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Film - Page 74

  • Dans la brume électrique

    (Bertrand Tavernier / Etats-Unis / 2009)

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    danslabrume.jpgDans la brume électrique (In the electric mist), directed byBertrand Tavernier, est un polar d'ambiance, estimable et soigné, mais trop classique pour que l'on ne s'étonne pas d'un accueil critique aussi enthousiaste (jusque dans feu-Les Inrockuptibles et dans les Cahiers !, si j'en crois allociné).

    Le film s'ouvre sur une scène de crime, nous plongeant instantanément dans le vif du sujet. Le récit ne cessera pourtant d'emprunter par la suite des chemins de traverses, reléguant l'enquête menée par Tommy Lee Jones quasiment au second plan. Si cette construction en virages a son charme, on n'échappe pas toujours au "détour qui en dit long", chaque scène adjacente à l'intrigue principale étant chargée d'évoquer un thème profond (l'esclavage, les plaies laissées par l'ouragan Katrina, les problèmes de couple, le poids du passé...). Par conséquent, le scénario semble presque trop touffu, ménageant des pauses qui n'en sont finalement pas, lestées qu'elles sont de sous-entendus bien perceptibles.

    Tavernier a voulu donner à son film une teneur somnambulique. Le dosage entre le surnaturel et le policier demande une adresse de chaque instant, ce que le cinéaste n'a pas toujours. Les témoins et les sages parlent invariablement par énigmes et l'intrusion du fantastique se réalise de manière littérale (les dialogues avec les morts en toute simplicité, la voix-off d'outre-tombe).

    La caractérisation se fait à base d'archétypes (flic fatigué, homme d'affaires mafieux, bluesman philosophe, vedette de cinéma désinvolte...) et la mise en scène est pour le moins efficace, la contrepartie étant un manque de surprise évident : le cadrage et la place réservés à un certain personnage laissent deviner que celui-ci reviendra plus tard dans le jeu et, dès sa deuxième apparition, il n'y a plus guère de doute sur son rôle dans l'histoire. On apréciera en revanche la sobriété de la photographie, la sêcheresse de la violence, la maîtrise des moments de tension (la séquence du bâteau sous l'orage, l'approche du campement du tueur), un peu moins la façon de rendre compte, "pour la bonne cause", des petits arrangements avec la loi (l'une des traces du cinéma d'Eastwood sur le film).

    La ballade n'a rien de touristique, l'oeuvre est solide et Tavernier a réalisé son rêve de film américain, mais de là à placer Dans la brume électrique aux côtés de Zodiac et de No country for old men, voire même de Trois enterrements, il y a un pas que je ne franchirai pas.

  • Chéri

    (Stephen Frears / Grande-Bretagne / 2009)

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    cheri.jpgFred, surnommé Chéri, est un jeune homme nageant dans les eaux d'un demi-monde aisé, celui des courtisanes vieillissantes de la fin de la Belle Époque, dont fait partie sa mère et sa protectrice favorite, Léa. Cette dernière passe bientôt du statut de "marraine" de Chéri à celui de maîtresse. Malgré la différence d'âge, la liaison est passionnée et semble indestructible, jusqu'à l'annonce d'un mariage arrangé qui sépare les deux amants avant des retrouvailles douloureuses. Christopher Hampton adapte Colette pour Stephen Frears et Michelle Pfeiffer joue Léa. Le trio des Liaisons dangereuses est ainsi reformé. J'ai eu beau chercher, je n'ai trouvé à Chéri absolument aucune des qualités du beau film d'il y a vingt ans...

    Dès le début, Frears tâtonne pour trouver le ton qui convient. Un narrateur invisible (le cinéaste lui-même) pose une voix ironique sur une intrigue pourtant restituée dans toute son intensité. Pendant une bonne moitié du métrage, la mise en scène ne fait que se caler sur des dialogues si spirituels. Le découpage ne réserve pas la moindre surprise, soulignant chaque bon mot d'un gros plan carnassier. Tout cela n'est rien d'autre que du théâtre en boîte.

    Il faut un certain temps pour saisir le véritable sujet de Chéri : celui de la peur du vieillissement. De ce point de vue, une séquence comme celle de la réunion des vieilles courtisanes croulant sous les bijoux et les perruques devrait libérer une cruauté réelle ou une morbidité carnavalesque alors qu'elle ne prend finalement que la forme d'une saynète boulevardière. Le temps qui passe et l'angoisse qui l'accompagne sont supposés se refléter sur le corps et le visage de Léa. Trop respectueux de son actrice principale, Frears multiplie les caches et les cadrages étudiés afin de ne pas trop en montrer. En 90 minutes, je ne fus saisi d'aucun trouble devant Miss Pfeiffer, un comble... En contrepoint, Kathy Bates fait son numéro habituel, insupportable de cabotinage. Rupert Friend est le jeune premier, fadasse.

    Chéri n'est pas plus passionnant dans sa seconde partie, plus mélancolique et moins dialoguée. Incapable de faire passer la moindre émotion, Frears en est réduit à insérer des flash-backs subliminaux et nostalgiques entre deux gros plans sur des visages affligés et à bien nous faire entendre la Pfeiffer murmurer "Reviens" lorsque Chéri s'éloigne pour la dernière fois en contrebas de l'immeuble et hésite à se retourner.

    Entre deux réussites, les ouvrages mineurs du cinéaste étaient jusqu'ici au moins sauvés par leur charme et leur vitalité. Dépourvu de tout intérêt, Chéri est, assurément, le plus mauvais de tous.

  • Tulpan

    (Sergey Dvortsevoy / Kazakhstan / 2008)

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    tulpan.jpgLe rude quotidien d'une famille d'éleveurs kazakhs, en pleine steppe, et les espoirs d'Asa, le jeune frère de la mère. Le sujet du film appelle la captation de paysages grandioses et la méditation devant les grands espaces mais par sa mise en scène, Sergey Dvortsevoy refuse d'un bout à l'autre cette posture. Tulpan s'ouvre par un plan dont la surface est envahie, brutalisée, agressée. Ce qui s'avère être un troupeau de moutons met un certain temps à évacuer le cadre et à laisser enfin le lieu du récit être indentifié (la yourte plantée au milieu de nulle part). Poussière ou bruit, tout fait écran, du début à la fin (comme Tulpan, la fille que convoite Asa, restera cachée jusqu'au bout, derrière un rideau ou une porte). Ce ne sont pas seulement les objets qui font obstruction : les corps prennent toute la place, cadrés à la poitrine ou traversant incessamment le champ, à l'image du petit dernier de la famille, intenable.

    L'horizon s'offre donc rarement au regard. Quand il le pourrait, les tourbillons de sable sont là pour brouiller les repères, boucher les lignes de fuite et par conséquent, entraver toute échappée. Asa et son oncle s'échinent à contenir leur troupeau, mais à l'écran, nous avons bien l'impression que ce sont les deux hommes qui se trouvent régulièrement encerclés par les animaux. Chacun rêve d'un ailleurs, mais l'ailleurs est inaccessible. Toutes les forces ramènent au centre (au centre du plan, comme ces cadavres de moutons que l'on trouve ici et là, points noirs dessinés sur la terre sablonneuse). Dans cet espace, la yourte est un point de fixation. D'ordinaire, cela revêtirait un caractère rassurant et protecteur. Or ici, l'impression ressentie est plutôt celle d'une pression centripète indétournable, exercée par les mouvements des animaux ou la puissance du vent. Asa est coincé ; Tulpan n'est pas derrière la porte et le tracteur destiné à l'évasion finale ne l'emportera pas bien loin.

    Dvortsevoy, parfois à la frontière du documentaire, use de plans-séquences enregistrés par une caméra portée à l'épaule et travaille sa pâte sonore. Au tout début, le son était arrivé avant l'image. Par la suite, il nous parviendra souvent d'un hors-champ menaçant. Nul suspens ne découle cependant de ce procédé, plutôt le sentiment de l'inéluctable. Dans Tulpan, la vigueur, jusqu'à l'agressivité, caractérise aussi le comique (la séquence de la chamelle poursuivant le vétérinaire, le magnéto-cassette libérant de manière assourdissante un tube de Boney M). Tout au long de ce film extrèmement physique, on se retrouve bien loin d'un pittoresque exotique confortable.

  • Arsenal

    (Alexandre Dovjenko / URSS / 1928)

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    Arsenal07.jpgS'il est bien un segment de l'histoire du septième art qui n'est pas facile à aborder les mains dans les poches, c'est bien le cinéma révolutionnaire soviétique des années 20. Un certain Cuirassé a beau garder son aura mythique, décennie après décennie, se confronter à lui de nos jours demande un effort particulier devant la singularité narrative, esthétique et idéologique de l'objet. Autre pilier de l'édifice, Arsenal d'Alexandre Dovjenko (ou Dovzhenko) ne se laisse pas appréhender plus aisément.

    Le déroulement du film est relativement obscur et le spectateur est loin de saisir tous les tenants et aboutissants d'un récit économe en inter-titres, mêlant plusieurs niveaux d'expression (réaliste, pictural, symbolique) et caractérisant très succinctement les groupes de personnages s'y côtoyant. Sans doute un lieu, un nom, une image, liés à l'histoire ukrainienne suffisaient en 1928 à situer exactement l'action aux yeux des spectateurs d'alors, mais vu d'ici et aujourd'hui, l'affaire est loin d'être évidente. Dovjenko lui-même semblait le reconnaître, qui expliquait à la fin de sa carrière : "J'écrivis le scénario en quinze jours, fis la mise en scène et le montage en six mois. (...) Je travaillais comme le soldat qui combat l'ennemi, sans la moindre conscience de règlements ou de théorie à suivre." Toutefois, la complexité du récit est loin de ne découler que d'un soit-disant manque de métier.

    Arsenal nous plonge dans l'Ukraine déchirée des années 1917-1920, là où, après la rupture avec le régime tsariste et entre les alliances et les conflits avec l'Allemagne et la Pologne, s'exacerbent les tensions entre nationalistes et bolchéviques. Si, tournant dix ans après les faits, Dovjenko se place résolument du côté de ces derniers, le regard qu'il porte sur ce monde en guerre civile (à laquelle il prit part à l'époque, étant ukrainien lui-même) n'est pas manichéen. Dans ce noir récit, les images de cadavres de soldats abondent sans que les uniformes ne les renvoient dans un camp ou dans l'autre. De même, lorsque le cinéaste filme une cérémonie religieuse orthodoxe, il le fait avec la même attention et la même ferveur que lorsqu'il décrit la détresse du paysan ukrainien. Il faut alors attendre le contrechamp tardif sur le héros assistant à la scène et refusant l'accolade de son voisin pour cerner le point de vue de l'auteur sur la scène. C'est ainsi que Dovjenko évite de tomber dans la dénonciation sans mesure et rend la complexité de la situation.

    Du point de vue stylistique, si l'emballement des événements peut se traduire de façon attendue par celui du découpage, une différence se fait jour entre la mise en scène de Dovjenko et celle du maître-étalon Eisenstein. Au montage des attractions du réalisateur de Potemkine, on pourrait presque opposer ici un montage des répulsions. Dans Arsenal, les plans sont très composés (Dovjenko s'est formé à la peinture et au dessin) et semblent se heurter les uns aux autres, sans créer de continuité. Au sein de ceux-ci, notamment dans la magnifique première partie rendant compte des horreurs de la guerre sur le front et à l'arrière, la durée s'installe. Bâtis comme des tableaux doloristes, disposant d'un côté des paysans immobiles, plantés dans la terre ukrainienne, et d'un autre des soldats en mouvement, ces plans paraissent annoncer les recherches sur le temps et l'histoire menées un demi-siècle plus tard par Miklos Jancso ou Theo Angelopoulos. De cette esthétique, de ce choix de ne faire apparaître son héros, au visage fermé, que durant la moitié du métrage, de ce récit de la défaite d'un mouvement ouvrier, de ce lyrisme triste naît moins un élan qu'un plainte.

    Parfois difficile à suivre, Arsenal provoque moins d'enthousiasme que La terre (1930), probablement le chef d'oeuvre de Dovjenko, mais par ses intuitions plastiques et son intensité émotionnelle, il reste un film fort et assez passionnant dans ce qu'il dit de cette période-là du cinéma et de l'histoire.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • OSS 117 : Le Caire, nid d'espions

    (Michel Hazanavicius / France / 2006)

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    oss117.jpg

    Le cinéma comique français propose d’ordinaire de si affligeants produits de consommation que l’on ne peut s’empêcher d’apprécier d’abord cet OSS 117 par défaut, c'est à dire en remarquant l'absence des écueuils les plus partagés dans cette branche. Tout d'abord, le film ne joue (presque) pas sur la vulgarité (à deux ou trois exceptions près : on se serait passé du gag du pistolet-phallus et des répliques de la fin sur le "kiki" qui enfoncent un clou qui n’en avait guère besoin, celui de l’homosexualité latente du héros). Il ne s’éparpille pas non plus dans ses références et ses renvois. Aucun clin d’œil à la télévision ou la publicité ; il n’est ici question que de cinéma, l’habillage du film parodiant l'esthétique d'un certain genre cinématographique et les séquences étant pensées en ces termes et non balancées comme autant de sketchs autonomes. De manière toute aussi agréable, le film ne se réduit pas à un support de merchandising : la séquence musicale n’est pas là pour faire vendre un disque ou lancer une danse idiote mais repose uniquement sur l’efficacité comique. De plus, Jean Dujardin est la seule vedette d'un casting pour lequel on a préféré les gueules de l’emploi aux apparitions people. Enfin, les millions d'euros du budget ne sont pas gaspillés puisque l’idée d’une certaine époque est bien rendue (les signes de richesses renvoient au genre et l’ironie de la vision évite l'écueil de la reconstitution pompeuse).

    Plus méritoire encore, le n’importe quoi de l’intrigue se développe dans un contexte étonnement précis pour ce genre de production (l’Egypte de Nasser, le mandat du président Coty). Parmi les scénes comiques les plus percutantes, on retient d'ailleurs celles qui font accumuler à OSS 117 les pires énormités colonialistes (le rapport paternaliste que celui-ci entretient avec l'employé de son usine est particulièrement savoureux). C'est que cet Hubert Bonisseur de la Bath est un con, un vrai. Lorsqu'il désoude ses adversaires, ce ne sont pas sa force et son adresse qui le démarquent, ce sont sa suffisance et son incommensurable connerie. L'agent secret ne retiendra rien de son séjour chez les Égyptiens, sinon l'apprentissage du mambo ! Cet abruti le restera et cela nous épargne tout message.

    Si le film est drôle, on ne peut pas dire qu'il soit réellement hilarant. Le soin apporté à l'ambiance (jusque dans les transparences et les trompe-l'oeil) tend à lisser un peu trop l'image. Les séquences qui étirent les effets comiques sont assez convaincantes (ces rires interminables, ces dialogues bâtis sur des phrases toutes faîtes), mais la mise en scène ne laisse pas de place au burlesque et la folie attendue ne se libère pas (le potentiel d'un dénouement à rebondissements multiples et improbables ne semble pas bien exploité). Dans le rôle-titre, Dujardin est assez bon, même s'il a un peu trop tendance à vouloir cligner de l'oeil vers le spectateur. Il suffirait d'un rien, parfois, pour qu'il sorte de son personnage, ce que Peter Sellers, l'un de ses probables modèles, ne faisait jamais.

  • Ménage à trois

    (Abram Room / URSS / 1927)

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    Menage 05.jpgNous glissons sur les rails. A la faveur d'un virage, nous voyons la locomotive et les premiers wagons du train. La cadrage est oblique. Nous sommes bien dans ce cinéma russe formaliste des années 20, se dit-on. Sauf que le plan suivant nous révèle que la caméra épousait en fait parfaitement le regard de Volodia, le jeune voyageur penché vers l'extérieur. Dans Ménage à trois (Tretya meshchanskaya, mieux connu auparavant sous le titre Trois dans un sous-sol), Abram Room commence par en appeler à l'expressivité de l'avant-garde pour mieux situer son récit dans Moscou la Moderne. Puis il dilue ces expériences visuelles, les absorbe en rétrécissant l'espace arpenté aux dimensions d'un sous-sol aménagé en appartement et en se recentrant sur son sujet : celui de l'étrange manège amoureux de trois personnages. Cette histoire d'ouvrier qui lance involontairement, fraternellement dirait-on, un ami dans les bras de sa femme, pourrait prêter à deux traitements que Room repousse aussi vigoureusement l'un que l'autre, le vaudeville et la leçon de morale. Il y a bien des jeux de cache-cache, des passages par les portes et les fenêtres, des échanges de position d'un lit à l'autre mais aucune mécanique ridicule dans ces mouvements. L'expression corporelle n'élude pas les hésitations, les gestes semblent couler naturellement et l'humour vient de l'observation attentive plutôt que du débordement et de l'exagération.

    Abram Room compte moins sur l'éclat de morceaux épars, qu'ils soient esthétiques ou comiques, que sur les habiles transitions d'une scène à l'autre, plan après plan, pour peaufiner minutieusement son récit. L'introduction du film, déroulée en montage parallèle, montrait d'un côté un couple se réveillant doucement, préparant ses petites affaires, ronronnant comme le chat de la maison et d'un autre, l'arrivée par le train de l'élément perturbateur, de la nouveauté. Quelques semaines plus tard, au terme d'une belle ronde, l'un des trois membres du trio ainsi formé choisira de partir pour débloquer une situation devenue aussi étouffante que celle des premiers temps. Mais ce n'est pas Volodia qui prendra place dans le wagon (logiquement, à l'écran, le train part dans l'autre sens par rapport à celui du début, clôture idéale du film) et le couple restant n'est pas le même. Et ce n'est pas non plus celui que l'on croit. Entre ces deux temps, plusieurs passages nous auront marqué par leur caractère direct et poétique, par leur subtil agencement surtout. La séquence de séduction entre Volodia et Lioudmila mériterait d'être décrite dans le détail, tant elle émerveille par l'art de l'articulation et de la progression narrative. Elle va de l'exaltation qu'apporte un baptême de l'air à un trajet tranquille en tramway, d'une plongée dans le noir d'une séance de cinéma à la lumière qui se rallume au retour dans l'appartement, de ces compliments devant le miroir à ce jeu de cartes qui se termine sur une image évocatrice mêlant délicatesse et crudité : le valet de carreau est retourné et couché sur la reine de coeur. Ne reste plus qu'à réaliser un fondu au noir et enchaîner sur le nouveau couple au petit matin.

    Une fois la réalité du ménage à trois acceptée, de façon plus ou moins facile, un inter-titre joueur, le seul du film se permettant une telle prise de distance, nous titille agréablement : "Que va-t-il se passer ?". C'est que, une fois les éléments mis en place, toutes les combinaisons envisageables sont essayées, y compris la moins évidente (le comique lié à la méprise et la franche camaraderie délestent-ils vraiment ce baiser aveugle et langoureux entre hommes de toute ambiguïté ?). On l'a déjà dit, rien de vainement mécanique dans ce ballet en huis-clos, grâce notamment à l'utilisation merveilleuse du décor. Dans cette pièce exiguë, lit conjugal et canapé sont normalement séparés par un paravent et situés à l'opposé l'un de l'autre. Or aucun plan d'ensemble ne permet d'estimer une réelle distance et les champs-contrechamps collent littéralement les deux recoins. La frontière n'est jamais marquée. Il est donc aisé et logique de passer d'une couche à l'autre.

    Ainsi l'histoire n'avance pas selon les règles du comique de situation théâtrale, encore moins par l'agencement de péripéties soumises à un jugement moral mais bien en suivant un mouvement cyclique naturel. Plutôt que de dire "Tout le monde a ses raisons", Abram Room fait un éloge de la franchise dans les rapports amoureux, franchise qui passe par la reconnaissance des qualités et des défauts de chacun. Le dénouement n'a pas le mauvais goût de la résignation, mais le regret d'un bonheur intense bêtement laissé filé perce, sans toutefois gâcher le sentiment d'une autre liberté acquise. Dans cette nouvelle société russe, tout semble alors possible. Que cette rénovation soit envisagée sous l'angle de l'intimité, voilà ce qui donne à Ménage à trois toute sa valeur et sa fraîcheur. Venant de ce cinéma-là, et même en ayant à l'esprit que les conditions de création en 1927 ne sont pas les mêmes que dans les pesantes années 30, la surprise est de taille de voir un film qui soit si peu contraint.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Joris Ivens (coffret dvd 1 : 1912-1940)

    Le pont (De brug) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1928) ■■□□

    La pluie (Regen) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1929) ■■□□

    Symphonie industrielle (Philips-Radio) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1931) ■■□□

    Komsomol : Le chant des héros (Komsomolsk) (Joris Ivens / URSS / 1933) ■■□□

    Nouvelle terre (Nieuwe gronden) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1933) ■■□□

    Borinage (Joris Ivens et Henri Stork / Belgique / 1934) ■■

    Terre d'Espagne (The spanish earth) (Joris Ivens / Etats-Unis / 1937) ■■

    Les 400 millions (The 400 million) (Joris Ivens / Etats-Unis / 1939) ■□

    L'électrification et la terre (Power and the land) (Joris Ivens / Etats-Unis / 1940) □□

    Pour la plupart des cinéphiles, le nom de Joris Ivens est essentiellement associé à un documentaire mythique tourné en pleine guerre d'Espagne et, éventuellement, à Une histoire de vent (1988), dernier film d'un homme de 90 ans qui allait s'éteindre un an plus tard. Bénéficiant dans les années 60 d'une certaine aura (et de farouches adversaires : "Joris Ivens qui, n'ayant filmé tout au long de sa carrière que de la pluie, des ponts, de la boue, du maïs et des bennes se trouve être le cinéaste officiel de l'Europe de l'Est", François Truffaut, 1956), l'oeuvre du documentariste est peu diffusée, sans doute à cause de son militantisme que l'on juge d'une autre époque. L'initiative d'Arte de sortir deux coffrets dvd couvrant l'essentiel de la production du cinéaste hollandais est donc à saluer.

    L'avant-garde

    Ivens05.jpgJoris Ivens s'est intéressé très tôt au cinéma. Son premier film, qu'il nomme La flèche ardente et qui est présenté dans le coffret, il le tourne à 11 ans avec la caméra familiale, dirigeant son entourage, les uns grimés en cowboys, les autres en indiens. Ses véritables débuts, il les effectue au sein d'un groupe d'intellectuels et d'étudiants influencés par Vertov, Eisenstein ou Flaherty. Il profite d'un voyage en France pour tourner un très court-métrage : Etudes des mouvements à Paris. Jouant avec le montage et le cadrage, il capte la vie urbaine sous l'angle de la circulation incessante et de la vitesse. Les piétons ne l'intéresse guère, il s'attache plutôt aux voitures et à leurs ballets. L'expérience continue avec deux oeuvres plus consistantes, longues d'une quinzaine de minutes, qui le placeront au centre du mouvement d'avant-garde européen de la fin des années 20 : Le pont et La pluie. Dans le premier, un pont de Rotterdam, ferroviaire et levant, est filmé sous tous les angles possibles. L'attention du cinéaste vire à la fascination pour la mécanique lorsqu'est activé l'impressionnant système permettant la montée et la descente du plateau central nécessaire au passage des bateaux les plus imposants. Déjà cependant, nous remarquons une chose : le gigantisme de la construction laisse toute sa place à l'homme, celui qui l'inspecte ou celui qui met en marche. Le deuxième film est un ouvrage impressionniste orchestrant les prémisses, le déroulement et la fin d'une forte averse sur la ville. Dans un style très vif, nous allons et venons des détails infimes que le grossissement rend abstrait (les gouttes d'eau glissant ou tombant sur les objets) aux plans d'ensembles consacrés aux silhouettes humaines cherchant à se protéger du déluge. Se fait déjà ici le lien entre le formalisme et le réel.

    Le travail

    Tout au long de sa carrière, Joris Ivens aura oscillé entre travaux de commande et projets militants personnels. Symphonie industrielle est un documentaire retraçant la naissance d'un poste de radio, élément par élément, au sein des usines Philips. Très précis sur les différentes étapes de fabrication, le film est très travaillé, tant au niveau de l'image que du son. Le regard d'Ivens est parfois humoristique, cherchant à faire sourire avec les objets, les rythmes des machines et l'accompagnement musical. Car il s'agit bien de faire danser les bras articulés et les tapis roulants. L'ouvrier, qu'il soit souffleur de verre ou qu'il mette en carton tel produit, est bien sûr partie intégrante du ballet. Le travail à la chaîne n'est certes pas dénoncé, passe plutôt une ode au savoir-faire.

    Ivens14.jpgLes liens tissés par Ivens avec certains cinéastes russes comme Poudovkine l'entraîne à cette époque à tourner dans la steppe un film, Komsomol, autour de la construction d'un haut fourneau. Dédiée aux travailleurs communistes de l'occident luttant chaque jour en terrain capitaliste, l'oeuvre de propagande est d'une efficacité redoutable par l'expressivité de ses images et la sûreté de son montage. Mais entre les inter-titres didactiques, c'est bien un véritable regard documentaire qui passe. L'architecture est magnifiée mais les corps vivent, les déplacements ne sont pas ordonnés. Dans une bataille productiviste entre deux poseurs de rivets, ce sont avant tout les gestes qui parlent. Ivens filme les hommes au travail simplement. L'image en elle-même n'est pas héroïque, c'est l'enrobage qui la transforme ainsi. Le document donne à voir quelques scènes manifestement rejouées, mais très bien intégrées. Devant ce mélange de fiction et de documentaire, est-il mal placé de penser au cinéma de Jia Zangke (bien que ce dernier s'attache plutôt à la destruction et à l'engloutissement d'un monde qu'à son élévation) ?

    La construction d'un haut fourneau est-elle plus photogénique que celle d'une digue ? La commande que passe le gouvernement néerlandais à Ivens semble en tout cas moins l'intéresser que l'offre russe. Pour Nouvelle terre, il fait donc ce qu'il sait faire, filmer le travail, mais il vagabonde du côté des baraquements d'ouvriers et ne se voit réellement inspiré que lorsqu'il se tourne vers la mer et en tire des images lyriques. Quelques mois après le tournage, Ivens ajoute à son court-métrage un épilogue, montage d'archives sur les effets désastreux de la crise économique mondiale. Vue aujourd'hui, cette version semble déséquilibrée, mais elle annonce clairement la suite.

    La misère et la guerre

    Ivens21.jpgAvec Borinage, en 1934, Joris Ivens passe de la propagande à l'interventionnisme. Il commence par décrire les rouages de la crise capitaliste mondiale provoquant chômage, famines et révoltes, en reprenant notamment des archives stupéfiantes d'une violente répression policière envers des grévistes du Wisconsin, puis il passe au cas particulier d'une région de Belgique où les mineurs vivent dans d'effroyables conditions. La misère n'a que faire de l'esthétisme (il n'y a pas de musique ni de commentaire) et l'efficacité de la dénonciation demande une approche directe et lisible. Ivens reconstitue donc. Mais ce mensonge n'en est pas un, puisque l'on sent que la caméra aurait très bien pu enregistrer cette réalité, exactement de la même manière, à cette même place, au moment où elle se présentait. La composition des plans n'est toutefois pas oubliée et le montage organise une série d'oppositions qui légitiment la lutte : pylône surplombant une baraque sans électricité, montagnes de charbon inexploitées côtoyant les rebuts de mauvaise qualité laissés aux mineurs, habitants expulsés de maisons pouvant servir ensuite à entreposer les briques destinées à l'édification d'une église... Le temps de l'ode au travail bien fait est passé, voici venu celui des périls et de la colère.

    Ivens23.jpgTourné en 1937, Terre d'Espagne reste la pierre angulaire de la première moitié de carrière de Joris Ivens. L'efficacité du style est à son plus haut point, assemblant remarquablement des éléments disparates au sein d'une narration fluide. Ces images de la guerre d'Espagne ont gardé toute leur force. Rarement aura-t-on ressenti comme ici la violence d'un bombardement : des gens commencent à courir, une bombe explose, des enfants jouent au milieu des débris, une deuxième bombe explose, deux enfants sont morts. Probablement, ce ne sont pas les mêmes que les premiers que l'on a vu. Quant une réalité n'est pas captée telle quelle, faut-il la ré-organiser ? Dans ce genre de séquence, le choc fait que la question ne vient pas vraiment à l'esprit et c'est, paradoxalement, dans des moments moins dramatiques, quand vient la mise en scène du retour au village d'un soldat, qu'elle titille plus intensément le spectateur rompu à la traque de l'artifice. Si le rythme interne des séquences est très travaillé, leur succession donne la preuve de la grande maîtrise du cinéaste dans la construction d'un récit. Ivens, en multipliant les transitions habiles, qu'elles soient visuelles (cartes, trajets) ou sonores (le haut-parleur informant toute la campagne environnante, le bruit de la masse du paysan devenant bombardement), bâtit un édifice narratif qui se trouve être plus thématique que chronologique. Dans cette optique, le commentaire a une importance énorme. Celui écrit et dit sobrement par Ernest Hemingway tantôt fait naître l'image (l'évocation de la mort sous les bombes nous fait passer d'un lieu à un autre), tantôt la décrit. Un bonus du dvd nous permet de voir le film avec le même commentaire dit par Orson Welles, dans une version non distribuée. La comparaison est assez passionnante. Le phrasé de Welles est plus doux, plus fluide et semble fictionnaliser le récit, perdant ainsi la froide urgence d'Hemingway. Le premier nous conte une histoire quand le second nous met face à une réalité. Le texte insiste sur la dimension non-héroïque d'une bataille. L'Espagne éternelle est convoquée en ouverture et en clôture du film. Entre les deux, la guerre est vécue à hauteur d'homme.

    Ivens27.jpgSi Ivens a trouvé dans Terre d'Espagne l'équilibre parfait entre une vision globale et une conviction personnelle, Les 400 millions, réalisé deux ans plus tard, met en lumière les limites de son cinéma. La situation chinoise de 1939 (le Japon tentait d'envahir son voisin) était, même à l'époque, sans doute moins connue que celle de l'Espagne en 1937. Joris Ivens se fait donc très pédagogique, au travers d'un commentaire signé Dudley Nichols et dit par Frederic March, sur la culture millénaire et sur la paisible population chinoise. Passé un éprouvant prologue montrant des populations civiles sous le choc des attaques aériennes japonaises, nous nous éloignons de la ligne de front pour suivre quelques réunions d'état-major et l'entraînement de nouvelles recrues. Le peuple est vu comme une entité uniforme et Ivens ne peut guère s'approcher du singulier. Son goût pour la reconstitution finit par mettre mal à l'aise lorsqu'il illustre par des images diverses le récit d'un soldat de retour du front : ces plans pris de loin sur des soldats japonais courant affolés sous la mitraille d'héroïques chinois sans qu'aucun ne tombe jamais sous les balles laissent pour le moins sceptique.

    La période se clôt aux Etats-Unis, où le Ministère de l'agriculture demande à Ivens de réaliser un reportage sur les actions en faveur des fermiers ne bénéficiant pas d'approvisionnement en éléctricité. L'électrification de la terre propose dans sa première partie un portrait digne de paysan américain au rythme des compositions lyriques de la mise en scène. Puis, l'arrivée de la fée électricité coïncide magiquement avec l'acquisition par la famille des produits électroménagers les plus modernes. La propagande prend alors les atours de la publicité.

    Faisant souvent oeuvre de commande, Joris Ivens n'a donc pas toujours pu se défaire des inévitables entraves qui en découlent, mais son cinéma a ceci d'intéressant : tout en rendant compte de diverses réalités aux quatre coins du monde, il explore incessamment la frontière entre militantisme et propagande et celle entre documentaire et fiction.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • L'autre

    (Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic / France / 2009)

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    Mais que se passe-t-il avec le cinéma français ? Est-ce vraiment celui "du milieu" qui doit nous inquièter le plus ? Je n'ai pas encore vu Welcome, mais il me semble que Lioret va bien, ne t'en fais pas. Le prochain Tavernier ne va pas tarder à débarquer : il y a peu de chances que ce soit un chef d'oeuvre, il y a peu de chances que ce soit un navet, il y a de grandes chances que ce soit un bon film. Arnaud Desplechin semble avoir trouvé la place qu'il souhaitait en signant des oeuvres de plus en plus accessibles. Lucas Belvaux et Jacques Audiard se sont installés eux aussi et j'attends avec confiance la suite de leur carrière. Les signaux alarmants ne viennent-ils pas plutôt d'un autre côté ? De là où se tiennent les cinéastes censés nous bousculer, nous entraîner sur des terrains glissants, nous confronter à la radicalité de leur vision ? Je veux parler des Zonca, des Noé, des Kassovitz, des Grandrieux, des Odoul, des Bonello, des De Van, des Miret, des Bernard/Trividic. Tous ont, entre 1995 et 2003, effectué des débuts (premier ou deuxième film) fracassants, audacieux, dérangeants : La vie rêvée des anges, Seul contre tous, La haine, Sombre, Le souffle, Tiresia, Dans ma peau, De l'histoire ancienne, Dancing. Tous ont invariablement déçu par la suite (seule Marina De Van peut faire exception dans ce groupe : son deuxième film est annoncé pour le mois de mai prochain). Le constat est d'autant plus douloureux quand les échecs ne peuvent être cachés au milieu d'une production soutenue : Zonca n'avait pas tourné depuis 9 ans quand il proposa son récent Julia, le dernier long de Noé, Irréversible, date de 2001. Quand on a du mal avec le rythme de Kubrick, ne vaut-il pas mieux essayer de se caler sur celui de Godard qui, dans les années 60, parvenait à accumuler les projets et à faire ainsi oublier que Une femme est une femme était une toute petite chose, coincée qu'elle était entre Le petit soldat et Vivre sa vie ? Ce saut dans le temps n'est pas pertinent ? Alors faisons-le dans l'espace. Avec quels auteurs américains peut-on comparer ? Larry Clark, Todd Solondz, Paul Thomas Anderson, Lodge Kerrigan : autant de cinéastes travaillant les limites du spectacle cinématographique, par la forme et/ou les sujets et ayant signé des oeuvres-phares du cinéma US indépendant des années 90. Après Kids, Happiness, Boogie nights ou Clean shaven, ils ont su se renouveler, que ce soit en creusant le même sillon ou en élargissant considérablement leur spectre. Avec Bully et Ken Park, Clark a gardé intacte sa force de transgression, avec Palindromes, Sollondz a réussi un pari complètement fou et avec There will be blood et Keane, Anderson et Kerrigan ont réalisé deux des plus grands films de cette décennie. Chez nous, je ne vois qu'une exception, un seul réalisateur de cette mouvance capable de tenir un rythme régulier et de rester à sa place parmi les créateurs de forme les moins discutables : Bruno Dumont. C'est peu et c'est cela qui est, à mon sens, inquiétant pour le cinéma français.

    lautre.jpgCette longue introduction désabusée pour évoquer brièvement L'autre, film attendu, film ambitieux, film à moitié réussi, film à moitié raté. Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic ont décidé d'aborder le thème de la folie et là réside à mon avis, le défaut de l'oeuvre. Même s'ils s'attachent à un personnage défini, ils décrivent moins un cas précis (comme l'a si puissamment fait Kerrigan avec Keane) qu'ils ne parlent du problème "en général", qu'ils l'illustrent. La mise en scène est surchargée de signes : champ large mais constamment obstrué par des caches en amorce, caméra fébrile et près des visages, bande son inquiétante, jeux de miroirs, raccords déstabilisants, ambiances nocturnes irréelles... Le sous-texte est lui aussi excessif : références à la magie et à l'antiquité, omniprésence de l'alcool, contamination de la misère sociale, caractère liberticide des nouvelles technologies... Cette insistance dans la forme et le fond semble traduire un manque de confiance dans la capacité (pourtant réelle chez les cinéastes) à emmener le spectateur aux confins du fantastique. Donnée pour perturbée dès le départ, l'héroïne, comme la mise en scène, n'évolue pas (alors que la description d'un glissement progressif vers la folie aurait été certainement plus satisfaisant, vu ce que peut proposer par moments Dominique Blanc, dans la modulation de sa voix par exemple). Dans L'autre, nous ne voyons pas le monde par les yeux du personnage, mais nous regardons celui-ci s'y débattre. Cela peut faire toute la différence entre un film bouleversant et un exercice de style brillant mais vain.

  • La journée de la jupe

    (Jean-Paul Lilienfeld / France - Belgique / 2009)

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    journeejupe.jpgUn peu désarmé devant ce téléfilm qui m'a tenu jusqu'au bout mais qui ne me parle absolument pas. Isabelle Adjani y joue une prof de français à bout de nerf prenant en otage sa classe de collégiens agités. L'invraisemblance du postulat semble tout d'abord bien assumée puisque l'on croit se diriger vers un huis-clos fortement théâtralisé et se détachant petit à petit du réel. Malheureusement nous ne sommes pas au théâtre, mais à la télévision et la machinerie de la fiction à la française prend vite le dessus, traitant également ce qui se passe à l'extérieur des murs : vignettes humoristiques consacrées au personnel enseignant, emballement médiatique et tractations avec le RAID, dirigé par un improbable Denis Podalydès. Le film se veut tragi-comique, bousculant le politiquement correct. Certes, deux ou trois répliques arrivent à faire sourire, mais toutes les autres tombent à l'eau : elles sentent trop le bon mot de scénariste, elles sont dîtes avec trop d'application (la télé a horreur de tout ce qui n'est pas parfaitement lisible ou audible, il n'est donc pas étonnant que tout cela semble manquer de vie). Sans être abominable, la mise en scène, répétitive, ne parvient jamais à faire monter une quelconque tension, la désamorçant par l'humour et repoussant la violence par écran interposé (celui d'un téléphone portable). Il ne peut rien arriver de bien terrible et si la fin est tout de même dramatique, elle n'est là que pour illustrer la morale de l'histoire, faire réfléchir le spectateur mis ainsi à la place des ados à qui l'on vient de donner une grande leçon et qui sauront in fine se retrouver fraternellement. Sans doute aurait-il fallu que ce récit se décolle du réel, propose véritablement une expérience singulière, au lieu de cataloguer tous les problèmes de notre société (même avec humour). Car tout y passe : le racisme, le sexisme, le manque de moyens dans l'éducation, la brutalité policière, les tensions communautaristes, les problèmes de couple, le fossé des générations, la pression médiatique, l'abrutissement par la télévision, les viols filmés au portable, la suffisance ministérielle... De la distanciation, de la cruauté, de l'invention plastique, voilà, entre autres choses, ce qui manque à La journée de la jupe, puisque, le thème de la réversibilité du statut de victime aidant, il semble que le vague modèle du film soit le Dogville de Lars von Trier. Enfin, disons que les comédiens ne sont pas vraiment en cause et qu'Adjani, une nouvelle fois (rappelez-vous La repentie), se rate, mais au moins, elle se rate corps et âme.

  • Harvey Milk

    (Gus Van Sant / Etats-Unis / 2008)

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    harveymilk.jpgL'affaire était mal engagée : une bande annonce à faire fuir ("Par le réalisateur de Will Hunting" claironne le distributeur, conscient que les amateurs de Van Sant vont, de toute manière, aller voir le film et qu'il faut cibler plutôt ceux qui ne connaissent que ses travaux hollywoodiens), une affiche moche, la lecture en biais, sur mes supports papiers favoris, de deux ou trois articles positifs mais étrangement mollassons et, pour enfoncer le clou, un double assassinat, chez le Dr Orlof et chez les critiques poètes de Matière Focale. Il fallut la semaine dernière l'insistance d'un ami et la découverte de belles notes chez Anna, Shangols et Rob Gordon pour me redonner l'envie nécessaire.

    C'est entendu, Harvey Milk (Milk) n'est pas un biopicrévolutionnaire. Mais telle n'est pas son ambition. Gus Van Sant joue le jeu et reprend la plupart des éléments narratifs traditionnels du genre : la voix off, le déroulement chronologique mais dans la connaissance du dénouement, la précision des dates et des lieux, la succession finale de cartons résumant la suite des destins individuels, l'alternance et l'opposition entre vie publique et vie privée, le resserrement des enjeux dramatiques autour d'un combat particulier symbolisant tous les autres (la lutte contre la Proposition 6 d'un sénateur visant à exclure les enseignants homosexuels des écoles américaines)... Le cinéaste ne dynamite pas la biographie mais il l'allège et la dynamise. La mise en scène reste d'une fluidité admirable (l'insertion de nombreuses images d'archives est parfaite) et les très légers décrochages que l'on observe ça et là font par moments, comme les quatre précédents, flotter le film en apesanteur. Ces moments sont brefs, disséminés dans un récit classique, mais ils suffisent à l'élever : c'est un générique de début admirable qui pose avec force et grâce la situation des homos américains, c'est une discussion-séance photo entre Harvey et Scott où le petit chevauchement des voix sur des images fixes crée le décalage, c'est la focalisation régulière sur le visage de Milk, laissant l'arrière plan dans le flou, c'est l'énigmatique plan de Josh Brolin (mine de rien l'un des plus passionnants comédiens du moment), à moitié nu sur son canapé (plan qui pourrait sortir d'Elephant), c'est sa marche finale dans les couloirs de l'hôtel de ville (Elephant encore). Mais la réussite ne tient pas seulement à ces effets de signature. A ceux que les immenses Elephant et Paranoid Park ennuient, il faut dire qu'Harvey Milkest un film très vivant, et cela pas seulement grâce à la couleur locale et à l'exubérance que l'on peut imaginer. Les différentes étapes du parcours de Milk sont remarquablement emboîtées, chaque comparse (et ils sont nombreux) est installé fermement et le regard de Van Sant navigue avec la même pertinence de l'intime aux mouvements de foule (qui ne font jamais direction de figurants).

    "L'activisme à la con" du héros est moqué par son amant, au début de leur relation. Si le cinéaste quitte quelque peu les rivages plus expérimentaux, il ne manque pas de s'inscrire dans le sillage des oeuvres hollywoodiennes les plus intéressantes parmi celles interrogeant les usages politiques. Les mécanismes du lobbying sont détaillés et débattus et l'accession au pouvoir s'accompagne inévitablement des recherches de compromis poussant jusqu'aux alliances contre-nature. Harvey Milkest le récit d'un trajet militant particulier. Que l'on puisse prendre l'activisme de Milk pour celui de Van Sant, à la limite, je m'en fous. Le fait est que pendant deux heures, j'ai vraiment marché aux côtés des gays de San Francisco et que j'ai été emporté par une histoire et un souffle.

    Il va sans dire que le film est porté de bout en bout par un grand Sean Penn. Prodigieux, l'acteur n'a peut-être jamais été meilleur qu'ici, son maniérisme et son émotivité habituels servant merveilleusement le personnage. La quasi-totalité des cinéastes avec qui il a travaillé l'ont tiré vers le sol, vers une puissance de jeu bien ancrée, au risque de l'alourdissement. Van Sant, encore une fois, l'allège.

    Que l'auteur de Last days, entre des phases de grande inspiration, continue à proposer des films mainstream de cette qualité, personnellement, cela me va très bien.