(Robert Kramer / Etats-Unis / 1969 & Robert Kramer et John Douglas / Etats-Unis / 1975)
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Ice et Milestones : ces titres étaient connus mais les films si peu vus. Les éditions Capricci les regroupent dans un coffret et redonnent ainsi vie à deux œuvres mythiques du cinéma indépendant et de la contestation américaine des années 70. Cette livraison DVD ne s'accompagne d'aucun bonus, ce qui peut paraître surprenant eu égard à la richesse sociale et politique du propos, à la complexité du fond et de la forme, à la multiplicité des pistes explorées. Pour mieux accepter cette absence, nous pouvons toutefois avancer que Robert Kramer a réalisé là, de son propre aveu, des films "ouverts", auxquels le spectateur doit se confronter "seul". Et, en un certain sens, ceux-ci n'ont guère besoin d'étude complémentaire puisqu'ils partagent cette étonnante caractéristique de proposer leur propre analyse au fur et à mesure de leur déroulement - argument qui, je l'espère, ne vous empêchera pas de poursuivre la lecture de la présente critique.
En 1969, le fer est encore chaud et les mouvements révolutionnaires et contestataires ne sont pas encore plongés dans leur crise du début des années 70 (aux origines diverses : fin de la guerre du Vietnam, radicalisation terroriste, repli communautaire...), crise dont Milestones tentera de tirer les leçons le moment venu. Le double mouvement qui propulse Ice, activisme et auto-critique, en est d'autant plus remarquable. Le statut des images qui le compose est ambigu : la fiction est évidente, ne serait-ce que par le point de départ du récit - la guerre déclarée par les Etats-Unis au Mexique -, mais l'esthétique s'apparente le plus souvent à celle du reportage (un reportage qui serait toutefois redevable à Cassavetes et au Godard d'Alphaville). De plus, le nombre de protagonistes est élevé, autorisant ainsi une multiplicité des points de vue, et de nombreux cartons de propagande révolutionnaire sont insérés, sans que nous soyons sûr de devoir les prendre au premier degré, leur présence pouvant véhiculer, plutôt que ceux des auteurs, les messages du "comité central révolutionnaire" censé dirigé les actions décrites.
Ces actions menées, au cours d'une seule nuit, contre un état oppresseur, apparaissent nécessaires mais sont constamment interrogées. Elles se préparent au cours de longues discussions de groupe, desquelles émergent, autant que la ferveur, les doutes et les peurs. Toute la première partie du film est consacré à ces échanges. La parole est laissée à tous, y compris à ceux les plus en marge des groupes clandestins et à ceux qui restent intégrés à la société. Cette parole supporte donc la contradiction. De façon assez surprenante, Ice, tout porté vers l'action qu'il soit, décrit ainsi une révolution qui serait la somme de parties imprégnées de doute.
Par conséquent, il apparaît logique que l'idée de cette révolution se structure à partir de l'intime. Nous assistons, entre les réunions et les rendez-vous clandestins, à plusieurs scènes de couple, scènes de drague ou scènes d'amour, et c'est bien à ce niveau-là que commencent à se déceler les possibles trahisons et compromissions. L'oppresseur lui-même en est conscient et sait où frapper : les tortures infligées aux activistes arrêtés sont d'ordre sexuel. Il s'agit apparemment de s'en prendre à la virilité des rebelles, ce que montre une séquence violente au début du film.
Celle-ci nous saisit d'autant plus que l'explication n'en est pas donnée sur l'instant. Par ailleurs, nous notons que la victime est interprétée par Robert Kramer lui-même. Plus tard, avant qu'il ne soit tué, nous le verrons, bien que plus au calme, dans une position peu agréable, obligé de partager un appartement avec un couple d'amis peu enclin à lui faciliter son travail de traducteur pour le compte de son organisation. Ice multiplie ainsi les outils de distanciation, s'appuyant sur les slogans, le théâtre, le cinéma, l'improvisation. Il se termine sur une satire de la politique impérialiste, réalisée à l'aide de jouets d'enfants mais son véritable final a lieu dans une cabine téléphonique, autour de laquelle tourne la caméra, entre ténèbres et espoir. Tout du long, cette politique-fiction de Kramer bénéficie de l'adéquation évidente entre le propos, les moyens et l'esthétique.
Tout prospectif qu'il soit, Ice renvoie constamment à son époque. Milestones, que Kramer coréalisa avec John Douglas, a tissé lui aussi un lien si fort avec la réalité de son temps qu'il est aussitôt devenu un film-phare de la décennie 70. A le découvrir aujourd'hui, avant ce qu'il montre, c'est la façon de le faire qui interpelle en premier lieu. Le film démarre comme un documentaire relativement traditionnel, construit à partir d'images prises dans la rue, au domicile ou au travail et de discussions longues et naturelles. Le montage plutôt serré, les champs-contrechamps, le déroulement même des échanges commencent cependant à donner l'impression de dialogues répondant à une incitation sur un thème donné. Puis surviennent la visualisation de rêves, une scène d'agression réaliste mais évidemment fictive, une scène de ménage, un cambriolage raté... La fiction est démasquée, envahit le film, bouscule nos repères. Un accouchement ne peut certes pas être "joué" mais la quasi-totalité de ce que l'on voit et entend dans Milestones a été écrit à l'avance.
Il ne faut pas voir dans cette construction une manipulation déplaisante du spectateur. Tout d'abord, le fait de croire autant et si longtemps à une vérité documentaire absolue prouve la qualité du travail. Surtout, ce glissement et cette révélation ajoutent encore à la complexité et à la richesse d'une œuvre déjà "objectivement" monstrueuse. Sa durée de trois heures et vingt minutes confine au vertige. Elle permet de laisser une large place aux discussions et aux débats qui libèrent à nouveau une masse de contradictions, les personnes/personnages que filment Kramer et Douglas essayant de se repositionner après les désenchantements de la période post-68. Dilemmes et décalages ne cessent donc d'affleurer chez ces gens ayant cherché, à un moment ou un autre, à vivre leur vie autrement : les tiraillements se font entre désir de solitude et vie en communauté, nomadisme et sédentarisation, affranchissement familial et besoin de lien filial. Le tableau est riche et si les cinéastes ont suivi essentiellement des individus appartenant, au sens large, à un groupe dont ils faisaient partie, Milestones ne se réduit nullement à la description de la vie quotidienne "hippie".
En effet, c'est bien l'histoire des Etats-Unis, pas moins, que convoque le film, puisque le récit est entrecoupé de souvenirs et de références photographiques ou cinématographiques renvoyant à l'esclavage, au génocide indien, à l'entre-deux guerres ou, bien sûr, au Vietnam. Ce récit, dont on pense qu'il va aboutir, à force de croisements entre les divers personnages, à la (re)constitution d'une communauté, éclate au contraire en mille morceaux, dans le temps, dans le paysage américain (le nombre de lieux arpentés est impressionnant) et dans l'espace mental des protagonistes (et donc des auteurs). Si le film paraît tout de même, en bout de course, se "boucler", il reste particulièrement ouvert (et ouvert aux quatre vents, ce qui provoque d'inévitables courants d'air : certains passages, certaines expériences humaines ne sont pas, prises séparément, d'un immense intérêt). L'accouchement final auquel nous assistons peut être pris pour une métaphore du film entier. De la façon directe, impudique et tenace dont il est présenté au spectateur, il paraît long et difficile mais au bout du compte honnête et libérateur. Là aussi, donc, l'espoir subsiste. Que Milestones intègre aussi intelligemment sa propre dimension réflexive et que les doutes qui s'y expriment permettent d'avancer, cela démontre que la grande œuvre polyphonique de Kramer et Douglas n'est pas une chronique du fourvoiement post-soixante-huitard mais bien un essai cinématographique chaotique et passionnant sur un moment-clé de l'histoire de la gauche américaine.

Une douceur après le désagréable 

Revoir sur grand écran Les Vikings (The Vikings) c'est apprécier le savoir-faire technique de Richard Fleischer et son emploi efficace du Scope (des panoramiques sur les fjords aux gros plans sur les visages), c'est baigner dans les belles images de Jack Cardiff (en particulier lors des remarquables scènes de navigation dans la brume), c'est relever par endroits un louable souci d'authenticité (et un tournage en décors réels), c'est être saisi par quelques fulgurances stylistiques (les vigoureuses entrées dans le champ, les contre-plongées du duel final) et plusieurs pointes de sauvagerie (l'attaque du faucon, le jeu de la hache, la fosse aux loups, la main tranchée), c'est profiter des bonnes interprétations de Tony Curtis, d'Ernest Borgnine, de Janet Leigh et de Kirk Douglas, star et producteur, dont le personnage d'Einar, nous dit-on, refuse de se laisser pousser la barbe, à l'inverse de tous ses camarades vikings, mais se voit dans la foulée à moitié défiguré...
En décembre 1937, dans la guerre qui l'oppose à la Chine, l'armée impériale japonaise remporte la bataille de Nankin. Après avoir massacré les soldats chinois fait prisonniers, elle commet pendant des semaines des atrocités sur les civils : viols collectifs, tortures, exécutions de masse... Le nombre de 300 000 morts est celui qui est le plus souvent avancé.
Impossible pour moi, à le découvrir aujourd'hui, de ne pas juger Infernal affairs (Mou gaan dou) à l'aune de son remake de 2006, Les infiltrés (à mon sens le meilleur Scorsese de la série Di Caprio en cours). Une simple donnée explique à elle seule la plupart des différences que l'on observe entre les deux œuvres : la durée des métrages. L'original, ramassé sur ses cent minutes, affiche à son compteur quasiment une heure de moins.
Xavier Beauvois est tout de même un drôle de bonhomme. Voilà quelqu'un capable de signer à 24 ans un premier long-métrage assez impressionnant de sécheresse (Nord, 1991) avant de s'abîmer dans le pathos (N'oublie pas que tu vas mourir, 1995), puis, après un troisième essai que j'avais alors soigneusement évité (Selon Matthieu, 2000), de dresser un portrait anecdotique de la police française au travail (
Les deux précédents longs métrages de Lee Chang-dong, Oasis et 
Inutile de perdre du temps à évoquer les deux derniers Gendarmes, suivis du coin de l'œil, toujours aussi minables. Mais pour rester avec De Funès, on peut dire quelques mots d'Oscar. Si il est moins catastrophique dans sa réalisation et moins idiot dans son registre comique que les pitreries baclées par Jean Girault sous le soleil de Saint-Tropez, le film de Molinaro ne satisfait guère plus et rarement spectacle comique m'aura autant épuisé. Partant d'une pièce de théâtre de boulevard (adaptée pour l'occasion, entre autres, par De Funès lui-même, qui la joua plusieurs fois sur scène), le scénario accumule, en une seule journée et en un seul lieu, des surprises, des révélations, des tromperies et des méprises toutes plus improbables les unes que les autres. Cette succession effrénée (à chaque séquence son ou ses rebondissements) est rendue plus sensible encore par des choix de mise en scène visant à augmenter la vitesse du récit : claquements de portes, déplacements continus des personnages d'une pièce à l'autre, montage très sérré des actions, donnant l'impression que les acteurs déboulent dans le champ, voire qu'ils sont en avance sur le plan (on se demande par exemple, parfois, si Claude Rich quitte vraiment les lieux comme il est censé le faire en plusieurs occasions, avant de revenir). Cet emballement mécanique serait à la limite supportable si le fond n'était si déplaisant (médiocrité générale des caractères, misogynie et cupidité utilisés comme ressorts comiques essentiels) et surtout si il n'était pas ponctué toutes les dix secondes d'éclats de voix crispants dûs à De Funès, à Rich ou à la jeune Agathe Natanson qui, bien que légèrement vêtue, a l'hystérie horripilante. Le premier cité, attraction de tous les plans ou presque, est en colère de la première à la dernière scène. En caracolant ainsi, sans jamais atteindre une dimension absurde qui réhausserait le vaudeville de base, le film laisse les rares bons mots et les sympathiques trouvailles se faire oublier aussitôt, emportés qu'ils sont par le courant de ces échanges-mitraillette, de ces cris et de ces grimaces incessantes. Épuisant, vraiment.

Avec La révélation, titre français passe-partout remplaçant le Storm original mais pas forcément plus approprié, Hans-Christian Schmid a eu le mérite de se frotter à un sujet politique actuel et complexe. Développer une fiction à partir de l'activité d'une institution comme le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie n'est pas chose aisée. Le cinéaste allemand le fait sans complaisance vis à vis des magistrats y exerçant leur métier, n'hésitant pas à évoquer leur lassitude, la tentation des petits arrangements et, plus généralement, la difficulté à résister au pragmatisme politique international qu'impose, entre autres choses, la construction européenne. Tourné en 2008, le film entre en résonance avec le procès Slobodan Milosevic et l'arrestation de Radovan Karadzic et tente d'accompagner les réflexions autour de la place à donner à la Serbie dans l'U.E. Pour étoffer sa base documentaire, que l'on sent très travaillée en amont, Schmid brosse le portrait de deux femmes, l'une, véritable héroïne de cette histoire, procureure à La Haye, l'autre, victime de la guerre de Bosnie, et donne à son film l'apparence d'une enquête policière dont l'aboutissement est censé interroger les notions de responsabilité individuelle et de droiture morale.