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Film - Page 75

  • Lucia

    (Humberto Solas / Cuba / 1968)

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    lucia.jpgFilm-phare du cinéma cubain, film rare de ce côté-ci. Pendant 2h40, Humberto Solas peint successivement trois portraits de femmes cubaines à trois époques différentes : sous l'impérialisme espagnol, pendant la dictature de Machado puis pendant la révolution.

    1895. Lucia (I) est une grande bourgeoise passant ses journées entre les visites à l'église et les jeux et commérages dans le salon de la maison familiale. Sa vie change lorsqu'elle croise Rafael, noble se disant apolitique et se déclarant à la fois cubain et espagnol. Le bonheur ne durera qu'un temps, Lucia apprenant bientôt  que Rafael est déjà marié en Europe. Pire, aveuglée par son amour, elle causera involontairement la perte de son propre frère et de ses camarades rebelles, cachés dans la montagne.

    Plus romanesque, on ne fait pas. Et Solas en rajoute des couches et des couches : partition symphonique assourdissante recouvrant toutes les scènes, direction d'acteurs des plus théâtrales, récit prévisible et mise en scène d'une prétention hallucinante. La caméra et les personnages sont régulièrement pris d'hystérie : ça virevolte, ça crie, ça s'époumonne comme dans le pire Zulawski. Partant des codes du grand mélodrame populaire, Solas veut tout autant montrer qu'il est l'un des grands créateurs de son temps. Il multiplie donc les effets, brise la narration pour insérer des tunnels sensoriels et opératiques ridicules, use de ralentis, coupe le son, surexpose les images, filme la guerre sauvagement... Devant tant d'excès, à l'approche du deuxième épisode, on se dit que ce n'est pas possible de continuer ainsi et on croise les doigts en espérant que le cinéaste cubain ait eu l'idée qu'Hou Hsiao-hsien reprendra quarante ans plus tard (Three times) : traiter trois époques dans trois styles différents.

    1933. Lucia (II) se rend avec sa mère dans sa résidence d'été au bord de la mer. Au cours d'une promenade, elle rencontre Aldo, qui se remet en cachette d'une blessure. Ils tombent amoureux l'un de l'autre et Lucia rompt avec son milieu bourgeois pour épauler son homme, engagé contre la dictature. La chute du maître du pays, Machado, laisse espérer des lendemains qui chantent. Mais la normalisation a raison des utopies. Aldo doit reprendre la lutte et Lucia le voit s'éloigner irrésistiblement.

    On respire : le style a effectivement changé. Une manifestation contre la dictature réprimée brutalement par l'armée donne encore une occasion de convoquer le bruit et la fureur par le biais d'une caméra ivre, mais le reste est d'un calme bienvenu. La voix off de la douce et belle Eslinda Nunez nous prend la main et son errance sur la plage déserte nous repose. L'histoire d'amour est traitée cette fois de manière sensible. Dans le premier épisode, les rapports entre hommes et femmes n'étaient envisagés que sous la contrainte (jusqu'au viol d'une religieuse). Ici, ils sont plus harmonieux mais pudiques. Sous les yeux d'Aldo, une soirée mondaine libère des saveurs érotiques qui deviennent de plus en plus malsaines. La libération n'est pas encore totale. Lucia (I), à l'image du peuple cubain tout entier, n'était pas prête pour la révolution, prisonnière qu'elle était de ses propres chaînes morales. Lucia (II) prend son destin en main et si l'heure n'est pas venue, elle sait qu'elle peut attendre (superbe plan final la voyant hésitante entre deux direction et se fixant au milieu, immobile). La question des classes sociales commence à se poser; les Noirs ne sont plus seulement de sauvages guerriers rebelles puisque la mère évoque le mariage d'untel avec une "mûlatresse".

    Années 60. Lucia (III) travaille à la ferme d'état. Tomas est également un travailleur révolutionnaire exemplaire. Le couple se forme. Tous les regards, envieux, se tournent vers eux. Mais Tomas est atteint de jalousie maladive et cloître Lucia dans leur maison. Toujours amoureuse mais n'en pouvant plus de la situation, elle finira par fuguer et rejoindre ses camarades pour reprendre le travail et une vie normale. Tomas, de son côté, sombre dans l'alcool et la violence.

    Troisième partie et hymne béat à la révolution castriste ? Non point. Solas relègue la politique à l'arrière-plan pour se concentrer sur son couple et livre un petit bijou de "Nouveau cinéma", libre, naturel, sensuel, musical. Les acquis obtenus de haute lutte sont bien établis : égalité de traitement, alphabétisation massive. La dernière bataille se livre dans le cercle le plus intime et cette libération féminine, le cinéaste réussit à la faire passer sans manichéisme (la reformation attendue du couple restera hypothétique). Après la tempête romanesque et l'aquarelle délicate, nous passons au charme irrésistible et à l'énergie  du présent. L'approche se fait documentaire à l'extérieur, vibrante à l'intérieur. Beaux comme des dieux, Tomas et Lucia, la métisse (incendiaire Adela Legra), nous donnent enfin à voir des scènes d'amour fusionnelles et vivantes. Une extraordinaire séquence de bal cristallise toutes les qualités des nouvelles vagues de l'époque. Le thème de la claustration est traité avec une belle vigueur et l'ambivalence des sentiments est maintenue jusqu'à la fin. Le récit, dans une distanciation bien plus agréable que celle de la première partie, est scandé par les couplets de la célèbre chanson Guantanamera.

    Commencée dans la douleur, la fresque d'Humberto Solas se termine sur une merveille.

    Je recompte donc : □□□□ + □□■■+ ■■■■ / 3 = ■■□□. C'est bien ça...

  • O' Cangaçeiro

    (Giovanni Fago / Italie / 1970)

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    Cangaceiro 07.jpg"Faisons feu de tout bois" semble être la devise de Giovanni Fago. En 1970, le cinéaste profite de la déferlante du western italien pour tenter une nouvelle hybridation avec le film de cangaço brésilien. Ce genre s'attachait là-bas à décrire les aventures des bandits du Nordeste au tournant du XXe siècle. Ces histoires, aux dimensions mythologiques, firent en effet les beaux jours d'un cinéma brésilien en plein essor dans les années 50 et 60. Lima Barreto contribua à lancer véritablement le genre en 1953 en présentant avec succès à Cannes son film O' Cangaçeiro, dont celui de Fago est le remake. Quantité de productions similaires suivirent dans la foulée, la figure de proue du Cinema Novo, Glauber Rocha, consacrant lui-même deux films au thème (Le Dieu noir et le Diable blond, 1964 et Antonio das Mortes, 1969).

    Fago n'est pas Rocha et l'on cherchera vainement chez lui lyrisme et exaltation politique. Il y a en revanche bien d'autres choses dans ce capharnaüm qui prend la forme générale d'une fable mais qui est constitué d'une succession de séquences pouvant chacune être affiliées à un genre cinématographique différent : guerre, western, spiritualité, farce, politique et, pour finir, film noir. Ce qui unifie tout d'abord, tant bien que mal, cet improbable édifice, c'est l'évidence de la parenté avec le western italien, par l'économie (la co-production avec l'Espagne), les thèmes (la vengeance, la vénalité), le ton (l'humour cynique et agressif des personnages qui se lancent entre eux d'inévitables mais affectueux "Fils de pute") et accessoirement, l'absence des femmes (ou quand elles passent, elles prennent vite une balle dans le corps). La mise en scène s'autorise à peu près tout et n'importe quoi. Se côtoient donc les audaces les plus ridicules et les intuitions plastiques les plus foudroyantes, organisées par un montage à la serpe provoquant quelques raccords vertigineux. Il suffit parfois qu'un personnage soit nommé en plein milieu d'une scène pour qu'il surgisse à l'écran sans autre avertissement.

    La première demi-heure donne plutôt raison au cinéaste. Ses effets percutants, son trait caricatural et l'élimination de toute séquence transitoire s'accordent bien avec le registre légendaire attaché aux histoires de cangaçeiros. Mais passées la conversion mystique et politique du héros, Espedito, dit le Rédempteur, et ses premiers exploits de bandit populaire, le film commence à lasser quelque peu. Une longue séquence centrale de dîner chez le gouverneur (habile calculateur décidé à se servir d'Espedito pour faire régner l'ordre dans le Sertao avant de s'en débarrasser) tire les plus grossiers effets comiques de l'opposition entre notables distingués et rustres brigands. Plus tard, un duel entre chefs de bandes se révèle d'autant plus décevant qu'il est mis en espace de belle manière et enfin, une douteuse intervention de gangsters américains finit par nous achever.

    Le plaisir d'un récit au premier degré ne dure donc qu'un temps car l'innocence du regard est perturbée par la volonté de faire passer en parallèle une réflexion politique. Mais ce second fil est tissé bien maladroitement. Le peuple dont il est pourtant beaucoup question, n'est même pas métaphorisé, il est absent. Nous devons donc croire Espedito sur parole et non sur ses actes, d'ailleurs contradictoires. Les personnages ne servent que de véhicule à des idées scénaristiques. Devant O' Cangaçeiro, la question se pose alors en ces termes : le geste de Giovanni Fago est-il le résultat d'une grande croyance dans le cinéma ou d'un calcul commercial ? La réponse est certainement entre les deux. Et chacun est libre de placer le curseur où il veut.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Import Export

    (Ulrich Seidl / Autriche / 2007)

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    importexport.jpgPrès de deux ans après sa séléction officielle au festival de Cannes, où il fut plutôt mal reçu (ce qui explique assurément ce décalage), nous pouvons enfin nous frotter depuis janvier au deuxième long métrage de fiction d'Ulrich Seidl, cet Import Export qui vient après un Dog days déjà peu consensuel.

    Import : Olga, infirmière en Ukraine, ne s'en sort pas avec son bébé, sa mère, son salaire de misère et son appartement sans eau courante. Après avoir tenté une expérience d'hôtesse sexuelle par webcam, elle a enfin l'opportunité de rejoindre une amie en Autriche. Là-bas, elle accumule les petits boulots de femme de ménage, jusqu'à être employée, pour ce même poste, dans un service de gériatrie. Malgré le profond mépris qu'éprouve à son encontre l'infirmière en place, elle se lie fortement aux différents patients.

    Export : A Vienne, Pauli, toujours à court d'argent, perd son job d'agent de sécurité après s'être fait tabassé par un petit gang de Turcs. Il vit chez sa mère et son père (ou son beau-père ?), Michael, avec qui il s'engueule régulièrement. Eux deux se voient chargés de livrer des jeux et des distributeurs de bonbons, avec leur camionnette, jusqu'en Slovaquie et en Ukraine. Tout au long du voyage, le père n'aura de cesse de provoquer son fils, l'envoyant seul dans un immeuble coupe-gorge, le poussant à draguer avec lui les filles de bars et lui imposant enfin d'assister à un petit jeu pervers avec une prostituée.

    A travers ces deux histoires, que l'on suit en parallèle, Seidl peint de manière impressionnante un univers sordide qui englobe aussi bien les pays de l'Est que nos contrées occidentales car, que l'on se place d'un côté où de l'autre, que l'on fasse le trajet de gauche à droite ou de droite à gauche, le constat est le même, terrifiant : paysages hivernaux, habitats insalubres, chambres d'hôtels tristes, pavillons de mauvais goût et surtout, humiliations continuelles... Les deux récits croisés avancent mais les trajectoires semblent s'annuler et au final, nous resterons bloqué dans la pénombre de cette chambre d'hôpital, au milieu de ces vieilles femmes clouées au lit, entendant l'une d'elles répéter inlassablement "Ca pue... Mort... Mort...". Le monde, vu par Seidl, est en train de crever. Son film est cru, affreux, désespérant... et assez fascinant.

    Tout d'abord, la construction est absolument imparable : d'une part, le montage, très sec, rend le sentiment de l'inéluctable dans le va-et-vient régulier entre les histoires d'Olga et de Pauli et d'autre part, l'alternance permet la mise en place d'un subtil système d'échos d'un récit à l'autre (des situations ou des postures qui se répondent ou s'opposent malicieusement mais jamais mécaniquement). Les cadrages sont souvent fixes et frontaux mais savent aussi se libérer lorsqu'il le faut et Seidl gère précisément la durée de ses plans, jamais ennuyeux. Bien des choses difficiles sont enregistrées par la caméra, mais la puissance de ce cinéma n'est peut-être nulle par ailleurs aussi évidente que dans la très brève scène où Pauli laisse son chien déchiqueter un ours en peluche. L'image vient au terme d'une séquence dans laquelle le jeune homme débarque sans prévenir avec son nouveau molosse chez sa copine qui, craignant beaucoup les chiens, commence à paniquer totalement. A la fin, donc, Seidl coupe court au dialogue et raccorde sur un plan où il ne laisse dans le cadre que Pauli et son chien s'excitant sur le nounours. On ne voit ni n'entend plus la fille. Où est-elle passée ? Fin de la séquence, on passe à autre chose, on n'entendra plus parler d'elle.

    Le parcours suivi par les deux protagonistes, qui ne se rencontrent jamais, est jalonné d'étapes humiliantes. Si éprouvantes qu'elles soient, ces épreuves traduisent surtout une chose : la résistance des corps et de l'esprit à la barbarie. Jamais nous ne voyons Olga ou Pauli s'effondrer réellement. Aucun pathos, aucun apitoiement. Même au coeur de la violence et du sordide, il y a cette force inébranlable des deux personnages. Voilà l'une des raisons de l'absence de complaisance et de spectaculaire malsain dans Import Export. De plus, si Seidl compose des plans élaborés et filme un environnement oppressant, il semble nous laisser toujours une certaine liberté, une échapatoire, une lueur, par ces cadrages qui laissent beaucoup d'espace au dessus des personnages, par ce rire jaune qui naît du grotesque, par l'attachement indéfectible qui finit par nous lier à Olga et Pauli, toute latitude que nous refusait récemment Steve McQueen avec Hunger, autre film-choc bien mieux reçu lui, puisque là, la cause à défendre était indiscutable. Les rares critiques enthousiasmés par Import Export insistent assez sur la dimension politique du film. Mais il faut préciser que Seidl ne vise pas le Cyber-Sex, la Prostitution, le Marché Noir, le Gangstérisme, le Capitalisme ou que sais-je encore avec des majuscules. Non, il pointe des actes précis et personnalisés qui traduisent les penchants de la plupart des êtres humains pour l'humiliation de l'autre, se gargarisant ainsi de leur illusion de toute puissance. Le fait qu'une partie de ces actes ouvertement violents ou plus insidieux soit perpétrée par des personnes sensées être responsables ou protectrices (pères et mères de famille, patron d'entreprise, consultant pour chômeurs, infirmière) ne fait qu'accentuer le sentiment de fin du monde.

    Les gestes d'Olga et de Pauli ne sont peut-être que des gestes de retrait, mais dans cet univers-là, ils prennent presque valeur de révolte, d'espoir en tout cas. Ulrich Seidl est décidément un sacré cinéaste.

  • Les toilettes du Pape

    (César Charlone et Enrique Fernandez / Uruguay / 2007)

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    toilettespape.jpgEn nous collant d'entrée à la roue de Beto, père de famille uruguayen vivant de la contrebande transfrontalière cycliste et quotidienne de divers denrées, de manière attentive et empathique, les co-réalisateurs des Toilettes du Pape (El baño del Papa), César Charlone et Enrique Fernandez, nous mènent moins vers De Sica et son voleur de bicyclette que vers Ken Loach, celui des comédies graves et des petites victoires dans la défaite. Oeuvrant au sein d'une cinématographie des plus discrètes bien qu'ayant déjà donné naissance à au moins un coup d'éclat (Whisky de Juan Pablo Rebella et Pablo Stoll en 2004), les cinéastes arrivent avec ce premier long-métrage à faire naître chez le spectateur un peu plus que l'inévitable sympathie (parfois condescendante) qu'entraîne un tel effort.

    Dès l'introduction, qui nous plonge en terrain accidenté dans une course poursuite inégale entre passeurs à vélo et douanier conduisant un puissant 4x4, la mise en scène bouscule la beauté du paysage et de la lumière rasante par un dynamisme venant du montage, de la mobilité du cadre et de la proximité des corps. La vivacité du style empêche la belle image de sombrer dans le cliché touristique. En conséquence, et même lorsqu'il s'agit de se poser en revenant à la maison, le rythme se fait quelque peu chaotique. L'inconvénient en est la mise en péril de la continuité des séquences. On sent parfois les auteurs coincés dans les articulations du récit et nous les voyons s'en sortir uniquement en passant par de brefs flash-backs superflus sensés faire comprendre sans ambiguïté aux spectateurs l'état d'esprit du personnage. Mais les petits heurts ont aussi leurs avantages. Ainsi, une toute petite chose anodine (un rendez-vous en cachette, un mensonge par omission) peut être évoquée en passant, sans insister ni y revenir, ce qui permet de laisser planer un doute, de faire marcher l'imagination. Ainsi également, la radio (la fille de Beto rêve d'étudier à Montevideo pour en faire son métier) et la télévision (une équipe de journalistes retransmet en direct la journée événement depuis la petite ville où le Pape Jean-Paul II doit prononcer un discours) n'apportent pas un surplus de réalisme mais plutôt une dimension presque fantastique, décelable notamment dans ces étranges moments, semblant briser la continuité temporelle, où le père apparaît sur l'écran sous les yeux de sa femme et sa fille.

    On suit en arrière-plan les préparatifs d'une population comptant bien profiter de la venue dans leurs rues de milliers de fidèles en installant des stands de chorizo ou de galettes. Le récit principal tourne lui autour de Beto, de son idée si étonnante mais si logique de bâtir dans son jardin des toilettes qui soulageront les passants contre quelques pièces et de sa course après l'argent nécessaire à leur construction. Un compte à rebours journalier s'égrène mais l'histoire avance à son rythme, tranquillement, sans provoquer de suspense artificiel. Ce sont des petites pierres qui sont posées ici et là par les deux auteurs, pierres qu'ils ont le bon goût de ne pas transformer en éboulis scénaristiques : la survie financière, l'inévitable profiteur, l'espoir d'un ailleurs radiophonique...

    Un grand événement apporte aux personnages des petites espérances (bien évidemment, il faut, en vérité, intervertir les deux qualificatifs). Il est impossible de ne pas s'attacher à ces figures, d'autant plus que tous les interprètes jouent justes et imposent d'emblée une présence évidente. Les cinéastes filment résolument à hauteur d'homme, de femme et d'adolescente et, même dans les situations inhabituelles, gardent le cap d'un respect scrupuleux de la pertinence des réactions en dédramatisant les crises, non par gentillesse mais par l'usage réaliste du compromis et de la compréhension mutuelle.

    La réussite du film n'est pas totale. On regrette quelques facilités musicales, quelques lourdeurs humoristiques (le fou du village) ou la maladresse de la mise en scène de certains détails (la façon dont est filmée la mère, cachotière, au moment où elle va chercher des billets dans son bocal ne laisse aucun doute sur l'importance que prendra plus tard la préservation de ce maigre pécule). Mais ces toilettes du Pape restent tout de même des plus accueillantes. On y dit avec humour et lucidité deux ou trois choses essentielles sur la famille, la religion et la dignité.

    (Chroniques dvd pour Kinok)

  • Clara

    (Helma Sanders-Brahms / Allemagne - France -Hongrie / 2008)

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    Clara.jpgLe triangle amoureux formé par Johannes Brahms et Clara et Robert Schumann : emportée par l'élan du romantisme allemand, Helma Sanders-Brahms (Allemagne mère blafarde) nous conte cette histoire qui lui tient à cœur en ne privilégiant que les temps forts, les scènes signifiantes et les raccourcis dramatiques. Voulant échapper à l'académisme par la raideur du montage (coupes abruptes dans les plans) et l'intensité de l'interprétation (avec caméra mobile en temps de crises), la cinéaste ne fait finalement qu'accuser l'engourdissement de son arrière-plan et souligner le plaquage artificiel sur celui-ci de figures trop lourdement lestés d'affects.

    L'œuvre semble au premier abord laisser toute sa place à la musique, proposant au spectateur de consistants extraits de compositions de Schumann et de Brahms. Ces séquences sont essentiellement des mises en images de spectacles (concerts ou répétitions) et peu sera dit sur le processus de création, ce qui a pour conséquence de faire admirer plus volontiers une performance (de musicien et d'acteur) qu'une vibration intérieure. Dans une démarche simplificatrice, les concerts sont suivis soit d'un tonnerre d'applaudissements glorieux soit d'un silence de mort. Helma Sanders-Brahms dans Clara ne connaît pas la demi-mesure. Elle n'échappe pas à l'un des travers des œuvres aux forts enjeux dramatiques : le "tourner court". Ainsi, la première répétition de l'orchestre de Düsseldorf, nouvellement conduit par Robert Schumann, ne peut que mal se passer et être interrompue au bout de trois minutes par un étourdissement du Maître. Plus tard, un dîner ne peut que se voir écourté, à peine les premières cuillérées de potage portées aux lèvres, à cause de l'ivresse de l'hôte. Cette désagréable impression d'une compression du temps culminera lorsque la mort côtoiera le premier acte d'amour. Avec la même maladresse, un séjour en clinique ne sera évoqué que par une séquence-choc de lobotomie. Amour, musique et folie irriguent le récit mais c'est surtout le caractère cyclothymique, passant d'un extrême à l'autre en un clin d'œil, de Robert Schumann qui contamine le film, entamant sans arrêt sa cohérence interne.

    La nécessité d'une coproduction internationale pousse l'actrice de La vie des autres à donner la réplique à l'acteur fétiche de Patrice Chéreau et à un jeune espoir du cinéma français, pendant que s'affairent des seconds rôles hongrois. Il est donc impossible de parler d'une quelconque version originale. Seulement, nous ne sommes pas dans une fresque pleine de bruit et de fureur mais bien dans une œuvre à l'équilibre fragile, dans laquelle les dialogues sont primordiaux. Or les tons ne coïncident jamais. Les voix doublées sont appliquées et découpent l'espace sonore. Plus préjudiciable encore, leur cohabitation avec les phrasés forcément plus fluides et naturels, puisqu'incarnés réellement à l'écran, de Pascal Greggory et Malick Zidi heurte l'oreille. Focalisée sur un trio d'interprètes fameux, au sein duquel chacun semble jouer une partition différente, la mise en scène en oublie de faire vivre les silhouettes alentour. Les musiciens de l'orchestre ne sont qu'éléments du décor, la vieille cuisinière des Schumann grommelle, soliloque ou pleure, les enfants de la maison récitent distinctement, bien droits.

    Dans le cadre d'une reconstitution historique contrainte à l'économie de moyens et d'effets, Clara échoue régulièrement là où Ne touchez pas la hache de Jacques Rivette nous brûlait il y a peu, de toutes parts. Reconnaissons à la rigueur un certain savoir-faire dans la scénographie, notamment lorsqu'il s'agit de visualiser la valse des désirs entre chaque point du triangle par la mise en place et les déplacements des comédiens, mais passons vite sur le cadre étriqué des rarissimes scènes d'extérieur, sur le réalisme triste et lisse des décors et sur la clarté télévisuelle de la photographie.

    (Chronique cinéma pour Kinok, sortie le 13 mai 2009)

  • Of time and the city

    (Terence Davis / Grande-Bretagne / 2008)

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    oftimeandcity.jpgQue ceux qui souhaitent voir un "documentaire sur Liverpool" se méfient. Of time and the city est un essai cinématographique demandant beaucoup de patience et d'attention. Terence Davies y dévoile le rapport qu'il entretient depuis 1945 avec sa ville natale en posant sa voix grave sur un montage d'images d'archives. Suivant un déroulement chronologique, le film commence par profiter de la fascination qu'exerce sur nous les images documentaires exhumées d'un passé lointain. Sur ces instants volés à la vie urbaine, aux travaux et aux loisirs d'ouvriers et aux jeux des gamins, Davies nous parle de son enfance, de son amour pour Dieu puis pour les gens du même sexe que lui, de sa découverte foudroyante du cinéma au début des années 50. Sur la bande son, de longues plages musicales alternent avec la parole du cinéaste qui, entre deux souvenirs, déclame plusieurs poèmes et cite de grands auteurs.

    J'avoue qu'au fur et à mesure que le film avançait, je m'en suis détaché, noyé que j'étais sous les référents culturels, les mots d'esprit savants et les allusions réservées aux anglophiles. La moitié du discours de Davies m'a échappé et le ton sentencieux de ses propos ne m'a en rien aidé à reprendre pied. Le cinéaste évoque un paradis perdu, soit. Mais en abordant sur la fin les années plus proches de nous, celles aux images en couleurs moins attractives, il ne dit plus rien d'autre que le regret du temps qui passe et le rejet de modes de vie qui lui déplaisent (comme lui déplaisaient les Beatles en 64 et tous ceux qui suivirent). Aujourd'hui, tout n'est que misère, saleté, agitation et bruit. In fine, Davies attrape tout de même au vol quelques visages d'enfants et de vieillards. Entre les deux âges, personne. Le réalisateur nous dit être devenu athée. Paradoxalement, cela ne l'empêche pas de plaquer sur des images de taudis des musiques sacrées, baignant le tout, de manière interminable, d'une religiosité pachydermique.

    Of time and the city et un film éminemment personnel et parfaitement assommant.

  • Gran Torino

    (Clint Eastwood / Etats-Unis / 2008)

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    grantorino.jpgA partir d'un sujet brûlant (et d'une affiche trompeuse) qui faisait frémir, compte tenu du peu que l'on en savait, Eastwood signe son meilleur film depuis Million Dollar Babyet son rétablissement apparaît d'autant plus spectaculaire qu'il se fait sur un terrain glissant. Délaissant les lourds échafaudages du type Mémoires de nos pères ou L'échange, il privilégie la simplicité tout en tissant un maillage scénaristique serré qui aboutit à une réelle profondeur. Loin d'être le film de revanche attendu, Gran Torino est tout d'abord une histoire de voisinage au service de laquelle le cinéaste met sa science des lieux, donnant vie à un quartier en apparence des plus banals.

    Chacun le sait maintenant, Eastwood campe un Walt Kowalsky veuf et raciste, ne supportant pas sa famille, ni ses voisins asiatiques. Le fait qu'il se mette en scène lui-même est nécessaire au maintien de l'équilibre du film, qui serait impensable avec un autre acteur. Car Eastwood ne cesse de jouer avec son image de Dirty Harry en bout de course, fonçant crânement vers la caricature à grands coups de grimaces dégoûtées, de grognements, de crachats et d'injures. Il est impossible de prendre ces actes et ces propos pour argent comptant, le regard est trop ironique. Et s'il fallait une preuve supplémentaire de sa volonté d'éviter le malaise, elle tiendrait dans les rapports que le personnage entretient avec ses amis, qu'il traite également (et réciproquement) de tous les noms. Eastwood s'interroge avec pertinence sur une question éminemment complexe : la différence entre une vanne xénophobe renvoyée entre partenaires "consentants et avertis" et l'attaque haineuse envers les étrangers et la possibilité d'un glissement de l'une à l'autre. Le long d'un scénario magistral par sa manière de faire évoluer le personnage principal, tout semble mûrement réfléchi afin de ne tomber ni dans l'abjection ni dans l'angélisme et le politiquement correct.

    L'histoire de Gran Torinoest celle d'un esprit qui vacille soudain au contact de l'autre. Le cinéaste revient à ce qu'il a réussi de mieux ces dernières années : la description sensible de rapports transgénérationnels. L'humour et l'émotion y ont les meilleures places. Certains reprochent à Eastwood son geste de rachat envers un sale raciste : ceux-là ne se gênent donc pas pour reprendre à leur compte ("un salaud restera toujours un salaud") le regard que peut avoir un tel individu ("un niaquoué restera toujours un niaquoué"), niant toute possibilité de changement. Ici en tous cas, l'étranger n'est ni meilleur, ni plus sympathique, mais il se révèle plus proche que la famille elle-même. Pour Kowalsky, la prise de conscience est rude. Dès lors, ses saillies perdent de plus en plus en agressivité et elles ne subsistent que sur un mode comique. Lui-même n'y croyant plus, elles ne lui servent plus que de paravent transparent. Fort habilement, elles ressortiront avec plus de vigueur lors du dénouement, mais dans un tout autre but puisqu'il s'agira alors de provoquer une certaine réaction.

    Walt Kowalsky sait que son premier geste salvateur, que ses voisins jugent héroïque, a été mal interprété et résultait de la plus basse défense de son petit territoire. Il sait aussi qu'en agissant ainsi, en protégeant par la force cette famille, il entraîne tout son monde dans un engrenage. En usant de l'intimidation, il ne fait que ce qu'il sait faire. Pour briser le cercle vicieux, il lui faudra imaginer autre chose. On le verra donc réfléchir longuement. Bien des fils sont tirés pour nous mener vers un final sacrificiel : expiation des pêchés commis par le passé, mise en application d'une nouvelle conscience, probabilité d'une mort prochaine par maladie, recherche de la seule issue légale possible... Ainsi bétonnée, difficile de ne pas accepter la chose. "Je suis l'homme de la situation" dit-il avant l'affrontement. Mais le plaidoyer pour l'auto-défense qui semblait nous pendre au nez est totalement retourné. Quand la manipulation du spectateur se fait dans ce sens, il n'y a rien à redire.

    Mouvance du paysage et des populations américaines, impasse du communautarisme, dangers du repli sur soi et du manque de culture, difficultés sociales... Je pense que ce qui gêne les éternels adversaires d'Eastwood, c'est seulement le fait que ces vérités soient dîtes par un Républicain notoire.

  • Les trois singes

    (Nuri Bilge Ceylan / Turquie / 2008)

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    troissinges.jpgSi l'on se base sur ses trois derniers longs-métrages, Nuri Bilge Ceylan, metteur en scène à la précision maniaque et photographe hors-pair, réalise des films à admirer mais peu aimables. Le problème, c'est qu'ils le sont de moins en moins d'un titre à l'autre (je ne suis pas le seul à penser cela). En 2002, Uzakfinissait par séduire par sa façon de laisser filer l'inattendu au coeur du trivial, prenant ainsi parfois un air de famille avec le cinéma de Tsai Ming-liang (le burlesque naissant de l'étirement du temps et du confinement des personnages), et par ses contemplations extérieures (images de toute beauté d'Istanbul sous la neige). Creusant plus profond encore le sillon de l'intime, Les climats (2006), malgré ses incroyables plans rapprochés sur les corps et les visages, peinait à s'affranchir du vide et de l'attente.

    L'annonce d'un nouveau projet au sujet de film noir (un homme politique écrase un quidam, demande à son chauffeur de prendre sa place en prison et séduit la femme de celui-ci) laissait espérer l'épanouissement de la même force plastique à partir, cette fois-ci, d'une assise narrative plus solide. Malheureusement, dans Les trois singes (Uc maymun), notre homme a encore décidé de ne filmer que les creux de son histoire. Dans tous les sens du terme, puisqu'il a une manière unique de rendre palpable la pluie ou la chaleur et qu'en même temps, il scrute, selon la formule consacrée, les visages comme des paysages, Ceylan est un cinéaste météorologique. Or, chez lui, on voit les nuages menaçant qui s'amoncellent ou les trombes d'eau qui s'abattent, mais jamais l'orage en lui-même. Mettant un point d'honneur à masquer les principaux événements, il cantonne des meurtres dans le hors-champ et nous jette dans des discussions déjà entamées, dans lesquelles l'enjeu a déjà été formulé sans nous (nous devons par conséquent rattraper le retard, le temps de deux ou trois phrases, pour saisir enfin la teneur réelle des propos échangés). Autres procédés tout aussi déroutants : deux actions nous apparaissant parfaitement liées par le montage peuvent se révèler finalement largement séparées dans l'espace et le temps et un plan s'étirant plus que de raison peut retarder l'arrivée d'un contrechamp d'autant plus surprenant que l'on ne l'attendait plus. Certes, cela peut agir comme stimulant. Certes, les signes de la maîtrise ne manquent pas (caches, cadrages et sur-cadrages, irruptions du fantastique, rareté farouche des dialogues). Mais on finit par étouffer.

    La proximité des corps nous donne au départ l'envie d'aimer ces personnages. Seulement, les compositions graphiques incessantes, mêlant la trivialité à la photogénie, la volonté, via les innombrables gros plans, de ne laisser aucune échapatoire à quiconque, le maintien d'une terrible chape de plomb pesant sur le triangle familial affligé et inerte pendant toute la dernière partie, finissent par rendre pour ainsi dire claustrophobe. Ceylan nous épuise à ne filmer que des temps morts qui veulent symboliser le sort peu enviable de l'humanité entière. La pente qu'il suit actuellement le mène droit vers un cinéma qui ne se nourrit que de sa conscience d'oeuvrer dans les hautes sphères artistiques, un cinéma mortifère. Et j'ai bien peur qu'il ne prenne le prix de la mise en scène reçu au dernier festival de Cannes pour un encouragement à poursuivre dans cette voie.

  • Allemagne mère blafarde

    (Helma Sanders-Brahms / Allemagne / 1980)

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    mereblafarde.jpgPlacée sous les auspices de Berthold Brecht, avec ce poème du dramaturge placé en ouverture, Allemagne mère blafarde (Deutschland bleiche mutter) est une oeuvre ample et distanciée. Helma Sanders-Brahms y articule la grande histoire et sa biographie, plus exactement, celle de sa mère, nous faisant passer constamment, dans un étrange va-et-vient, du quotidien au symbolique. A la fin des années 30, Lene rencontre son futur mari, Hans. Celui-ci n'est pas adhérent au parti nazi. Il est donc envoyé parmi les premiers combattants en Pologne. Il traversera ainsi la guerre, passant d'un front à l'autre et ne profitant que de quelques jours de permission de temps à autre. Au cours de l'une d'elle, Anna est conçue. Livrée à elle-même, Lene doit survivre avec sa fille en ville sous les bombardements ou dans les campagnes gelées. La fin de la guerre permet le retour de Hans au foyer mais aussi le début d'un nouvel enfer, conjugal celui-là.

    Trois larges mouvements structurent le film en épousant le regard d'Anna (relai à l'écran d'Helma Sanders-Brahms qui pose ici et là sa voix off). La première partie nous montre, dans une ambiance relativement douce malgré la montée du péril, les premiers moments de bonheur. Ce récit d'avant la naissance fantasme la rencontre amoureuse des parents, tente (en vain) d'imaginer les tendres étreintes. Puis arrive la guerre et ses syncopes, prenant la forme des souvenirs heurtés et partiels de la petite enfance. Enfin, vient la fin des hostilités et le retour d'un père si étranger. Le regard de la petite fille devient plus lucide face au glissement vers une "guerre intérieure" suicidaire. Les niveaux de lecture se multiplient tout le long du film : auto-biographiques, psychanalytiques (les rapports intenses liant une petite fille à sa mère, toutes deux plongées dans la guerre et la déchirure que peut provoquer dans un couple l'arrivée d'une troisième entité), historiques, allégoriques (la Mère, c'est l'Allemagne, la patrie qui a laissé ses fils s'abîmer dans l'impensable) et mythologiques (la poésie, le conte). Devant une telle richesse thématique, il arrive que l'on se sente parfois dépassé, redoutant qu'une signification nous échappe.

    La réflexion passe par la distanciation. Certaines séquences ont un aspect théâtral parfaitement assumé, de par leur ton et le placement des corps dans le cadre. Parfois, l'effet est transcendé en privilégiant les décors naturels mais en les dépeuplant par la même occasion (peu d'acteurs sont finalement à l'écran dans cette fresque et certains jouent même plusieurs rôles). Ce choix d'un léger recul par rapport au réel permet aussi d'accepter les quelques reconstitutions hardiment accolées à de nombreux plans d'archives de villes allemandes dévastées. Ces images aériennes de cités fantômes sont toujours aussi stupéfiantes, plans interminables soutenus par la magnifique partition pour piano de Jurgen Knieper. La bande son est l'un des éléments les plus étonnants du film. Sanders-Brahms orchestre une série de fondus-enchaînés sonores édifiants (les rires de soldats se transforment en discours radiophonique assourdissant), épure (une danse de bal sans musique audible) ou surcharge (le refuge dans une cave lors d'une alerte impressionne par le chevauchement des pistes sonores : explosions, musique, cris). Elle aime déstabiliser. Une séquence s'ouvre au son des bombardements sur le visage de Lene alitée. Est-elle affolée par le danger ? Non, elle est en train d'accoucher. Souvent la vérité du moment ne nous est pas révélée tout de suite.

    La progression narrative se fait par larges segments, prenant parfois l'allure de véritables morceaux de bravoure. Les scènes intimes décrivant les brefs séjours du père retrouvant sa petite famille à l'arrière sont filmées de manière assez minimalistes, provoquant quelques retombées de l'intérêt. En revanche, un très long passage au centre du film voit la mère et sa fille sillonner la campagne (l'oeuvre embrasse d'une certaine façon tout le territoire allemand), faire une halte dans une usine désafectée et finir en ville, le tout sans que la première ne cesse un seul instant son récit d'un terrible conte de Grimm à l'attention de la deuxième (une suspension ne se fait que le temps... d'un viol par deux soldats américains). Le tableau brossé de l'Allemagne de l'après-guerre est glaçant : les nazis se replacent dans l'administration Adenauer, les hommes s'en sont sortis plus ou moins et s'oublient dans l'alcool, les femmes portent les stigmates physiques, vivantes malgré tout, mais muettes dorénavant. Anna sera donc, comme la plupart de ceux de sa génération, mise dans une situation intenable, tenaillée par l'amour pour sa mère et l'envie de demander des comptes à celle qui n'a rien voulu voir d'autre que le rideau baissé de la mercerie tenue par un juif, celle qui ne veut plus rien dire, celle qui tente de repousser des choses qui, de toute manière (un éprouvant arrachage de dents, un refuge aux allures de four crématoire) subsistent à l'état de traces.

    Inégal, très complexe, toujours passionnant, irradié par le visage d'Eva Mattes (Lene) : tel est le film le plus réputé d'Helma Sanders-Brahms, réalisatrice aguerrie du cinéma allemand qui verra sa dernière oeuvre, Clara, distribuée en France au mois d'avril prochain et sur laquelle nous écrirons bientôt.

  • Valse avec Bachir (2ème)

    Bachir 08.jpgSi la frontière entre documentaire et fiction a été, dès le départ, arpentée par bien des cinéastes, on assiste depuis plusieurs années à une flambée de projets mêlant indissociablement les deux registres, le spectre allant des pires docu-fictions télévisées aux oeuvres les plus originales de grands documentaristes. Dans son programme, le festival de Cannes 2008 nous promettait vaguement un "documentaire d'animation" en sélection officielle. Au final, Valse avec Bachir surprenait tout le monde (sauf le jury cannois) et s'imposait comme l'un des grands films de l'année écoulée, dépassant totalement son statut initial de curiosité cinématographique...

    (la suite de cette chronique dvd, s'ajoutant à ma première note sur le film, est à lire sur Kinok)