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Film - Page 74

  • Ice & Milestones

    (Robert Kramer / Etats-Unis / 1969 & Robert Kramer et John Douglas / Etats-Unis / 1975)

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    Ice et Milestones : ces titres étaient connus mais les films si peu vus. Les éditions Capricci les regroupent dans un coffret et redonnent ainsi vie à deux œuvres mythiques du cinéma indépendant et de la contestation américaine des années 70. Cette livraison DVD ne s'accompagne d'aucun bonus, ce qui peut paraître surprenant eu égard à la richesse sociale et politique du propos, à la complexité du fond et de la forme, à la multiplicité des pistes explorées. Pour mieux accepter cette absence, nous pouvons toutefois avancer que Robert Kramer a réalisé là, de son propre aveu, des films "ouverts", auxquels le spectateur doit se confronter "seul". Et, en un certain sens, ceux-ci n'ont guère besoin d'étude complémentaire puisqu'ils partagent cette étonnante caractéristique de proposer leur propre analyse au fur et à mesure de leur déroulement - argument qui, je l'espère, ne vous empêchera pas de poursuivre la lecture de la présente critique.

    Ice01.jpgEn 1969, le fer est encore chaud et les mouvements révolutionnaires et contestataires ne sont pas encore plongés dans leur crise du début des années 70 (aux origines diverses : fin de la guerre du Vietnam, radicalisation terroriste, repli communautaire...), crise dont Milestones tentera de tirer les leçons le moment venu. Le double mouvement qui propulse Ice, activisme et auto-critique, en est d'autant plus remarquable. Le statut des images qui le compose est ambigu : la fiction est évidente, ne serait-ce que par le point de départ du récit - la guerre déclarée par les Etats-Unis au Mexique -, mais l'esthétique s'apparente le plus souvent à celle du reportage (un reportage qui serait toutefois redevable à Cassavetes et au Godard d'Alphaville). De plus, le nombre de protagonistes est élevé, autorisant ainsi une multiplicité des points de vue, et de nombreux cartons de propagande révolutionnaire sont insérés, sans que nous soyons sûr de devoir les prendre au premier degré, leur présence pouvant véhiculer, plutôt que ceux des auteurs, les messages du "comité central révolutionnaire" censé dirigé les actions décrites.

    Ces actions menées, au cours d'une seule nuit, contre un état oppresseur, apparaissent nécessaires mais sont constamment interrogées. Elles se préparent au cours de longues discussions de groupe, desquelles émergent, autant que la ferveur, les doutes et les peurs. Toute la première partie du film est consacré à ces échanges. La parole est laissée à tous, y compris à ceux les plus en marge des groupes clandestins et à ceux qui restent intégrés à la société. Cette parole supporte donc la contradiction. De façon assez surprenante, Ice, tout porté vers l'action qu'il soit, décrit ainsi une révolution qui serait la somme de parties imprégnées de doute.

    Par conséquent, il apparaît logique que l'idée de cette révolution se structure à partir de l'intime. Nous assistons, entre les réunions et les rendez-vous clandestins, à plusieurs scènes de couple, scènes de drague ou scènes d'amour, et c'est bien à ce niveau-là que commencent à se déceler les possibles trahisons et compromissions. L'oppresseur lui-même en est conscient et sait où frapper : les tortures infligées aux activistes arrêtés sont d'ordre sexuel. Il s'agit apparemment de s'en prendre à la virilité des rebelles, ce que montre une séquence violente au début du film.

    Celle-ci nous saisit d'autant plus que l'explication n'en est pas donnée sur l'instant. Par ailleurs, nous notons que la victime est interprétée par Robert Kramer lui-même. Plus tard, avant qu'il ne soit tué, nous le verrons, bien que plus au calme, dans une position peu agréable, obligé de partager un appartement avec un couple d'amis peu enclin à lui faciliter son travail de traducteur pour le compte de son organisation. Ice multiplie ainsi les outils de distanciation, s'appuyant sur les slogans, le théâtre, le cinéma, l'improvisation. Il se termine sur une satire de la politique impérialiste, réalisée à l'aide de jouets d'enfants mais son véritable final a lieu dans une cabine téléphonique, autour de laquelle tourne la caméra, entre ténèbres et espoir. Tout du long, cette politique-fiction de Kramer bénéficie de l'adéquation évidente entre le propos, les moyens et l'esthétique.

    Milestones01.jpgTout prospectif qu'il soit, Ice renvoie constamment à son époque. Milestones, que Kramer coréalisa avec John Douglas, a tissé lui aussi un lien si fort avec la réalité de son temps qu'il est aussitôt devenu un film-phare de la décennie 70. A le découvrir aujourd'hui, avant ce qu'il montre, c'est la façon de le faire qui interpelle en premier lieu. Le film démarre comme un documentaire relativement traditionnel, construit à partir d'images prises dans la rue, au domicile ou au travail et de discussions longues et naturelles. Le montage plutôt serré, les champs-contrechamps, le déroulement même des échanges commencent cependant à donner l'impression de dialogues répondant à une incitation sur un thème donné. Puis surviennent la visualisation de rêves, une scène d'agression réaliste mais évidemment fictive, une scène de ménage, un cambriolage raté... La fiction est démasquée, envahit le film, bouscule nos repères. Un accouchement ne peut certes pas être "joué" mais la quasi-totalité de ce que l'on voit et entend dans Milestones a été écrit à l'avance.

    Il ne faut pas voir dans cette construction une manipulation déplaisante du spectateur. Tout d'abord, le fait de croire autant et si longtemps à une vérité documentaire absolue prouve la qualité du travail. Surtout, ce glissement et cette révélation ajoutent encore à la complexité et à la richesse d'une œuvre déjà "objectivement" monstrueuse. Sa durée de trois heures et vingt minutes confine au vertige. Elle permet de laisser une large place aux discussions et aux débats qui libèrent à nouveau une masse de contradictions, les personnes/personnages que filment Kramer et Douglas essayant de se repositionner après les désenchantements de la période post-68. Dilemmes et décalages ne cessent donc d'affleurer chez ces gens ayant cherché, à un moment ou un autre, à vivre leur vie autrement : les tiraillements se font entre désir de solitude et vie en communauté, nomadisme et sédentarisation, affranchissement familial et besoin de lien filial. Le tableau est riche et si les cinéastes ont suivi essentiellement des individus appartenant, au sens large, à un groupe dont ils faisaient partie, Milestones ne se réduit nullement à la description de la vie quotidienne "hippie".

    En effet, c'est bien l'histoire des Etats-Unis, pas moins, que convoque le film, puisque le récit est entrecoupé de souvenirs et de références photographiques ou cinématographiques renvoyant à l'esclavage, au génocide indien, à l'entre-deux guerres ou, bien sûr, au Vietnam. Ce récit, dont on pense qu'il va aboutir, à force de croisements entre les divers personnages, à la (re)constitution d'une communauté, éclate au contraire en mille morceaux, dans le temps, dans le paysage américain (le nombre de lieux arpentés est impressionnant) et dans l'espace mental des protagonistes (et donc des auteurs). Si le film paraît tout de même, en bout de course, se "boucler", il reste particulièrement ouvert (et ouvert aux quatre vents, ce qui provoque d'inévitables courants d'air : certains passages, certaines expériences humaines ne sont pas, prises séparément, d'un immense intérêt). L'accouchement final auquel nous assistons peut être pris pour une métaphore du film entier. De la façon directe, impudique et tenace dont il est présenté au spectateur, il paraît long et difficile mais au bout du compte honnête et libérateur. Là aussi, donc, l'espoir subsiste. Que Milestones intègre aussi intelligemment sa propre dimension réflexive et que les doutes qui s'y expriment permettent d'avancer, cela démontre que la grande œuvre polyphonique de Kramer et Douglas n'est pas une chronique du fourvoiement post-soixante-huitard mais bien un essai cinématographique chaotique et passionnant sur un moment-clé de l'histoire de la gauche américaine.

     

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  • Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu

    (Woody Allen / Etats-Unis - Grande-Bretagne - Espagne / 2010)

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    vousallezrencontrer.jpgUne douceur après le désagréable Whatever works. Travaillant à nouveau une partition à plusieurs voix, les recouvrant de temps à autre par une autre, en off, indéfinie et plus détachée que d'ordinaire, Woody Allen dans Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu (You will meet a tall dark stranger) abandonne son idée précédente de faire la leçon à son spectateur. Le nouvel opus n'adopte pas de ton sentencieux, évite les formules percutantes et baisse d'un cran le registre des dialogues, sans doute moins brillants mais servant remarquablement la circulation des émotions et facilitant notre attachement aux personnages. Tous ont ici leur chance, à un moment ou à un autre (y compris le plus chargé de stéréotypes, celui de Charmaine, l'ex-prostituée blonde peu futée et attirée par tout ce qui brille, qui sera "rattrapé" in-extremis dans une dernière scène désarmante). Et si le pessimisme foncier du cinéaste tend à imprégner de toutes parts un récit bâti sur des bases plutôt comiques, Allen a le bon goût de ne pas laisser tomber systématiquement les épées de Damoclès suspendues au-dessus de ces têtes tourmentées. Au moment de les quitter, les fortunes seront donc diverses et tout ne sera pas figé.

    S'il est possible, au sein de cette œuvre doucement chorale, de faire endosser à Anthony Hopkins le rôle d'alter ego de Woody Allen que l'on cherche dans tous les films où ce dernier n'apparaît pas, il faut avant tout saluer la performance de l'acteur britannique qui apporte quelque chose de neuf, une certaine opacité, là où trop de prédécesseurs ayant eu à supporter le même poids s'essoufflaient dans l'imitation du modèle (je pense surtout à Kenneth Branagh dans Celebrity et à Larry David dans le Whatever works déjà cité). L'alchimie se crée entre stars et visages inconnus, acteurs aux origines diverses se calant tous sur le bon tempo. Cette justesse de jeu accompagne la discrète élégance de la mise en scène d'un Woody Allen visant à l'essentiel. Les plans-séquences accentuent l'aspect "petit théâtre" des va-et-vient dans l'appartement de Naomi Watts mais une succession de champs-contrechamps butés peut soutenir le dernier échange de cette dernière avec sa mère, provoquant ce qui ressemble à une rupture. Plusieurs détails d'une grande délicatesse attestent ainsi de la sensibilité du cinéaste comme le silence soudain et les esquisses de mouvement de Watts et Antonio Banderas dans la voiture au retour de l'opéra, ou l'emménagement de Josh Brolin chez la voisine d'en face qui doit nous mener à un plan de fenêtre symétrique par rapport à un précédent, qui nous y mène effectivement mais qui nous fait partager une vision inattendue et pourtant logique, avant un baisser de rideau... Brolin (lui aussi remarquable), ombrageux et massif, détone physiquement dans l'univers allénien. Il semble occuper tout l'espace de son décor exigu, jusqu'à ce que, sur la fin, il s'abaisse à une escroquerie qui provoque son expulsion. Au pub, alors que l'on devrait guetter ses réactions, la caméra ne quitte pratiquement pas ses deux amis à ses côtés et ne va le rattraper que brièvement, à deux ou trois reprises, dans la conversation. Puis, à l'hôpital, il s'écarte du petit groupe pour sortir du cadre, sans espoir de retour.

    Ces petites touches passionnent et permettent d'admirer le mécanisme d'un film épuré. Ce ne sont pas de gros rouages que l'on voit activés, l'observation se fait à une autre échelle, à la loupe. Nous sommes dans l'horlogerie. Et ce travail d'entraînement opéré par des pièces reliées les unes aux autres convient pour décrire l'un des mérites principaux de l'ouvrage. Woody Allen n'est certes pas le cinéaste de l'amour physique, s'évertuant à ne jamais filmer vraiment de scène sexuelle, mais il est un grand cinéaste du désir. Ici, plus précisément, il excelle à éclairer son déclenchement, qui peut prendre la forme d'une phrase, d'une musique, d'un accent étranger, d'une vision érotique fortuite. Mais tout aussi subtilement représentées sont les conséquences, les bifurcations, les trahisons, les désillusions qu'entraînent ce désir, élément moteur de cette ronde angoissée mais vitale. Oui, décidément, Woody Allen - qui l'eût cru il y a seulement dix ans de cela - a bien fait de s'éloigner de New York...

  • Oncle Boonmee

    (Apichatpong Weerasethakul / Thaïlande - Grande-Bretagne - France - Allemagne - Espagne - Pays-Bas / 2010)

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    "Il faut que tes yeux s'habituent à l'obscurité."

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    Certains, parmi ceux à qui déplait Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (Loong Boonmee raleuk chat), ajoutent au reproche de l'ennui distillé, celui du propos incompréhensible. Si le film propose effectivement une série de visions chargées de mystère, son dessein, sa trame, son développement me paraissent assez clairs. Dans sa petite exploitation agricole entourée par la jungle, Oncle Boonmee se sent proche de la mort et voit venir à lui les fantômes qui vont l'accompagner dans son passage vers l'au-delà. La vie quotidienne, décrite à travers le travail, les soins médicaux et les discussions entre proches, est progressivement enrichie d'un apport surnaturel pour aboutir à la constitution d'un monde à multiples dimensions. Les détours fantastiques que prend le récit peuvent au premier abord paraître arbitraires et trop détachés. Mais à les observer attentivement, nous nous rendons compte qu'un fil ténu mais réel et suffisant assure le maintien de l'ensemble. Chacune des extraordinaires visions exposées est reliée à la trame principale. Elles peuvent l'être classiquement, comme l'est celle du fils-singe, clairement définie comme un récit conté par ce dernier, ou bien de manière plus sensorielle et intuitive, manière s'appuyant sur la simplicité du montage. Ce type de transition est dans tout le film d'une grande beauté. J'en retiens une, magnifique. Au cabanon, Boonmee s'endort. Jen le regarde, semblant esquisser un sourire puis tourne la tête dans la direction opposée. Son geste nous porte vers la maison. Nous y sommes avec un plan de fenêtre. Puis un plan de Tong sur la terrasse, dans un hamac, regardant la jungle. Nous enchaînons enfin avec l'image de la chaise à porteurs cheminant entre les arbres, pour le début de l'épisode de la princesse.

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    Depuis longtemps (les derniers Lynch ?), nous n'avions pas vu de séquences aussi mystérieuses que celles qui parsèment Oncle Boonmee. Aussi envoûtantes. Dans le sens où elles vous happent. La nuit, la forêt, la cascade, la princesse, la bête, la caverne : tout l'univers des contes populaires est convoqué et réinventé. Au bruit naturellement assourdissant de la jungle, s'ajoute un bourdonnement musical hypnotique. Dans la grotte utérine, les temporalités se superposent. Depuis ces profondeurs, la lune se voit. Sur les parois humides, se forme une voie lactée. Ce passage en cet endroit magique, à la fois origine et terme, aura des répercussions, devine-t-on à la toute fin, jusque sur la vie des accompagnants de Boonmee.

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    Après un magnifique prologue dégageant déjà l'onirique du réel, la première apparition surnaturelle a lieu progressivement, lentement, sous nos yeux. Au bout de la table sur laquelle mangent Boonmee, sa belle-sœur Jen et son neveu Tong, les contours de la femme défunte du premier commencent à se dessiner et son corps finit par s'extraire de la transparence pour affirmer sa stupéfiante présence aux convives, cela dans la continuité. Cet effet, aussi simple que beau, concrétise l'un des principes du cinéma de Weerasethakul : faire advenir les choses de l'intérieur du plan, de sa surface ou de sa durée. Dans le paysage, une forme finit par se distinguer et dicte alors le mouvement interne du plan. Ou bien un appel, un bruit, provenant du hors-champ et que l'on attend pas, met le plan en marche. L'évènement ne préexiste pas au plan, qui s'offre à nous toujours "ouvert". Oncle Boonmee demande donc une attention et une disponibilité certaines, nécessaires pour s'abandonner dans ce film-rêve, ce film-monde, dans lequel différents espaces et différents temps se fondent harmonieusement. Disons tout simplement que la récompense est celle-ci : au moins trente dernières minutes sublimes.

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    Pourquoi Tim Burton a-t-il couronné Oncle Boonmee d'une Palme d'or ? Tout simplement parce que Weerasethakul a, lui, réussi sa Planète des singes.

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    Nous étions cinq spectateurs dans la salle. Deux sont partis au bout d'une heure.

     

    Photos : Pyramide Distribution

  • Les Vikings

    (Richard Fleischer / Etats-Unis / 1958)

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    lesvikings.jpgRevoir sur grand écran Les Vikings (The Vikings) c'est apprécier le savoir-faire technique de Richard Fleischer et son emploi efficace du Scope (des panoramiques sur les fjords aux gros plans sur les visages), c'est baigner dans les belles images de Jack Cardiff (en particulier lors des remarquables scènes de navigation dans la brume), c'est relever par endroits un louable souci d'authenticité (et un tournage en décors réels), c'est être saisi par quelques fulgurances stylistiques (les vigoureuses entrées dans le champ, les contre-plongées du duel final) et plusieurs pointes de sauvagerie (l'attaque du faucon, le jeu de la hache, la fosse aux loups, la main tranchée), c'est profiter des bonnes interprétations de Tony Curtis, d'Ernest Borgnine, de Janet Leigh et de Kirk Douglas, star et producteur, dont le personnage d'Einar, nous dit-on, refuse de se laisser pousser la barbe, à l'inverse de tous ses camarades vikings, mais se voit dans la foulée à moitié défiguré...

    Mais le revoir, c'est aussi subir le jeu sans nuance de Frank Thring en tyran de service, c'est patienter le temps de batailles banales, d'interventions divines balourdes et de scènes d'amour improbables, c'est ne pas échapper au pittoresque braillard, c'est suivre un scénario aussi ambitieux que prévisible, c'est assister à l'ascension d'un faux esclave mais véritable élu, c'est supporter que les païens soient perçus uniquement par un regard façonné par l'ordre chrétien, c'est observer une nouvelle transposition des préoccupations américaines, politiques, religieuses et morales, sur un fond mythologique européen...

    Bref, le revoir, c'est ne le réévaluer ni dans un sens, ni dans l'autre et laisser Fleischer entre deux eaux, là où son cinéma semble se tenir depuis toujours.

  • City of life and death

    (Lu Chuan / Chine / 2009)

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    cityoflifeanddeath.jpgEn décembre 1937, dans la guerre qui l'oppose à la Chine, l'armée impériale japonaise remporte la bataille de Nankin. Après avoir massacré les soldats chinois fait prisonniers, elle commet pendant des semaines des atrocités sur les civils : viols collectifs, tortures, exécutions de masse... Le nombre de 300 000 morts est celui qui est le plus souvent avancé.

    City of life and death (Nanjing ! Nanjing !) est l'histoire de ce massacre, contée avec des moyens confortables et battant pavillon chinois. Une grande œuvre de propagande basse du front, donc ? Et bien pas du tout. Le résultat est bien plus stimulant que ce que l'on pouvait craindre en prenant connaissance de ces données de départ. En effet, si la force du récit est indéniable et si l'efficacité de la mise en scène n'est jamais prise en défaut, ce sont aussi les subtilités narratives, le soin apporté de manière égale à l'ensemble et aux détails, et enfin la volonté de ne pas recourir aux oppositions manichéennes (qui pourtant, sur cet épisode-là...) et revanchardes, qu'il convient de souligner.

    Nous présentant forcément un nombre considérable de visages et éclairant plus précisément, sur quelques jours, une poignée de destins tragiques, Lu Chuan laisse finalement son récit désigner comme personnage principal un soldat japonais qui n'aura pas eu grand chose du monstre grimaçant et sanguinaire attendu. Avec lui nous entrons dans le film et avec lui (ou presque), nous en sortons, ces extrémités constituant quasiment les deux seuls moments de calme et les deux seuls moments où l'on sente les rayons du soleil dans ce film baigné de gris (l'utilisation du noir et blanc est remarquable, la tentation de l'ésthétisme étant régulièrement désamorcée). Bien sûr, ce personnage japonais pourrait servir, grâce à son évidente intelligence, son relatif retrait face aux atrocités, et, sur la fin, ses gestes limités mais importants, de caution humaniste pour mieux charger le portrait de ses compatriotes. Or si rien ou presque ne nous est épargné des actes ignobles commis par les soldats impériaux sur les civils chinois ni de la duplicité effrayante de certains officiers, jamais la caméra de Lu Chuan ne va aller pointer une trogne, ériger une figure au rang de symbole de la barbarie nippone. La force de City of life and death réside d’abord dans sa capacité à se pencher aujourd'hui le plus sereinement et le plus frontalement possible sur cette histoire. Mais le film impressionne aussi et surtout par son refus de tendre une perche à la xénophobie anti-nippone car ce qui est recherché  ici, c'est avant tout la description d’un dérèglement dont on sent que peu de monde, quelque soit son camp, est capable d'inverser (notons également que le sacrifice le plus marquant est accepté par une victime chinoise ayant accumulé auparavant bien des erreurs et que ce sacrifice n’a pas une portée collective mais strictement familiale).

    Construit en quelques chapitres, très longs, le récit avance par blocs, de l’assaut japonais sur Nankin à la fête organisée par les officiers pour fêter la prise effective de la ville. La mise en scène de Lu Chuan organise une progression guerrière de cellules en cellules, tout d’abord en termes de terrain (les combats entre assaillants et défenseurs), puis en termes sociaux (des soldats aux prisonniers de guerre, des réfugiés aux prostituées…). Ruines et barbelés signalent les limites des cercles de l’enfer que l’on ne manquera pas de franchir plus de deux heures durant, sans que plane jamais l’ombre de la complaisance (les images de massacre des soldats faits prisonniers sidèrent d’abord parce qu’elles répondent clairement à cette question effarante : comment tuer en masse aussi efficacement ?).

    A partir d’un tel matériau, réussir un sans faute est quasiment impossible et on relèvera effectivement dans City of life and death  quelques notes de musique superflues, des regards trop appuyés et des jeux de mains fraternels en trop. Mais celui amorcé par le dénouement des liens du soldat chinois par son très jeune camarade juste avant l’exécution de masse se termine en fait sur un très beau geste, visant à protéger le garçon d’une vision atroce. Ailleurs, la maladresse du soldat visitant pour la première fois une belle et tendre prostituée, fraîchement débarquée du Japon, passe au prime abord pour un cliché avant que les retrouvailles, quelques jours plus tard, dévoilent une femme devenue l'ombre d'elle-même, au regard vide et aux gestes mécaniques. Ces deux séquences encadrent celle des premiers viols collectifs de Chinoises. Le montage prend ainsi en charge, seul, le discours sur la violence faite à toutes les femmes. Il est délivré avec force mais sans ostentation.

    Le cinéaste ménage donc surprises et subtilités plutôt étonnantes dans ce cadre-là, tout en faisant preuve d’une grande maîtrise dans la mise en scène "classique" de la guerre. Sans doute est-il redevable au Steven Spielberg du Soldat Ryan et au Clint Eastwood du diptyque Iwo Jima… mais j'ai tendance a penser que Lu Chuan, en retenant les leçons de ces modèles imparfaits, a mieux réussi son pari que les deux américains. Malheureusement pour lui, City of life and death n’est pas un film hollywoodien mais chinois et, bien qu’il ait de ce point de vue une réelle importance historique, sa sortie en salles pour le moins discrète, en plein mois de juillet, n’aura pas permis à beaucoup de spectateurs d’apprécier sa valeur (*).

     

    (*) : Raison de plus pour lier les notes consacrées au film sur Filmosphère et chez Rob Gordon.

  • Infernal affairs

    (Andrew Lau et Alan Mak / Hong-Kong / 2002)

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    infernalaffairs.jpgImpossible pour moi, à le découvrir aujourd'hui, de ne pas juger Infernal affairs (Mou gaan dou) à l'aune de son remake de 2006, Les infiltrés (à mon sens le meilleur Scorsese de la série Di Caprio en cours). Une simple donnée explique à elle seule la plupart des différences que l'on observe entre les deux œuvres : la durée des métrages. L'original, ramassé sur ses cent minutes, affiche à son compteur quasiment une heure de moins.

    Par conséquent, tout y paraît condensé, à l'image du prologue qui fait défiler à une vitesse folle dix années de l'existence des deux principaux protagonistes. Infernal affairs fonce jusqu'à provoquer à certains endroits une totale confusion et le spectateur connaissant l'intrigue lui-même peut très bien être décroché (mais il sait que tout s'éclaircira au bout de quelques secondes et que cette confusion est, dans un sens, une composante du style). Cette vitesse imposée au récit est à l'origine des deux défauts les plus criants du film. D'une part, si l'efficacité narrative est au rendez-vous, la tension est absente des séquences supposées les plus fortes. Des affrontements, des manigances, des têtes-à-têtes ne naît aucun suspense, sentiment réclamant une gestion toute autre du temps (d'ailleurs, même les moments "suspendus" se doivent apparemment d'être, eux aussi, hyper-découpés). D'autre part, symptôme concomitant, chaque personnage nous est présenté "comme tel". Les personnalités ne semble pas se construire sous nos yeux mais nous être données sans plus de précautions (voir les rôles inexistants que jouent les femmes). Sur ces deux points, le film de Scorsese se révèle très supérieur.

    Le résultat n'est donc pas aussi vertigineux qu'on le souhaiterait, le développement du thème du double cheminant par ailleurs assez pesamment à travers une alternance de scènes faisant se répondre sans cesse les activités, les actions, les émotions, les discours et les pensées des personnages de Tony Leung et Andy Lau. Cependant, d'un tel feu d'artifice, il est difficile de ne pas tirer quelques plaisirs. Une séquence comme celle du rendez-vous final sur le toit peut bien accumuler les figures de style inutiles si elle permet d'attraper un plan aussi saisissant que celui qui montre, dans un jeu de perspectives, Tony Leung comme sortant du corps de son adversaire.

    Finalement, Infernal affairs (et mettons que ce sera notre moyen de sortir de l'ombre scorsesienne) est avant tout une œuvre très caractéristique du polar made in HK, prenant en charge, en les compressant à l'extrême, les limites du genre comme ses qualités. Pour ma part, je regrette quelque peu que la mise en scène de Lau et Mak soit plus proche des trucs parfois grossiers de John Woo que des arabesques de Johnnie To, mais cela n'est pas si grave...

  • Des hommes et des dieux

    (Xavier Beauvois / France / 2010)

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    deshommesetdesdieux.jpgXavier Beauvois est tout de même un drôle de bonhomme. Voilà quelqu'un capable de signer à 24 ans un premier long-métrage assez impressionnant de sécheresse (Nord, 1991) avant de s'abîmer dans le pathos (N'oublie pas que tu vas mourir, 1995), puis, après un troisième essai que j'avais alors soigneusement évité (Selon Matthieu, 2000), de dresser un portrait anecdotique de la police française au travail (Le petit lieutenant, 2005) avant d'effectuer, avec Des hommes et des dieux, un geste plus essentiel, qui lui a valu un Grand Prix cannois et un beau succès public.

    La réussite est d'abord rendue possible par l'intelligence dans la manière de camper les personnages. Dans les premières séquences, il n'y a que le Frère Luc que nous entendons parler, soit Michael Lonsdale, acteur le plus évidemment écclesiastique de la troupe (par son aura et son parcours). Ses camarades du monastère sont, eux aussi, suivis dans leurs activités quotidiennes, mais silencieusement. Au commencement est donc le geste. Et pour celui dont le visage est le mieux reconnu, Lambert Wilson, l'incarnation passe en premier lieu par l'adoption d'une démarche et de postures singulières. Au début du film, se trouve une scène dans laquelle les moines assistent à une cérémonie organisée par l'une des familles du village. Ce moment montre, de manière très simple, ce qui lie les trappistes et la population locale musulmane, en les mêlant chaleureusement aux habitants, mais également ce qui les distingue, puisque l'on perçoit un léger décalage entre les gestes et les allures des uns et des autres.

    Bien aidé par l'implication des acteurs, Beauvois impose ainsi d'emblée une crédibilité. Le travail sur les dialogues est également, dans cette optique, à souligner. Les formulations entendues, qui dans d'autres bouches pourraient paraître soit simplistes soit empesées, sont, dans ce monde-là, parfaitement à leur place. De plus, cette simplicité et cette clarté de l'élocution permet d'évoquer avec force et concision les enjeux politiques, comme c'est le cas, par exemple, lors des visites des moines aux autorités inquiètes du village, belles et émouvantes séquences.

    Émouvantes car Beauvois enregistre là, comme ailleurs dans le récit, ces dialogues inter-religieux que l'on sent (ou que l'on nous dit) aujourd'hui impossible. Il passe dans ces séquences le sentiment d'une perte, sans forcer le trait ni verser dans l'angélisme (les propos du responsable algérien qui avance l'idée d'une présence des moines français comme prolongement du colonialisme). Certains ont trouvé que Beauvois ne s'est pas mouillé. Je pense pour ma part que son propos est suffisamment clair et que son film n'aurait pas vraiment gagné à être accompagné d'un message plus appuyé.

    Bénéficiant d'une belle lumière ciselée par Caroline Champetier et usant intelligemment de ses échelles de plans, le cinéaste façonne des petits blocs aux coupes très franches. Le montage est brutal, pouvant enchaîner d'un seul coup l'agitation d'un marché populaire et le silence d'un couloir du monastère. Il est coupant comme le froid hivernal qui enserre la région, rigoureux comme les rituels des trappistes. Il procure ce sentiment d'un temps qui passe de façon très particulière.

    Cette avancée par succession de segments a son revers. Il faut trouver le moment et le lieu où le récit doit s'arrêter. Beauvois semble hésiter (ce que tendrait à confirmer les propos du cinéaste et de ses acteurs avouant que la scène des "têtes coupées" a bien été tournée, bien qu'elle n'ait pas été retenue dans le montage final) et si Des hommes et des dieux manque de peu de passer pour un très grand film, la cause est sans doute à chercher dans le fléchissement de la dernière partie. Ainsi, la scène, maintenant fameuse, du dernier repas au son du Lac des cygnes, me paraît, malgré certains gros plans très beaux, un peu trop longue, trop découpée et surtout gâchée par le mixage ne gardant que la musique. A l'image de celle-ci, plusieurs séquences viennent à nous comme des fins possibles. Des hommes et des dieux dure deux heures alors que les Fioretti de Rossellini ne débordent pas des quatre-vingt-dix minutes et la Thérèse de Cavalier à peine. Voilà la légère réserve que je formulerai à l'encontre de ce beau film.

  • Poetry

    (Lee Chang-dong / Corée du Sud / 2010)

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    poetry.jpgLes deux précédents longs métrages de Lee Chang-dong, Oasis et Secret sunshine, m'avaient laissé sur une impression mitigée mais plutôt positive. J'attendais donc sans impatience excessive mais avec une relative confiance la sortie de Poetry (Shi), le meilleur film du dernier festival de Cannes selon un nombre non négligeable de personnes. Hélas, à l'intérêt global suscité par les premiers titres cités s'est substitué ici un agacement assez vif.

    Le dernier quart d'heure est bon. Enclenché par une petite manipulation narrative pas désagréable (un rebondissement "policier", quasiment la seule surprise scénaristique de tout le film), le final, si attendu soit-il, prend enfin du relief. Celui-ci se révèle tout d'abord grâce à la succession de plusieurs plans marqués par l'absence soudaine de l'héroïne (et de toute autre personne) en leur centre, des plans documentaires tout à coup débarrassés d'une surcharge de sens mais pas de leur vitalité, puis grâce à l'intrusion in extremis d'une poignée d'images, en conclusion, qui s'allègent pour une fois du naturalisme informe dans lequel baigne tout ce qui précède, long de deux heures.

    Cent vingt minutes de naturalisme ennuyeux, éreintant, thématiquement appuyé et esthétiquement neutre. Voici un film long dont la durée des plans n'est jamais ressentie comme un enjeu. Le nez est collé à la vitre d'un réel qui n'est ni éprouvé viscéralement, ni distancié. Il me semble que Poetry est un film qui ne "réfléchit" pas. Il cherche à l'occasion à bousculer le regard, dévoilant par exemple une étreinte sexuelle entre une sexagénaire et un vieil handicapé, mais l'audace ne se niche que dans la situation, à aucun moment dans la manière de la montrer.

    Mon autre réticence majeure provient de la peinture des personnages. Les comparses apparaissent médiocres et/ou calculateurs (le petit-fils, le groupe de pères de famille, la femme rencontrée au club de poésie) et lorsqu'il s'avère qu'ils peuvent être un support pour la grand-mère (le professeur, le flic), leurs gestes éventuellement réconfortants sont oblitérés par le montage. De plus, en suivant les épreuves subies par l'héroïne, j'ai eu l'impression progressive mais tenace d'assister à une série de scènes de vexations, de séquences régulièrement basées sur le sentiment de la gêne. Il n'est bien sûr pas question de repousser une proposition cinématographique au motif de la noirceur de son propos. Sauf si celui-ci ne débouche sur rien d'autre qu'un repli scolairement poétique. Pendant le film me sont revenues des images d'Import Export d'Ulrich Seidl. Cette œuvre réellement dérangeante, au naturalisme autrement "encadré", alignait elle aussi une série d'humiliations mais dans le but de rendre compte d'une capacité de résistance de l'être humain, sans besoin de béquille spirituelle. Ici, nous sommes menés vers le sacrifice, la résignation, la "poésie". Poetry échoue donc à se placer entre les deux grands films contemporains sur le sujet (la lutte d'une mère ou d'une grand-mère confrontée, à cause de sa descendance, à l'impensable) : Mother et Lola.

    J'ai bien conscience d'émettre là un avis très minoritaire. Perdues au milieu de tant de réactions dithyrambiques, les recensions négatives se comptent sur les doigts tendus d'une main de tétraplégique. En voici deux : et (post du 27 août).

  • En famille (3)

    En zappant, un soir d'été :

    "- Eh, Papa, attend, on dirait Louis de Funès...

    - Oui, c'est lui. C'est un film de la série du Gendarme de Saint-Tropez. Ils sont en train de la passer tout l'été, je crois. Un par semaine.

    - Je veux les regarder !

    - Oh, non...

    - Allez, s'il te plait...

    - Heu, de toute façon, c'est l'un des derniers celui-là. Il ne doit en rester qu'un ou deux après.

    - Ça fait rien, laisse. Je veux le voir... et l'autre aussi la semaine prochaine.

    - Bon, si tu veux... Mais je ne les regarde pas avec toi. Je vais faire autre chose à côté.

    - Pourquoi ?

    - Parce que je connais et je sais que ce n'est pas terrible.

    - Mais c'est drôle !... Pffff... T'aimes jamais rien toi...

    - Si : tu as vu que j'aimais bien la série de la Panthère Rose par exemple..."

    *****

    oscar.jpegInutile de perdre du temps à évoquer les deux derniers Gendarmes, suivis du coin de l'œil, toujours aussi minables. Mais pour rester avec De Funès, on peut dire quelques mots d'Oscar. Si il est moins catastrophique dans sa réalisation et moins idiot dans son registre comique que les pitreries baclées par Jean Girault sous le soleil de Saint-Tropez, le film de Molinaro ne satisfait guère plus et rarement spectacle comique m'aura autant épuisé. Partant d'une pièce de théâtre de boulevard (adaptée pour l'occasion, entre autres, par De Funès lui-même, qui la joua plusieurs fois sur scène), le scénario accumule, en une seule journée et en un seul lieu, des surprises, des révélations, des tromperies et des méprises toutes plus improbables les unes que les autres. Cette succession effrénée (à chaque séquence son ou ses rebondissements) est rendue plus sensible encore par des choix de mise en scène visant à augmenter la vitesse du récit : claquements de portes, déplacements continus des personnages d'une pièce à l'autre, montage très sérré des actions, donnant l'impression que les acteurs déboulent dans le champ, voire qu'ils sont en avance sur le plan (on se demande par exemple, parfois, si Claude Rich quitte vraiment les lieux comme il est censé le faire en plusieurs occasions, avant de revenir). Cet emballement mécanique serait à la limite supportable si le fond n'était si déplaisant (médiocrité générale des caractères, misogynie et cupidité utilisés comme ressorts comiques essentiels) et surtout si il n'était pas ponctué toutes les dix secondes d'éclats de voix crispants dûs à De Funès, à Rich ou à la jeune Agathe Natanson qui, bien que légèrement vêtue, a l'hystérie horripilante. Le premier cité, attraction de tous les plans ou presque, est en colère de la première à la dernière scène. En caracolant ainsi, sans jamais atteindre une dimension absurde qui réhausserait le vaudeville de base, le film laisse les rares bons mots et les sympathiques trouvailles se faire oublier aussitôt, emportés qu'ils sont par le courant de ces échanges-mitraillette, de ces cris et de ces grimaces incessantes. Épuisant, vraiment.

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    Débutant au même moment que celle des Gendarmes, la série de la Panthère Rose s'élève à des hauteurs inconnues de son concurrent français. Signalons tout d'abord que cette dernière a des limites assez fluctuantes, que le coffret dvd édité par la MGM en 2003 ne précise que très imparfaitement. Cinq épisodes y sont en effet compilés. Le septième, L'héritier de la Panthère Rose (Curse of the Pink Panther, 1983), et le huitième, Le fils de la Panthère Rose (Son of the Pink Panther, 1993, avec Roberto Benigni), n'y figurent pas. Ce n'est pas forcément une aberration puisque ce sont là des suites dans lesquelles nous ne pouvions pas retrouver, et pour cause, l'acteur principal de la série, Peter Sellers. Il faut noter, d'ailleurs, qu'elles n'ont, ni l'une ni l'autre, été distribuées en salles en France et qu'elles ont très mauvaise réputation (L'héritier de la Panthère Rose n'apparaissant même pas dans certaines filmographies de Blake Edwards). Beaucoup moins compréhensible, sauf à invoquer des problèmes de droits, est l'absence du troisième épisode, Le retour de la Panthère Rose (The return of the Pink Panther, 1975). Fort heureusement, le deuxième, Quand l'inspecteur s'emmêle (A shot in the dark, 1964) est présent... bien que, contrairement aux autres, ni son titre, ni son générique, ni son intrigue, ne mentionnent la Panthère Rose (le fameux animal dessiné qui devient en fait, dans les scénarios, un bijou). Se démarquant du premier mais imposant la plupart des thèmes comiques des suivants, cet opus est à la fois en dehors et en plein dedans. Vous suivez toujours ? Oui ? Alors je peux, afin d'être exhaustif, évoquer pour finir l'existence de L'infaillible Inspecteur Clouseau (Inspector Clouseau, 1968), un hors-série non signé par Edwards mais par Bud Yorkin et non interprété par Sellers mais par Alan Arkin, et celle des deux récents "remakes" ayant pour vedette Steve Martin (La Panthère Rose / The Pink Panther de Shawn Levy, 2006, et La Panthère Rose 2 / The Pink Panther 2 de Harald Zwart, 2009).

    La Panthère Rose de 1963 est un mélange comique et plaisant, bien que parfois languissant, de burlesque, de policier et de romance. C'est en fait un véritable film choral qui montre une poignée d'escrocs internationaux de haut vol échaffauder tous les stratagèmes possibles destinés à dérober à une princesse orientale le plus beau bijou du monde, cela au nez et à la moustache d'un inspecteur de police français. Il est certain que Claudia Cardinale, en descendante de royale lignée skiant dans les Alpes, ne manque pas de charme mais son duo amoureux avec David Niven a tendance à traîner en longueur. Heureusement, le fil du récit subit à intervalles réguliers de salvatrices déflagrations dues à l'Inspecteur Jacques Clouseau. Portées par le génie burlesque de Peter Sellers, ces scènes se détachent nettement du reste. Quand il s'agit d'accompagner les gestes maladroitement destructeurs ou ridiculement emphatiques du personnage, d'orchestrer d'invraisemblables chassés-croisés dans une chambre d'hôtel (il s'agit de cacher deux amants au mari) ou d'organiser un délirant bal costumé dans un château, la mise en scène d'Edwards marche à merveille. Le ballet automobile final, réglé avec précision et dans un rythme parfaitement dosé, disqualifie toutes les productions franchouillardes à la Oury que l'on peut trouver à la même époque.

    Quand l'inspecteur s'emmêle est, de loin, le meilleur film de la série, touchant au chef d'œuvre au même titre que The Party (1968), l'autre joyau du couple Edwards-Sellers. Le cinéaste ne garde de la première trame que le personnage de Clouseau. Celui-ci est chargé d'enquêter sur un meurtre commis dans la vaste demeure de Mr Ballon. La suspecte est la domestique Maria Gambrelli (Elke Sommer, à croquer), qui semble provoquer une mort violente dans chaque endroit où elle passe. Cependant, contre toute logique, Clouseau décide à chaque fois de la remettre en liberté, persuadé de son innocence. En simplifiant l'intrigue et en se concentrant sur la puissance comique de son acteur principal, Edwards réalise un ouvrage très cohérent, échappant aux ruptures de rythme qui handicapent les autres épisodes et provoquant l'hilarité d'un bout à l'autre (chaque séquence repose sur un ou deux gags qui fonctionnent idéalement). Peter Sellers est ici à son sommet, grandiose dans la maladresse, le geste avorté, raté, contrarié, et peut-être plus encore dans la réaction désinvolte ou d'une impeccable mauvaise foi. La scène de la confrontation dans le salon, organisée dans le but de démasquer l'assassin, atteint, grâce au travail de l'acteur, le burlesque le plus pur et rivalise dans l'invention corporelle avec l'extraordinaire final de Dr Folamour. Ajoutons que plusieurs figures imposées développées le long de la série trouvent leur origine ici : la folie du Commissaire Dreyfus, le supérieur de Clouseau, la séduction paradoxale qu'exerce ce dernier sur les belles femmes qu'il croise, son goût pour le travestissement et l'étrange contrat qui le lie à son serviteur Kato, chargé de l'attaquer à n'importe quel moment, de façon à l'aider à parfaire ses techniques de combat.

    Quand la Panthère Rose s'emmêle est le plus référentiel du lot, le récit (et les génériques de début et de fin) étant parsemé de clins d'œil cinématographiques. La première moitié est assez éblouissante, qui retrace une irrésistible enquête londonienne de Clouseau. La reprise des motifs (l'armure, le pyjama, le kimono, les chambres) et des scènes-clés (réunion de suspects, flirts) s'accompagne de variations souvent brillantes. Peu à peu, toutefois, avec l'internationalisation de l'intrigue, les gags ont tendance à retomber et le virage effectué vers la parodie de science-fiction, avec machine à faire disparaître monuments et populations, n'est pas très heureux, ni en termes rythmiques, ni en termes esthétiques. Le grimaçant Herbert Lom, dans le rôle de Dreyfus, devient envahissant et le recours au déguisement devient la règle (Clouseau y recourait seulement en de brèves occasions dans le deuxième épisode et le voir guindé et satisfait dans son costume d'inspecteur était finalement beaucoup plus drôle). La farce s'alourdit donc, heureusement sauvée par la traversée impossible des douves du château par Clouseau et par son strip tease final.

    La malédiction de la Panthère Rose faiblit de même à l'approche de son terme (une escapade cartoonesque à Hong Kong). Edwards et Sellers fatiguent quelque peu et les jeux sur le corps burlesque doivent ici beaucoup à Burt Kwouk (dans le rôle de Kato). Plusieurs passages réussis rendent le film encore appréciable (la rituelle et très longue scène d'entraînement-destruction, l'enquête du côté du port et du club privé, la remise de la médaille...).

    A la recherche de la Panthère Rose est l'un des projets les plus singuliers qui soient. Réalisé deux ans après la mort de Peter Sellers, il fait pourtant apparaître amplement ce dernier à l'écran. Blake Edwards utilise en effet des scènes inédites résultant des précédents tournages, qu'il monte de façon à ce qu'elles s'intègrent à une nouvelle histoire de vol du diamant. Puis, il reprend quelques moments connus qu'il relie à une enquête menée auprès de plusieurs témoins par une journaliste, suite à l'annonce de la disparition en pleine mer de l'inspecteur. L'hommage du cinéaste à son acteur est touchant mais la construction du film est très faible. Les séquences exhumées se révèlent de bonne facture, ce qui rend le début agréable. Mais l'intérêt se dissout lorsque l'inévitable Dreyfus arrive au premier plan. Quand le troisième personnage principal débarque, en la personne de la journaliste, le récit n'avance plus, la jeune femme se contentant de récolter quelques souvenirs (on retrouve notamment David Niven endossant à nouveau, pour l'occasion, son rôle de Sir Charles créé pour le premier épisode). Ce patchwork, aussi sincère soit-il, ne fait malheureusement pas un film à part entière...

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    Le gendarme et les extra-terrestres (Jean Girault / France / 1979) / □□□□ / Le gendarme et les gendarmettes (Jean Girault / France / 1982) / □□□□

    Oscar (Edouard Molinaro / France / 1967) / □□□□

    La Panthère Rose (The Pink Panther) (Blake Edwards / Etats-Unis / 1963) / ■■□□ / Quand l'inspecteur s'emmêle (A shot in the dark) (Blake Edwards / Etats-Unis - Grande-Bretagne / 1964) / ■■■■ / Quand la Panthère Rose s'emmêle (The Pink Panther strikes again) (Blake Edwards / Etats-Unis - Grande-Bretagne / 1975) / ■■□□ / La malédiction de la Panthère Rose (Revenge of the Pink Panther) (Blake Edwards / Etats-Unis - Grande-Bretagne / 1978) / ■■□□ / A la recherche de la Panthère Rose (Trail of the Pink Panther) (Blake Edwards / Etats-Unis - Grande-Bretagne / 1982) / □□

  • La révélation

    (Hans-Christian Schmid / Allemagne - Danemark - Pays-Bas / 2009)

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    revelation2.jpgAvec La révélation, titre français passe-partout remplaçant le Storm original mais pas forcément plus approprié, Hans-Christian Schmid a eu le mérite de se frotter à un sujet politique actuel et complexe. Développer une fiction à partir de l'activité d'une institution comme le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie n'est pas chose aisée. Le cinéaste allemand le fait sans complaisance vis à vis des magistrats y exerçant leur métier, n'hésitant pas à évoquer leur lassitude, la tentation des petits arrangements et, plus généralement, la difficulté à résister au pragmatisme politique international qu'impose, entre autres choses, la construction européenne. Tourné en 2008, le film entre en résonance avec le procès Slobodan Milosevic et l'arrestation de Radovan Karadzic et tente d'accompagner les réflexions autour de la place à donner à la Serbie dans l'U.E. Pour étoffer sa base documentaire, que l'on sent très travaillée en amont, Schmid brosse le portrait de deux femmes, l'une, véritable héroïne de cette histoire, procureure à La Haye, l'autre, victime de la guerre de Bosnie, et donne à son film l'apparence d'une enquête policière dont l'aboutissement est censé interroger les notions de responsabilité individuelle et de droiture morale.

    Les intentions sont là, hautement louables. Mais il reste à parler cinéma... En 2005, Sydney Pollack situait une intrigue criminelle au sein même du siège de l'ONU. L'envie du réalisateur des Trois jours du Condor de retrouver le goût des succès d'un certain cinéma américain des années 70 donnait à L'interprète une petite saveur désuète qui en faisait un film honorable. Hans-Christian Schmid, en tentant d'appliquer une forme américaine et très actuelle à son document cherche lui à dépoussiérer. Il ne veut surtout pas que l'on prenne La révélation pour un simple film-dossier mais pour un thriller politique moderne. Or, il semble qu'il y ait, ces derniers temps, une fatalité stylistique pesant sur le genre et que l'on doive s'appeler Roman Polanski pour faire une proposition dans laquelle il soit réellement question de mise en scène (The Ghost writer, 2010). Comme nombre de faiseurs de thrillers interchangeables, Schmid, s'ébroue ici dans le plus parfait académisme visuel et rythmique de notre époque. Les tons sont froids (lumière et musique), les raccords sont brusques, les cadres sont agités pour intimer l'ordre au spectateur d'être sous pression et de ressentir l'urgence. N'oublions pas les infimes variations de mise au point censées donner l'illusion d'une prise sur le vif. Salle d'audience, chambre d'hôtel, salle de bain, bureau, rue encombrée... quel que soit l'endroit, le style ne varie pas. Avec ses multiples lieux arpentés, des immeubles officiels de La Haye aux villes thermales de l'ex-Yougoslavie, on se serait pourtant attendu à un minimum de travail sur la notion d'espace.

    Du point de vue dramatique, le film ne se révèle pas plus original, le déroulement du récit restant prévisible d'un bout à l'autre, jusqu'à l'inévitable dénouement en forme de baroud d'honneur, vain mais digne. Dans ce qui nous est vendu comme une quête de vérité, nous cherchons en vain l'ombre d'un doute, la zone grise. Notre guide dans cette histoire, cette procureure intègre, est, jusqu'au bout, sûre d'elle-même et de ses jugements. De manière significative, toutes les séquences de confrontation lui laissent le dernier mot, mises à part les dernières où, de toute façon, ses interlocuteurs tiennent des positions que le spectateur doit mépriser. Notons enfin que, lorsque le film débute véritablement, notre héroïne vient de reprendre en main cette affaire qui traînait en longueur. Ce choix est destiné à faciliter le rapprochement du point de vue du spectateur avec le sien. Il n'est pas critiquable en soi (Polanski faisant à peu près le même avec le personnage de Ewan McGregor dans le film cité plus haut), mais il aboutit ici à quelques contre-temps étonnants, à quelques rebondissements obtenus à peu de frais, la magistrate ne paraissant pas plus que nous connaître exactement tout du fonctionnement du Tribunal et des impératifs de la politique européenne.

    Alors qu'ils assistent à un enterrement dans un village bosniaque, le fonctionnaire local chuchote à la procureure : "Regarde ces garçons. Ils sont toujours hantés par la guerre." La séquence ne semble exister que pour placer ces propos, bien évidemment validés part le montage qui leur colle alors un plan sur les hommes en question. Schmid est incapable d'exprimer cette idée autrement. Cette poignée de secondes résume tout le film : informé mais aussi simplificateur, appuyé, et, au bout du compte, assez pénible.

     

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