le deuxième, on cache les morts et dans le troisième, on consomme avant le mariage. La belle Silvia Pinal, après Viridiana, joue Leticia, qui sacrifiera sa virginité, se donnant derrière un rideau à Nobile dans un abandon qui déclenchera la sortie de la crise. L'athéisme (parfois ambigu) de Bunuel a toujours été réjouissant.

     

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    Parmi toutes les pistes broussailleuses qu'emprunte le film, il en est une qui paraît tout de même plus dégagée que les autres, celle d'une certaine vision politique et sociale. Tout d'abord, ce sont les domestiques qui sentent mieux que les autres que quelque chose va advenir. Seul le maître d'hôtel reste au service de ses patrons. Restant la première nuit dans la pièce adjacente au salon maudit, il finit par rejoindre les prisonniers. L'absence totale d'explication rationnelle à cette claustration laisse penser que celle-ci est finalement inconsciemment volontaire. Les us et les coutumes de la haute bourgeoisie ainsi poussés à l'extrême provoqueraient cet enfermement. La politesse empêche de partir. La volonté d'éviter à ses condisciples la honte pousse chacun à adopter les mêmes comportements, y compris les plus inconvenants. Le respect de l'étiquette ne peut mener qu'au conformisme et à la mort. Car la situation devient vite intenable. Tout ce que ces gens repoussent habituellement (vulgarité, crasse, laisser-aller...) s'infiltre irrémédiablement dans leur petit cercle. Mais c'est bien de l'intérieur que cette classe pourrit, contrairement à ce qu'elle croit (quand Leticia lance un cendrier à travers la vitre de la salle à manger, un convive, en pleine discussion dans la pièce d'à côté, pense que ce fracas est dû à "un juif qui passait").

    L'avertissement que constitue une telle mésaventure ne suffira pourtant pas. L'épilogue en donnera la preuve et cette fois la rue grondera de mouvements révolutionnaires. Cependant, Bunuel est bien trop malin pour brandir aussi simplement un drapeau. Il ne montre, brièvement, que des prémisses, une agitation, une répression militaire et termine sur un fameux plan de moutons s'engouffrant dans l'église où se rejoue le drame. Même la clé politique n'est donc pas dépourvue d'ambiguïtés et c'est bien cette position de méfiance devant toutes les idées reçues, doublée d'un rire salvateur, qui garantit la permanence de la place du cinéaste parmi les plus grands. Quand à cet Ange, précisément, on peut lui accoler facilement une bonne demie-douzaine de chefs-d'oeuvres bunueliens, s'étalant sur plus de quarante ans, mais il reste, je crois, le plus cher à mon coeur.

    Photos : dvd Calysta

  • Heat

    (Paul Morrissey / Etats-Unis / 1972)

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    heat.jpgAu sein de la production underground new yorkaise des années 60/70 chapeautée par Andy Warhol, les films réalisés par Paul Morrissey sont réputés comme étant les plus accessibles, intégrant quelques règles établies de narration et de technique que refusait d'utiliser le maître de la Factory dans ses propres oeuvres. Heat a l'aspect chaotique d'un documentaire avec l'enregistrement du son en direct (on entend régulièrement la circulation aux alentours du motel) et une lumière naturelle. Le découpage des séquences se fait plus volontiers à l'intérieur des plans, à coups de zooms et de recadrages, que par un montage classique. Les images ainsi captées à la volée peuvent laisser l'impression d'un style approximatif, bien que l'on remarque de ci de là d'évidentes compositions plastiques.

    Dans Heat, Paul Morrissey se penche sur Hollywood, côté cour. Il s'attache à des paumés, des marginaux, des has been, qui gravitent autour de la piscine d'un motel de Los Angeles, tenu par une grosse patronne aussi perverse que ses clients. Parmi ces artistes, apprentis-stars qui ne font plus la différence entre cinéma, télévision et shows érotiques, débarque Joey, un ex-enfant vedette, de retour de l'armée et d'autres galères. Arriviste mais sans trop faire d'efforts, il séduit la mère de sa voisine, actrice sur le déclin, riche et encore désirable.

    Le film ne cesse de se référencer au temps du glorieux Hollywood. Pendant le générique, on voit Joey se promener au milieu des décombres d'un vieux studio en démolition. L'ombre des stars du muet et des grands producteurs plane sur des villas devenues trop grandes. Les excès sentimentaux des protagonistes évoquent le mélodrame de la grande époque. Mais Morrissey insiste bien sur l'envers du décor, se focalisant sur son petit peuple de loosers, montrant en particulier ce qui était peu ou pas dévoilé alors : appât du gain, folie et, surtout, frasques sexuelles. De ce point de vue, Heat n'est pas un film piqué des hannetons et comme dirait l'Office Catholique, des images peuvent heurter. Le cinéaste joue autant avec les codes des genres cinématographiques qu'avec la censure, la limite avec le hard ne tenant guère qu'à la mince épaisseur d'un tissu qui ne cache pas grand chose de la forme se trouvant dessous. Ces scènes-là sont d'autant plus surprenantes qu'elles sont traitées avec le même naturel que le reste, allant parfois jusqu'à des plaisanteries hardies.

    C'est que, autre sujet d'étonnement, l'humour est constant. Certains dialogues sont franchement hilarants. On n'oubliera pas la réflexion de la mère à sa fille, fâchée que cette dernière vive avec une femme : "Tu n'es pas lesbienne, c'est provisoire" (et de fait, cela se révélera vrai); ni l'échange avec l'ex-mari, vivant lui avec un homo : "- Je ne veux plus que tu donnes tout mon argent à ce Jockey. - Il s'appelle Joey." Si l'esthétique à l'oeuvre, peu gratifiante, lasse parfois, elle porte cependant ses fruits lors des nombreuses scènes de ménage, assurément les meilleurs moments du film.

    Monstrueux ou touchants, les personnages semblent se confondre avec les acteurs hors-normes qui les incarnent. On sent une inégalité de jeu entre eux et à l'intérieur des registres de chacun, mais tous assument leur caractère tête brûlée. Joey c'est Joe Dallesandro, qui traverse le film en faisant converger tout les regards sans faire grand chose, magnifié en maillot de bain par une mise en scène qui doit beaucoup à l'imagerie gay. Sous sa longue chevelure, il est assez magnétique.

  • 1984

    (Michael Radford / Grande-Bretagne / 1984)

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    1984.jpgSi vous êtes un(e) visiteur(se) régulier(e) de ce blog, vous devez commencer à vous rendre compte de mon inculture littéraire. Je n'étonnerai donc personne en confessant ne connaître du mythique roman de George Orwell que quelques mots (Big Brother, guerre, totalitarisme, écrans...). Le film de Michael Radford ne sera donc pas jugé ici par rapport au livre (vos éventuels commentaires, positifs ou négatifs, sur l'adaptation elle-même sont bien sûr les bienvenus).

    Vu sans son référent, 1984se tient très bien tout seul et dégage une puissance et une cohérence peu commune. La première séquence est dédiée à l'un de ces meetings où des travailleurs sont abreuvés de discours belliqueux, par l'intermédiaire d'un écran géant. Tout en montrant, avec sa caméra balayant la foule, l'instrumentalisation des émotions, le lavage de cerveau et la véhémence de réactions dirigées, le cinéaste laisse deviner quelques espaces libres. Tous, dans la foule, ne font pas exactement les mêmes gestes et pas au même moment, certains regards fuient l'écran, une tête se retourne... Si le mécanisme abrutissant est bien à l'oeuvre, il reste (il restera toujours) du jeu dans la machine, il reste l'irréductible "esprit humain", comme le nommera plus tard Winston Smith.

    Celui-ci cultive en lui l'une des graines de résistance à un pouvoir autoritaire et tentaculaire qui, sous le prétexte de la guerre, maintient le peuple dans l'ignorance et la pauvreté, ré-écrit l'histoire et s'acharne à annhiler tout libre arbitre. Smith résiste tout d'abord en passant par l'écriture. Sur un cahier, à l'abri du regard de Big Brother, il ré-apprend à utiliser une langue que les dirigeants s'escriment à simplifier, à contrôler, à expurger, avec la même énergie qu'ils mettent à broyer les consciences individuelles. Il s'agit pour lui d'exercer par là une subjectivité qui lui est refusée (exercer car cela demande un réel effort).

    Parallèlement, Winston Smith s'engage sur une autre voie, tout aussi déviante au regard des autorités : celle de la passion amoureuse. Dans un monde où la voix du Maître se félicite de la chute du nombre de mariages, où l'on fait voeu de célibat et où l'on combat la recherche de l'orgasme, un nouveau couple se forme, décidé à assumer ses pulsions. "I want you" ne cessent de se dire Winston et Julia. L'appauvrissement imposé du langage redouble l'impact et la crudité de ces situations. La révélation soudaine des corps dans leur nudité crée le même choc. Ceux-ci se détachent des murs gris de la chambre et s'opposent aux uniformes qui sont partout. Rarement mise à nu d'une femme à l'écran (et d'un homme, mais, comme d'habitude, un peu moins) n'aura été autant justifiée scénaristiquement, esthétiquement et moralement.

    Dans le rôle de Julia, Suzanna Hamilton est une découverte, et pas seulement plastique, tant elle fait preuve de sensibilité. L'actrice n'est pas la seule à être digne de louanges. John Hurt traverse le film avec son corps souffrant et sa force intérieure. Devant lui se dresse un prodigieux et massif Richard Burton (dans son dernier rôle), qui incarne la toute puissance dictatoriale avec le minimum d'effets. Leur face à face final est d'anthologie.

    Michael Radford a su créer l'atmosphère pesante adéquate avec sobriété, lestant tous les décors d'une réelle présence. Il obtient un équilibre parfait entre flash-backs, divagations et réalité jusqu'à égarer doucement son spectateur. Dans la chambre, de très simples mouvements d'appareil partent de l'écran mural pour cadrer dans un recoin Winston Smith écrivant sur son journal. De beaux fondus enchaînés parsèment l'oeuvre, le plus marquant et le plus étrange nous amène vers un plan où Richard Burton tient dans ses bras John Hurt, qu'il vient de torturer. Le retour d'images identiques n'ennuie pas, la répétition étant l'un des fondements de la société décrite. L'utilisation de la musique participe pleinement à l'ambiance. Elle est signée par Dominic Muldowney et le fameux groupe électro-pop Eurythmics (sur la bande-son, pas de tube comme Sex crime, la voix d'Annie Lennox ne s'entendant que sur le générique de fin, mais des boucles synthétiques tout à fait pertinentes).

  • Collateral

    (Michael Mann / Etats-Unis / 2004)

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    collateral2.jpgCollateralest énervant et ce d'autant plus que le film de genre s'y drape d'esthétisme forcené. Michael Mann a eu ce qu'il a voulu : il passe maintenant pour un grand styliste...

    Nous n'avons pas tant là une oeuvre formaliste qu'un objet chichiteux, dans lequel le cinéaste ne se résout jamais à laisser passer un seul plan, même le plus bref, qui n'en mette plein la vue par le choix du cadrage, de la lumière ou de la composition interne. Ces effets à répétition donnent une esthétique chic et lisse qui sombre vite dans la vacuité clipesque. La bande son subit le même traitement hyper-chiadé (c'est la première fois que je me trouve devant une séquence de discothèque où l'on entend à peine la musique, et cela sans aucune raison). La bande originale, elle, se résume à une soupe rock-FM imbuvable.

    Tout ceci n'est encore rien à côté du scénario, dont nous devrions accepter la nullité sous prétexte de mise en scène "souveraine" et de récit à rebondissements. L'invraisemblable est partout : aucune péripétie n'y échappe. La moindre séquence de Collateral pourrait être contestée sur ce point, la plus ahurissante étant celle qui voit le brave chauffeur de taxi se substituer au tueur lors du rendez-vous avec les commanditaires.

    La relation qui se tisse entre les deux personnages principaux, que jouent mal Tom Cruise et Jamie Foxx, repose elle aussi sur du vide. La peur et la fascination mêlée, la tentation d'une autre vie, le flirt avec la limite : aucune piste n'aboutit, plombées qu'elles sont de toute façon par des touches d'humour pathétiques (la visite rendue à la mère hospitalisée) et par une philosophie de bazar. Car bien entendu, le tueur est la personnification du Mal et de ce fait, philosophe beaucoup. Une incarnation similaire mais ô combien plus inquiétante sera proposée par Javier Bardem, plus tard, chez les frères Coen (No country for old man). L'acteur espagnol tient un rôle secondaire ici, placé au centre d'une scène symptomatique de l'échec total du film. Dans la peau de celui qui tire les ficelles, il use de périphrases, prenant un détour idiot le menant vers une fable mexicaine sur Santa Claus au lieu d'avoir une discussion simple et claire. Mais Michael Mann n'est pas à un tic auteuriste près.

    Non content de nous faire subir d'incessants retournements de situations (le dernier, qui nous révèle l'identité de la dernière victime sur la liste, est affligeant), il se montre parfois d'une grande complaisance, comme dans cette scène où Tom Cruise dégomme deux petites frappes qui en voulaient à sa mallette. Tarantino a été lynché pour trois fois moins que ça. Que l'on ne s'inquiète pas, le héros noir, que toutes les polices prennent pour le tueur, ne sera pas abattu par erreur par les flics. Nous ne sommes pas chez Romero. Nous sommes plutôt à l'opposé du spectre : dans le douteux, le clinquant, la frime...

  • French cancan

    (Jean Renoir / France - Italie / 1955)

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    Au fil des ans, la bonne place que je persistais à laisser à ce French cancanparmi les meilleurs films des années 50, sans jamais le revoir, devenait de plus en plus fragile. Le jeune cinéphile que j'étais ne s'était-il pas laissé un peu trop influencé par la réputation de l'oeuvre ? N'y avait-il pas là un divertissement un peu trop futile ? Car tout de même, Renoir et Gabin, c'était plutôt les années 30... Hier soir, devant ma télévision et dès les premières scènes, le doute s'est envolé. Verdict sans appel : French cancan est un régal.

    Tout commence avec ces rupins qui viennent s'encanailler du côté de Montmartre et du petit peuple, dans ce bistrot où l'on danse sans se soucier des convenances. Et on sent déjà que Renoir n'a rien perdu de son élégance, de sa vigueur et de sa capacité à lier entre eux les personnages les plus disparates et les plus dispersés. Valse des partenaires et valse des regards.

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    L'hommage est dirigé, encore une fois, vers le théâtre, et il est ici d'autant plus émouvant qu'il porte sur ses composantes les moins nobles : chansonniers, siffleurs, danseuses de cancan. Tout du long, des figures pittoresques se succèdent comme autant de choeurs antiques commentant les situations. D'innombrables entrées dans le champ se font par les côtés du cadre, comme sur une scène. Tous les personnages du film sont en représentation. Seulement, ils sont dans le même temps, parfaitement sincères. La leçon de morale que donne Danglard/Gabin à Nini/Françoise Arnoul, pérorant sur le théâtre et sur la vie, nous pouvons la trouver excessive. La sincérité de la tirade ne fait pourtant plus aucun doute quand on voit, quelques minutes plus tard, Danglard rester seul en coulisses pendant le clou du spectacle, battant le rythme et renversant sa tête, soulagé et tellement émouvant à cet instant, lorsqu'il entend les applaudissements du public. De même, d'autres protagonistes et Nini la première, peuvent paraître arrivistes, mais les juger ainsi, c'est ne pas remarquer que toujours la séduction a lieu avant que l'argent n'entre dans les conversations.

    Dans ces années de qualité française, la Belle époque a souvent été filmée et rarement autrement que dans des reconstitutions figées. Chez Renoir, les décors, les dialogues et les interprètes pétillent. Des scènes d'habitude ingrates ou trop faciles comme les répétitions et les auditions des apprentis-artistes sont jubilatoires. La trivialité n'est pas incompatible avec l'élégance quand Nini vient perdre sa virginité chez son boulanger ou quand dans l'embrasure d'une porte, pendant le cours de danse de la vieille Guibole, une femme dévoile ses charmes en prenant un bain.

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    Surtout, Renoir est inégalable dans le crescendo et le mouvement. Une inauguration des plus officielles, en compagnie d'un ministre, voit d'abord quelques tensions se faire jour entre Lola de Castro et Nini au son pourtant très digne de la Marseillaise, avant de sombrer dans un ahurissant pugilat, une bagarre générale magnifique. Le style du cinéaste est pourtant plus simple et plus posé que dans les années 30, saisissant les scènes les plus agitées de façon calme, à quelques panoramiques près. C'est qu'enregistrer un envahissement du cadre suffit, comme dans ce stupéfiant final. Il n'y a là aucun suspense, le succès est d'ores et déjà assuré par l'affluence et l'incroyable déboulé de la foule dans la grande salle du Moulin Rouge. L'énergie est déjà là. Il ne manque qu'une apothéose, celle qu'apportent ces danseuses de cancan qui surgissent de chaque recoin de la salle, de chaque bord du cadre (même d'en haut). Et il n'y a plus de scène. La salle est la scène. Le théâtre devient la vie. Les danseuses virevoltent au milieu des spectateurs qui s'agitent tout autant. La fin de French cancanréalise un double idéal renoirien : l'art contamine le réel et les classes sociales ne sont certes effacées mais se mélangent, bourgeois et voyous, princes et boulangères, tous emportés par le même élan vital.

    Photos : dvdbeaver & Synoptique.

  • Mon oncle

    (Jacques Tati / France / 1958)

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    mononcle.jpgAyant lu ma note récente Êtes-vous Tatiphile ?, mon amie Michèle m'a fort gentiment prêté quelques dvd de Jacques Tati. Première étape, dans le but de faire découvrir tout cela à mon fils de 6 ans : Mon Oncle, sans doute le plus célèbre et, pensais-je, le plus accessible (filmé en couleurs, avec un récit très linéaire et une grande importance donnée aux divers personnages d'enfants...).

    Faisant confiance à un souvenir lointain, je m'étais permis dans la note pré-citée de pinailler à son endroit (je m'étais donc montré Tatillon, ah ah ah). Et bien, je ferais de même ici. Déjà pourvu d'une ambition folle, Tati insiste beaucoup sur son message. La composition très travaillée des plans et leur signification a parfois tendance à écraser les touches humoristiques (cruelle question du fiston revenue à plusieurs reprises : "Quand est-ce que c'est rigolo ?"). La volonté d'opposer ainsi deux mondes se répercute sur tous les éléments constitutifs de chacun : un environnement moderne et déshumanisé face à un havre de paix traditionnel et bon enfant, des bruits électriques agaçants à côté d'une douce musique, des plans fixes qui succèdent à du mouvement. Cette dichotomie perpétuelle lasse quelque peu le long des deux heures de film. Le travail sur la durée pose également question. Il arrive qu'on se dise, arrivés au bout de certains plans et un peu à l'image des détours illogiques que prennent les invités des Arpel pour circuler dans leur jardin : tout ça pour ça... Sur tous ces points, l'équilibre parfait, me semble-t-il, Tati le trouvera 10 ans plus tard avec Playtime, son film-monde à lui.

    Ce qui m'est apparu plus précisément cependant, à cette nouvelle vision, c'est le regard acéré que l'auteur peut porter sur les rapports de classe. Quelques scènes vont ainsi un peu plus loin que la moquerie : la condescendance avec laquelle est traitée la bonne, l'asservissement volontaire supporté par le subalterne de Mr Arpel. Le travail est également vu sous un angle critique réjouissant. Mon oncleest un éloge de la paresse (les employés de l'usine qui se mettent à travailler lorsqu'ils voient arriver dans les parages le chien du patron) et propose une sorte de rejet du fonctionnel à tout prix. Tati réclame le droit de faire des choses inutiles, du moins des choses qui ne font pas avancer plus vite. Peut-être, après tout, que l'auteur de Mon oncle ne veut pas tant opposer deux mondes que demander une pause dans cette fuite en avant vers la modernité.

    Le film a pour lui au moins deux grands atouts que je ne contesterai nullement. Le travail sur le son est extraordinaire (et cela, des deux côtés de la ville) et participe au moins autant que les décors à la singularité de ce cinéma (petite gêne du fiston : "Pourquoi il ne parle pas ?", en fait Hulot dit une seule phrase audible, savoureuse, à l'oreille de la voisine de sa soeur : "J'en connais une, elle est courte..." et obtient pour toute réponse à sa blague, que l'on entend pas, une grimace dédaigneuse). L'autre grand plaisir du film, ce sont ses merveilleux ballets absurdes ou chaleureux, orchestrés par le cinéaste avec les invités de la garden party ou les habitués du bistrot du quartier.

    Un dernier mot du fiston : "Charlot, c'est plus drôle". Sur ce coup, ce n'est pas faux, en attendant de revoir Jour de fête et Les vacances de Mr Hulot. Je lui expliquerai plus tard que Mon oncle est tout de même un film important.

  • Paranoid Park (2ème)

    Deuxième visite du Paranoid Parkde Gus Van Sant, un an après la première, et quelques réflexions complémentaires (croisant certaines pistes explorées dans un intéressant bonus dvd par Luc Lagier) :

    L'écrit

    Le premier plan du film, hors générique, montre la main d'Alex écrivant les mots "Paranoid Park" sur son cahier. Tout ce qui suit est donc un récit raconté par l'adolescent. Seulement, Gus Van Sant ne donne pas à voir son illustration mais sa construction, épousant le cheminement de la pensée de son protagoniste et son propre travail de remise en ordre des événements. Le processus d'écriture passe par des reprises, des ratures, des retours en arrière, des recommencements. La mise en scène reprend tout cela à son compte. Ici, le flash-back est un geste qui équivaut à l'arrachage d'une page de cahier.

    Le flou

    La caméra focalise régulièrement sur Alex en laissant les arrière-plans dans le flou. Cela est entendu, nous sommes dans la tête du personnage. Mais quel est ce fond ? Quels sont les lieux traités ainsi, de la manière la plus ostensible ? L'environnement scolaire, la cellule familiale (éclatée) et le centre commercial. Le procédé traduit certainement la difficulté d'appréhender le monde, il est moins sûr qu'il induise une condamnation envers des environnements qui pourraient être perçus comme aliénants. Les films de Gus Van Sant ne cessent de prouver son absence de moralisme. Ces cadres dans lesquels vit Alex ne sont ni bons ni mauvais, juste présents.

    Les bruits

    Dans ce monde qui s'est disloqué, il faut aussi remettre de l'ordre dans ce que l'on perçoit auditivement. Comme les images, le son saute, comme on le dit d'une chaîne de vélo. Dans la voiture que conduit Alex, l'autoradio passe sans transition d'un style de musique à un autre (hip hop / classique / rock). Plus tard, les choix de mise en scène pour la séquence de l'accident débouchent sur quelques incongruités sonores : la beauté de la musique s'oppose à l'horreur de l'image et aucun cri n'est entendu. Comme le démontre Luc Lagier dans son petit essai, la synchronisation de tous les éléments narratifs ne sera effective qu'avec l'apaisement d'Alex et la chanson d'Elliott Smith trouvera, elle, sa place, épousant parfaitement les images du dénouement.

    Le rythme

    Dans Paranoid Park, Van Sant ne cesse de varier les vitesses. Si celles-ci ont du mal à s'accorder dans l'espace mental d'Alex, c'est qu'il n'est pas prêt. D'après ses propres mots, il n'est pas prêt non plus pour se lancer dans l'arène au milieu des skateurs. Il reste donc sur le bord de la piste, assis sur sa planche. Le cinéaste le filme de dos regardant les autres : deux vitesses différentes dans le cadre. Au final, c'est bien son amie Macy qui, en le laissant s'accrocher à son vélo, l'aidera à trouver son rythme. Et enfin dans le plan, deux vitesses s'accordent.

    L'accord parfait

    Quand Alex est avec sa girlfriend Jennifer, quelque chose manque toujours : soit l'image est floue (dans le couloir du collège), soit le son manque (lors de la séparation), soit les longs cheveux font écran (lors de la scène d'amour). En revanche, avec Macy, dès le départ, les choses sont claires. Les sujets abordés sont précis. La compréhension est immédiate ("Quelque chose t'est arrivé") et la complicité évidente. Rien de plus beau au cinéma que deux trajectoires qui se rejoignent, dévoilant enfin quelques certitudes au milieu du chaos du monde.

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    Photo Allociné
  • Entre les murs

    (Laurent Cantet / France / 2008)

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    entrelesmurs.jpgEntre les murstire sa force de quelques parti-pris intelligents. Pendant les deux heures de projection, jamais nous ne sortons du collège Dolto et si de brèves incursions en salle des profs, dans le bureau du directeur ou dans la cour, nous sont autorisées, c'est bien dans la classe de 4ème, pendant les cours de François Martin (aliasFrançois Bégaudeau), que nous revenons incessamment. Le film débute le jour de la rentrée et se termine à la veille des vacances d'été, balayant ainsi une année scolaire, mais sans apporter de repère temporel particulier entre ces deux bornes. Le récit progresse par blocs de longues séquences, laissant entre chacune d'importantes ellipses, particulièrement reposantes (par exemple, celle qui ne nous explique pas comment ni pourquoi Khoumba revient sur sa décision de ne plus adresser la parole au prof). Travailler ainsi sur la durée permet de laisser les discussions se dérouler dans toute leur complexité et de ne pas mettre en valeur artificiellement les bons mots et les répliques saillantes.

    Autre singularité, Laurent Cantet n'élude pas les impasses auxquelles peuvent mener ces conversations entre élèves et enseignant. Contrairement à l'usage qui veut qu'une séquence mettant en scène un dialogue se termine toujours clairement et de façon résolue, à plusieurs reprises ici, nous finissons sur François Bégaudeau pris au dépourvu. Entre les mursest un film sur le langage et il traite le sujet en passant par tous les chemins possibles. Le débat qui éclate autour de la différence qui existerait ou pas entre les termes "enculé" et "pétasse" ne dépasserait guère le clin d'oeil tragi-comique si il ne trouvait pas sa place dans un réseau complexe de pistes de réflexion. De même, si les scènes entre professeurs semblent plus appliquées et plus didactiques que les autres, il n'est pas sûr que cela soit dû à une différence dans le jeu des acteurs (un jeu qui serait naturel chez les comédiens adolescents et plus travaillé, plus artificiel chez les autres). Il faut plutôt y voir l'expression d'un autre type de langage et la démonstration que chacun module inconsciemment sa parole en fonction du contexte.

    Tout au long de son film, Cantet redouble à l'écran le travail de l'enseignant avec ses élèves, donnant lui aussi des exemples de registres et d'usages multiples de la langue. Les rapports profs-élèves sont beaucoup vus à travers le problème des punitions et récompenses. Là aussi en épousant le regard de Bégaudeau, le cinéaste parvient à nous faire approcher d'une certaine vérité. Le thème de l'utilité des sanctions est l'un des éléments principaux du moteur narratif, mais plus souterrainement, on ressent la recherche constante de Bégaudeau pour trouver la bonne position par rapport à ses élèves. La  scène où il félicite Souleymane, l'élément perturbateur qui vient de faire un bon travail, me semble très importante dans cette optique.  On sent à ce moment-là que le prof cherche, exactement comme Cantet, à ne pas tomber dans la démagogie et à être juste. Trouver la bonne distance pour éviter l'angélisme : cinéaste et comédien-professeur feront à nouveau ce même effort quand il s'agira d'écouter le fan de gothique défendre son look et son attitude "anti-conformiste".

    A la limite, tout cela ne ferait qu'un bon reportage informatif sans une mise en scène travaillée. Il faut donc souligner le sens du montage et du rythme de Laurent Cantet (les plus de deux heures de film passent très vite). Sa caméra est à l'affût sans être hystérique. Aucun tremblement ostentatoire. La vivacité n'exclue pas la souplesse.

    Entre les mursa décidément beaucoup à voir avec le cinéma d'Abdellatif Kechiche. Chez Laurent Cantet, la place réservée à la parole est également prépondérante. Mais le goût de la conversation est l'une des choses les plus répandues dans le cinéma français. Ce qui rend les oeuvres de ces deux réalisateurs si passionnantes, c'est que cette parole est fortement incarnée et portée par des corps remarquablement présents. Et la transmission de cette énergie n'est possible que parce qu'elle a été pensée à partir d'une démarche cinématographique ambitieuse.

    Maintenant, à propos des leçons politiques que l'on peut tirer du film, à propos du débat sur l'éducation, de la frontière documentaire-fiction, du râââvissement devant ces jeunes ados si fôôôrmidables de vie, je vous renvoie vers à peu près tous les journaux depuis la rentrée, à moins que vous n'ayez choisi, comme moi, de façon peut être injuste mais salutaire de vous boucher les oreilles face au tintamarre.

  • Mademoiselle Else

    (Paul Czinner / Allemagne / 1929)

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    mademoiselleelse.jpgDécouverte totale que cette Mademoiselle Else (Fräulein Else) dont seul, au générique, le nom de Karl Freund à la photographie ne m'était pas inconnu. Paul Czinner, né austro-hongrois et réalisateur d'une vingtaine d'opus des années 20 aux années 60, signe là un très beau drame mondain, tiré de l'oeuvre d'Arthur Schnitzler (qui n'eut donc à attendre ni Ophuls ni Kubrick pour être adapté brillamment).

    Mademoiselle Elseest bien un film de la fin du muet et participe pleinement à l'effervescence de l'époque : techniques et langage du jeune septième art sont maintenant parfaitement maîtrisés et permettent toutes les expériences, des récits les plus virevoltants aux explorations les plus intimes. C'est vers ce deuxième chemin que s'engouffre Paul Czinner, même si il ne résiste pas à la tentation de se griser de mouvements et de surimpressions dans la première partie, à l'occasion du voyage de son héroïne. Il nous décrit une cellule familiale bourgeoise avec infiniment de précision et d'attention, au fil de longues séquences, pas forcément décisives en terme de récit, mais faisant toujours preuve de dynamisme et d'inventivité. Il dirige également un groupe de comédiens prodigieux, à la retenue et à la justesse confondantes. Nous nous attachons tout d'abord au Dr Thalhof qui, après quelques hasardeux placements en bourse, se retrouve au bord du gouffre et de la prison. Albert Bassermann l'incarne magnifiquement, intériorisant ses émotions, ne laissant parler que ses mains et son regard (la femme de Thalhof s'oppose à lui par le caractère, la comédienne s'oppose, elle, à Bassermann par son jeu très expressif).

    Après une belle séquence, d'une longueur surprenante (dans la continuité, Thalhof tente de sortir avec un revolver dans sa poche, sa femme l'en empêche, il a une attaque, elle l'accompagne jusqu'à son lit, le soigne et le regarde s'endormir), nous quittons la maison pour retrouver Else, la fille, qui profite de vacances aux sports d'hiver, en compagnie de son cousin. Voici donc Elisabeth Bergner, star de l'époque et muse du cinéaste. Trop âgée pour le rôle vous dirons les littéraires. Assez fascinante vous dirai-je, dans le passage de la fille à la femme, se déplaçant en sautillant tout en faisant déjà sentir une fêlure d'adulte. La douloureuse transformation est provoquée par l'annonce par courrier des malheurs paternels et la demande express qui lui est faîte d'aborder le riche Von Dorsday, ami du père, susceptible de prêter l'argent nécessaire. Cet homme, dont Else évite plutôt la compagnie, ne semble pas spécialement pervers ou libidineux (Albert Steinruck, au même niveau que les deux autres). Il apprécie tout simplement la présence d'une belle jeune femme à ses côtés. Le marché qu'il proposera au final à Else n'en est que plus surprenant et déstabilisant : pouvoir la voir nue. Après avoir entendue la proposition inouïe, celle-ci se retrouvera dans sa chambre et sera logiquement filmée, vacillante, face à son miroir... Subtilité et force. Quelques minutes plus tard, le dénouement, terrible, nous fera dire que nous ne sommes décidément pas si loin de Eyes wide shut.

    Dans le deuxième tiers de Mademoiselle Else se trouve une séquence sublime. Premier mouvement : Von Dorsday quitte la salle de restaurant pour faire quelques pas dans le hall. La caméra le précède en un travelling arrière le long du tapis. Else apparaît derrière lui. Elle n'ose pas l'aborder et lui parler de son père. C'est Von Dorsday qui, à partir de maintenant, est au centre et guide le récit, et donc, la caméra. Deuxième mouvement : arrivé au bar, il s'arrête pour discuter. Else doit absolument s'approcher. La caméra est maintenant derrière elle et le travelling se fait vers l'avant, comme pour la pousser. Troisième mouvement : le jeu du chat et de la souris se poursuit. La caméra va alors les chercher tous les deux, en aller-retours panoramiques de l'un à l'autre, pour enfin les réunir dans le cadre, côte à côte. Le plan rapproché peut alors advenir. Les mains se serrent, l'invitation au bal est faîte, la tragédie est en marche...