Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Film - Page 84

  • La Chinoise

    (Jean-Luc Godard / France / 1967)

    ■■■■ 

    Si se promener de loin en loin dans la filmographie de JLG et découvrir ses films dans le désordre le plus total au fil du temps empêche d'avoir une nette vision de son évolution, cela a toutefois l'avantage certain de recevoir par moments de véritables uppercuts. La Chinoise date de 1967. Seulement huit années sont donc passées depuis A bout de souffleet Godard a déjà tout chamboulé, comme aucun cinéaste français avant lui et certainement aucun après lui, si l'on tient compte du resserrement du séisme sur quelques années (disons 1959/1968) et de l'amplitude de l'onde de choc, ressentie jusque chez les spectateurs de l'époque ne voyant aucun de ses films.

    "Il faut confronter des idées vagues avec des images claires". Dès le trois ou quatrième plan, Godard annonce son programme, écrit sur l'un des murs de l'appartement dans lequel se déroulera la quasi-totalité de La Chinoise. Si il y a bien une chose que l'on ne peut pas reprocher au cinéaste, c'est de ne pas jouer cartes sur table. Et rarement quelqu'un aura aussi parfaitement réussi à coller à son manifeste. Dans La Chinoise, tout se ramène à cet axiome. Cinq jeunes militants parisiens marxistes-léninistes ont investi pour l'été un appartement familial, pour y peaufiner leurs réflexions, mettre à l'épreuve leur foi révolutionnaire et trouver des moyens d'action. Pourfendant l'impérialisme des grandes nations occidentales autant que le socialisme soviétique abîmé dans le stalinisme, ils font reposer leur pensée politique sur la lutte des classes et la Révolution Culturelle chinoise de Mao. Dans ce lieu clos, se succèdent discussions enflammées, exposés sur des sujets précis, lectures de discours célèbres, tentatives de théâtre révolutionnaire. Parallèlement, chacun des personnages est interviewé par un journaliste (Godard lui-même, dont on entend faiblement la voix) et revient sur son parcours et sur le pourquoi de son engagement.

    chinoise.jpg

    Le montage entrechoque tout cela avec des slogans, des photos, des chansons, des cartons. L'éclatement est à nouveau total, claps à l'image et répétitions comprises. Du point de vue narratif, l'objet est déjà inouï. Le miracle est que cette distanciation (réellement brechtienne, puisque la citation est faîte littéralement), ces procédés qui poussent les acteurs à jouer un documentaire, cette accumulation d'exposés théoriques produisent tout de même de la fiction. L'expérimentation cohabite avec l'évidence d'un récit cinématographique. D'admirables comédiens parviennent à rendre crédibles et vivants des personnages qui, au départ ne dégagent qu'une curiosité idéologique. Jean-Pierre Léaud, que l'on croit connaître par coeur, étonne toujours autant par sa capacité à inventer une figure mémorable. Véronique et Yvonne, les deux femmes du groupe, sont incarnées, transfigurées, par Anne Wiazemsky et Juliet Berto, touchantes, bouleversantes. Au cours d'une séquence magnifique, Waziemsky fait croire à Léaud qu'elle ne l'aime plus en lui prouvant qu'elle peut faire deux choses à la fois. Mais la vie surgit aussi et surtout des entretiens et d'une discussion dans un train, entre Véronique et Francis Jeanson, fameux intellectuel ayant soutenu le FLN quelques années auparavant et intervenant ici dans son propre rôle. Ces échanges, ces questions posées interrogent sans cesse les militants maoïstes, mettent à jour les contradictions et pointent les propos abusifs, obligent à préciser inlassablement. Véronique et les autres défendent becs et ongles leurs positions tout en laissant passer dans leur regards, leurs hésitations, parfois, le déséquilibre et donc l'émotion.

    Comme les personnages travaillent incessamment à forger leurs arguments, cherchant dans la pensée marxiste des fondements scientifiques et donc irréfutables, Godard s'attache à éclaircir par le cinéma ces idées vagues. Dans un va et vient interrogateur, tantôt il épouse et prolonge la virulence des protagonistes, tantôt il use d'un recul contradictoire ou humoristique. En donnant autant d'importance à la foi révolutionnaire de l'une qu'à la désillusion de l'autre, il peut donner l'impression de reprendre à son compte toutes les positions et s'abîmer dans la confusion (reproche qui lui a été fait régulièrement par ses détracteurs, désarçonnés à ce moment-là, dans la deuxième moitié des années 60, par son virage idéologique vers l'extrême-gauche). Parlons plutôt d'une image de la complexité du monde, certes à mille lieues de la démarche de cinéastes plus humanistes. La Chinoise est l'exposition d'un mouvement révolutionnaire, de la théorie à l'activisme (ici terroriste). Je n'aime guère parler de prédiction d'un événement historique, tournure qui la plupart du temps débouche sur une ré-écriture fausse de l'histoire, mais force est de constater que bien des éléments qui feront Mai 68 se retrouvent dans le film.

    chinoise2.jpg

    Étonnement sensible vu le sujet, le film est aussi plastiquement superbe. L'utilisation de la couleur pourrait, comme celle du travelling, passer pour une affaire de morale. Cadrages et mouvements d'appareils sont d'une fluidité et d'une précision incroyables (l'alternance des plans fixes dans la discussion déjà évoquée entre Véronique et Jeanson) jusqu'à un dernier plan (annoncé par le carton : "Dernier plan du film") magnifique. Tout cela n'est pas mal pour "un film en train de se faire" (sous-titre de La Chinoise).

    Peur de passer à côté de certaines choses, de me tromper... L'envie de revoir dès maintenant, deux jours après, La Chinoise me taraude. C'est sans doute moins beau que Le mépris, moins génial que Pierrot le Fou, mais c'est le film qui me travaille le plus et le choc esthétique le plus évident parmi ceux vus ces derniers mois.

  • Une femme est une femme

    (Jean-Luc Godard / France / 1961)

    ■■□□

    unefemmeestunefemme.jpgTroisième long de Godard, après A bout de souffle et Le petit soldat (ce dernier sorti plus tard, suite aux problèmes que l'on sait), Une femme est une femmeest une petite chose au milieu d'oeuvres bien plus consistantes. Abordant la couleur pour la première fois, JLG annonce une comédie, parfois musicale, sous les auspices de René Clair et de Ernst Lubitsch (convoqués dans l'un de ces génériques aussi percutants que succincts dont notre homme a le secret).

    Angela, strip-teaseuse de son état, vit avec Emile. Elle veut un enfant. Aujourd'hui. Lui n'en veut pas. Pourquoi ne le ferait-elle donc pas avec le premier venu ou avec l'ami du couple, Alfred ? Il n'y a guère plus à dire de l'histoire. On suit d'abord Angela (Anna Karina et son accent si particulier) dans la rue, à sa boite de strip, au travail d'Emile (Brialy) ou en conversation avec Alfred (Belmondo). C'est la meilleure partie du film. Car ensuite, le couple s'enferme dans son appartement et n'en sort plus guère. Godard aime les scènes de ménage en chambre. L'étirement de celles d'A bout de souffle et du Méprisprovoquaient génialement. Celle qui met aux prises Karina et Brialy paraît ici bien superficielle. L'affrontement relève de l'enfantillage et la mise en scène toute en ruptures de tons nous laisse à penser que tout cela n'est finalement pas bien grave. Les personnages ont bien du mal à exister et tout ne semble tourner qu'autour du problème général et peu original de la guerre des sexes.

    Le générique nous prévenait, Godard fait une comédie. Mais si surprenantes et inventives que soient ses trouvailles (calembours, coqs à l'ânes, superpositions sonores...), nous sommes bien en peine de relever un gag particulier, hormis les blagues de bureau (on croise Marie Dubois qui est en train de lire Tirez sur le pianisteet Jeanne Moreau à laquelle Belmondo demande comment ça se passe sur Jules et Jim, Belmondo qui, ailleurs, dit qu'il aimerait bien aller voir A bout de soufflequi passe à côté...). Non, Godard n'est pas le plus drôle des cinéastes et il a même la fâcheuse habitude d'abuser des grossièretés de langage.

    Bien évidemment, et heureusement, la provocation godardienne ne se limite pas aux "Eva-te faire foutre" et autres "enfoiré". La déconstruction du récit bluffe toujours autant : bande-son extrêmement complexe et montage déstabilisant. Les meilleures séquences se déroulent dans les bars. Celle où Karina et Belmondo écoutent intégralement Tu t'laisses allerd'Aznavour est l'une des plus belles et des plus étranges. Quelques plans admirables ponctuent ainsi la fantaisie, la plupart centrés bien sûr sur Anna Karina. Mon préféré voit la caméra se substituer à Brialy et empêcher sa femme de forcer le passage jusqu'à la serrer dans un coin de l'appartement.

    Cela dit, j'ouvre mon parapluie afin de ne pas prêter le flanc aux attaques du style : "Ah Bravo ! tu préfères un Lelouch à un Godard...". Adorateurs du Maître Franco-Suisse, inutile d'affûter vos couteaux, ma prochaine note prendra la forme d'un éloge de La Chinoise.

  • Un homme et une femme

    (Claude Lelouch / France / 1966)

    ■■■□ 

    unhommeunefemme.jpgJe n'avais jamais vu Un homme et une femme. L'ensemble de la filmographie de Claude Lelouch m'est d'ailleurs inconnu. Les seules exceptions sont Itinéraire d'un enfant gâté et Il y a des jours et des lunes, vus à l'époque de leurs sorties en salles. A 16 ans, facilement impressionnable, en général on trouve ça bien Lelouch. Et souvent on abandonne ensuite, en suivant, à tort ou à raison, les conseils de contournement des critiques.

    Devant Un homme et une femme, je vois bien ce qui, en 66, gênait certains et, aujourd'hui encore, doit continuer à agacer les détracteurs du cinéaste. Lelouch, qui, avant cet énorme succès, avait connu une série d'échecs avec ses six premiers longs-métrages, utilise l'esthétique, les procédés narratifs et les techniques de la Nouvelle Vague en les lissant pour les rendre le plus acceptables possibles pour le public. Oui, en un sens, Lelouch fait un roman-photo avec le nouveau cinéma. On peut éventuellement parler d'affadissement, s'irriter du côté catalogue de la modernité (voire, avec mauvaise foi, prendre chaque plan du film et en référer tantôt à Godard, tantôt à Resnais, élargir même à Fellini ou Antonioni). Il n'empêche que c'est bien une certaine joie de faire du cinéma qui se dégage de ces longs dialogues jamais filmés ou illustrés de la même façon, c'est bien la liberté de la narration qui marque. Il est bon de rappeler que si tout le monde s'était extasié à l'époque, et à juste titre, devant telle séquence de The unbelievable truth(Hal Hartley, 1990) où une leçon de mécanique improvisée faisait office de discours amoureux, Lelouch avait fait exactement la même chose en faisant longuement parler Trintignant du bruit de son moteur en course à Anouk Aimée.

    Le cinéaste est un technicien sans faille. Il faudrait être aveugle pour ne pas admettre que jamais en France n'avaient alors été aussi bien filmées des courses automobiles, comme pour la longue séquence d'entraînement de Trintignant, entièrement couverte par les bruits de moteurs. L'histoire quant à elle est simplissime et émouvante (le couple est magnifique). Cette simplicité scénaristique sert beaucoup le film, qui évite ainsi de nous bassiner avec les grands problèmes sociaux et la philosophie de la vie, choses qui sont ailleurs beaucoup reprochées à Lelouch. Ici, nous avons plutôt des petites notations humoristiques, des bribes de cinéma direct, des apartés, des citations, bien dans l'esprit, encore une fois, de la Nouvelle Vague. Courir sur la plage, poursuivre un train en voiture, c'est cucul mais ça marche. Parfois, la vie est cucul.

    La mémoire télévisuelle, qui ressasse indéfiniment les mêmes signes sans jamais revenir à leur source, a réduit telle une tête jivaro Un homme et une femme au thème musical de Francis Lai. Celui-ci n'est pourtant que l'une des nombreuses interventions musicales qui parcourt la bande-son, jusqu'à donner l'impression d'un vrai film musical. Lelouch intègre magistralement dans son récit deux chansons de Pierre Barouh, qui pourrait se voir indépendemment comme l'un des scopitones que le cinéaste aimait tourner en début de carrière. D'autres procédés se remarquent, notamment l'usage godardien d'une musique venant en contrepoint de l'image (musique symphonique et grave sur des images qui ne le sont a priori pas...). Poussés à leur limite dans le dernier quart d'heure où se succèdent trois larges plages mélodiques, ces usages, aussi beaux soient-ils, laissent penser que Lelouch a du mal à trouver un moyen autre que musical pour boucler son voyage émotionnel. Mais cette impression de séquences qui n'en finissent pas de ne pas finir n'est pas si désagréable. Oui, tout cela est joli. Le terme n'est, pour une fois, nullement dépréciatif.

  • La montagne sacrée

    (Alexandro Jodorowsky / Mexique – Etats-Unis / 1973)

    □□□□

    montagne sacre.jpgPar rapport à El Topo, La montagne sacrée (La montana sagrada) bénéficie d'une mise en scène fondée sur des compositions plastiques encore plus soignées et l'oeuvre n'est reliée à aucun genre cinématographique précis, ce qui a l'avantage de la délester de tout aspect parodique. Malheureusement, ce deuxième trip en compagnie d'Alexandro Jodorowsky m'a totalement découragé.

    Notre homme structure à nouveau son film en de larges panneaux découpant des parties très distinctes les unes des autres et use d'un mode de narration répétitif à l'intérieur de chacune. La première décrit l'arrivée dans une ville latino-américaine sous contrôle militaire d'un nouveau Christ. Celui-ci, toujours en tenue officielle (celle qu'il a sur la croix, à moitié nu donc), rencontre après quelques vicissitudes, un grand maître alchimiste qui le prend sous son aile et le présente à huit autres personnalités importantes (toutes sont les figures d'un certain pouvoir : entrepreneur, chef de la police, marchand d'armes...). Ce groupe ainsi formé, après avoir atteint un niveau spirituel précis, doit gagner le sommet de la Montagne sacrée pour étendre son influence sur le monde entier.

    Entrer plus précisément dans les détails pourrait être drôle, mais le coeur n'y est plus... Les déboires du Christ au milieu d'un peuple asservi sont rendus avec la frénésie surréaliste habituelle de Jodorowsky et ils s'inscrivent dans le registre de la farce (pas de dialogues véritables dans ces premières minutes, juste des grognements, des cris...). La plupart de ces séquences sont déjà gavées d'un symbolisme qui les rendent proprement incompréhensibles et du coup, à mes yeux, totalement arbitraires (la plus symptomatique étant celle où des individus habillés en soldats romains entraînent le Christ dans un entrepôt et en font des "copies"). La rencontre avec l'alchimiste, au sommet d'une tour, univers parallèle où s'effritent tous les repères spatiaux et temporels, laisse espérer une entrée dans le fantastique. Cet espoir d'une nouvelle approche, qui permettrait enfin de nous faire accepter toutes les aberrations, est vite réduit à néant. Le Maître (Jodorowsky lui-même) assène à son visiteur, pendant vingt minutes, des sentences ésotériques et l'accompagne dans une série de rituels improbables. Survient alors un nouveau changement de direction avec une succession de sketchs satiriques prenant pour guides chacun des nouveaux compagnons du Christ et pour cibles les principaux travers de la société (militarisme, course au progrès, absurdités technologiques, déshumanisation...). Dans leur majorité, ces huit sketchs sont assez mauvais (celui qui se termine dans un musée d'art contemporain sexuel, devant une machine à orgasme, est d'une bêtise sans nom), à l'exception de celui centré sur la femme dirigeant une usine d'armement et présentant sa gamme de fusils pour les jeunes hippies (fusils décorés donc aux couleurs du flower power) et surtout celui qui montre une étrange fabrique de jouets dont tous les ouvriers sont des vieillards et dans laquelle une patronne belle et hautaine se déplace sur fond de musique classique. Ce sera le seul moment où le cinéaste arrêtera la déconne et le mysticisme pour donner un peu de beauté triste à son film. Enfin, la dernière partie, très longue, nous achève en donnant au spectateur l'impression de partager le quotidien d'une communauté de hippies abrutis par toutes les substances possibles. Tout cela est vraiment très intéressant... Il y a bien, au cours du long chemin parcouru par cette secte, pendant cinq minutes, quatre ou cinq flashs saisissants qui renouent avec la cruauté du surréalisme mais le tout se termine par une pirouette de Jodorowsky qui dévoile l'envers du décor de la fiction et qui ne nous fait ni chaud ni froid.

    Il y aura donc eu de nombreux beaux corps dénudés, des visions extrêmes à base d'obscénités sexuelles ou de corps difformes nous sortant par instants de l'hébétude, des séquences très gonflées (un vieillard offre son oeil de verre à une fillette). Il y aura eu surtout un ennui insondable. Tiens, notons que La montagne sacrée se frotte un instant au tabou de la défécation, qui n'a vraiment été affronté, à ma connaissance, que dans ces années 70, dans des oeuvres aussi différentes que le Sweet moviede Dusan Makavejev ou Au fil du tempsde Wim Wenders. Je vous vois sourire (ou frémir) en attendant une chute scatologique pour terminer cette note, mais non, ne contez pas sur moi pour écrire des choses pareilles...

  • Valse avec Bachir

    (Ari Folman / Israël - Allemagne - France / 2008)

    ■■■□

    valsebachir.jpgValse avec Bachir (Waltz with Bashir) est, au départ, un documentaire, auquel s’ajoutent des séquences de rêves et de souvenirs, de fiction donc, le tout étant soumis, chacun le sait maintenant, au traitement du cinéma d'animation. Documentaire et fiction : le voisinage de ces deux termes au sein d’une oeuvre cinématographique est toujours extrêmement délicat à manier. Il se trouve qu'ils sont ici dépassés, neutralisés et unifiés par le troisième, l'animation. Quelque chose d'unique se produit sous nos yeux (comme tout le monde, sans en être totalement sûr, je suppose qu’Ari Folman agit en précurseur et crée un nouveau genre) : la question de la frontière entre réalité et fiction ne se pose absolument pas, l'entremêlement des divers registres n’est jamais un problème. Avant la projection, je croyais que le mode d’expression choisi permettait à l’auteur de toucher le non-représentable. Or, il ne s’agit pas vraiment de trouver une autre voie pour approcher l'insoutenable (la guerre et les massacres). Les images dessinées de Valse avec Bachir ne brisent pas de tabou et la violence qu'elles montrent ne va pas au-delà des limites de la représentation habituelle. Non, l'intérêt est ailleurs : dans la création d'un objet esthétique singulier et cohérent, qui agrège des éléments aussi disparates que des entretiens enregistrés, des récits de guerre et des cauchemars. Valse avec Bachir, c'est une certaine ambiance, une certaine lumière.

    Car avant d'être un film sur la guerre, c'est un film sur la mémoire. Ari Folman a fait la guerre du Liban en 1982 mais semble n'en avoir gardé aucun souvenir. Il a donc décidé d'interroger des psychanalystes et des compagnons d'armes, de façon à rassembler le plus d'éléments possibles et peut-être de déclencher un retour de mémoire. L'enquête est donc menée plus sur lui-même et sur son rapport à un passé traumatisant que sur un événement dont le contexte, les raisons et les acteurs sont déjà connus (les massacres des réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, perpétrés par les Phalangistes, milice chrétienne libanaise, et facilités par la passivité des militaires israéliens occupant cette partie de Beyrouth). Tirés des enregistrements réalisés, les propos psychanalytiques sont passionnants et dits avec naturel. De même, les paroles des anciens soldats sont porteuses de détails et lâchées dans des phrasés qui ne peuvent se révéler que par le documentaire (autant que les saisissants récits de combat, les moments consacrés à l'arrière, à la vie qui y continue, sont très touchants). Vérité et esthétique : Ari Folman joue et gagne sur les deux tableaux.

    Comme toujours en animation, il faut un certain temps avant de s'habituer au style (Folman a d'abord filmé classiquement ses entretiens et a ensuite tout numérisé et animé). Les mouvements sont à la fois saccadés et ralentis, les dessins à gros traits laissent saillir des détails importants (les regards surtout) : cela s'accorde finalement très bien avec la thématique, celle d'une recherche introspective, d'un flottement à l'intérieur de soi. Certaines séquences sont plastiquement superbes, en particulier toutes celles qui montrent la mer.

    Au terme d'une progression parfaite où tous les niveaux (chronologie des événements passés, remontées des souvenirs...) convergent vers le même point, Ari Folman a recours in extremis à des images d'archives bien réelles de femmes palestiniennes en pleurs et de cadavres. La séquence peut heurter dans le sens où elle semble soudain en contradiction avec la recherche d'une autre voie qui a précédé. Mais on peut aussi bien trouver, comme je suis enclin à le faire, des justifications fortes. D'une part, telles qu'elles sont montées, ces images arrivent comme contrechamp du regard du soldat Folman. Il est parvenu au bout de sa recherche et revoit enfin clairement la réalité. D'autre part, l'effacement de toute frontière entre documentaire et fiction ayant eu cours magistralement pendant 90 minutes, sans doute n'est-il pas inutile de marteler cette évidence : cela a été.

  • El Topo

    (Alexandro Jodorowsky / Mexique / 1971)

    □□□□

    eltopo.jpgAh ouais, quand même… J’ai déjà vu quelques films de tarés mais dans le genre "on fait n’importe quoi" El Topose pose là. Si la vision du délire culte de Jodorowsky me fût plutôt pénible, en résumer l’argument est cependant un plaisir. Un étrange cavalier, tout de noir vêtu et que l’on nommera au choix El Topo (la Taupe) ou Dieu, sillonne le désert accompagné d’un enfant de sept ans seulement habillé d’un chapeau. En chemin, ils tombent sur un terrible charnier, puis retrouvent les coupables dans un monastère avant de les occire. Au moment de repartir, El Topo abandonne le gamin et emporte sur son cheval une femme qu’il vient de sauver et qui maintenant n’a d’yeux que pour lui. Il la prend violemment dans les dunes. Elle lui répond qu’elle l’aimera plus encore lorsqu’il aura affronté les quatre meilleurs tireurs du désert. Ce qu’il ne tarde pas à faire : trépassent donc l’aveugle rapide, le Russe vivant avec sa mère et son lion, le musicien entouré de centaines de lapins et le vieil ermite dont le filet à papillons détourne les balles de revolver. Malgré tout, la femme le quitte pour une autre beauté rencontrée entre temps et qui porte admirablement la veste de cowboy en laissant entrevoir sa poitrine. Laissé à moitié mort, El Topo reprend ses esprits quelques années plus tard dans une grotte entouré de miséreux le vénérant tel un saint. Il décide d’aider cette communauté de pestiférés en creusant un tunnel qui leur permettrait d’aller vivre dans la ville voisine, tenue toutefois par une horde de vieilles femmes très dignes mais libidineuses et esclavagistes. Notre homme ne pourra éviter un nouveau massacre d’innocents et même si l’enfant qu’il a jadis abandonné ré-apparaît et si sa nouvelle femme naine vient d’accoucher, il s’immole.

    De par sa succession de duels, ses scènes de pillage et de violence physique, ses coulées de litres de sang, ses femmes malmenées, El Topoprend la forme d’une parodie de western italien. Leone est directement cité (moqué ?) à l’occasion d’un face à face où l’un des bandits place entre lui et son adversaire un ballon gonflable qui se vide alors de son air dans une longue stridence, clin d’oeil sonore aux expériences musicales de Morricone. La violence, présente du début à la fin, tient du grand guignol et elle se trouve totalement détournée, détachée de toute nécessité, par la volonté graphique et les effets d’un montage à la hache. Comme beaucoup de freaks rencontrés dans le film, les bras nous en tombent, au point de se croire parfois chez les Monty Python. Les lapins sont sans doute les mêmes que ceux de Sacré Graal ! et l’ermite revient dans La vie de Brian (et Alexandro Jodorowsky, qui joue le rôle-titre de son film, a parfois de faux airs de Graham Chapman). Cela ne serait nullement gênant si le comique était toujours volontaire, mais ailleurs, le cinéaste est tellement pompeux avec ses références mystiques, tellement sûr de faire oeuvre poétique et politique (des vieilles bourgeoises ridées et grasses abattent des Noirs comme on tire au pigeon : Attention message !). Tout l’attirail du surréalisme est convoqué : bestiaire étonnant, blasphèmes, corps difformes (sans doute ce qu’il y a de meilleur dans le film), pulsions sexuelles, cruauté… Seulement, une pantalonnade, même surréaliste, reste une pantalonnade.

    La dernière partie, qui se déroule entre la grotte et la ville, tire vers une religiosité qui se voudrait forcément ambiguë et qui n’est qu’ennuyeuse. De ces moments interminables ne se détachent que cinq minutes dans l’église quand le prêtre pousse ses fidèles à mettre leur foi à l’épreuve dans un jeu de roulette russe (séquence amorcée par le seul gag véritablement drôle du film : la révélation que le curé, vu de dos en plein recueillement sur son prie-dieu, est en fait en train de picoler). Partant dans tous les sens, mal joué, construit à la va-comme-j’te-pousse et tombant sans arrêt dans le ridicule, El Topo a pour unique qualité une assez belle photographie.

    Saurai-je trouver en moi les forces nécessaires à la vision de La montagne sacrée, l'oeuvre suivante de Jodorowsky ? Vous le saurez dans les jours prochains...

  • Romanzo criminale

    (Michele Placido / Italie / 2005)

    ■■□□ 

    RomanzoCriminale.jpgRécit d'une odyssée criminelle couvrant la période la plus agitée que connût l'Italie après la guerre, soit les années terroristes 70 et 80, Romanzo criminalese place au coeur d'un genre bien établi dans la cinématographie transalpine, tout en s'appuyant sur une esthétique toute américaine. La première partie de cette fresque accumule ainsi les figures scorsesiennes dans sa description de l'ascension irrésistible d'une bande de malfrats dans le monde de la criminalité mafieuse. La pathologie de certains membres du gang, les éclats de violence et tous les signes constitutifs de la grande délinquance (armes à feu, liasses de billets, drogue) sont traités selon le rythme fiévreux et musical de l'auteur des Affranchis (la bande-son est également saturée de vieux tubes rock'n'roll). Et à l'image de son modèle, Michele Placido, nous plonge dès le générique dans la spirale, les présentations des principaux personnages se faisant dans la fébrilité d'un événement dramatique et violent. Ce début, qui voit les protagonistes à l'âge de l'adolescence se faire arrêter par la police au terme d'une folle virée nocturne, a valeur de moment traumatique fondateur pour les membres du groupe. A plusieurs reprises dans le récit, nous reviendrons (c'est l'un des choix de mise en scène discutables du film), par flash-back ou retour réel d'un personnage, sur cette plage où eu lieu l'arrestation.

    Si la première heure suit les activités multiples de la bande, elle met en avant deux de ses principaux membres, Il Freddo et Libano, qu'elle oppose systématiquement en partant de leur lien indéfectible. Le premier est plus réfléchi, le second est plus impulsif, avide de pouvoir. Leur trajectoire semble tout tracée. Leur discussion au bord de la mer sur leur fascination (ou pas) envers les empereurs et les dictateurs enfonce un clou qui, plus tard, traversera carrément la planche lors de la mort violente de l'un d'eux (qui ne manquera pas de proclamer son appartenance au cercle des grands hommes avant de rendre son dernier souffle).

    Après la montée survient forcément la chute (et Coppola de prendre la place de Scorsese). Plusieurs éléments perturbateurs commencent à dérégler la machine et le volet le plus intéressant du scénario se déploie quand des instances politiques viennent à se servir des gangs mafieux pour répondre aux actions des Brigades Rouges. Les malfrats deviennent ainsi l'un des maillons du "terrorisme noir" (orchestré par les groupes les plus à droite du milieu politique et activiste italien), par opposition au "terrorisme rouge". Les épisodes relatés sont assez passionnants, même si la politique n'est finalement ici qu'à l'arrière plan, simplifiant beaucoup les choses (notamment en présentant comme homme de l'ombre quelqu'un qui semble connaître la marche de l'histoire avant tout le monde, prévoyant par exemple la chute du mur de Berlin, procédé toujours gênant).

    Si du côté du scénario trop de croisements sont forcés (le commissaire et l'un des truands sont amoureux de la même femme, le jeune frère d'Il Freddo se fournit en drogue chez l'un des associés du gang...), l'une des grandes forces du cinéma italien actuel se retrouve tout de même : la reconstitution parfaite des années 70. Cette réussite ne repose pas vraiment sur les quelques inserts de documents d'archives (dont le choix et l'intégration sont assez banals), mais plutôt dans cette façon de re-capter l'air du temps sans nous barber avec une avalanche de plans pittoresques sur tel ou tel élément de la vie de l'époque : vêtements, véhicules, design...

    Longue de 2h30, embrassant une bonne vingtaine d'années, la fresque manque de souffle mais l'indécision dans le suivi de tel ou tel protagoniste, les a-coups de la narration et le déséquilibre entre les différentes parties (annoncées par un carton portant le nom d'un des gangsters) rendent paradoxalement service au film. L'interprétation est de bonne facture (mention tout de même à Kim Rossi Stuart et Jasmine Trinca). Indiscutablement, Romanzo criminalesouffre de deux choses : une mise en scène peu subtile de Michele Placido et quelques dialogues relativement bateau. Il faut dire surtout qu'une ombre s'étend sur tout le film : celle de Nos meilleures années de Marco Tullio Giordana, dont on retrouve les scénaristes Stefano Rulli et Sandro Petraglia. Cette oeuvre-fleuve, d'une importance capitale dans le cinéma italien actuel (et au-delà, si l'on pense à ce qu'on apparemment tentés récemment Ducastel et Martineau avec Nés en 68), réussissait miraculeusement sur tous les tableaux quand Romanzo criminalene tient la distance que sur quelques uns. Il y a même une légère ironie à constater que le mélodrame de Giordana est une oeuvre pensée pour la télévision qui accède par sa forme et son souffle au grand art et que le grand spectacle de Placido équivaut finalement à une bonne série policière.

  • Belfort

    (Gaëtan Chataigner / France / 2008)

    ■■□□

    belfort.jpgPour fêter les 20 ans des Eurockéennes de Belfort, commande a été passée à Gaëtan Chataigner pour qu'il réalise un documentaire-hommage au célèbre festival. Chataigner est le bassiste des Little Rabbits, meilleur groupe de rock français du monde au tournant des années 2000, splitté depuis, pour mieux renaître sous le nom de French Cowboy et, parallèlement, en orchestre de luxe pour les concerts de Philippe Katerine. Sachant que notre homme adore depuis toujours bidouiller des vidéos pour son groupe ou ses grands potes que sont Katerine et Dominique A., le projet promettait énormément sur le papier.

    Refusant de se contenter d'aligner des extraits des concerts ayant marqué deux décennies d'Eurockéennes, Chataigner a choisi de tourner une mini-fiction qui accueillerait sur la bande-son et en inserts ces grands moments musicaux. En partant de la Vendée, nous prenons donc la route aux côtés d'un couple de jeunes amoureux nantais, résolus à gagner Belfort en stop. Les kilomètres défilent ainsi dans la voiture d'un cadre trop bavard, dans le camion d'un fan de métal et enfin dans la Ford Mustang d'un doux allumé tout de cuir noir vêtu (Eric Pifeteau, que je préfère quand même sur scène, derrière sa batterie). Aucun dialogue ne s'entend. Seule une voix-off au ton détaché (celle de Federico Pellegrini, troisième Rabbits embarqué dans l'histoire) nous guide en jetant en arrière, vers ces années d'indépendance, un regard aussi tendre que désabusé.

    Gaëtan Chataigner a voulu faire tout autre chose qu'un catalogue commémoratif. Il y a cependant un peu trop de décalage dans son road movie. La fiction, si sympathique soit-elle, a du mal à s'incarner réellement dans ces personnages immatures et la série de saynètes qui en découle est très inégale. On a l'impression d'avoir une succession de scènes dont chacune doit proposer une idée visuelle originale et/ou décalée. L'intégration des musiques et des images live passe elle par des procédés très divers : illustration litérale des paroles (un homme inquiétant joue avec son fusil dans les bois sur le Stagger Leede Nick Cave; le jeune couple se déchaîne sur une piste de danse au son du I bet you look good on the dancefloordes Artic Monkeys), évocation d'une certaine ambiance (le son de Portishead sur des images, vues d'un train, de paysages défilant; tendresse et complicité amoureuse sur le Karma policede Radiohead), rimes visuelles (montage qui souligne la ressemblance entre l'héroïne de la fiction et Kim Gordon de Sonic Youth) et mise en parallèle d'univers proches (The Gossip sur des plans de quartiers chauds parisiens). Les nombreux mais trop brefs extraits sont constamment entrecoupés, le son est trituré en jouant sur les sources possibles (poste de radio, magnétophone, son direct du concert...) et tout cela se révèle assez frustrant. Difficile donc de dégager une performance ou un autre, tout au plus peut-on saisir des moments consacrés au gens qui nous touchent particulièrement, soit pour ma part Pixies, Sonic Youth, PJ Harvey ou LCD Soundsystem, parmi beaucoup d'autres. La petite déception ressentie devant Belfort tient surtout à ce constat : tous les artistes entr'aperçus sont si précieux et si rarement mis en avant ailleurs que les hommages les plus originaux et les plus déconstruits ne sont pas forcément les plus nourrissants.

    Le film, diffusé deux fois sur la TNT de façon indigne par Virgin 17 (dans la nuit et, la deuxième fois, avec 1 heure de retard sur l'horaire annoncé), est visible dans son intégralité sur Daily Motion, mis en ligne par les gens des Eurockéennes eux-mêmes.

  • L'orphelinat

    (Juan Antonio Bayona / Espagne / 2007)

    ■■□□

    orphelinat.jpgM'étant enfin décidé à aller voir L'orphelinat (El orfanato), repris à l'occasion de la Fête du Cinéma, je me disais que je pourrai débuter ma note sur ce film, qui ne pouvait manquer d'être intéressant, par un parallèle (drôle et pertinent, personne n'en doute je l'espère) entre l'actuelle bonne santé du cinéma espagnol et la victoire méritée de leur équipe nationale à l'Euro de foot. Mais voilà qu'une simple phrase fit voler en éclats ma résolution. Elle fut entendue lors de l'achat de ma place : "Je vous préviens, on vient de m'annoncer que le film est en VF et non en VO comme prévu". Grimace et demande d'un temps de réflexion. Trois possibilités. La première : tenter vaille que vaille de faire abstraction du doublage, en se disant qu'il ne doit rien y avoir de plus ressemblant à un cri de terreur en espagnol qu'un cri de terreur en français. La deuxième : choisir un autre film, sachant que le Desplechin est déjà vu et qu'il ne reste que Sagan et J'ai toujours rêvé d'être gangster(vraiment, mais alors vraiment pas envie du tout, ni de l'un ni de l'autre). La troisième : refaire dans l'autre sens 25 minutes de bagnole en râlant. Je choisis la réponse A. La soirée commençait donc mi-figue mi-raisin et ma réception du film doit se moduler du coefficient correcteur VF.

    L'orphelinat en question est celui dans lequel a grandi Laura qui, à 37 ans maintenant, décide de racheter cette grande bâtisse d'un autre âge pour y créer à son tour une institution d'accueil pour enfants. Elle emménage avec son mari et son fils Simon, adopté et de surcroît malade. A peine installé, ce dernier dit avoir fait connaissance et jouer régulièrement avec des enfants que personne d'autre ne voit. De plus en plus inquiet, le couple voit sa vie basculer lorsque Simon disparaît un jour. Des mois durant, sa mère continue à le rechercher, d'abord avec l'aide de la police puis usant de techniques paranormales afin d'affronter les esprits possédants la maison.

    Le film commence par agacer un poil. La faute à une mise en scène tendue uniquement vers la recherche de l'efficacité, quitte à verser parfois dans l'esbroufe. Bande-son surchargée, mouvements de caméra, le cinéaste n'y va pas avec le dos de la spatule pour créer l'angoisse. La désagréable impression que nous sommes menés en bateau de façon grossière affleure ça et là. Cette impression se révélera fausse sur la durée, le récit s'avérant plutôt habile, mais dans toute la première partie, J.A. Bayona paraît couper ses scènes quand ça l'arrange bien, de peur de trop en dire, ce qui provoque un certain arbitraire dans la construction (idem quand il place ses personnages en situation, seuls ou pas). Visant donc une efficacité maximale, il rate deux ou trois scènes (la course affolée sur la plage, l'accident de l'assistante sociale), mais les moments de tension sont particulièrement prenants et les sursauts ne sont pas rares (qui ne bondit pas lors de la scène dans la salle de bain est drogué, endormi ou en phase terminale).

    Souvent, Bayona veut jouer en même temps sur deux tableaux et paraît s'égarer avant d'emporter le morceau. Par conséquent, nous n'arrêtons pas de nous dire : "Mais bon, c'est vrai que....". Il en va ainsi devant l'intrusion du surnaturel. Le film se retient de s'y engouffrer totalement, s'appuyant de temps à autre sur le regard critique et rationnel du mari. Mais bon, c'est vrai quele dénouement justifiera ces allers-retours. L'arrivée de la médium avec son équipement ultra moderne (écrans multiples, capteurs) sent bon l'effet de mise en scène gratuit. Mais bon, c'est vrai que la séquence culmine dans une apothéose stressante encore une fois très efficace. Enfin, le point de rupture dans le couple est amené de manière abrupte alors qu'il aurait dû être tangible bien plus tôt. Mais bon, c'est vrai que cette scène se termine sur un échange sensible à propos de la perte d'un enfant.

    Comme je l'ai dit plus haut, le plaisir du genre est là. On en vient à sourire d'aise quand une énième porte s'ouvre sur un escalier sordide qu'il faut descendre. Comme prévu dans ce type de production, tout se termine sur un retournement de situation. Celui-ci se révèle totalement bluffant. Bayona fait (enfin) preuve d'audace en choisissant le pire, c'est-à-dire le plus absurde, et en filmant des gestes de tendresse terribles et effrayants mais particulièrement beaux. La clé de l'énigme non seulement éclaire le récit d'un autre jour (c'est bien le moins qu'elle puisse faire) mais apporte l'émotion et la profondeur qui a souvent manqué jusque là, le cinéaste ayant été un peu trop obnubilé par ses effets, au détriment du travail autour de quelques pistes intéressantes (la fusion mère / fils jusqu'au mimétisme, jusqu'à la répétition des drames etc...). Il est fort dommage que le film continue encore 5 minutes. On ne nous laisse pas au bord de l'abîme. On nous raccompagne jusqu'à la sortie, la main sur l'épaule pour ne pas trop nous traumatiser, avec une première coda souriante au milieu des enfants et une seconde, apaisante à peu de frais. Elles ne changent pas l'issue du drame, mais l'adoucissent. Jouer sur deux tableaux disais-je...

    Futur auteur brillant ou réalisateur routinier, bien malin qui peut présager de la suite en ce qui concerne Juan Antonio Bayona après ce premier film, produit par Guillermo del Toro (qui, de par ses productions et ses propres réalisations, entre autres celles-ci dont je vous avais entretenu, a prit une place primordiale ces dernières années au sein des cinémas mexicain et espagnol). Une remarque pour finir : que ce solide film de genre soit, comme le dit son affiche, "le plus gros succès espagnol de tous les temps" laisse rêveur dans notre doux pays des Bronzés et des Ch'tis.

  • Wonderful town

    (Aditya Assarat / Thaïlande / 2008)

    ■■■□

    WonderfulTown.jpgSouhaitons la bienvenue à Aditya Assarat, auteur, pour son premier long-métrage de fiction, de ce beau Wonderful town. A l'occasion de sa sortie en salles début mai, tous (non, je rectifie : les deux ou trois critiques concernés par un pauvre film thaïlandais) l'ont avant tout présenté comme la première oeuvre abordant le tsunami de 2004. Ses mérites ne se limitent pas fort heureusement à sa position de défricheur, le sujet n'étant d'ailleurs traité que de façon oblique.

    Un homme, prénommé Ton, s'installe dans un hôtel du sud de la Thaïlande, perdu entre les montagnes et le bord de mer, le temps de mener à bien sa mission d'architecte sur un grand chantier de la ville voisine. Il noue une relation amoureuse avec Na, la propriétaire, et semble décidé à s'installer auprès d'elle. L'environnement, comme les coeurs, sont travaillés en profondeur par la catastrophe passée, mais c'est un autre événement, tout aussi imprévisible, qui bouleversera cette histoire d'amour.

    Parallèlement à la persistance d'un traumatisme, Aditya Assarat nous montre donc la naissance d'un couple et son film provoque un étonnement sans cesse renouvelé devant une histoire de rencontre déjà mille fois contée. Le charme et la douceur des deux interprètes principaux, non-professionnels comme l'ensemble de la distribution, y est déjà pour quelque chose et ce n'est donc pas que pour le plaisir de la langue que je les nomme : Anchalee Saisoontorn et Ton Supphasit Kansen. Surtout, inspiration et sensibilité imprègnent constamment le travail du cinéaste (et de son équipe technique, dans sa majorité aussi peu aguerrie que lui). La mise en scène d'Assarat semble toujours la plus juste possible, à l'image de ce passage obligé qu'est le premier dialogue intime, ce moment où l'on voit si oui ou non quelque chose peut advenir avec l'autre. Na ramasse son linge sur la terrasse, Ton l'aborde gentiment, lui propose son aide. Leurs mouvements sont accompagnés lentement par la caméra. Après ce long plan, l'axe change brusquement quand Ton décide de faire la remarque qui engage, qui dévoile ses pensées. Et la réaction de Na semble s'accorder à son désir.

    Comme nombre de ses collègues asiatiques, Aditya Assarat excelle dans un mélange de réalisme et de mystère, au bord du fantastique. Le premier registre s'impose par petites touches, au fil de séquences très composées et non dramatisées, sans être pour autant abstraites. Détail parlant : contrairement à beaucoup d'oeuvres auteuristes, les gens se disent bonjour lorsqu'ils se voient. Wonderful town réussit ainsi l'exploit de ne jamais se laisser étouffer sous le formalisme. De très belles scènes montrent le manque physique que ressent Na, comme celle où elle écoute à la porte de la chambre le bruit de la douche, attirée qu'elle a été par celui d'une chasse d'eau (apport d'une note triviale dans un moment pourtant d'une grande douceur : le procédé se retrouve encore une fois chez beaucoup de cinéastes de cette région du monde).

    De la même façon qu'il réussit à rendre l'intimité qui lie deux personnes, le cinéaste a trouvé un beau moyen d'évoquer un sujet bien plus vaste. Cet état d'après-tsunami se traduit d'abord dans le paysage. Le nouveau complexe hôtelier qui sort de terre se dresse à côté d'une ruine (que l'on dit hantée). A l'image du continent entier, tout n'est que reconstruction. Comme le montre aussi en Chine Jia Zangke ou au Cambodge Rithy Panh, ces sociétés asiatiques progressent de catastrophes en bonds en avant. Les traces du tsunami ne sont dans le film pas toujours aussi visibles. Des plans très simples et a priori anodins de la mer prennent soudain une dimension inquiétante. C'est que tout au long du film semble se propager un bruit sourd : la musique procède par nappes, l'orage gronde parfois, la circulation se fait entendre jusque dans les chambres. Comme le mouvement des plaques océaniques entraîne le raz-de-marée, c'est sous la surface que se niche la menace. La violence couve. Un bref mais fort bruit métallique est placé sur la bande son juste avant que l'image du chantier elle même nous arrive et ne nous rassure qu'en partie. Après une belle étreinte en plans serrés, le champ s'élargit brusquement, révélant une nature luxuriante, mais ce n'est que la puissance du vent que l'on ressent soudain. Annoncé, le drame arrivera, pas sous la même forme que le premier, mais dans un enchaînement tout aussi arbitraire. Filmée sans que le cinéaste ne change rien à son rythme, la violence absurde laisse in finela place à un retour au calme très énigmatique. Si il n'était pas déjà attaché à un grand film japonais des années 50 (de Mikio Naruse), Le grondement dans la montagne aurait fait un beau titre pour ce premier long-métrage.