Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Film - Page 78

  • Hunger

    (Steve McQueen / Irlande / 2008)

    ■□□□

    hunger.jpgDès le début de Hunger, quelque chose ne va pas. Cette façon de suivre ce gardien de prison, ces contre-plongées dans le couloir, ces gestes quotidiens qui en disent long...

    Dans Hunger, on m'a montré comme jamais la réalité de l'incarcération, les sévices, la survie, la démerde. Je le savais, maintenant j'ai l'illustration. Je le visualise mieux. Merci.

    Hunger est un film à sensations, dans tous les sens du terme. Les excréments des prisonniers de l'IRA recouvrent les murs. J'ai pensé au film, bancal mais intéressant, de Philip Kaufman sur Sade (Quills, la plume et le sang).

    Hunger accumule les scènes de bastonnades dans les couloirs de cette prison anglaise qui devient le symbole de tous les lieux où l'on bafoue les plus élémentaires des droits. Steve McQueen s'intéresse aux corps, déploie une mise en scène exclusivement physique et repousse les limites de la représentation en jouant sur la répétition et la durée.

    En plein milieu de ce film aux dialogues rares, un plan séquence fixe de vingt minutes enregistrant une conversation entre Bobby Sands et un prêtre nous signale qu'il est temps de réfléchir après avoir pris tant de coups. Plutôt : il est temps d'écouter l'exposé. La lutte doit-elle être poursuivie de façon radicale ou la négociation doit-elle prendre le pas ? Le rythme des réparties est rapide, les partitions antagonistes coulent parfaitement, sans une butée sur un mot, sans une hésitation. Je suis au théâtre.

    Séquence suivante : un employé nettoie le sol du couloir, inondé de pisse. Tout le couloir. McQueen laisse tourner la caméra indéfiniment (le temps de repenser aux discours précédents ?). Gage de radicalité. Bruno Dumont ne s'y est pas trompé, allez : Caméra d'or !

    Dernière partie de Hunger : le martyr de Bobby Sands, gréviste de la faim. Description clinique mais recherche esthétique. Vomi et caméra aérienne en même temps. Le corps de l'acteur Michael Fassbender se transforme sous nos yeux. Performance.

    Je peux voir toutes les horreurs possibles au cinéma. Je déteste en revanche voir la mort en direct, ou du moins enregistrée. Celle que l'on peut se repasser en boucle sur le net. Je regarde Hunger comme je regarde la vidéo d'un pauvre américain se faire sauter la cervelle devant une caméra de télé.

    J'aime, au cinéma, être libre de mes mouvements et de mes pensées. Je me suis vu, devant Hunger, dans la peau d'Alex :

    orangemecanique.jpg
  • Les amants réguliers

    (Philippe Garrel / France / 2005)

    ■■■□

    amantsreguliers.jpgC'est certain, un Garrel, ça ne se donne pas comme ça. Tellement Auteur, tellement centré (sur une certaine ville, sur un certain milieu social). Le long des 175 minutes que dure Les amants réguliers, il faut passer par quelques moments de flottement pour récolter ici ou là de réelles beautés et pour profiter d'une dernière heure magique.

    Dans un noir et blanc épais comme une peinture ou un muet, est décrite la constitution, en mai 68, d'une petite communauté d'artistes-étudiants-révolutionnaires-petits-bourgeois, puis son délittement au fil des mois. Devant la caméra économe du cinéaste, le joli mai se fait nocturne et les échaufourées autour des barricades sont perçues, depuis la deuxième ligne, dans la longueur et l'attente, comme par l'oeil du cinéma direct. Garrel aime étirer ses plans plus que de raison. Il y manque alors parfois une tension, un but, un décalage ou une révélation, si infime soit-elle, qui justifierait en bout de course cet écoulement. Mais l'insatisfaction peut être retournée si l'on veut bien admettre que l'on partage ici comme rarement les états des personnages (au risque donc de se sentir nous aussi, de temps à autre, avachi, la pipe d'opium au bec).

    Contrairement à l'idée reçue, Garrel n'est-il pas à son meilleur dans la forme courte et vive ? Dans l'insert musical ou visuel (les numéros des maisons qui annoncent l'année en cours : 68, 69) ? Dans le court récit oral (untel racontant une anecdote, souvent liée à ses déboires avec les flics) ? Je tendrai à le penser, préférant ces flashes aux plans-séquences de groupes, où la caméra va d'un visage à l'autre, de manière plutôt répétitive. Mieux et plus passionnant encore : ce qui se passe entre les plans. Le montage est elliptique, la coupe abrupte et le raccord déstabilisant. Il en va ainsi du tournant émotionnel du film, à l'arrivée du dernier tiers : coupe pour un changement de lieu / dans l'atelier, plan très court sur le peintre (Marc Barbé) qui propose à Lilie de changer de vie / coupe / long gros plan sur Lilie qui pleure en silence.

    Philippe Garrel tarde à faire de son couple d'amants réguliers (Clotilde Hesme et Louis Garrel) le pivot du récit. Si l'on s'attache assez vite à eux, il faut laisser les autres personnages sortir de leurs poses, gagner en épaisseur et se consolider (au fur et à mesure qu'ils se fissurent). Si le sujet du film nous touche, c'est que cette désillusion post-68 passe par la désintégration d'un groupe en suivant un chemin moins politique ou sociétal (la drogue) que profondément intime.

    Dans l'une des dernières scènes, Lilie et François se retrouvent dans la rue. La lumière du jour éclate et pour la première fois, les bruits ambiants semblent envahir l'espace sonore de tout leur poids de réalité. Les deux amants sortent de leur rêve. Mais François, lui, y retournera in fine, se condamnant. Il est intéressant de voir que Garrel aborde la période 68 sous le même angle que son collègue Bernardo Bertolucci (cité dans le film à propos de son Prima della rivoluzione) dans Innocents : l'opposition entre l'intérieur et l'extérieur, l'hésitation entre le repli et l'ouverture sur le monde.

  • Crainquebille

    (Jacques Feyder / France - Belgique / 1922)

    ■□□□ 

    crainquebille.jpgCrainquebille est un vieux maraîcher des Halles, tirant chaque matin sa charrette dans les petites rues parisiennes. A la suite d'un quiproquo, il est arrêté par un agent de police pour outrage, celui-ci ayant mal compris une parole du vieil homme. Crainquebille passe trois jours en prison avant d'être traduit en justice, au cours d'un procès qui le dépasse totalement. Après avoir purgé une peine de réclusion complémentaire, il reprend son activité mais voit ses clients habituels se détourner de lui. Il tombe dans la déchéance.

    Par son regard documentaire et la modestie de son argument, ce film de 1922 peut passer pour l'un des ancêtres du néo-réalisme (et Crainquebille pour une sorte d'Umberto D.). Si la première caractéristique donne son intérêt à l'oeuvre (images comme prises à la volée, tournage dans la rue pour la majorité des scènes), la deuxième se révèle être sa limite. Les auteurs voudraient que la banalité du cas prenne valeur d'exemple. Il m'a été cependant bien difficile de m'intéresser à cette histoire d'injustice, cela d'autant moins qu'elle ne paraît apporter dans un premier temps que peu de désagrément à la victime, qui se trouve particulièrement à l'aise en prison (confort de la cellule et visite médicale). De plus, la simplicité apparente n'empêche pas la leçon de morale, passant essentiellement dans les inter-titres, sous forme d'abord plaisamment ironique (les maraîchers qui traversent les beaux quartiers à l'heure où les noctambules de la classe supérieure vont se coucher) mais sur la fin beaucoup plus lourde.

    Crainquebille est une dénonciation de "l'injustice de la justice", cette justice opaque qui écrase les petites gens. Le long procès du héros est vu comme un cirque, impression accentuée par une partition musicale guillerette. Ce qui devrait être poignant dans le parcours de cet homme est rendu finalement plutôt comique et bon enfant. Quand ensuite la chute du personnage nous est contée, il est trop tard pour nous émouvoir.

    La mise en scène de Feyder est cependant assez alerte pour nous maintenir en éveil.

  • L'échange

    (Clint Eastwood / Etats-Unis / 2008)

    ■■□□ 

    echange.jpgJ'ai trouvé la première partie de L'échange (Changeling) remarquable. J'ai cru à ce Los Angeles de la fin des années 20 recréé par Eastwood. Certains ont rechigné devant une "reconstitution trop soignée". Rappelons-leur qu'une reconstitution soignée hollywoodienne vaudra toujours cent fois mieux qu'une reconstitution soignée à la Française, sentant bon la brocante et les messages radiophoniques d'époque (voir l'effroyable Un secret de l'an dernier). Dans L'échange, les hommes et les femmes que l'on croise s'intègrent parfaitement à leur environnement et évoluent dans des décors photographiés magistralement par Tom Stern.

    Dans ce milieu ouaté et pourtant rongé par les ténèbres, Christine Collins est soudain confrontée au terrible drame de la disparition de son fils Walter et de la restitution par la police d'un enfant qui n'est pas le sien. Les scènes où l'incroyable se produit, celles où cette mère se retrouve avec un inconnu devant elle, ont laissé insatisfaits plusieurs critiques ("Dans ce cas-là, on ne réagit pas comme ça...", ce genre de réflexions très pertinentes). J'y ai pour ma part trouvé une véritable sensation de trouble, le vacillement d'un esprit déjà pour le moins déstabilisé. Seul petit bémol sur ce point : le caractère et la psychologie du garçon de substitution ne sont guère développés, alors qu'ils intriguent forcément. Adoptant une belle retenue sous ces chapeaux qui l'enserrent, portant joliment sa main gantée vers le bas de son visage lorsqu'elle défaille, l'interprète de Christine Collins est une agréable découverte (on me signale en régie qu'il s'agit en fait d'une certaine Angelina Jolie, star internationale, femme de star international et mère, probablement, de futures stars internationales).

    Pour obéir à la fois aux canons du mélodrame et à ceux de la fresque sociale dénonciatrice, le film va prendre successivement plusieurs chemins. Il va ainsi s'arrêter un moment à la case asile pour femmes et malheureusement tomber sur un faux-plat dont il aura du mal à se sortir. Le récit se fait en effet beucoup plus convenu et le discours très appuyé : des dialogues sur-signifiants et des situations extrèmes veulent servir la cause des femmes, le tout vu à travers les exactions policières et l'arbitraire de l'enfermement psychiatrique. C'est dans cet hopital où atterrit Miss Collins qu'a lieu une altercation au cours de laquelle une co-détenue et amie de celle-ci assène un fulgurant coup de poing au salaud de médecin en chef. "Bien fait pour sa gueule !" ne manque pas de crier le spectateur remonté. Ce n'est pas la première fois qu'Eastwood tombe dans ce travers désagréable, mais il le fait ici à deux ou trois reprises.

    Malgré cette traversée du ventre mou du film, je n'ai pas décroché totalement grâce au second récit qui s'ouvre parallèlement : une enquète anodine débouchant sur une affreuse découverte. Le cinéaste s'y connaît pour faire monter la tension en envoyant un agent inspecter une ferme désertée. Il faut dire aussi qu'Eastwood et le cinéma américain en général n'en finissent plus de nous terroriser avec les violences subies par les enfants.

    Les scènes de procès qui suivent restent des scènes de procès (donc pas forcément palpitantes et ici bizarrement redoublées d'une affaire à l'autre, dans les mêmes lieux et au même moment, au mépris de tout réalisme). Au terme de l'une d'elles, un rebondissement, le premier d'une longue série, nous fait replonger avec plaisir dans les eaux les plus troubles. Cependant, en collant si étroitement aux divagations d'un psychotique et en usant de manière si efficace de flash-backs traumatisants, Eastwood nous fait moins partager le vertige dont est prise l'héroïne, prête à se vouer à n'importe quel saint, voire au diable lui-même, qu'il ne nous manipule sans ménagement aucun. Plus loin, l'insistance que met Christine Collins à accompagner le coupable jusqu'à son dernier souffle, jusqu'au moment où il ne pourra plus rien dire, pendu à sa corde, se comprend aisément et peut expliquer la longueur de la séquence consacrée à l'exécution. Là aussi cependant, affleure un sentiment de gêne. Eastwood s'est-il dit que l'on ne pouvait plus filmer une mise à mort de façon désinvolte ? N'a-til pas fait mine de jouer sur deux tableaux : un châtiment atroce mais un châtiment juste ? A priori similaire à celle que l'on trouve dans le film magistral de Richard Brooks, De sang froid (1967), cette scène n'a, dans L'échange, ni la même clarté, ni la même portée, ni les mêmes prolongements dans l'esprit du spectateur.

    A la suite de Million dollar baby, qui restera probablement son plus beau film (ou disons, à égalité avec Impitoyable), les derniers opus de Clint Eastwood sont, je dirai, "à voir" mais avec plus (Mémoires de nos pèresL'échange) ou moins (Lettres d'Iwo Jima) de réserves.

     

    P.S. 1 : Vous aurez remarqué, je l'espère, l'absence totale, dans ce texte des mots classicisme, réactionnaire et crépusculaire.

    P.S. 2 : Arrivant alors que le débat (virulent) autour de L'échange est largement entamé, je vous invite à lire différents points de vue, dans un ordre qui irait peu ou prou des plus énervés aux mieux contentés : chez Dr OrlofCinématique, Dasola, Rob Gordon, ShangolsLa lanterne.

  • The grandmother

    (David Lynch / Etats-Unis / 1970)

    ■■■□ 

    grandmother.jpgThe grandmotherest le premier ouvrage conséquent de David Lynch, un film de 34 minutes réalisé en 1970, après deux très courts métrages (Six figures, 1967, 1', animation et The alphabet, 1968, 4', animation et prises de vues réelles) et avant l'entrée dans l'aventure du tournage de Eraserhead.

    J'ai essayé de voir ce coup d'essai avec les yeux de l'innocence, en tentant de faire abstraction de ma connaissance de la suite du parcours de l'Américain. Autant l'avouer tout de suite, c'est mission impossible. Tout d'abord, l'univers de Lynch est si singulier, son imaginaire tellement fort, que le moindre signe renvoie fatalement à l'ensemble de l'oeuvre. Ensuite, The grandmother pose clairement les bases de la plupart des figures, des thèmes et des obsessions lynchiennes.

    Mike est un petit garçon né "végétalement" d'un couple perturbé. Maltraité par son père et mal aimé par sa mère, il aime se réfugier dans son grenier, là où il a découvert un sac de graines. L'une d'elles, suite à ses soins, a germé, grandi en prenant une forme indéfinissable, pour finalement donner naissance à une vieille dame. Auprès de cette grand-mère, Mike apprend la tendresse et parvient à s'émanciper, du moins par l'imaginaire, de ses parents. Cette femme mourra, probablement, mais laissera le garçon définitivement changé.

    David Lynch crée pour la première fois l'un de ses étonnants monde parallèle à l'intérieur même de la maison familiale. Toutes les pièces baignent dans le noir, seuls quelques éléments du décor et les visages pâles des personnages se détachent du fond obscur. Des touches plus colorées dénotent ici ou là. Ce film est-il en noir et blanc ou en couleurs ? A l'instar de la lumière, Lynch triture également les vitesses de défilement et multiplie les gros plans déformants, faisant sentir ainsi toute la monstruosité de ces êtres et ajoutant encore une couche d'angoisse. Il alterne aussi, comme dans The alphabet, prises de vues réelles et séquences d'animation primitives, entre schémas scientifiques enfantins et peintures de théâtre grand-guignol.

    L'expérimentation porte également sur la texture sonore. Les coupes brutales dans la bande-son déstabilisent d'autant plus qu'elles ne coïncident pas forcément avec un changement de plan. Entre les personnages, pas un mot n'est échangé. Les parents se contentent d'aboyer "Mike ! Mike !". A la musique originale (signée d'un certain groupe (?) Tractor) ne manque même pas, vers la fin, le moment d'apaisement apporté par une ballade chantée d'une voix féminine éthérée à la Julee Cruise.

    Avec trois fois rien, Lynch nous fait basculer dans son cerveau brousailleux, là où la distinction entre végétal et animal n'a plus lieu d'être, là où la surface de la cellule familiale semble toujours prête à se fissurer et laisser remonter les pires horreurs. Sur-évaluation et sur-interprétation que tout cela ? En tous cas, vous ne pourrez pas dire que je ne vous avais pas prévénu dès le début...

  • Parade & Forza Bastia 78

    (Jacques Tati / Suède - France / 1974 & Jacques Tati et Sophie Tatischeff / France / 1978-2000)

    ■□□□ /□□

    Pour finir notre mini-cycle Tati, jetons un coup d'oeil sur les deux points de suspension qui clôturent l'oeuvre après Trafic (1971).

    parade.jpgBien que le dernier long-métrage de Jacques Tati ait été distribué dans les salles françaises à la fin de l'année 1974, Parade n'est pas un film de cinéma. Il s'agit d'une commande passée par la télévision publique suédoise, consistant à capter en vidéo un spectacle de cirque.

    Il y a deux façons de juger l'oeuvre. Si l'on opte pour la plus bienveillante, on insistera sur la singularité du projet. Tati, filmant avec quatre caméras pendant trois jours, rend hommage aux spectacles vivants (cirque, music-hall, concerts). A la représentation classique, il intègre pleinement le public, abolissant les frontières entre gradins, scène et coulisses et montrant que des spectateurs ou des ouvriers peuvent devenir tout naturellement des artistes, magiciens ou acrobates. Plusieurs plans sont d'ailleurs cadrés depuis le fond du décor, de manière à avoir le public à l'image. A côté de cette perméabilité des univers qui permet un spectacle total, on retrouve un autre thème récurrent : l'enfance. Une petit garçon et une petite fille dans le public sont deux des "héros" du film. Après le spectacle, une fois les gradins et la piste  désertés, Tati les laisse prendre possession des lieux, assurant ainsi le passage de témoin. Voilà pour la politique de l'auteur.

    Si l'on s'attache maintenant à ce qui se passe réellement sur l'écran pendant 1h25, le résultat n'est pas très captivant. Tati-acteur est dans la peau du Monsieur Loyal. Il n'est cependant au centre que d'une poignée de séquences, toutes de mime sportif (gardien de but, tennisman, boxeur...), exercice qui fit sa réputation à ses débuts au music-hall. La succession des numéros des autres artistes n'échappe pas à la règle du genre : l'inégalité. De jongles impressionnants, on passe à un pénible rodéo avec une mule et avant un savoureux concerto burlesque par trois vieux musiciens, on supporte un languissant intermède musical.

    Dans l'esprit du cinéaste, ce spectacle se veut démocratique, au sens où tout le monde peut en être l'un des acteurs. Louable intention, contredite cependant par plusieurs choses. D'une part c'est bien lui Tati, le metteur en scène, le Mr Loyal et la star du show, que l'on vient voir. D'autre part, les intervenants descendant des gradins sont de manière bien trop évidente des professionnels. Que l'on ne s'y trompe pas, même avec tous ces jeunes spectateurs suédois peace and love, Parade n'est pas un happening.

    Pressé par le temps et serré par son budget, Tati ne peut pas peaufiner tous les gags comme à son habitude et certains sont mal mis en valeur par le cadre et la photo. Le son, si important ailleurs, se réduit le plus souvent à quelques bruitages et au vacarme de l'audience. Le film n'est donc ni très rigoureux, ni très naturel.

    Parade était sans doute en 1974 une bonne émission de télévision. Mais même à l'époque, cela ne suffisait certainement pas à en faire un bon film.

    forzabastia.jpgPlus intéressant est le documentaire tourné en 1978, à la demande de Gilbert Trigano. Celui-ci proposa à Tati d'immortaliser la journée du 26 avril où Bastia affrontait les Hollandais du PSV Eindhoven, en match aller de la finale de coupe de l'UEFA. Oubliées dans une cave pendant des années, les bobines du film furent restaurées et montées par Sophie Tatischeff, fille du réalisateur, en 2000, pour aboutir à ce Forza Bastia de 26 minutes.

    On suit d'abord les préparatifs de la fête, les déambulations des supporters et la transformation de toute une ville en blanc et bleu. Les images d'une population en liesse sont des plus classiques mais elles sont rendues assez touchantes par le passage du temps et réhaussées par le regard légèrement décalé de Tati qui, de façon impressionniste, aime s'attarder sur une vieille dame, une petite fille ou un chien. Pour que le film décolle véritablement, il faut un coup de pouce du destin. Il arrive sous la forme d'un violent orage. Un déluge s'abat sur Bastia, douchant l'enthousiasme des supporters dans le stade et rendant le terrain impraticable.

    Tout le film semble alors suivre les hauts et les bas par lesquels passe le public : l'inquiétude, les encouragements et les silences. Armé de balais, de seaux ou de sacs de sable, on tente désespérément de redonner à la mare aux canards l'allure d'un terrain de foot. Après de longues discussions entre officiels, le coup d'envoi peut finalement être donné (la télévision, déjà en 1978, semble dicter ses impératifs), mais la fête commence à avoir un drôle de goût. Du match, nous ne voyons que des jambes pataugeant dans la boue. Tati préfère braquer ses caméras sur les supporters, filmer les réactions d'un public de plus en plus stressé. Au bout de 90 minutes dantesques, les locaux ne pourront faire mieux qu'un frustrant 0-0.

    De la matinée joyeuse et ensoleillée, nous sommes passé à la tristesse d'une nuit humide. Le film n'a pas besoin de dire la suite : quinze jours plus tard, Eindhoven gagnait le match retour 3-0 et brisait les espoirs français de sacre européen.

     

    P.S. 1 : Merci beaucoup à Michèle et à Joachim pour les prêts de dvd.

    P.S. 2 : Après avoir vu les quatre longs-métrages avec lui (j'ai volontairement évité, je le rappelle, Playtime et Trafic), voici les préférences de mon fiston de 6 ans, "du plus rigolo au moins drôle" : 1- Jour de fête, 2- Les vacances de Mr Hulot, 3- Parade, 4- Mon oncle. Si vous êtes parents, vous savez maintenant ce qu'il vous reste à faire...

  • Casanova

    (Federico Fellini / Italie / 1976)

    ■■■■

    Casanova (Il Casanova di Fellini) ou un film comme un rêve.

    Ce chef d'oeuvre du Maestro Federico est une adaptation ("libre" croit devoir nous prévenir le générique) des mémoires de Giacomo Casanova (1725-1798). On ne parlera pas ici de biographie, le film n'obéissant à aucune règle narrative classique, ni dramatique, ni psychologique. Non pas que la construction soit embrouillée (elle est au contraire rigoureuse et limpide), mais le récit ne semble obéir qu'à une seule logique : celle de l'esprit de Casanova et donc, de Fellini. Une structure en flash-backs, organisée à partir de l'épisode de l'emprisonnement du héros, soutient d'abord l'édifice, mais elle est vite abandonnée ; la voix du héros-narrateur qui nous accompagne de temps à autre ne nous provient finalement de nulle part. Nous voyons bien, après les années de pleine santé, le corps se fatiguer, les rides se creuser, jusqu'à dessiner ce portrait de vieillard aigri. La progression est donc en apparence chronologique mais les sauts d'un souvenir à l'autre ("Je voudrais vous parler maintenant de ma rencontre avec...") nous placent toujours volontairement hors du temps.

    casanova1.jpg

    Casanova vit pourtant bel et bien dans ce XVIIIe siècle, celui des Lumières, celui des salons et des dîners, celui des voyages des élites de cour en cour, à travers l'Europe, à la recherche des faveurs de monarques plus ou moins éclairés. Ce monde est ré-inventé par Fellini (quels décors, quels costumes !!!). L'époque revit. Mais si l'archéologue a exhumé l'environnement, il n'a pas ressuscité les hommes : nous ne croisons que des spectres. Dès sa première apparition, au milieu de la nuit et de la brume, au bord d'une mer de plastique des plus inquiétantes, Casanova glisse déjà au milieu du royaume des morts. Plus tard, lorsqu'il approchera la petite couturière Anna-Maria, au visage fantomatique, ce sera dans un jardin aux allures de cimetière. L'une des femmes qu'il courtisera en Suisse le plaindra ainsi : "Vous ne pouvez parler d'amour sans être funèbre". Il n'y a pas ici une seule séquence qui ne se leste d'une certaine morbidité.

    Le mythe de Casanova est celui de l'homme aux trois-cents femmes. Fellini le ridiculise. Non en le niant, mais en le poussant vers le mécanique et le vide. En filmant les ébats de son héros, il ne détourne pas les yeux devant le sexe et le graveleux mais il ne fait rien non plus pour atténuer l'impression perpétuelle de simulacre. Lorsque Casanova chevauche une partenaire, la caméra prend régulièrement la place de la femme ou inversement et ces champs-contrechamps d'accouplement semblent repousser les partenaires à distance. Les rares moments de réelle intimité, de fusion sincère, sont laissés hors-champ ou tout simplement refusés au séducteur (les femmes qui le touchent vraiment restent inaccessibles). Casanova s'épuise dans sa recherche de la Femme : il veut la plus belle ou la plus forte ou la plus vieille ou la plus parfaite. Tout le ramène à son désir, comme lorsqu'il entre dans la baleine (séquence admirable où l'on peut voir, sous forme de lanterne magique, une série de dessins érotiques de Topor). Et ce désir est vu comme une maladie. Il se dessèche au fur et à mesure qu'il monte vers le Nord de l'Europe, en passant par des villes (Venise, Paris, Londres, Dresde...) qui, par la magie de Cinecitta, sont dans le même espace trouble. Arrivé au terme de sa vie, Casanova aura eu beau se courber devant les puissants, offrir ses services en tant que savant ou bibliothécaire, revendiquer le statut d'écrivain et de grand témoin de son temps, il restera, aux yeux des nouveaux courtisans imperméables à l'Art (ceux qui transforment un opéra en cacophonie orgiaque et vulgaire), l'aventurier, le symbole flétri d'un monde qui se meurt.

    casanova2.jpg

    Le Casanova de Fellini est un film monstrueux et désespéré, mais fascinant et revigorant. Il y a le regard de Donald Sutherland, prodigieux. L'acteur se laisse faire, impassible. Fellini a modelé son image et l'a dirigé comme une marionnette (les plans où il prend des postures de pantin sont innombrables). Le cinéaste a souvent déclaré que le personnage lui donnait la nausée, mais le glissement qui s'opère vers le pathétique et vers la mort ne peut qu'émouvoir. Il y a aussi de la chair. Devant les situations scabreuses et les inventions de casting felliniennes, on se dit que l'outrance peut passer décidemment à merveille lorsqu'il s'agit de recréer un passé fantasmé. Il y a enfin du foisonnement. Comme il agence parfaitement son récit, Fellini organise son chaos en allant chercher le hors-champ, en détournant abruptement une conversation ou un spectacle en cours. Puis, il isole, par les plus beaux artifices de mise en scène qui soient, ses personnages, concentre son regard et peut laisser aboutir l'épisode avant de passer à un autre. Son film avance par blocs. Par tableaux, dirait-on, pensant parfois au cinéma de Peter Greenaway, à ceci près que l'on ne sent pas de dispositif ni de théâtre. Chez l'Italien, les angles sont moins coupants, les bords du cadre sont moins rigides que chez le Britannique (l'un de ses descendants possibles ; à l'autre bout du spectre, nous aurions Kusturica).

    La marche funèbre de Casanova par Fellini (au son d'une géniale partition de Nino Rota) est une promenade somptueuse avec l'amour et la mort dont chaque instant devrait être raconté, de la tête géante du début, (presque) hissée hors de l'eau en plein carnaval, au ballet mécanique rêvé d'un finale mélancolique. Voici le plus beau : en un plan, la salle de théâtre se vide, laissant Casanova seul, de profil. De gigantesques candélabres descendent lentement du plafond. Et on vient les éteindre à l'aide de grands évantails.

    Depuis plusieurs années je voulais revoir ce Fellini-là, histoire d'être sûr de ne pas avoir rêvé la première fois. Finalement, j'ai rêvé une deuxième...

     

    Photos : allocine.fr

  • The big night

    (Joseph Losey / Etats-Unis / 1951)

    big night 01.jpgEn une seule nuit, de la tombée du jour au petit matin, le jeune George La Main traverse une série d'épreuves qui le font basculer douloureusement de l'adolescence à l'âge adulte. Un traumatisme, un désir inextinguible de vengeance, une histoire d'amour et une autre d'amitié trahie : rarement comme dans The big night aura-t-on eu l'impression d'une telle condensation, et ce d'autant plus que le film ne dure que 72 minutes.

    George nous apparaît d'abord dans toute sa candeur. Avec sa coupe de cheveux sage, ses lunettes sur le nez et sa chemise blanche de brave étudiant, il est gentiment chahuté devant le bar de son père par quelques blousons noirs. Losey va directement au but et instille le malaise et le tragique dès les premiers instants par des échanges de regards lourds de sens et de non-dits entre George et son père. Il suffit alors d'introduire sans plus attendre l'élément déclencheur de la crise : le passage à tabac incompréhensible de ce dernier, sous les yeux de son fils. Choqué par la violence des coups et leur acceptation par son père, George veut réagir et rétablir l'honneur paternel. Il lui faut donc plonger dans un monde qu'il ne connaît pas, ou plutôt, qu'il croit connaître. Lui qui en a marre de se faire traîter de gamin, pense passer au statut de dur et il en adopte pour commencer la panoplie : la veste, la cravate, le chapeau et le flingue dans la poche. Confronté à plusieurs reprises à des miroirs, il se fait littéralement son film.

    L'apprentissage sera bien évidemment difficile. Losey plonge son héros dans les bas-fonds et le fait passer par les stations les plus douloureuses et les lieux les plus louches. Sa quête vengeresse ne le mènera que de désillusions en désillusions. Menacé, arnaqué, il devra prendre conscience de la terrible réversibilité du bien et du mal, dont la figuration la plus simple et la plus directe tient dans le personnage de Peck, la petite frappe soutirant quelques dollars à George en se faisant passer pour un flic. L'adolescent pense le monde en termes basiques et opposés : un homme est bon ou mauvais. Les protagonistes qu'il croise au cours de son aventure semblent répondre à ses questions manichéennes avec un sourire en coin, notamment dès qu'il s'agit de parler de ce Al Judge, sa proie et, selon lui, le mal absolu. Les révélations qui lui seront faîtes au fil de sa recherche le mettront devant l'évidence : le monde n'est pas noir ou blanc, tout est gris. George, bardé de ses certitudes sur l'honneur, se rend compte que même les plus grands drames ne cachent que l'effroyable banalité, voire la médiocrité des hommes.

    La vision de Losey est ici particulièrement pessimiste. Oeuvrant dans le cadre du film noir, il en a respecté l'ambiance (importance du décor urbain, images réalistes pimentées d'expressionnisme, tension narrative soutenue par une accumulation de situations fortes) mais a abordé le genre par son côté le plus psychologique. Cette insistance pénalise parfois le film, notamment lors des scènes entre George et Marion, l'une des figures féminines, aux dialogues trop explicatifs. En fin de course, la confrontation finale a un peu le même défaut, mais elle parvient à faire ouvrir les yeux, encore une fois, sur la complexité de chaque être humain.

    Joseph Losey avait brillamment débuté à Hollywood en 1948, avec Le garçon aux cheveux verts. The big night est son cinquième et dernier film américain : déjà inquiété pour ses liens avec le parti communiste américain, il fût sommé de comparaître devant la Commission des activités anti-américaines alors qu'il tournait Un homme à détruire en Italie. Losey choisit alors l'exil vers la Grande-Bretagne où il commença une seconde carrière qui allait l'imposer comme l'un des grands auteurs européens.

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Un conte d'été polonais

    (Andrzej Jakimowski / Pologne / 2007)

    ■■■□

    sztuczki.jpgVivant avec sa grande soeur et sa mère dans une petite ville de Pologne, le jeune garçon Stefek traverse la pause estivale en observant son petit monde, en jouant avec le hasard et en se persuadant que son père absent depuis si longtemps est bien là, sur le quai de la gare, et pourrait lui revenir. Un conte d'été polonais (Sztuczki) est basé sur une suite de courtes scènes impressionnistes, souvent humoristiques et sensuelles. Andrzej Jakimowski (réalisateur, producteur et scénariste) place un enfant au centre de son récit, mais de Stefek à la moindre silhouette de clochard, chaque personnage du film, quelque soit son importance, trouve sa place dans un bel équilibre. Le cadre ouvert (pratiquement toutes les scènes se passent en extérieurs) est cependant restreint à la bourgade, ce qui nous épargne les arabesques parfois fatigantes du film d'auteur choral contemporain.

    L'enfance est le sujet premier d'Un conte d'été polonais: l'enfance et cette envie de grandir, l'enfance et ce besoin d'être au contact des jeunes adultes (s'enivrer de vitesse sur la moto du copain de la soeur ou enlacer la plantureuse voisine en maillot de bain). Il en est un deuxième : le hasard. Non pas abordé de façon théorique comme l'avait (si bien) fait le compatriote Kieslowski, ni surexploité dans un entremêlement narratif tendant vers le discours pseudo-philosophique, mais perçu comme un jeu d'enfant. Là réside la principale réussite du film, faire passer ce thème au travers du regard de Stefek. Je place mes soldats de plomb sur les rails et je vois si le train les renverse. Je jette un papier dans le parc et je vois qui le ramasse. De ces expériences et observations précises, naît aussi le plaisir de tester sa capacité à détourner le cours des événements. Stefek se construit un récit qui deviendrait la réalité, il tente tout simplement d'accorder le monde à ses désirs. Cette quête prend de plus en plus d'importance et devient d'autant plus nécessaire à ses yeux quand il s'agit de déplacer litéralement la trajectoire de son père vers le foyer délaissé. On s'aperçoit ainsi, peu à peu, que chaque scène du film est placée sous le signe du hasard ou du choix. L'intelligence de Jakimowski est d'assurer la variété des formes qu'ils prennent : iconographiques (les aiguillages), psychologiques (la mère qui ne sait jamais quoi se mettre), humoristiques (le petit ami et sa moto qui démarre mal ou ses rapports avec la bimbo d'à côté)... De même, séduit la diversité dans l'importance des effets produits et l'absence d'un deus ex machina déshumanisant le récit. Cela assure la subtilité et la crédibilité de l'ensemble.

    Le contentement narratif est assuré par le jeu du hasard. Sur le plan plastique, il vient du goût prononcé des personnages pour la déambulation et de la photogénie inépuisable des déplacements en trains, voiture, moto... La topographie de la ville nous devient très vite familière et l'arbitraire des rencontres s'en trouve fortement atténué. Tous ces mouvements, Jakimowski les fluidifie, notamment lors d'une très belle séquence musicale lors de laquelle le montage alterne trois vitesses différentes : la course de Stefek, la marche tranquille du père et l'attente immobile de Elka. On pense au cinéma de Jerzy Skolimowski, auquel la course train/moto rend peut-être hommage (si l'on se remémore cet extrait, apparu il y a peu chez l'ami Joachim).

    Un joli mouvement de balancier ferroviaire, nocturne et irréel nous mène jusqu'au dénouement de ce qui est bien un conte, avec tout ce que cela comporte de légèreté et de mélancolie (essentiellement portée par le beau personnage de Elka, la soeur). Jakimowski a réussi là un film doux-amer très attachant, doublé d'une ode ensoleillée aux mini-jupes des filles.