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Film - Page 76

  • Ricky

    (François Ozon / France / 2009)

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    ricky.jpgRarement un film aura si abruptement fait changer le regard porté sur lui en plaçant à mi-chemin un évènement totalement inattendu (et par conséquent, rarement l'état d'esprit du spectateur aura été aussi dépendant de sa connaissance préalable du scénario). La première moitié de Rickys'inscrit dans la veine du drame social, dans un milieu ouvrier de familles éclatées. Katie, mère d'une petite fille, Lisa, qu'elle élève seule, rencontre à l'usine Paco. Coup de foudre, installation de l'homme dans l'appartement du HLM et bientôt, naissance d'un petit garçon, prénommé Ricky. Son arrivée dans le foyer coïncide avec le début d'une crise de couple.

    Ozon nous plonge dans le quotidien le plus trivial et ce dès le plan d'ouverture : une mère (*) qui craque dans le bureau d'une assistante sociale. En décrivant un parcours classique, il a recours à de nombreuses ellipses et traite les points saillants du récit (la première étreinte, la première engueulade) de manière détournée (en jouant sur le hors-champ et le son). Il crée surtout quelques espaces infimes où peut s'engouffrer l'étrangeté. L'effet n'est pas seulement rendu perceptible par notre attente d'un retournement de situation puisque ce sont bien ces brèves montées musicales et ses nombreuses fins de séquences cadrant le visage énigmatique de la petite Lisa se tenant à l'écart qui laissent affleurer l'inconnu.

    Arrive donc le moment décisif. Le plus surprenant dans cette affaire est que François Ozon n'échange pas un registre contre un autre mais les force à cohabiter, libérant ainsi le merveilleux au sein du naturalisme. En s'acharnant à filmer une chose incroyable dans les lieux les plus communs et les plus ingrats (supermarché, immeuble délabré) et sous une lumière hivernale, il nous demande de fournir un effort considérable et prend le risque de larguer totalement certains de ses spectateurs en route. Le hiatus est immense et nous voilà accrochés désèspérément à un mince fil : notre désir de ne pas nous laisser aller au cynisme qui renverrait toute cette entreprise culotée vers le ridicule. D'accord pour suspendre ma crédulité, mais comment le maintenir en l'air ?

    La solidité du lien unissant la mère et la fille ayant été bien montré dans la première partie, peut-être qu'une contamination plus évidente de l'esprit et du regard de Katie par ceux de Lisa aurait rendu la suite plus acceptable. Seulement, Ozon s'est bien gardé de livrer une clé quelconque à son étrange histoire. La thèse du fantasme enfantin reste de l'ordre de l'hypothèse et l'explication le moins risquée reste sans doute la simple symbolique autour de la maternité. De ce point de vue, l'ultime scène de séparation est assez belle (**).

    Déroutant, décevant sans doute, Rickyn'est pas du niveau des meilleurs Ozon (que sont pour moi Sous le sable et 5x2) mais reste bien moins énervant que ses quelques ratages (Huit femmes, Angel).

     

    (*) Alexandra Lamy interprète Katie et se sort bien, jusqu'à la fin, de l'épreuve, dévoilant notamment, sous des atours banals, un corps attirant, dans une démarche qui s'inscrit parfaitement dans la thèmatique du film (on ne peut toutefois pas s'empêcher de remarquer que la volonté de casser l'image d'une actrice passe invariablement par l'affichage de sa nudité et par la demande d'un dépassement physique, ici par exemple, l'immersion dans un lac).

    (**) Alors qu'elle intervient à bon escient dans la majeure partie des séquences, la musique gâche totalement l'épilogue quand The greatestde Cat Power déboule pour les dernières secondes. Sans même parler du fait que la chanson de Chan Marshall, si belle soit-elle (et elle en a composé de merveilleuses depuis quinze ans), commence à être sur-exploitée par le cinéma et la TV, je la trouve particulièrement inadéquate ici, ne collant ni à l'univers décrit, ni aux émotions ressenties.

  • Historias minimas

    (Carlos Sorin / Argentine / 2002)

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    historiasminimas.jpgHistorias minimasest un petit film argentin qui a le charme et les limites de son projet tout entier contenu dans son titre. Ce road movie nous propose de suivre trois trajectoires distinctes mais convergeant vers un même point géographique : la ville de San Julian, en Patagonie. Le vieux Don Justo s'y rend en stop et en cachette de son fils pour récupérer son chien fugueur, Maria, partant du même village, son bébé dans les bras, prend le bus pour participer à la finale d'un jeu télévisé et Roberto, le représentant de commerce, doit conduire pour visiter une cliente qu'il semble apprécier particulièrement.

    Le ton est celui de la chronique réaliste saupoudrée d'humour. On remarque, au fil de ces portraits de petites gens (la plupart des comédiens ne sont pas des professionnels), une gentillesse partagée par tous et qui sera à peine démentie au cours des trois dénouements plus doux-amers. Les seules vibrations négatives sont transmises par la télévision, présente à chaque étape du trajet, et par l'argent. Le périple de Maria aboutit à une scène convenue de jeu télévisé avec présentateur baignant forcément dans sa suffisance et son mépris des candidates.

    Des trois personnages principaux, le plus attachant est celui du commercial, sa psychologie étant plus évolutive et sa fonction le rendant plus dynamique et volubile. Il est au centre des séquences les plus drôles, notamment celles liées au gag récurrent du gâteau d'anniversaire qu'il faut redécorer de pâtisserie en pâtisserie, au fil des doutes de Roberto concernant son destinataire, le fils (ou la fille ?) de sa cliente. L'itinéraire de Don Justo laisse plus sceptique en lestant un cabot d'un poids moral qui masque un peu trop facilement un drame bien réel (de ce point de vue, l'Histoire vraiede Lynch, à laquelle on pense parfois, était bien plus touchante).

    La mise en scène de Carlos Sorin n'est pas d'une originalité foudroyante, malgré la belle lumière de bout du monde, mais le cinéaste trouve un bel équilibre dans le traitement polyphonique du sujet. Nous épargnant un banal montage parallèle, il passe d'un récit à l'autre en laissant s'écouler des durées très variables et en avançant ainsi par blocs. La gestion des croisements des intrigues et des rencontres des personnages est intelligente, ceux-ci étant souvent avortés ou repoussés et, lorsqu'ils adviennent, ce qui est rare, toujours inattendus. Dans ce monde poliment déséspéré (ou aux petites espérances), les leçons tirées par chacun sont similaires mais les destins restent uniques et les histoires personnelles bien séparées.

  • Dumbo

    (Ben Sharpsteen / Etats-Unis / 1941)

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    dumbo.jpgUne séance familiale pour changer. Quatrième long-métrage d'animation signé Disney, après Blanche-Neige (1937), Pinocchio (1940) et Fantasia (1940), Dumbofut réalisé très vite et avec moins de moyens que les précédents. Son esthétique s'en ressent énormément : dessins simples et peu détaillés, plans généraux brossés à gros traits, sons d'ambiance rares et recouverts par la musique. L'ensemble libère une saveur primitive qui manque cependant de fluidité narrative dans sa succession de séquences à peine articulées entre elles. Disney (et le superviseur Ben Sharpsteen) commande toute une armée d'animateurs et directeurs artistiques. Sans doute est-ce l'une des explications à l'éparpillement stylistique du film, d'une scène à l'autre. Les humains sont tantôt absents, tantôt moteur du récit, les animaux parlent ou pas (Dumbo ne dit pas un mot), l'anthropomorphisme touche soudain une locomotive. L'histoire tient en quelques mots : Dumbo l'éléphant aux oreilles encombrantes naît dans un cirque, devient la risée de ses congénères, du personnel et du public et se lie d'amitié avec une souris qui le convainc qu'il peut voler.

    La première partie, longuette, nous conte l'ostracisme progressif dont est victime Dumbo. Il faut l'arrivée de la souris, personnage catalyseur plus intéressant que le héros, pour s'intéresser au film. Comme à son habitude, Disney oscille entre bons sentiments et traits plus noirs, entre guimauve et audaces formelles. L'ivresse accidentelle de Dumbo et son ami a pour conséquence une série d'hallucinations. Cette parade des éléphants, roses puis de toutes les couleurs, psychédélique avant l'heure est une nouvelle rupture surprenante (voire même inquiétante aux yeux d'un jeune gars de 6 ans), intégrant un délire jazzy proche des (futurs) numéros musicaux rêvés de Minnelli ou des cauchemars felliniens. Déroutant également, un spectacle de clowns voit se succéder rapidement toute une série de gags navrants ou absurdes dans une violence qui rappelle celle des Marx Brothers (séquence d'autant plus troublante que ces clowns ne sont aucunement humanisés sous leur masque). D'autres références cinématographiques sont plus directes : un groupe de corbeaux gouailleurs sort d'un film de gangsters et une petite souris peut, à la lueur d'une bougie, projeter une ombre gigantesque et vampirique. La trame générale rappelle celle du Cirquede Chaplin, à la différence près qu'au final, Dumbo continue évidemment sa route avec les artistes.

  • Walkyrie

    (Bryan Singer / Etats-Unis / 2008)

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    walkyrie.jpgPour être tout à fait franc, j'avais décidé d'aimer Walkyrie (Valkyrie) avant de le voir. Parce que la majorité de la critique s'en était saisi avec des pincettes (et "l'efficacité sans la profondeur..." et "la fascination pour l'uniforme..." et "le sujet en or gâché..." et blablabla). Parce que le Black book de Verhoeven, qui traitait de la même période, m'avait très agréablement surpris à sa sortie alors que j'y étais allé à reculons. Parce qu'il est devenu si facile de se foutre de la gueule de Tom Cruise. Parce que le sujet m'intriguait alors que je me foutais pas mal des précédents projets de Bryan Singer puisque, mis à part le fameux Usual suspects à propos duquel il est de bon ton aujourd'hui de passer sous silence le plaisir pris au moment de sa découverte, je ne connais que le premier X-Men, sans intérêt (parfois la presse semble juger les cinéastes sur leur réputation ou leur film précédent et non sur ce qu'elle a vraiment sous les yeux : on ne pardonne pas à Singer ses films de super-héros alors que l'on s'agenouille devant le Benjamin Button de Fincher en souvenir de l'excellent Zodiac). Soulagement à l'issue de la projection : j'avais raison et il serait inutile de plier les cheveux en quatre pour justifier mon enthousiasme.

    Menée par un noyau dur d'officiers de la Wehrmacht en 1944, l'opération Walkyrie était destinée à assassiner Hitler, prendre le pouvoir à Berlin et négocier la fin de la guerre avec les alliés. Le nom de code reprenait celui d'une directive signée par le Führer lui-même, donnant la possibilité d'une mise en alerte rapide des forces SS en cas de coup d'état de l'intérieur. Le cerveau et l'acteur principal de cette ultime tentative contre Hitler était le colonel Von Stauffenberg.

    On a reproché à Singer de ne pas proposer un travail d'historien novateur (fallait-il qu'il change de métier ?) et de ne pas aborder certains aspects (Tom Cruise aurait-il dû, en plus, sauver un petit juif ?). Pire, son film n'aurait finalement pour but que de faire le tri entre bons et méchants allemands. Rien n'est plus faux. Les officiers cherchant la rupture avec le troisième reich ne sont jamais présentés de manière attendrissante, seul Stauffenberg étant vu en présence de sa femme et de ses enfants, dont il n'aura d'ailleurs, comme le spectateur, plus aucune nouvelle à mi-parcours et ce jusqu'à la fin. Même s'ils gardent la dignité que leur confère leur rang, ce ne sont pas non plus des humanistes portés par un même idéal : le héros est fidèle à sa vision de l'Allemagne éternelle et à ses valeurs chrétiennes, les autres s'inquiètent du jugement de l'histoire, veulent en finir avec la guerre ou font preuve d'opportunisme.

    Le sujet est en lui-même passionnant et Singer a su le transcrire remarquablement. Certes, tous les personnages parlent en anglais (comme dans le formidable Croix de fer, mais comme il s'agit de Peckinpah, là cela ne gêne personne) mais le choix est assumé à l'écran de fort belle manière. Le titre du film s'annonce dans la langue originale (Walküre) et les premiers mots sont dits également en allemand, faisant entendre ce qu'écrit un soldat sur son journal. Puis, au fur et à mesure que la caméra nous laisse reconnaître Tom Cruise, sa voix se superpose pour prendre en charge le récit en anglais. Sans faire des pieds et des mains, Singer trouve ainsi régulièrement de belles idées. Il concentre son attention sur le groupe de gradés comploteurs mais sait aussi se tourner discrètement vers les sous-officiers et les employés, à l'affût de leurs réactions. On voit sur les visages déboussolés des standardistes et des simples soldats les effets de l'annonce de la mort d'Hitler et des informations contradictoires  qui en découlent. La vision de ce monde-là en paraît d'autant plus juste et l'économie est faîte d'une reconstitution plombante de l'extérieur.

    La larme sur la joue de la secrétaire de Stauffenberg est-elle dûe à son impuissance à contacter par téléphone la famille exilée de son chef, à sa tristesse devant son échec ou à sa peur d'être prise au piège des SS aux portes du bâtiment ? Le cinéaste laisse bien des choses adventices en suspens, comme il use avec parcimonie du spectaculaire, le rendant d'autant plus percutant (l'attaque sur le front, l'explosion dans le bunker) qu'il n'intervient pas forcément là où il le devrait (l'arrestation sans course poursuite). Le plus grisant dans tout cela est sans doute la montée et le maintien parfait d'un suspense confiné en des endroits clos et banals (bureaux, salles de réunion). Par l'excellence de l'interprétation, la mise en scène des objets (valises, explosifs, téléphones), le montage vigoureux mais toujours lisible, toute la partie centrale nous tient en haleine sans baisse d'intensité.

    L'un des pièges tendus à Singer était une ré-écriture de l'histoire dans un regard trop moderne et donc anachronique : mener un récit qui ne peut pas avoir été pensé comme cela par les protagonistes de cette époque (les plus savants parlent d'uchronie). Manifestement fidèle aux faits, il se détourne avec élégance de la chausse-trappe de la fiction historique mensongère. La question que tout le monde peut se poser ("Et si tout cela avait marché ?"), il n'en laisse passer que les prémisses en illustrant brièvement le déroulement idéal du programme de la prise de pouvoir au moment où il est dévoilé par les chefs à leurs sous-officiers ou, plus loin, en cadrant le visage de Stauffenberg s'enfuyant du bunker fumant, à la fois tendu et sûr d'avoir réussi son coup. Ce n'est pas mentir que de filmer ces moments-là, mais bien célébrer l'une des merveilleuses possibilités du cinéma, tout en restant honnête par rapport à son sujet.

    Mener à bien une telle entreprise en moins de deux heures et en proposant un spectacle si prenant vaut bien un coup de chapeau.

  • Un baiser s'il vous plaît

    (Emmanuel Mouret / France / 2007)

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    Unbaisersvp.jpgA Nantes, Gabriel rencontre Emilie, parisienne de passage, mariée et repartant le lendemain. Le courant passe si bien entre les deux, qu'après le dîner, il lui demande un baiser "sans conséquence", ce qu'elle lui refuse poliment. Elle se justifiera en lui racontant jusqu'au milieu de la nuit, l'aventure vécue par deux de ses amis : Judith et Nicolas. C'est cette histoire qui, sous forme de flash-back, est au centre du film.

    Dans Un baiser s'il vous plaît, un récit en cache un autre (ou deux), le comique cache une réflexion sur l'amour, l'amitié et le désir, une couette cache deux corps nus. L'humour naît ici du décalage entre ce que ressentent réellement les personnages et ce qu'ils veulent bien admettre (Judith et Nicolas sont attirés l'un par l'autre mais refusent de reconnaître qu'ils sont emportés par la passion même au plus fort de l'étreinte, cherchant à analyser sans cesse leur comportement, à leurs yeux inadéquat, comme si leur corps était détaché de leur esprit). Ce refus de se voir tel que l'on est ne contamine pas, heureusement, le regard d'Emmanuel Mouret cinéaste. On sent son plaisir à filmer cet argument. De plus, un jeu permanent avec ce milieu bourgeois, engoncé, cultivé et parisien se dégage du film. Sans aller jusqu'au second degré ou l'ironie féroce, l'insistance à placer les personnages en pleine discussion devant des bibliothèques ou des tableaux et l'étalement des séquences de bavardages font sourire.

    L'aberrante logique des réactions des personnages provoque quelques passages assez irrésistibles (dont une mémorable séquence de rupture empreinte de calme et de compréhension mutuelle parfaitement inattendue), le seul problème étant que le comique est strictement limité à ce registre. Le film n'avance donc pas beaucoup et au bout d'une heure, Mouret se décide à changer de cap en lançant Judith, Nicolas et Caline, l'ex de ce dernier, dans un fumeux stratagème. La mise en place de celui-ci est assez savoureuse mais ses conséquences sont décevantes, destinées qu'elles sont à ramener tout le monde sur terre, à tirer vers la morale de l'histoire. Le quatrième protagoniste, qui n'était jusqu'alors qu'une silhouette, prend de l'importance et offre au spectateur les premières réactions censées et réalistes dans ce microcosme si étrange, créant ainsi un déséquilibre malvenu.

    On finit par se détacher des personnages et le retour de bâton ne suffit pas à les rendre plus proches (après tout, comme aurait dit ma grand-mère, "ils sont bien bêtes et c'est bien fait pour eux"). Ce relatif désintérêt s'étend même au couple de départ (celui de Gabriel et Emilie), pourtant porteur de plus de réalité. Mais terminons sur une bonne note : le film est souvent drôle et remarquablement interprété (par Mouret lui-même, Virginie Ledoyen, Julie Gayet, Michael Cohen et l'épatante Frédérique Bel, dans le rôle de Caline, tête-à-claque très émouvante).

  • Rusty James

    (Francis Ford Coppola / Etats-Unis / 1983)

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    rustyjames1.jpgPoint culminant de l'esthétique des années 80 (sortie française en février 1984), Rusty James (titre original : Rumble fish, littéralement "poisson combattant") est une oeuvre sur laquelle notre regard a changé, vingt-cinq ans après, alors qu'elle faisait justement de la réflexion sur le temps l'un de ses principaux thèmes. Le film s'inscrit volontairement dans un cadre intemporel, accumulant les signes décoratifs ou vestimentaires venant de différentes époques (jusqu'aux années 50) et limitant au strict minimum les touches de modernité (on note à peine qu'un échange a lieu dans une salle de jeux vidéos). En revanche, ces éléments sont réordonnés et sublimés par une forme neuve. Et vu d'ici et aujourd'hui, c'est ce formalisme exacerbé qui fixe Rusty James dans les 80's et pas ailleurs.

    Rusty James est un beau gosse enragé de Tulsa qui fantasme sur l'époque révolue des gangs et qui rêve de ressembler à son grand frère, surnommé The Motorcycle Boy, énigmatique et charismatique leader de bande revenu récemment d'un exil en Californie. Le scénario n'est que pur prétexte pour Coppola, bien décidé à démontrer la pertinence de son double projet Outsiders/Rumble fish, soit deux films consécutifs réalisés avec la même équipe et à partir de deux romans originels signés du même auteur (S.E. Hinton), l'un étant illustré de manière conventionnelle, l'autre totalement personnelle.

    Les stéréotypes abondent : le jeune chien fou, le pote étudiant à lunettes, la droguée mal-aimée, le père alcoolo, les bastons... L'intérêt est que ces clichés sont parfaitement assumés, il n'y a qu'à voir ce personnage de policier qui n'est qu'une image de policier, invariable, omnisciente, symbolique. Le moindre plan vise à la beauté picturale, le moindre photogramme pourrait se retrouver en couverture des magazines de mode les plus classieux.  Parfois, les visages se détachent ostensiblement de fonds unis ou nuageux qui ne servent qu'à découper une forme, une silhouette (le dernier plan du film avec l'océan au loin).

    The Motorcycle Boy surgit de nulle part et Mickey Rourke devient sur le champ une icône. Il prend la pose même en marchant, les bras toujours croisés. Le miracle est que, malgré cela (ou de surcroît), l'électricité passe dans le regard de l'acteur, fascinant. Son personnage comme absent, parlant à voix basse, s'oppose parfaitement a celui de Rusty James qui est constamment dans la gesticulation et les changements d'intonation, qui est plus marqué par son look et son langage (ses phrases ponctuées de "man" et autres "fuck"). Grande réussite que l'ensemble du casting, notamment pour ce trio familial qui paraît évident : Rourke/Dillon/Hopper (et tant qu'on y est, pas question d'oublier de mentionner l'incendiaire Diane Lane). De leurs échanges se dégagent une justesse certaine, par la mise en évidence de leurs points communs et de leurs divergences. Il est ainsi beaucoup question d'intelligence et les propos qui pourraient passer pour des sentences gratuites (l'une des plaies des films les plus superficiellement modernes de cette époque-là) n'y ressemblent jamais car ils ne sortent que de la bouche du Motorcycle Boy ou de son père, hommes plus "habités" que Rusty James.

    Dans la deuxième partie, les personnages ne cessent de réfléchir sur eux-mêmes comme Coppola semble réfléchir sur le cinéma. Le film abandonne peu à peu toute velléité trop dramatisante (ce n'est pas une série de règlements de comptes brutaux entre gangs) et se transforme en une errance nocturne (voir comment est filmée l'ivresse) au cours de laquelle Rusty James ne va cesser de suivre son frère, à deux mètres de lui, l'observer, tenter de le saisir et de faire sienne un peu de son aura.

    La distanciation formelle imposée par le cinéaste nous touche plus aujourd'hui en passant par les postures ou les dialogues que par les gimmicks visuels, un peu trop sollicités (pendules, fumées, nuages filmés en accéléré). Notons toutefois que l'on remarque surtout la dernière horloge apparaissant à l'écran qui annonce deux minutes avant minuit, avant le dénouement, ce qui nous fait dire que le procédé n'a pas été utilisé vainement. Le choix esthétique le plus marquant est bien évidemment celui fait par Coppola de tourner dans un somptueux noir et blanc, choix justifié en passant, au bout de quelques dizaines de minutes, sans insister et en laissant libre d'adhérer ou pas à l'interprétation : nous voyons le monde comme le voit le Motorcycle Boy (il faudrait donc lire les tags introductifs sur les murs de la ville, "The Motorcycle Boy reigns", dans ce sens-là et pas seulement comme la trace d'un passé légendaire). "C'est comme une télé en noir et blanc avec le son très bas", dit-il lui-même, qui n'a des couleurs que le souvenir de quelques touches. De fait, tout autant que le visuel, le son est travaillé de manière extraordinaire.

    La musique de Stewart Copeland, composante essentielle du projet, si bluffante en 84, m'a paru cependant avoir subi quelque peu les assauts du temps. Toujours stimulante, elle s'est toutefois chargée de certaines sonorités qui heurtent l'oreille et qui rameutent subrepticement le triste fantôme d'Eric Serra. Le nom est lâché, il faut aller jusqu'au bout et maintenant poser la question : pourquoi Rusty James, quintessence d'un certain cinéma, est-il un film infiniment supérieur à Birdy et autres Subway ? Sans reprendre les éléments de réponse apportés plus haut, mettons en avant une différence radicale. L'image de la fin du Motorcycle Boy nous est refusée, laissée hors-champ. En avoir la trace  sonore suffit, inutile de plomber le spectateur, de l'appâter. Coppola n'est pas dans la démagogie et le chantage à l'émotion. Il reste honnête et cohérent dans l'esthétique et la morale. Tout le contraire du cinéma de Parker ou de Besson, de leurs fins de film mensongères destinées à rassurer coûte que coûte le spectateur avant qu'il ne quitte la salle (de ce point de vue, la séquence de lévitation de Rusty James pourrait induire en erreur : le fait est qu'elle échappe au travers du détournement trop facile par l'interrogation qu'elle amène, encore une fois, sur les clichés que l'âme du héros survole, et accessoirement, par sa force plastique). Et puis, tout simplement, Coppola organise un univers (un monde refermé sur lui-même, comme un aquarium, certes, mais dont la vitre peut aussi nous renvoyer notre image).

  • Les nuits de la pleine lune & Le rayon vert

    (Eric Rohmer / France / 1984 & 1986)

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    Lune 06.jpg"Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison". Voilà le sous-titre du quatième film de la série des Comédies et proverbes d'Eric Rohmer. Quatre chapitres égrennent autant de mois, de novembre à février, le premier posant on ne peut plus clairement la situation (qui, comme souvent dans la série, ne colle pas exactement terme pour terme au proverbe choisi). Deux longues conversations entre Louise et son copain Octave et entre Louise et son ami Rémi détaillent le point de départ du récit et semblent déjà en imaginer toutes les conséquences possibles. Le pour et le contre sont pesés, les risques identifiés. De l'instabilité de Louise naît l'intrigue et ce sont ses trajets incessants entre ses deux maisons qui vont rythmer le film. Le générique de début est porté par un panoramique allant de la rue à l'immeuble de banlieue de l'héroïne et logiquement, quand arrivera celui de la fin, la caméra bougera dans le sens inverse. Ces mouvements qui parsèment Les nuits de la pleine lune ne se limitent pas à accompagner les déplacements des personnages mais font entrer en jeu une problématique sociale en abordant la question des "nouvelles villes" naissant aux abords des grandes agglomérations et provoquant des mutations importantes dans les modes de vie (avec cette attention à l'environnement, nous avons là l'une des composantes du cinéma de Rohmer qui fait que celui-ci peut être qualifié à la fois d'intemporel et de précisemment daté).

    L'idée du trajet, au-delà de la mesure d'un territoire, est reprise pour aborder l'intime, Louise allant d'un partenaire à l'autre. Mais elle n'est pas la seule car ici chaque rencontre, quasiment chaque salutation, semble porter en germe une histoire possible. Donnant à sentir régulièrement une circulation des désirs, le film est sur ce point l'un des plus francs de son auteur.

    "Tu donnes l'image de quelqu'un de complètement éthéré alors que, en réalité, tu es tout à fait physique." La remarque que fait Octave à Louise pourrait après tout s'appliquer à Rohmer. Dans Les nuits de la pleine lune, la parole est primordiale, comme toujours, mais elle laisse aussi toute sa place à l'expression corporelle. Notons d'abord que les personnages conversent souvent en faisant autre chose en même temps (préparer un thé, s'habiller...), ce qui dynamise leurs bavardages. Ensuite, Rohmer les filme dans tous leurs états, y compris les moins grâcieux puisque nous les voyons, hommes ou femmes, dénudés, essuyant leur transpiration ou changeant de vêtements. Si le cliché veut que chez ce cinéaste, tous les acteurs jouent de la même façon et prennent la même diction, il faut ici nuancer les choses. La distribution apparaît en effet au départ, très hétérogène. Fabrice Lucchini s'installe dans son rôle d'écrivain mondain (terme que son personnage réfute assez brillamment). Pascale Ogier joue de son corps très mince, de ses intonations de jeune fille et nous touche particulièrement lorsqu'elle laisse éclater ces sortes de crises de nerfs calmes. Tchéky Karyo est le plus étonnant des trois car le plus "déplacé", Rohmer se servant magnifiquement de son allure lourde, de son regard toujours au bord de l'explosion et en même temps terriblement las. Ces différences de jeu, essentiellement dûes aux corps des comédiens (et auxquelles il faut ajouter l'apparition de Laszlo Szabo, apportant tout à coup un autre registre, une vision plus globalisante et moins terre à terre), le cinéaste en fait une force structurante de son récit. D'ailleurs, ce qui reste le mieux en tête après une première vision des Nuits de la pleine lune a peu à voir avec l'image traditionnelle véhiculée par le cinéma de Rohmer puisque reviennent en mémoire avant tout ces longues séquences de danse et ces scènes de ménage entre Louise et Rémi.

    D'autres éléments contredisent la thèse d'un cinéma bavard et ennuyeux. Entre en jeu un véritable plaisir du récit, à tel point qu'il ne faudrait peut-être pas grand chose pour que l'on bascule à certains moments dans un film de genre. On l'a dit, tous les possibles sont envisagés dès le départ, mais à cela s'ajoutent ensuite des fausses-pistes, des méprises et des revirements. Octave se voit traité de flic, un simple passage aux toilettes d'un bar provoque un moment de suspense et pendant quelques secondes l'escalier que gravit Louise et qui mène à la chambre de Rémi prend une allure hitchcockienne. On le voit donc, au-delà de sa rigueur, le cinéma de Rohmer ne manque pas de surprises.

     

    Rayon 08.jpgExpérience inédite pour Eric Rohmer que ce Rayon vert. Après avoir laissé Pascale Ogier décorer les appartements de son personnage des Nuits de la pleine lune, il laisse cette fois-ci Marie Rivière et les acteurs l'entourant collaborer au scénario et aux dialogues, sous forme d'improvisations développées à partir d'une certaine trame. A la mise en scène de suivre. Rohmer délaisse donc quelque peu sa position d'organisateur au regard acéré et sollicite moins son oeil de plasticien. Nous perdons alors en rigueur ce que nous gagnons en naturel et en liberté. Frappent ici la simplicité des gens filmés et de leurs propos, l'abondance des scènes de repas décontractés, un goût pour la déambulation purement documentaire et l'étirement de séquences a priori sans enjeu dramatique. Devant ce cinquième opus de la série Comédies et proverbes, on ne peut que se faire à nouveau la remarque : Eric Rohmer est sans doute, parmi les grands auteurs de la Nouvelle Vague, celui qui est resté le plus fidèle aux principes techniques, esthétiques et narratifs du mouvement.

    S'étalant sur une période de vacances estivales, le récit en épouse le rythme particulier, au gré de balades et de rencontres, sans réels soucis d'équilibre temporel (une longue semaine à Cherbourg puis un séjour expéditif de quelques heures à la montagne, des scènes très courtes ou des discussions attablés sans fin) ni d'homogénéité de registres (séquences de drague ludiques ou pathétiques, échanges profonds ou prosaïques, agitation des groupes ou plages solitaires). C'est aussi peu de dire que Rohmer s'attache à son héroïne, soumettant tout son film à ses hésitations et ses états d'âme. Ne se remettant pas d'une rupture sentimentale, lâchée par une amie au moment de partir avec elle en Grèce, ne sachant plus que faire, Delphine est mal dans sa peau. Les autres ne cessent de la pousser à "se bouger", à extérioriser et à donner d'elle ce qu'elle ne veut pas. Mais Delphine reste farouchement fidèle à sa vision romantique de l'existence, quitte à passer par de terribles moments de dépression.

    Si la jeune femme ne sait jamais vers où et vers qui aller, plutôt que d'instabilité, il faut parler d'un état vague. Nous sommes en effet souvent au bord de la mer mais, plus sérieusement, c'est de cette manière que Delphine définit elle-même son rapport au monde et aux autres à l'occasion de sa discussion à coeur ouvert avec la jeune suédoise. Et d'ailleurs, pourquoi tout devrait-il toujours être clair et transparent ? La sincérité et le bien-être doivent-ils nécessairement passer par l'extraversion ? Faisant sien ce rapport imprécis et fuyant de Delphine à ce qui l'entoure, le film avance ainsi comme à tâton mais laisse glisser par en-dessous le sentiment qu'il y a tout de même, au bout, un point précis à atteindre. Il ne peut advenir qu'un seul dénouement. Comme Delphine, nous croyons à cette rencontre possible. Des signes balisant sa route la conforte dans cette espérance (les apparitions de ces cartes à jouer, de ces affiches et de ces couleurs pourraient l'abuser mais elle reste lucide dans sa superstition, admettant que dans son état si réceptif, elle peut très bien sur-interpréter ces clins d'oeil du destin).

    Passés les instants de déceptions et les heures trop calmes, le grand moment de la rencontre rêvée arrive enfin, dans un hall de gare. Et ce chamboulement se voit immédiatement sur le visage de Dephine (Marie Rivière est éblouissante) et dans ces gestes. La boule qui lui pesait dans le ventre a disparu d'un coup et elle ne peut plus se contenir. Elle dit tout, tout de suite. Préparées par le faux-rythme de tout ce qui précédait, les dix dernières minutes du Rayon vert affirment magnifiquement une croyance dans le cinéma et dans son pouvoir d'émotion et d'émerveillement. Chaque élément a tendu vers cet instant où tout fait sens, où, selon l'adage, on voit en soi et en ses proches. Là, sur cette falaise, face au soleil couchant, un phénomène météorologique parfaitement connu est aussi un événement magique, Baudelaire ("Ah ! Que le temps vienne. Où les coeurs s'éprennent", sous-titre du film) et Jules Verne dialoguent, le cinéma devient à la fois peinture et musique, le début (d'un amour) et la fin (d'une journée, d'un récit) se rejoignent. Comme un faisceau lumineux, tout converge, et cela avec l'économie de moyens habituelle au cinéaste. Si Le rayon vert n'est pas la plus pure des oeuvres de Rohmer, c'est assurément l'une des plus émouvantes.

     

    (Chroniques dvd pour Kinok)

  • Che (2ème partie : Guérilla)

    (Steven Soderbergh / Etats-Unis / 2008)

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    che2.jpgEn sautant par-dessus les années d'exercice du pouvoir à Cuba, nous retrouvons donc Ernesto Guevara au milieu des années 60, prenant en main clandestinement la guérilla bolivienne. Cette seconde partie de Cheest plus linéaire, plus recentrée (même si Soderbergh ne peut pas s'empêcher de filmer quelques séquences explicatives dans les hautes sphères du pouvoir, insistant notamment sur le rôle des Américains dans l'affaire), plus vigoureuse lors des affrontements armés, plus éclairante sur ce qui relie et ce qui sépare les différents peuples d'Amérique latine, que la première, mais elle ne parvient toujours pas à passionner et n'inspire pas plus de réflexions.

    Guevara est bien évidemment au centre du récit, mais ne bouche pas totalement la vue sur l'ensemble du groupe de rebelles. Malheureusement, aucune autre figure ne se détache de celui-ci. Sans être épileptique, la mise en scène tient à faire resentir la véracité de ce qu'elle organise en privilégiant les ouvertures de plans saisissantes, le montage rapide et le tremblotement incessant du cadre. Ainsi, les plans se heurtent, sans continuité, y compris dans les séquences les plus calmes. Ce chaos stylistique est tellement répandu dans le cinéma contemporain qu'il en devient la marque du plus parfait conformisme. La formule pouvait marcher pour nous plonger dans les méandres de Traffic ou d'A fleur de peau, mais ici, la longue marche vers la mort du Che manque cruellement de fluidité et ne s'élève jamais au-dessus du reportage. Sa fin est traitée relativement sobrement, mais le cinéaste ne nous évite pas le contrechamp si éloquent sur les paysans boliviens. De peur d'en faire trop ou pas assez, Soderbergh regarde à droite et à gauche, au lieu de poser patiemment son regard vers le bas pour mieux l'élever par la suite, comme sût le faire Terrence Malick, son modèle, dans La ligne rouge.

  • Les chevaliers de la table ronde

    (Richard Thorpe / Etats-Unis - Grande-Bretagne / 1953)

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    chevaliers.jpgLa télévision permet de temps à autre de juger sur pièces quelques titres émergents de filmographies de cinéastes hollywoodiens consciencieux mais sans style particulier, tel Richard Thorpe.

    J'ouvre tout d'abord une parenthèse. Les chevaliers de la table ronde (Knights of the round table) a été diffusé ce lundi soir par Arte, quelques jours après Deux hommes dans la ville et Quand Harry rencontre Sally, autant de films qui, il y a dix ans, avaient plutôt leur place sur France 2 ou France 3, chaînes qui diffusaient récemment The patriot, Le fugitif et La relève, autant de films qui, il y a dix ans, avaient plutôt leur place sur TF1, chaîne qui diffuse maintenant des séries. Dans 10 ans, on décale encore d'un cran ?

    Fin de la parenthèse et retour à Richard Thorpe, réalisateur d'une bonne centaine de longs-métrages de 1924 à 1967. Certaines oeuvres se détachent timidement de l'ensemble : Le prisonnier de Zenda (1952) est un très agréable film de cape et d'épée, Jailhouse Rock / Le rock du bagne (1957) est un Elvis movie assez intéressant et Ivanohe(1952, lisez une note intéressante ici), dont j'ai un lointain mais excellent souvenir, domine le tout grâce, entre autres choses à son casting quatre étoiles (Elizabeth Taylor, Joan Fontaine et George Sanders autour de Robert Taylor). Quelques autres titres mériteraient certainement d'être mentionnés mais la majorité est apparemment sans grand intérêt. Dans 50 ans de cinéma américain, Coursodon et Tavernier consacrent une note sévère au réalisateur de Quentin Durward (1955), film "qui s'ouvre sur un plan de Chenonceaux, sous-titré Chambord, alors que l'histoire se passe sous Louis XI".

    Les chevaliers de la table rondeest une oeuvre à l'image de toute la carrière du bonhomme, pour le moins inégale. La mise en scène est parfaitement fonctionnelle, ce qui donne une certaine sobriété aux combats en armures mais peut aussi laisser sombrer une bataille dans la mollesse générale (voir le traquenard tendu à l'armée de Lancelot au nord du royaume, filmé très paresseusement). Le choix d'inscrire l'action en décors réels le plus souvent possible nous vaut d'assister à un premier duel dans la forêt et à un affrontement final sur des hauteurs rocailleuses assez bien troussés. Nous nous apercevons vite, cependant, que, si réalistes soient-ils, quelque chose manque dans ces sous-bois où se croisent chevaliers et gentes dames : le peuple. S'il est fait allusion à ses souffrances, il est complètement évacué d'une histoire où il n'est question que d'individualisme et d'homme providentiel.

    Cette vision de la légende arthuréenne est dépourvue de toute dimension magique. Nous nous en accommodons pendant quelques minutes avant de finir par la regretter devant cette condensation des péripéties qui rend arbitraire et parfois à la limite du risible certaines articulations du scénario. De même, la complexité des caractères se transforme en caprices peu compréhensibles (les revirements de Lancelot au moment de faire allégeance à Arthur) et les enjeux de pouvoir au château de Camelot, partie centrale du film, ralentissent considérablement le rythme. Parmi tous ces personnages taillés d'une seule pièce, celui de Perceval (Gabriel Woolf) en deviendrait presque le plus intéressant, transporté qu'il est par une série d'apparitions divines. Ava Gardner n'a malheureusement pas grand chose à faire, Mel Ferrer est un Arthur totalement engoncé dans ses habits royaux, Robert Taylor assure en Lancelot et Stanley Baker est un méchant et convaincant Modred.

    Le film n'échappe à la routine (pas vraiment désagréable) qu'en de rares moments : un pari sur une danse de saltimbanque occasionnant la jalousie de Guenièvre et surtout une belle séquence centrée sur un magnifique fondu-enchaîné liant deux amoureux séparés, chacun étant perdu dans ses pensées au sommet d'une tour et serrant dans ses mains une étoffe ou un collier. Ces instants font regretter qu'ailleurs nous ne sentions jamais l'emprise des ténèbres ou le poids des armures. Ce n'était sans doute pas dans le cahier des charges, qui se limitait au spectacle coloré et à l'apologie des valeurs de la chevalerie.

  • Fantômas

    (Louis Feuillade / France / 1913-1914)

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    Préface

    Ma découverte, il y a de cela 6 ou 7 ans, de la série des Vampires (1915-1916), grâce à la belle collection vhs de mon ancienne médiathèque municipale, est l'un de mes plus beaux souvenirs de cinéma. Je ne connaissais alors de Louis Feuillade que sa réputation et quelques images mythiques tirées de ses films. Cette première rencontre ne pouvait rester sans lendemain.

    En septembre dernier, Arte diffusa un documentaire intitulé Fantômas mène le bal, réalisé par Thierry Thomas. Cette belle évocation du personnage inventé par Pierre Souvestre et Marcel Allain en 1911 commençait par balayer d'un revers de manche les pantalonnades cinématographiques de l'équipe Hunebelle-Marais-De Funès pour mieux se plonger dans les mystérieux récits imaginés par le duo de romanciers, récits aussitôt portés à l'écran par un Louis Feuillade qui allait ainsi participé de belle manière à la construction du mythe.

    Dans les romans, l'inspecteur Juve n'a qu'une obsession : capturer Fantômas. A partir de ce jour, la mienne devenait de posséder un coffret Feuillade.

     

    1er épisode : Fantômas - A l'ombre de la guillotine

    Film en 3 parties : Le vol du Royal Palace Hôtel, La disparition de Lord Beltham, Autour de l'échafaud. A peine arrivée dans son palace, la Princesse Danidoff se fait agresser dans sa chambre et voler bijoux et enveloppe bien fournie. Le malfrat se permet même de signer son forfait d'une carte de visite, sur laquelle chacun peut lire, tremblant : "Fantômas". Chargé de l'enquête, l'inspecteur Juve, souvent accompagné du journaliste Jérôme Fandor, se retrouve aussitôt avec une autre affaire sur les bras, celle de la disparition de Lord Beltham. La femme de ce dernier semble trouver beaucoup de consolation dans les bras d'un certain Gurn, associé de son mari. Il s'avèrera que Gurn n'est autre que Fantômas. Juve parvient à le capturer et l'homme semble bon pour la guillotine. Mais, avec l'aide de Lady Beltham et de geôliers facilement corruptibles, Fantômas se sort in extremis de la situation par un subterfuge audacieux basé sur la ressemblance qu'entretient avec lui un fameux comédien de théâtre.

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    Faisant une rapide recherche sur la toile, après avoir suivi ce premier épisode, je suis tombé sur le commentaire d'un internaute quelque peu déçu, trouvant que le film n'était à aucun moment "mis en scène" et qu'il ne s'agissait que d'un enregistrement d'actions (la personne reconnaissait par ailleurs avec honnêteté n'avoir encore vu aucun autre film antérieur aux années 20). La caméra de Feuillade est effectivement fixe de bout en bout. On comprend que cette frontalité puisse, au premier abord, gêner certains spectateurs, mais il faut voir comment le cinéaste s'ingénie à contourner cet obstacle et réussit à insuffler vie et vitesse à ses images. D'un tableau à l'autre, il joue ainsi sur les variations de rythme, use d'un découpage rapide pour suivre les montées et descentes d'un ascenseur d'hotêl,  fait débouler dans une pièce un grand nombre de comparses, se délecte des dissimulations derrière les rideaux, place plusieurs cadres dans le cadre, enregistre des discussions que l'on "voit" denses alors que les inter-titres sont rares (nous ne saisissons pas tous les détails des conversations, mais nous en comprenons parfaitement la teneur, grâce à la netteté de la gestuelle et des expressions des comédiens qui se gardent pourtant de tomber dans l'outrance). Si le contrechamp n'existe pas ici, la profondeur et les côtés du cadre réservent des surprises. Tout cela apporte le dynamisme nécessaire et accroche assurément le spectateur, mais est-ce seulement une recherche d'efficacité ? N'y a-t-il pas, déjà, une volonté de composition, un agencement précis qui permette à la fois le contentement esthétique et l'expression d'une pensée ou d'un état des personnages ? Ne sommes-nous pas, déjà, dans le plaisir de la mise en scène ?

    Par exemple avec ce plan-là :

    fantomas3.jpg

     

    ou celui-ci :

    fantomas4.jpg

    On loue Feuillade pour son réalisme. L'équilibre est en effet parfait entre intérieurs et extérieurs (importance des façades des bâtiments) et que l'on se retrouve dans un bureau d'inspecteur ou dans le salon d'une femme du monde, le décor est toujours vivant. Le jeu des acteurs n'a rien de grandiloquent malgré quelques regards ou exclamations apostrophant le spectateur. Détail parlant : hormis René Navarre (Fantômas) bien sûr, personne ne semble affublé de postiche ou maquillé exagérément.

    La première apparition de Fantômas frappe par sa simplicité et sa prestance. Le criminel impose sans mal sa volonté, dans sa manière ferme et enjôleuse. Dès les premières minutes, nous voyons que nous n'avons pas affaire à un simple voleur. Comme le proclame justement la publicité pour le roman, il provoque à la fois l'épouvante et l'admiration. Et ce n'est pas Lady Beltham qui nous contredira. Son imagination sans limite, sa capacité à se tirer d'affaire, son emprise sur les gens qui l'entourent ne lasse pas d'inquiéter. Le fantastique n'est pas loin. Un jeu sur la représentation est déjà proposé quand, au théâtre, le cinéma se dédouble : nous voyons sur scène, dans une pièce s'inspirant des méfaits de Fantômas, un dénouement inévitable (sa mise à mort) qui sera pourtant contredit plus tard dans la réalité. Les repères vacillent. L'hallucination finale de l'inspecteur Juve est la promesse d'autres aventures plus mystérieuses encore.

     

    2ème épisode : Juve contre Fantômas

    Film en 4 parties : La catastrophe du Simplon Express, Au « Crocodile », La villa hantée, L'homme noir. Le nouveau coup de force de Fantômas a lieu sur les rails. Aidé de sa nouvelle complice, Joséphine, et de quelques hommes de main, il détrousse un représentant en spiritueux roucoulant dans son wagon et provoque par la même occasion une catastrophe ferroviaire. Fandor en réchappe de justesse, puisque dorénavant, c'est une lutte sans merci qui s'engage entre lui et Juve d'un côté et Fantômas de l'autre. Après une fusillade dans un entrepôt de vin, ce dernier se fait à nouveau repérer en compagnie de la "revenante" Lady Beltham. Constamment sous surveillance, il manque de peu d'assassiner Juve mais parvient finalement à se sortir indemne d'un assaut policier.

    Ça se corse ! Dès la première scène, une lettre nous apprend qu'un corps de femme défiguré et broyé, probablement celui de Lady Beltham, vient d'être découvert. Plus tard, c'est un terrible accident de train, sciemment déclenché par Fantômas, qui marque les esprits. Notre héros maléfique passe au niveau supérieur, Feuillade aussi.

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    Dans les pas de Juve et Fandor, le cinéaste se lance à la poursuite du criminel dans les rues de Paris, partant des quartiers populaires pour arriver à la gare, en voiture ou par le métro aérien. Avec ces vues documentaires stupéfiantes des personnages lâchés au milieu des passants, il nous émerveille, émerveille les habitants (les regards vers la caméra ne manquent pas) et semble s'émerveiller lui-même. Voit-on là la première scène de filature urbaine réaliste de l'histoire du cinéma ? Nous faisons en tout cas à cette occasion la connaissance d'Yvette Andreyor. Dans le rôle de Joséphine, elle crève l'écran de naturel. Dans le magnifique plan-séquence du trajet en métro, elle excelle à ne rien faire et plus loin, son personnage étant pris au piège par Juve, elle aura un tremblement de la main gauche, tâtonnant vers le dossier de sa chaise, qui voudra tout dire.

    Dans ce deuxième film de la série, la mise en scène se fait plus souple de par l'aération de l'action et les compositions des plans où s'accumulent les lignes de fuite et les diagonales. Nous sommes toutefois loin d'un esthétisme vain et figé : à l'image des charrettes qui passent derrière Fandor attendant au café, c'est la vie qui ne cesse de traverser l'écran. Deux ou trois mouvements d'appareils, presque imperceptibles, et surtout des plans de coupe rapprochés sur des visages ou des éléments du décor sont d'autres signes d'évolution.

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    Tout l'épisode est placé sous le signe du feu. Le choc entre les deux trains provoque un brasier infernal, les bandits enflamment des barriques dans le but de brûler vifs Juve et Fandor alors que ceux-ci usent de la technique de l'enfumage pour pièger à son tour Fantômas. Ce deuxième récit se clôturera donc fort logiquement par une explosion.

    Le spectre émotionnel est également plus large. Feuillade laisse sa place à l'humour et propose plusieurs variations dans ce registre : humour graphique des échanges de coups de feu de part et d'autre des rangées de barriques, humour de situation avec le retour de Fantômas auprès de deux charmantes demoiselles, à peine dérangé par une course poursuite d'une heure avec Juve, humour noir avec la découverte d'un butin inutilisable alors qu'il fut obtenu au prix de vies humaines et humour verbal avec la réponse du domestique à la question de l'inspecteur s'étonnant de la présence de traces de vie dans un appartement soit-disant inhabité ("La maison est hantée").

    Cette réplique fait certes rire par l'aplomb avec lequel elle est dite. L'homme se moque ouvertement du monde. Mais, à y regarder de plus près... Lady Beltham n'est pas morte. Elle se retrouve en effet, à nouveau, sous la coupe de Fantômas. A leurs retrouvailles dans l'appartement de Madame, nous les voyons vêtus entièrement de noir, tels des spectres. Seraient-ils déjà passés de l'autre côté ? Dans Fantômas, les morts ne le sont pas toujours vraiment et les vivants reviennent de si loin... Face au dénouement de cet épisode, tombant comme un couperet et laissant le suspense total, je me dis que l'on en a pas fini avec cet entre-deux.

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    3ème épisode : Le mort qui tue

    Film en 6 parties : Préliminaires, Le drame de la rue Norvins, L'enquête de Fandor, Le collier de la princesse, Le banquier Nanteuil, Elisabeth Dollon, Les gants de peau humaine. Sorti vivant par miracle de l'explosion de la villa de Lady Beltham, Fandor doit reprendre son enquète sans l'inspecteur Juve, porté disparu et vraisemblablement mort. Fantômas, de son côté, continue d'échafauder de terribles complots. Il fait accuser le peintre Jacques Dollon de meurtre avant de l'assassiner en prison et de subtiliser le corps. Dans le même temps, il gagne une fortune sur le dos du riche Thomery et de sa fiancée, la princesse Danidoff. Meurtres et agressions se succèdent, portant tous la même marque : les empreintes digitales de Jacques Dollon ! Avec l'aide d'Elisabeth, la soeur de ce dernier, Fandor parviendra à recouper toutes les sinistres informations et à se retrouver enfin face à Fantômas.

    Plus long (1h30 contre une cinquantaine de minutes pour les autres), moins frénétique et spectaculaire que les deux premiers, laissant poindre la lueur du mélodrame, ce troisième épisode est jusque là le plus complexe, à bien des égards. Une nouvelle machination est en marche, sortie du cerveau malade (ou génial) de Fantômas, machination dont nous sommes loin de saisir immédiatement tous les ressorts, et le récit nous réservera un formidable coup de théâtre final, éclairant sous un autre jour tout ce que nous venons de voir (et justifiant a posteriori l'étrange place réservée par le montage à la séquence de présentation des petits trafics d'une vieille brocanteuse, placée dans les préliminaires et collée à la convalescence de Fandor).

    Le film brasse aussi un plus grand nombre de personnages puisque nous en découvrons de nouveaux (Jacques et Elisabeth Dollon, le simplet Cranajour, Thomery, le banquier Nanteuil) et nous en retrouvons d'autres, perdus de vue depuis le premier épisode (le gardien de prison Nibet, définitivement passé du côté du Mal, la princesse Danidoff). La princesse se voit réservée ici un sort particulier. Fantômas la vole une seconde fois, dans les mêmes conditions que la première, la surprenant en sortant de derrière de lourds rideaux. Avant de sortir de la pièce et de laisser la dame évanouie et délestée d'un bijou inestimable, notre homme suspend ses gestes et semble jouir de l'instant, rempli de la satisfaction d'avoir répété ce forfait. A ce moment-là, le plaisir passant dans les yeux de Fantômas semble être celui du cinéaste.

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    Chez Feuillade, la rareté des mouvements de caméra font que leur apparition résonne comme autant de coups de tonnerre. L'effet est décuplé, la surprise totale. Si un panoramique s'amorce soudain, c'est qu'une terrible révélation nous attend à son terme. Ainsi, par deux fois, une balayage de ce type entraîne notre regard d'un vivant sonné à un mort affaissé et dans les deux cas, un objet prend, dans la scène, une importance primordiale : une malle.

    Combien avons-nous vu au cinéma de récits fantaisistes s'articuler autour de ce type d'objet ? Si son utilisation marque tant ici, c'est que pour Feuillade, au-delà du jeu de dissimulation, une malle dans laquelle se cache un homme (Fandor en l'occurrence) doit réellement peser son poids. L'effort des hommes de main de Fantômas pour la déplacer est perceptible. Mieux encore : pour celui qui est pris au piège à l'intérieur, en sortir est laborieux, même armé d'un couteau. Ces détails sont révélateurs de ce qu'il y a sans doute de plus beau dans ce cinéma-là : la capacité de faire naître la poésie et le mystère du plus scrupuleux réalisme. L'arrestation du peintre Dollon donne le prétexte à montrer de manière documentaire le travail du service d'anthropométrie de la police. Dans ce local sont prises les mesures et enregistrées toutes les caractéristiques physiques du prisonnier. La caméra laisse à Dollon tout son temps pour qu'il presse ses dix doigts sur la feuille du registre des empreintes digitales. Bien évidemment, cette séquence portera tous ses fruits plus tard quand nous sera montrée l'effroyable invention de Fantômas. Nous aurons alors glissé du réalisme documentaire à l'impensable fantastique.

    Remarquons que c'est bien ce trajet qui éloigne de nous tout sentiment d'arbitraire dans le surgissement de l'incroyable. Au cours d'une longue séquence nocturne, nous voyons Fandor fûreter, suivre une piste de bas en haut (le toit de la prison) et de haut en bas (l'égout). C'est en cherchant ainsi, en avançant dans un lieu, puis un autre, que le journaliste va éclairer les mailles du réseau, reliant pour nous des endroits connus mais dont les repères spatiaux nous étaient jusqu'à présent cachées. Voilà comment Feuillade nous raconte son histoire : le complot n'est pas simplement dit, il est démonté par la mise en scène des lieux.

    Au dernier plan du film, Fantômas, tenu en respect par les gardiens de l'ordre s'adosse au mur de son bureau et se laisse glisser à travers un pan amovible se refermant aussitôt derrière lui. Le cinéma de Feuillade est un cinéma du passage secret, au sens d'un changement brutal et inattendu de lieu (ou de dimension). La mise en scène étant basée essentiellement sur des plans-séquences fixes, le montage se fait pour ainsi dire à l'intérieur, ce qui a pour conséquence de donner à chaque coupe la valeur d'un évènement. Un changement de plan équivaut à un changement d'espace. Ainsi, même s'ils les lieux que l'on parcourt sont liés entre eux (voir le trajet de Fandor évoqué plus haut) et s'ils sont toujours à portée de main du monde (les multiples portes et fenêtres donnant sur des groupes de personnes s'affairant à l'arrière-plan), ils restent parfaitement distincts les uns des autres. C'est aussi là qu'il faut chercher les raisons du plaisir constamment renouvellé de la surprise.

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    4ème épisode : Fantômas contre Fantômas

    Film en 4 parties : Fantômas et l'opinion publique, Le mur qui saigne, Fantômas contre Fantômas, Règlement de comptes. La presse met la police sur la sellette. Si Juve, finalement sorti indemne des décombres de la villa Beltham, est incapable d'arrêter Fantômas, ne serait-ce pas parce que les deux ne font qu'un ? L'inspecteur devient bouc émissaire et se retrouve emprisonné. Fandor, lui aussi soupçonné, doit à nouveau mener seul son enquête. Fantômas peut donc tranquillement enfiler deux nouvelles peaux. Dans celle du père Moche, vieux propriétaire d'appartements parisiens, il embobine un groupe d'apaches responsables du meurtre d'un percepteur, afin d'en récupérer le butin. Parallèlement, dans celle du détective Tom Bob, il lance l'idée géniale d'une souscription publique destinée à récompenser quiconque aidera à la capture du criminel.

    Juve expéditivement envoyé en cellule, Lady Beltham organisant un bal masqué promesse de multiples quiproquos : sommes-nous parti cette fois dans le rocambolesque pour subir une narration heurtée et capricieuse ? Non. Il faut plutôt parler de vitesse et de l'un de ses corollaires, l'étourdissement. Deux fils sont tirés pour mener le spectateur au bord du vertige.

    Tout d'abord, l'épisode est centré sur les idées de transferts, de dédoublements et d'usurpation. Juve est pris pour Fantômas et Fantômas se fait passer pour un détective américain débarqué en France pour (se) capturer (lui-même,) Fantômas... Ainsi posé, le renversement de situation conduira-t-il à une surprenante poursuite du premier par le deuxième ? Ce serait trop simple. Compliquons un peu les choses. Au bal masqué, nous croisons pas moins de trois Fantômas encagoulés et vêtus de noir : un inspecteur de police, Fandor et le véritable malfaiteur. La confrontation, à première vue comique, ne manque pas d'advenir. Seulement, on ne joue pas impunément à imiter le Mal. Le policier qui, en choisissant ce déguisement, faisait preuve d'un peu plus d'intelligence que ses collègues de la sûreté, ridicules dans leurs costumes de monarques, finira malgré tout avec un couteau dans le coeur. Il faut décidemment toute l'obsession maladive d'un Fandor ou d'un Juve pour réussir sans trop de dégâts la traversée du miroir. Ce dernier se voit au fond du gouffre, pris au piège par son double maléfique, mais la petite hésitation du procureur lui redonne un infime espoir. Il réagit donc in extremis et trouve le moyen de convaincre de son innocence. Edmond Bréon, dans le rôle de Juve, tient là son grand moment et passe magnifiquement de l'abattement total à la rage du proscrit enfin rétabli dans son bon droit.

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    Car cette fois-ci, ce n'est pas une mécanique diaboliquement réglée par Fantômas qui se laisse admirer mais plutôt son emballement. Il est en effet question pour lui de s'adapter à des situations qui ne tournent plus invariablement en sa faveur. L'affaire du percepteur n'est pas de son initiative et le piège tendu à Juve n'a pas réussi. Or, plutôt qu'un ralentissement ou un arrêt, ces contretemps provoque une accélération du récit. Après la valse des identités, voilà la deuxième cause de notre étourdissement : une accumulation insensée des péripéties. La vitesse avec laquelle se déroulent les événements dans la dernière partie du film stupéfie. Les personnages y sont poussés sans cesse à ajuster leurs stratégies et leurs capacités de réaction les placent toujours en avance d'un temps sur le spectateur. Nous courons après les apaches qui courent après Juve qui court après Fantômas. Nous avons à chaque fois un coup de retard. Nous sommes sonnés, essouflés mais admiratifs.

     

    5ème épisode : Le faux magistrat

    Film en 5 parties : Prologue, Le prisonnier de Louvain, Monsieur Charles Pradier juge d'instruction, Le magistrat cambrioleur, L'extradé de Louvain. Dans la petite ville de Saint-Calais, le marquis de Tergall est doublement abusé lors d'une transaction : on lui vole les bijoux de sa femme et l'argent de leur vente. Pour une fois, Fantômas, emprisonné en Belgique, n'est pas dans le coup. En revanche, il parvient à s'évader avec l'aide de... Juve, qui tient à l'arrêter en France afin de le faire exécuter et soulager la société de son emprise maléfique. Mais ce plan capote et voilà Fantômas libre d'assassiner puis d'usurper l'identité du juge Pradier, nouvellement nommé à Saint-Calais. C'est donc lui qui récupère le dossier Tergall, convoque les témoins et met en accusation, tirant ainsi les ficelles de toute l'affaire. Il faudra l'arrivée de Fandor pour mettre à jour cette nouvelle machination.

    Contrairement aux autres, cet ultime épisode a beaucoup souffert des effets du temps. Des séquences entières sont absentes, remplacées par des textes explicatifs, ces lacunes n'aidant pas à fluidifier le récit. On voit pourtant là encore l'art d'un Feuillade capable de faire passer toutes les péripéties possibles en travaillant le réalisme. Un nouvel exemple parmi d'autres : l'insistance "technique" à montrer longuement Fantômas s'appliquant à glisser du papier journal dans la doublure du chapeau du juge Pradier afin de le rétrécir à sa taille révèle sa pertinence longtemps après, lorsque Fandor fait tomber accidentellement le chapeau en question. Il en va de même pour l'attention portée à l'allumage d'un chauffage au gaz dans la chambre du pauvre marquis de Tergall...

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    Le film est l'un des plus "mobiles" de la série. Les extérieurs sont à nouveau nombreux et nous avons droit à un voyage en train grisant. En effet, l'influence néfaste de Fantômas ne se limite plus à la ceinture parisienne. Il est partout et surtout, il est tout le monde. Le nouveau juge Pradier prend tranquillement ses fonctions au palais de justice, mais, souvenons-nous, il y avait auparavant encore plus étonnant : les Gurn, Nanteuil et autres Moche nous apparaissaient au fil des épisodes déjà parfaitement installés dans leur vie, dans la société, entourés de collaborateurs. Fantômas serait-il là depuis toujours ? Autre signe d'inquiétude : il frappe n'importe qui. Cette fois-ci, les institutions en prennent pour leur grade puisque les notables de Saint-Calais se retrouvent aspergés de sang à l'église, les curés sont soupçonnés de vol et les magistrats sont les rois de l'escroquerie. Petite frappe de la pègre ou personnalité du grand monde, Fantômas n'a cure des différences sociales (et le voit-on jamais profiter de son argent ?). Dans Le faux magistrat, nous le voyons tuer de ses propres mains et en tirer manifestement grand plaisir.

    Finissons sur Juve. Est-il devenu fou ? Son plan farfelu a-t-il réellement pour but ultime la tranquilité retrouvée de la société ? Comment peut-il accepter le risque de croupir dans la prison de Louvain à la place de son ennemi ? N'y a-t-il pas là contamination par un esprit malade ? La série des Fantômas de Feuillade se termine par une pirouette qui pousse jusqu'à l'absurde l'idée d'échange de personnalité.

     

    Postface :

    J'ai lu récemment, sur un site internet consacré à la littérature, au sein d'une critique du livre de Francis Lacassin et Patrick Gautier sur Feuillade, des phrases ahurissantes sur le cinéma de ce dernier. Si ses films sont aujourd'hui si peu vus, ce serait tout simplement parce qu'ils sont "ridicules, surtout dans les moments où ils sont censés faire peur". Ils n'intéresseraient de toute manière que les "rats de cinémathèque" (j'adorerai, pour ma part, en avoir une près de chez moi), chargés qu'ils sont de "méchants qui roulent des yeux dans tous les sens". D'ailleurs, on veut nous faire passer Musidora (dans Les Vampires) pour un sex-symbol alors qu'elle a surtout "des kilos en trop".

    Il ne s'agit nullement d'encenser Fantômas de manière indulgente sous le simple prétexte du muet. On peut toutefois rappeler que Feuillade propose ces cinq films, sortis espacés chacun de quelques semaines, en 1913 et 1914, soit moins de vingt ans après les premiers tours de manivelle des frères Lumière. Or qu'y voit-on ? D'extraordinaires séquences de filatures en pleine rue, un incroyable travail donnant vie au moindre décor, une sobriété de jeu remarquable, une éloquence qui tient à la précision des gestes et qui ne se change jamais en démonstration, un agencement parfait des éléments dans le plan, une dynamique interne qui ne se transforme pas en surcharge, un goût prononcé pour le mystère mais ancré dans le réel et un immense plaisir du récit.

    Retourner vers Feuillade, c'est se plonger dans un cinéma épuré, rendu à son éclat premier. C'est admirer une mécanique qui accède à la poésie.

    De Feuillade, Fantômas, Les Vampires et Judex sont encore trouvables en dvd (le troisième en zone 1 seulement). Gaumont semble travailler actuellement sur une nouvelle édition de Judex et sur Tih Minh. Espérons et continuons à rêver de Vendémiaire et autres Barrabas.

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    Photos : capture dvd Gaumont