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  • Retour de La Rochelle (10/12) : Raoul Walsh (3/4 : les années 50)

    Rétrospective Raoul Walsh au 40e Festival International du Film de La Rochelle, suite.

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    La femme à abattre

    La femme à abattre est une production Warner entamée par Bretaigne Windust avant d'être reprise en main, pour cause de maladie, par Walsh, à la demande d'Humphrey Bogart, vedette du film. Le critique Edouard Waintrop, qui présentait ce cycle Walsh à La Rochelle, a profité de cette projection pour moquer une nouvelle fois le choix d'un titre français totalement inadéquat. Mais il a surtout signalé que ce film criminel était très représentatif du changement opéré chez le cinéaste au cours des années cinquante, la tonalité générale se faisant beaucoup plus sombre qu'auparavant.

    Effectivement, si cet Enforcer ne tient pas toutes ses promesses (ni celles de Waintrop qui le tient pour l'un des meilleurs Raoul Walsh), il s'avance vers nous de manière assez peu amène. Le flic Martin Ferguson (Bogart) et ses hommes ont coffré un chef de bande et protègent un témoin apeuré dans l'espoir qu'il tienne le lendemain au moment du procès. Mais la nuit s'avère dramatique et l'enquête doit repartir de zéro. L'originalité consiste donc à nous faire prendre l'histoire en cours de route, très près de sa fin même (mais cela nous ne le savons pas encore), et à nous proposer au bout d'un certain temps un nouveau départ.

    On rembobine donc, en suivant un flashback dans lequel viendront se loger plusieurs autres, donnant naissance à un récit-gigogne mais toujours clair. Cependant, le compte rendu de l'enquête est un peu trop répétitif par sa manière de nous faire rebondir d'un suspect à l'autre, d'un cadavre à l'autre. La mécanique est bien huilée mais peu productive en termes d'action et de psychologie (celle-ci est assez limitée, surtout en ce qui concerne le personnage principal).

    Heureusement, le film se signale par un dénouement aussi surprenant qu'astucieux et par sa représentation de la violence. Une violence sèche, terrible, cinglante. Dans La femme à abattre, les meurtres se font au rasoir de barbier ou au couteau et les ellipses qui caractérisent leur mise en scène démultiplient leurs effets, leur préparation nous laissant aisément imaginer le reste, le pire.

     

    Les implacables

    Les implacables, c'est un western de plus de deux heures composé de larges séquences au cours desquelles, bien qu'elles soient ponctuées de belles choses, la tension retombe parfois. C'est plus précisément un film de convoi. Il met toutefois assez longtemps à se mettre en marche, passant par de multiples étapes préparatoires (entre autres, une longue scène de romance dans une cabane).

    Décrivant à nouveau la vie d'un groupe, il offre son lot de sorties verbales et physiques mais les confrontations entres les personnages y ont de racines moins profondes, les caractères y sont plus tranchés, les revirements y sont plus rapides (parfois jusqu'au comique) que, par exemple, dans L'entraîneuse fatale. Entre Robert Ryan, l'homme qui "rêve grand", le capitaliste dur calculant tout afin d'en tirer le plus grand profit, et Clark Gable, l'homme qui se "contente de peu", l'individualiste vaincu (car sudiste) mais digne, têtu, pragmatique, vif et doté du sens de l'honneur, Jane Russell va devoir choisir après avoir réalisé (beaucoup moins rapidement que nous) que l'homme destiné à "aller le plus loin", celui qu'il faut admirer, n'est finalement pas celui qu'elle croyait.

    Ainsi, la piste suivie est plutôt balisée, au gré des tunnels habituels que sont les séquences de passage d'une rivière ou d'une étendue désertique par un immense troupeau, les indiens, quant à eux, comptant comme les obstacles naturels ou les intempéries. Walsh privilégie les plans longs et descriptifs (il en abuse de temps à autre). Dans le canyon où le piège indien a été tendu sont lancés à toute allure chevaux et bovins mêlés, sous les tirs croisés : voilà le morceau de bravoure, désorde visuel pas très heureux esthétiquement.

    Malgré ses qualités, Les implacables, est, à mon goût, un film qui s'étire trop et qui donne au final une leçon un peu trop simple. Il me semble destiné en premier lieu aux purs et durs parmi les amateurs de westerns.

     

    L'esclave libre

    Une fois le décor planté et le temps de l'enfance passé, un premier coup de tonnerre survient. Par la suite, au fil du récit de cette Esclave libre, ces coups ne manqueront pas. Pour commencer, donc, Amantha Starr, jolie fille du Kentucky, apprend la mort de son grand propriétaire de père, se voit spoliée de son héritage et découvre que sa mère était en fait une esclave. Immédiatement, elle se trouve réduite à ce rang infâme.

    Avec une Yvonne De Carlo moitié blanche-moitié noire, ce point de départ peut paraître tiré par les cheveux. Il propulse pourtant à l'intérieur d'une œuvre ambitieuse, intelligente, prenant à bras-le-corps son sujet, sans faux-fuyants. Une interrogation surgit : cette impression de densité vient-elle du fait que le roman adapté (de Robert Penn Warren) est un roman "sudiste" ? Plus précisément : le point de vue du vaincu ne serait-il pas (toujours ?) plus proche de la réalité que celui du vainqueur, tout à sa célébration ? Dans L'esclave libre, ne s'opposent pas les bons Nordistes et les mauvais Sudistes, les gentils Noirs et les méchants Blancs. En fait, on y trouve aussi bien des maîtres chassant et fouettant leurs esclaves que des personnes plus généreuses. Mais il y a plus complexe encore : ces dernières apparaissent parfois, aux yeux des Noirs, "pire" que les autres (car bardés de leur bonne conscience). Le plus compréhensif, le plus respectueux des sudistes avouera avoir été un négrier responsable de massacres en Afrique, tandis que le bon pasteur abolitionniste sera prêt à violer la désirable mulâtresse.

    Hamish Bond (Clark Gable) l'affirme à un moment donné : "L'égalité pour les Noirs, on en parlera encore dans cent ans !" Si la belle légende d'un Nord s'engageant dans la guerre civile pour libérer le peuple noir a perduré, un documentaire récent, The civil war, nous a rappellé, après d'autres, que la vérité était plus complexe et moins noble, notamment lorsqu'il a fallu intégrer les anciens esclaves dans les bataillons yankees. Et cela, L'esclave libre le montrait déjà clairement.

    Mais le film n'a pas qu'une qualité de clairvoyance historique. Dans ce mélodrame fiévreux, Walsh organise de fortes oppositions successives, en les modulant d'une scène à l'autre, jusqu'à les renverser parfois. D'où cette sensation de richesse narrative, d'approfondissement du sujet, de maintien d'un cap sous les éclairs mélodramatiques et les coups de vent scénaristiques, ceux-ci ne gênant ni Yvonne De Carlo ni Clark Gable ni Sidney Poitier (qui n'a rien ici de l'alibi holywoodien mais qui mène au contraire superbement une troupe d'acteurs noirs proposant un éventail de caractères beaucoup plus large que d'ordinaire).

     

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    walsh,etats-unis,polar,western,50swalsh,etats-unis,polar,western,50swalsh,etats-unis,polar,western,50sLA FEMME À ABATTRE (The enforcer)

    de Bretaigne Windust et Raoul Walsh

    LES IMPLACABLES (The tall men)

    L'ESCLAVE LIBRE (Band of angels)

    de Raoul Walsh

    (Etats-Unis / 85 min, 125 min, 125 min / 1951, 1955, 1957)

  • Retour de La Rochelle (4/12) : 2 films de Teuvo Tulio

    Parmi les rétrospectives organisées par le 40e Festival International du Film de La Rochelle, une était consacrée au Finlandais Teuvo Tulio qui fut, pendant une quinzaine d'années, avant et après la seconde guerre mondiale, l'un des réalisateurs scandinaves les plus importants.

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    Tu es entré dans mon sang

    Pour nous faire entrer tout de suite dans la tête de son héroïne, Réa, Teuvo Tulio commence par styliser au maximum sa mise en scène. Ainsi, les premières minutes de Tu es entré dans mon sang baignent dans une ambiance irréelle, la lumière isolant de manière artificielle les personnages dans les décors, des apparitions se faisant en surimpression. Ce sont en fait les vapeurs d'alcool qui altèrent la perception. Un flash-back se met en place pour nous entraîner dans les souvenirs récents de Réa, qui nous raconte sa vie, son ascension sociale et sa déchéance. Sa voix, off, nous guide... et devient rapidement un problème.

    En effet, omniprésente sur la bande son, elle recouvre tout, en confessions sussurées à notre oreille. Sous elle, défilent lentement des images de plus en plus guindées. La répétition stylistique redouble celle du scénario : un amour, puis un autre amour, et toujours l'appel de l'alcool produisant le même constat, le même état affligeant, décrit sans variations. Aussi étouffante que la présence de la voix off est celle de la musique, dont la solennité plombe encore le mélodrame. Le retour en arrière se termine en fait au bout d'une heure et les évènements se mettent alors à se bousculer dans un temps plus ramassé mais l'ennui persiste. On se détache alors définitivement de ce drame moral et figé, malgré les choix esthétiques qui le font tenir à l'écran.

    Réalisé en 1956, Tu es entré dans mon sang serait le dernier film "digne d'intérêt" de Teuvo Tulio, les pics de sa carrière se situant, d'après les spécialistes, en amont, au cœur des décennies 30 et 40. Malgré la déception générée par cette première expérience, la nécessité de lui donner une deuxième chance s'imposait donc à moi.

     

    C'est ainsi que tu me voulais

    Daté de 1944, C'est ainsi que tu me voulais, autre mélodrame, est pire. Bien sûr, il y a toujours (je devrais écrire plutôt, pour respecter la chronologie : "il y a déjà") le soin apporté aux éclairages, la création d'ambiances nocturnes pesantes, le travail sur les cadrages et le montage. Mais, malheureusement, se retrouvent surtout, de manière quasi-exhaustive, les tares qui rendent parfois possible la moquerie à l'encontre du genre mélodramatique. Les interprètes cèdent à tout moment à l'outrance, à la gestuelle démonstrative (l'actrice principale, Marie-Louise Fock, est particulièrement mauvaise) ; les rebondissements de l'intrigue abusent sans vergogne de notre crédulité (toutes les embûches que vous pouvez imaginer sur le chemin de croix d'une petite campagnarde poussée à la prostitution dans la grande ville, vous les trouverez ici, avec d'autres encore) ; les dialogues s'écrasent dans le poético-fatalisme le long des pavés luisants ; la musique se fait pléonastique et incessante ; les gros plans déclament ; le but est la moralisation. Impossible, dès lors, de tenter une remise en contexte historique, politique ou culturelle du film, de chercher à en débusquer les mérites esthétiques. Pour une fois, on ne blâmera pas ceux, nombreux, qui, lors des dernières minutes de la projection, ne purent réprimer l'envie de rire devant ce spectacle édifiant.

    Ayant eu pourtant, au départ, ma curiosité piquée, j'abandonnais là, découragé, mon exploration de la filmographie de Teuvo Tulio et laissais de côté les cinq autres films présentés. Tant pis pour lui, tant mieux pour Raoul Walsh...

     

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    tuesentre00.jpgcestainsi00.jpgTU ES ENTRÉ DANS MON SANG (Olet mennyt minun)

    C'EST AINSI QUE TU ME VOULAIS (Sellaisena kuin sinä minut halusit)

    de Teuvo Tulio

    (Finlande / 100 min, 100 min / 1956, 1944)

  • Rio Bravo

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    Au bout de cinq minutes, l'enjeu de Rio Bravo est fixé. Joe Burdette est emprisonné par le sheriff John T. Chance pour le meurtre d'un homme désarmé. Pendant les plus de deux heures qui suivent, Hawks va génialement se "contenter" de mettre en scène les multiples variations qu'autorise la situation posée (variations apparemment inépuisables puisque suivront bien sûr, en 1966 et 1970, El Dorado et Rio Lobo, deux descendants directs de Rio Bravo).

    Cependant, ce système qui se nourrit de lui-même ne dessine pas un cercle, pas même une spirale : il est fait d'allers-retours le long d'un segment. A une extrémité se trouve l'entrée de la ville, où se poste Dude pour filtrer le passage, à l'autre la prison. La bourgade de Rio Bravo ne semble exister que le long de cet axe-là. Hormis derrière le générique du début, nous ne voyons rien de l'extérieur de la ville, bien qu'il soit beaucoup question du juge attendu pendant plusieurs jours et de la diligence qui part ou arrive (elle-même, on ne la voit pas : comment Feathers pourrait-elle donc la prendre un jour ?).

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    Au milieu du segment sont situés deux lieux : l'hôtel de Carlos et Consuela où dorment Feathers et Chance, et le bar où se réunissent les hommes de Burdette et que fréquente Colorado avant qu'il ne prenne parti (personnage se signalant d'abord par son détachement, Colorado va intervenir d'une façon qui sera de plus en plus décisive). Le premier endroit est lumineux, chaleureux, accueillant, presque frou-frouteux. C'est le domaine de Feathers et de Consuela, Chance et Carlos y ayant rarement leur mot à dire. Les portes, fermées ou ouvertes, y sont aussi importantes que dans un film de Lubitsch. Le deuxième endroit, par opposition, est sombre et difficile à cerner. C'est un lieu de violence, uniquement masculin (bien que plus ordonnée, la prison, l'autre lieu masculin du film, partage bien des caractéristiques avec ce bar).

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    Pour débloquer cette situation qui pourrait ne jamais en finir, il faut opérer une translation. Ce sera le glissement vers l'entrepôt, lieu proche mais assez difficile à situer précisément. Le dénouement s'y déroule sous la forme de l'affrontement classique de deux groupes mais en se jouant, encore une fois, sur un axe, sur la ligne tracée par la marche de Joe Burdette et de Dude l'un vers l'autre lors de l'échange.

    Rio Bravo, c'est la cohérence d'un espace et une extraordinaire continuité cinématographique.

    La mise en scène de Hawks est d'une fluidité incomparable, prenant appui sur une technique impeccable. Pendant cent quarante et une minutes, pas un seul plan ne jure et aucun ne peut être qualifié de facile ou de médiocre. Ce sont des plans d'ensemble ou des plans moyens. Il n'y a pas, ou très peu, de gros plans, même lorsqu'il s'agit de souligner une réaction, même lorsqu'il faut montrer une mimique de Stumpy ou d'un Chance complètement désarçonné par Feathers. Ces plans ne taillent pas dans la séquence et ne brisent pas la continuité. Ils sont à rapprocher de ceux qui montrent par exemple Chance prêt à intervenir dans un moment de tension, esquissant un geste de soutien qu'il n'a finalement pas à réaliser.

    Cette juste distance entre la caméra et l'acteur sert bien sûr à toujours fondre le corps et le décor. Elle sert aussi à préserver la sensation du vrai, en mettant en valeur les gestes, que ceux-ci soient signifiants (la difficulté qu'a Dude à rouler ses cigarettes) ou pas (Chance a du mal à enfiler la manche de sa veste, Dude a la manie de ramasser une poignée de terre).

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    On agit mais on discute aussi pas mal, dans Rio Bravo. Souvent, ces discussions s'enclenchent suite à la demande faite par quelqu'un qu'on lui raconte ce qui vient de se passer à l'instant. Et là encore, Hawks varie les plaisirs, en faisant couper court (Pat Wheeler arrêtant Chance avant que celui-ci ne lui explique ce que Dude lui a déjà dit), en faisant rebondir sur autre chose (Colorado éclairant Chance et ses adjoints sur la signification de la musique jouée par les Mexicains), en donnant au fait une autre couleur (l'œil au beurre noir de Carlos suite à coup reçu non pas de Consuela mais de Feathers).

    Répétitions et dialogues font la longueur du film mais le style reste vif et sec. Quand Chance et Dude recherchent le tueur de Wheeler dans le saloon de Burdette, Hawks a besoin d'un seul plan pour montrer où il se niche, au dessus de toute le monde. Après avoir montré les gouttes de sang tombant dans le verre sur le comptoir, il ne remonte pas sa caméra pour faire le lien visuel mais enchaîne avec Dude qui dégaine. Toujours cette impression de vivacité.

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    Et cette impression de personnages en action. Des actions qu'ils doivent faire. Les vives discussions et les conflits dans le groupe de Chance ne viennent jamais à la suite de jugements moraux portés sur les uns ou les autres mais à propos de la capacité ou de la faillite d'untel à agir en fonction de ses attributions. Ainsi, si l'on entend parfois posée la question "Te sens-tu assez fort ?", on doit moins y déceler un éloge de la force qu'une interrogation légitime sur une aptitude (et sur un plan moins dramatique, on imagine pas Chance-Wayne chanter avec Dude-Martin et Colorado-Nelson : il se tient donc à l'écart de la scène). Dans ce groupe, la loyauté n'est jamais en doute et, même s'il contient un infirme et un ivrogne (et bientôt un Mexicain sachant mal manier les armes), il permet de tracer clairement la frontière entre ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas.

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    Revoir Rio Bravo à intervalles réguliers est une très bonne chose.

     

    hawks,etats-unis,western,50sRIO BRAVO

    de Howard Hawks

    (Etats-Unis / 141 min / 1959)

  • Gare centrale

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    On entre dans Gare centrale comme on entre dans un film néo-réaliste italien : par la grande porte qui ouvre sur des décors urbains bien réels, qui donne à voir des silhouettes parmi la foule devenant sous nos yeux des personnages, qui entraîne vers la proximité et l'immersion totale. Sans le réfuter, ce néo-réalisme, Youssef Chahine va vite l'excéder, le rendre exubérant et extrêmement vigoureux.

    Il raconte une certaine histoire, celle de Kénaoui, le porteur de journaux amoureux, éconduit et en perdant la raison, mais il en greffe quantité d'autres, comme autant de ramifications qui la nourrissent. Le film est choral, datant d'une époque où cela ne se disait pas encore et où il suffisait de moins de 90 minutes pour bâtir une fresque. La grande gare du Caire est filmée par Chahine jusque dans ses moindres recoins. La vision du lieu est éclatée : il n'a pas de limites définies, sa topographie exacte est difficile à établir à partir des simples images. Cet éparpillement spatial fait écho à la société elle-même. Dans cet endroit où se côtoient sans cesse mendiants, travailleurs, résidents et voyageurs, les différences de classes apparaissent d'autant plus. Les différences dans les classes également. Si Chahine s'intéresse particulièrement aux démunis, si son regard est bienveillant, il n'en est pas pour autant angélique. Personne n'est fait d'un bloc. Et l'optimisme n'est pas toujours de mise.

    Certains personnages nous sont présentés avec force ou de manière truculente. Cependant, guettés par les stéréotypes, ils s'en affranchissent rapidement. Deux lignes de forces traversent le film : la pulsion érotique et la lutte sociale. Ce qui est étonnant ici, c'est que ces lignes n'arrêtent pas de se croiser et permettent souvent à parts égales l'évolution de personnages que l'on pensait au départ destinés à être définis uniquement à travers l'une ou l'autre. La place laissée au social est attendue, celle que prend l'érotisme beaucoup moins. C'est un érotisme qui dit surtout la frustration du personnage principal. Il n'empêche qu'il éclate partout sur l'écran, grâce aux photos de pin ups que découpe et accroche Kénaoui, grâce à la véhémence, à l'aisance corporelle et aux déshabillages d'Hanouma, grâce même à la corpulence de l'ouvrier syndicaliste.

    Les surprises sont constantes, l'agitation perpétuelle. Les gens traversent dans la profondeur du champ comme ils traversent les rails, n'importe où. Les acteurs déboulent dans le cadre sans qu'on les attende (Hanouma pique les billets de son fiancé en arrivant par en haut) et on les suit partout. Ils investissent tous les endroits possibles : on peut par exemple les retrouver à côté, dans ou sous les trains. Ce dynamisme est redoublé par celui de la mise en scène. Quand le mouvement n'est pas dans l'image (déplacement des acteurs ou bien de la caméra qui multiplie les travellings), il est créé par le montage, particulièrement alerte.

    Toutes ces tensions, ces courses, ces télescopages, à la fois thématiques, narratifs et esthétiques donnent une vigueur irrésistible, produisent des éclats (un plan magnifique d'Hanouma s'amusant à se balançer vers l'extérieur du train en marche, disparaissant par intermittences de la vue de Kénaoui) et rendent naturels les sauts d'un registre à l'autre. Ainsi donc, du néo-réalisme initial, on se retrouve dans une comédie pittoresque, puis dans un film politique, puis dans un mélodrame, puis dans une comédie musicale (l'une des plus extraordinaires scènes de danse "naturelle" qui soient), pour finir dans les griffes du film noir. A ce moment-là, se manifeste une autre drôle d'émotion. Kénaoui, que l'on a suivi pendant tout ce temps, c'est Youssef Chahine lui-même qui le joue. Il a d'abord été pris en pitié, puis s'est fait à la fois regard amoureux (l'histoire avec Hanouma) et observateur-témoin-relai dans l'un des micro-récits du film (celui de la fille et du garçon vivant leur amour et leur séparation forcée en secret), pour finir assassin et fou à lier, en camisole. L'image est très forte.

     

    A lire par ailleurs : l'enthousiaste chronique DVD d'un récent coffret Chahine, incluant Gare centrale, par Vincent Jourdan sur feu-Kinok.

     

    garecentrale00.jpgGARE CENTRALE (Bab el-Hadid)

    de Youssef Chahine

    (Egypte / 77 min / 1958)

  • Ma vie

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    L'intérêt de ce classique chinois est principalement historique et patrimonial. Il a pour lui une réalisation correcte et une interprétation de qualité (Shi Hui est le metteur en scène et l'acteur principal) mais il n'est pas très enthousiasmant pour qui garde par exemple le souvenir du contemporain Printemps dans une petite ville de Fei Mu, l'un des rares titres datant de cette période de la fin des années quarante à être connu par chez nous.

    Au-delà du rythme des scènes et de leur organisation qui tentent de retrouver la vie mais en en passant plutôt vers la clarté artificielle du théâtre (dans la rue, au milieu des groupes, on passe d'un intervenant à l'autre très nettement, sans chevauchement de parole, ni mélange des gestes), c'est surtout le didactisme absolu de la démarche qui gêne. Dans Ma vie, récit de quarante années de l'existence d'un pauvre homme par lui-même, tout donne l'impression d'être expliqué plutôt que vécu. Compréhensible lorsqu'il s'agit d'aborder les questions sociales, politiques et historiques, cette position l'est moins lorsqu'elle gangrène l'expression des sentiments. Plus d'une fois le héros explique à un tiers, et donc à nous, ce qu'il ressent, sa parole se substituant alors avec trop de facilité au travail de la mise en scène.

    L'originalité du film tient dans le choix de ce héros, un petit homme banal qui devient agent de police dans un quartier de Pékin et qui se trouve plongé dans une misère grandissante au fil des années. Ses souvenirs personnels se cognent à la représentation de la grande histoire, celle qui broie le peuple chinois à travers joug impérial, invasions et domination japonaises, montée en force des profiteurs et des nantis. Dans cette masse, quelques individus, essentiellement des étudiants, se lancent dans l'aventure de la Révolution communiste. Mais la majorité, celle qui est symbolisée par le héros, courbe l'échine, se plaint chaque jour sans se révolter, pas même lorsque des proches sont assassinés. Bons et méchants sont clairement identifiés mais l'homme, devenant vieux, répète de plus en plus souvent qu'il "ne comprend rien" à tout cela. On se dit que la violence ayant cours autour de lui devrait pourtant l'aider à y voir clair car, si celle-ci reste dans les limites autorisés par l'époque, elle n'en est pas moins appuyée dramatiquement et paraît presque complaisante à trop vouloir édifier le spectateur.

    L'une des dernières séquences est difficilement supportable. Le héros, longuement torturé par les anciens alliés des Japonais, contre-révolutionnaires au pouvoir, est renvoyé dans une cellule de la prison. Il tombe alors sur son ami, un leader communiste, disparu depuis dix ans mais qui va, dans les instants qui suivent se faire fusiller. Bien qu'on le devine très éprouvé par les sévices, il va toutefois se lancer devant celui-ci, de manière tout à fait articulée, dans un monologue poignant sur le peuple martyrisé.

    Ma vie est donc un film d'avant la proclamation de la République Populaire de Chine. Contrairement à ce que l'on pouvait attendre, il ne montre pas les révolutionnaires à l'action mais les nombreuses souffrances de ceux qu'ils sont supposés libérer. Malheureusement, ce regard plus réaliste et plus intime n'en est pas moins dépourvu de pesant didactisme, ce qui rend l'œuvre, malgré ses promesses et ses efforts, rigide et univoque.

     

    mavie00.jpgMA VIE (Wo zhe yi bei zi)

    de Shi Hui

    (Chine / 100 min / 1950)

     

    Source photos : Chinese-shortstories

  • Les enfants terribles & L'armée des ombres

    melville,france,histoire,50s,60s

    melville,france,histoire,50s,60s

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    Deux films de Jean-Pierre Melville appartenant à deux périodes distinctes de sa carrière. Je viens de découvrir l'un et de revoir l'autre et j'ai du mal à leur trouver un air de famille. Le premier marqua les esprits à l'époque mais il est aujourd'hui bien peu vu et commenté. Le second fait encore référence au fil des rediffusions télévisées, gardant sa place dans la mémoire collective au milieu des grands polars melvilliens qui l'entourent. Pourtant si dissemblables, ils sont finalement, à mon sens, et contrairement à ce que je pensais au départ, de qualité comparable.

    Les enfants terribles est vraiment un étrange film, qui peut dérouter aujourd'hui de la même façon qu'il le fit en 1950. Tout d'abord, faute de connaître (Quand tu liras cette lettre, 1953) ou d'avoir revu récemment (Le silence de la mer, 1947) les œuvres qui, avec celle-ci, constituent la première manière du cinéaste, il m'est difficile de faire la part des choses. Dans ce travail à deux, il est en effet plus aisé de repérer les éléments personnels venant du scénariste-adaptateur de son propre roman, Jean Cocteau, que ceux apportés par le réalisateur-producteur, Jean-Pierre Melville, et cela jusque dans le traitement de l'image.

    Cette tragique histoire d'un couple frère-sœur dégage un romantisme adolescent vénéneux et fait preuve, à de nombreuses occasions, d'une étonnante cruauté. L'inceste y est absolu mais, bien que le film soit éminemment physique, il ne passe jamais par la sexualité. Il ne faut pas y voir ici de la pudibonderie mais une volonté délibérée des auteurs de se placer sur un autre plan. Il s'agit de tendre vers la folie, via la claustration, le repli.

    Quittant peu leur chambre commune sous le toit de leur mère mourante, le frère et la sœur auront rapidement, après avoir changé de territoire, l'idée de la reconstituer à l'identique. Cet éternel retour du décor n'est que l'un des nombreux signes d'irréalité qui déstabilisent, avec bonheur, ce récit. Comme il est dit, Elisabeth accepte les "miracles" sans s'interroger (entre autres ceux d'ordre financier permettant au couple de maintenir leur train de vie), mais c'est tout le monde s'agitant autour de ces deux enfants terribles qui semble hors de la réalité (ou de la normalité des comportements). Tous ceux qui gravitent autour de ce couple sont comme hypnotisés.

    Dans ce huis-clos quasi-permanent (les escapades à l'extérieur sont rares, bien qu'importantes), le décalage créé a bien sûr quelque chose à voir avec le théâtre et, de manière très stimulante, cette parenté est tantôt assumée (la scénographie, les entrées et sorties, le très net et très surprenant écho s'entendant lors des échanges dans la "dernière chambre" du château, qui donne une texture sonore directe totalement inattendue...), tantôt dépassée (le découpage vif, les cadrages audacieux, les échelles de plans variables...), de sorte que l'on a l'impression de tirer tous les bénéfices des deux arts. Voilà du théâtre intégrant de beaux morceaux de cinéma.

    Certains doivent énormément à Cocteau, en particulier ceux en appelant à l'illusion fantastique (tel ralenti inversé, tel décor en mouvement). Et dans ce film si original en comparaison des productions de l'époque, un autre lien existe, me semble-t-il, avec Orson Welles. Melville a en effet cherché à dynamiser visuellement ce récit en intérieurs en ayant recours à des contre-plongées accentuées, en chargeant ses cadres et en choisissant des angles de prises de vues improbables. Par ailleurs, nous pouvons voir Les enfants terribles en pensant précisément à Citizen Kane : la neige est là, Rosebud aussi, démultiplié (les trèsors conservés dans le tiroir), ainsi que Xanadu (la grande demeure où s'installe, dans la deuxième partie, la sœur puis, bientôt, son frère).

    Mais de manière plus étonnante encore, et pour se diriger dans l'autre sens, le film semble annoncer, par plusieurs détails, la Nouvelle Vague (dont les principaux artisans seront globalement bienveillants avec Cocteau et, au moins pour un temps, avec Melville) : la musique de Vivaldi n'est pas toujours utilisée de façon synchrone (elle semble dire autre chose que ce que montre les images), une voix off (celle de Cocteau lui-même) commente ou prolonge de façon détachée et littéraire ce qui se joue sur l'écran, les registres familiers et soutenus alternent dans les dialogues, les comportements de la jeunesse provoquent, et les regards, en deux ou trois occasions, visent le spectateur directement à travers la caméra...

    Certes, l'œuvre n'est pas sans défaut. Le jeu saccadé d'Edouard Dermit, interprétant Paul, gêne de temps à autre (celui de sa partenaire, Nicole Stéphane, est bien plus assuré et fluide) tandis que le texte récité par Cocteau est parfois redondant. Mais cela ne fait finalement qu'ajouter à l'étrangeté de la chose, qui est particulièrement forte et expressive.

    Revoir à la suite L'armée des ombres, film souvent admiré au cours de plus jeunes années, c'est abandonner toute idée de surprise et voir apparaître plus facilement quelques scories qui, en ces autres temps, ne me sautaient pas alors aux yeux.

    Il est vrai, cependant que la séquence centrale londonienne m'avait toujours laissé une impression bizarre. Aujourd'hui, il me semble qu'elle a tendance à déteindre quelque peu sur tout le film. Quand Melville montre ce rendez-vous de Gerbier et de son chef avec le Général De Gaulle, on ne sait trop s'il filme (dans l'ombre) la légende, s'il peint une image d'Epinal, s'il s'agenouille devant le Grand Homme. Cette poignée de secondes constituent un point extrême mais force est de constater que L'armée des ombres ne dévie jamais de l'imagerie orthodoxe de la Résistance française à l'occupant allemand. Peut-être que la légère gêne que procure cette fidélité sans faille au dogme serait moins palpable si la vision portait de façon plus serrée encore sur ce petit groupe de quatre ou cinq personnes s'activant avec Gerbier (la séquence du barbier, joué par Serge Reggiani, est marquante mais n'apporte pas de contrepoids). Dans L'armée des ombres, la Résistance est une entité très homogène... Enfin, la rareté et la gravité des dialogues font que ceux-ci pèsent lourd, au risque de dériver vers la sentence ou le mot d'auteur (comme par exemple dans le dialogue entre Gerbier et "Le Masque" à la fin de la séquence de l'exécution, toujours aussi éprouvante, du traître).

    Ainsi, oui, l'ensemble est un peu trop raide. Mais il garde tout de même de sa force. Frappe toujours la photographie de Pierre Lhomme, qui donne l'impression de regarder un film sans couleurs (seuls le gris, le bleu foncé, le brun...), un film nocturne, un film qui enserre. Image et son se rejoignent dans le même dessein : dire l'oppression. Silences et bruits infernaux alternent, aussi menaçants les uns que les autres. Le moteur de l'avion ou du camion, le tic-tac de l'horloge, agressent comme la mitrailleuse, la gestion particulière du temps long par Melville accentuant l'effet.

    Les affreux hasards de la guerre sont prétextes à quelques trouvailles scénaristiques plus ou moins habiles. Glaçantes à la première vision, elles semblent plutôt, ensuite, participer à "l'alourdissement" général du film. Mais après tout, au milieu de toute cette gravité, une certaine malice peut être décelable : la rencontre avec De Gaulle est collée à la projection d'Autant en emporte le vent dans un cinéma de Londres, illustrée par une image au lyrisme appuyé, et plus loin, Gerbier, aux portes de la mort, croit-on, repense à quelques bribes de son existence, occasion pour le cinéaste d'insérer de brefs plans en flash-back et de faire passer pour tel un qui ne l'est nullement (des mains tenant un livre de Luc Jardie, le patron, une image qui n'est pas en retard mais en avance...).

    Inutile de revenir sur la science de l'espace de Melville (l'espace qui, épuré, est aussi, chez le cinéaste, du temps qui s'écoule), sauf à dire que c'est cela, en grande partie, qui rend les morceaux de bravoure inoubliables. Mieux vaut terminer sur une dimension particulière du film, qui nous place un peu en-deça, émotionnellement parlant, mais qui est précieuse : l'idée que l'Histoire elle-même ne peut pas tout mettre à jour, qu'il existe aussi des sacrifices inutiles, que tant de choses restent pour toujours dans l'ombre, que tant d'actes sont à jamais inconnus.

     

    enfantsterribles00.jpgarmeedesombres00.jpgLES ENFANTS TERRIBLES

    L'ARMÉE DES OMBRES

    de Jean-Pierre Melville

    (France, France - Italie / 100 mn, 145 mn / 1950, 1969)

  • En famille (4)

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    lafoliedesgrandeurs.jpg

    titeuf.jpg

    ****/****/****

    Le génie de Kelly, la maîtrise de Donen, la pertinence de Comden et Green (au scénario)... Inutile d'insister sur tout cela. Mais en revoyant Chantons sous la pluie pour là énième fois, je me suis surtout dit que ce qui le rendait décidément inaltérable, c'était son double statut d'œuvre divertissante et réflexive. Le rêve hollywoodien est ici réalisé dans le sens où le spectateur, quelque soit son âge, sa culture, son humeur et son niveau de lecture, est accueilli avec la même grâce. Car ce film porte en lui son propre commentaire, tout en nous laissant libres de le lire ou pas. Gene Kelly cherche d'emblée la connivence, entrant dans le champ avec un sourire ostensiblement affiché et nous réservant, à nous seul, la vérité sur le parcours de son personnage, grâce à l'insertion d'images contredisant les propos tenus face à ses fans. Comme ils le font de l'opposition entre bons et mauvais acteurs, les auteurs s'amusent de celle existant entre "culture de masse" et "haute culture", l'intégrant à une écriture du comique qui repose notamment sur la gêne (ressort classique dans la comédie hollywoodienne, qui, ici, n'est jamais activé contre les personnages puisque le dépassement de cette gêne est aussi donné à voir, comme le montre la séquence de la fête dans laquelle Debbie Reynolds sort du gâteau et découvre dans l'assistance Gene Kelly, qu'elle vient de rencontrer et de rabrouer pour la vulgarité de son art : désarçonnée, elle se donne pourtant à fond jusqu'au terme de son numéro de music hall un peu nunuche).
    Quand nous pouvons savourer la réflexion sur le genre et l'approche historique précise, d'autres, les plus jeunes par exemple, peuvent profiter du caractère instructif du spectacle. Derrière les frasques des stars, se discerne l'hommage aux artistes et techniciens de l'ombre (dans le duo Don Lockwood - Cosmo Brown, soit Gene Kelly - Donald O'Connor, c'est bien le moins célèbre des deux, le compositeur, qui trouve généralement les solutions aux problèmes artistiques). De même, toute la machinerie du septième art est exposée, à l'occasion bien sûr de la déclaration d'amour chantée dans le studio désert mais figurant bientôt un extérieur au clair de lune magique ou encore de la balade des deux amis qui les fait passer devant plusieurs plateaux où se tournent des films de série. Par conséquent, un peu plus tard, lorsque se fait le numéro Good morning dans la maison de Don Lockwood, celle-ci apparaît comme un pur décor, avec ce faux mur de cuisine à travers lequel passe la caméra et une chute finale sur un canapé, accessoire utilisé peu de temps auparavant pour le Make 'em laugh d'O'Connor dans le studio de cinéma.
    La dernière partie du film est toujours aussi éblouissante. Peu après le fameux numéro-titre (quelles admirables variations de rythme !), vient le morceau de bravoure Broadway melody, merveilleusement détaché du reste du récit, illustration d'une idée que Don Lockwood explique à son producteur (celui-ci ayant du mal à la "visualiser" et décidant probablement de ne pas en tenir compte pour le film en cours de réalisation). La (seconde) première du film dans le film est l'occasion de dénouer l'intrigue. Kelly et Donen tirent alors un parti admirable du lieu tout en rendant un nouvel hommage au music hall. Et enfin, Don Lockwood rattrape Kathy Selden, le chant et la musique reviennent, le spectacle descend dans la salle, le cinéma est partout. Debbie Reynolds se retourne brusquement vers Gene Kelly et son visage en larmes bouleverse, que l'on soit n'importe quel type de spectateur...

    De Donen à Oury et de Kelly à Montand, la chute s'annonçait rude, mais elle fut quelque peu amortie. Le corniaud était, dans mon souvenir, meilleur que ce qu'il est réellement. Avec La folie des grandeurs, la modification de mon jugement se fait dans le sens inverse. Alors que je m'attendais à revoir une œuvre médiocre, je me suis retrouvé devant une comédie assez agréable, pas loin d'être une vraie réussite.
    Inspiré du Ruy Blas de Victor Hugo, le scénario fait preuve de consistance et ménage de plaisants rebondissements. Ainsi, bien campés sur leurs jambes, les auteurs du film peuvent glisser des anachronismes de langage ou de comportement, des pointes d'absurde, du comique plus distancié que d'ordinaire (les apartés que nous réserve Montand, la lecture de la lettre qui se transforme en dialogue avec une voix off, les clins d'œil au western italien). Les gags sont nombreux et atteignent souvent leur but.
    Le film a, de plus, une vivacité certaine. Le soin apporté à l'ensemble (décors, costumes, photographie, interprétation de qualité égale) fait que le rythme est tenu sans réel fléchissement. Les scènes d'action, souvent pathétiques dans ce genre de production, sont réalisées avec vigueur (la capture de César par Salluste, l'évasion du bagne dans le désert) et même lorsqu'elles gardent un pied dans le pastiche, elles ne tombent pas dans le ridicule. Il y a certes quelques facilités ici ou là et une musique bien faible, signée de Polnareff, mais le refuge dans un passé lointain et le relatif éloignement géographique autorise mieux les fantaisies. La mise en scène d'Oury n'a rien d'exceptionnel, les différents mouvements s'effectuant de manière assez rigide, mais tel raccord ou telle plongée ont leur efficacité.
    Le dynamisme provient de l'histoire, de l'équipe de réalisation, mais aussi et surtout, du remplacement de Bourvil par Montand. Alors que le premier restait toujours en-dessous de De Funès, encombrait parfois ses avancées, le second lui tient parfaitement tête et parvient à se caler sur son rythme effréné. Montand apporte sa verve et, par rapport à son prédécesseur, rend infiniment moins gnan-gnan les épisodes romantiques (qui sont de plus, ici, accompagnés d'une légère ironie, via le décorum ou le regard de De Funès).

    De Montand à Hallyday, la chute s'annonçait encore plus tragique que la précédente, mais elle fut en fait, elle aussi, assez peu douloureuse. D'ailleurs, j'exagère un peu. La présence de Johnny Hallyday dans Titeuf, le film est limitée, en terme de durée et bien sûr parce que nous nous retrouvons ici uniquement face à son "avatar" dessiné. Toutefois, il faut dire que ces quelques minutes du film de Zep constituent sans aucun doute le meilleur clip vidéo que nous ait jamais offert l'ex-idole des jeunes. La chose a échappé au journaliste de Télérama en charge de la critique de ce Titeuf. Dans l'hebdo, le film est descendu sous le prétexte qu'il marcherait à l'esbroufe. Trois éléments prouveraient, selon l'auteur du texte, la réalité de l'arnaque : la bande originale, l'inadéquation entre le coût du projet et son résultat et enfin le choix de la 3D. La musique est effectivement inégale (le fond étant touché avec un morceau réunissant quatre tocards de la chanson française) mais... relativement en accord avec le sujet et les personnages. Et Zep réussit quand même à placer ces vieux punks des Toy Dolls (pas n'importe où de surcroît). Le fric dépensé et la publicité accompagnant la sortie, à vrai dire, je m'en tape. Reste le problème de la 3D, à propos duquel... je ne peux me prononcer, ayant vu le film en 2D. Cela reste le seul point sur lequel je pourrai m'accorder avec Télérama car je ne vois en effet pas très bien ce que la technique peut apporter dans ce cas précis.
    Ceci étant précisé, je dois dire que, de mon côté, c'est au contraire la modestie du film qui m'a plu. Pas de voix people pour de nouveaux personnages (les aficionados, dont je ne suis pas, peuvent éventuellement se plaindre de ce manque de nouveauté), pas de translation spectaculaire du monde de Titeuf (l'amusante introduction préhistorique est une fausse piste) : on reste au ras de la rue, au niveau de la cour de récré. Le fait que Zep ait obtenu le contrôle total de sa création était sans doute, déjà, un gage de fidélité sinon de qualité. L'esprit cracra et bébête de la série et de la BD est heureusement préservé, ce qui nous vaut un festival de gros mots, de blagues pipi-caca et de pensées sexuelles idiotes. L'histoire est toute simple, ancrée dans le quotidien, juste réhaussée visuellement par les illustrations des délires de Titeuf et de ses copains. L'esthétique du film n'est pas transcendante mais quelques idées se remarquent, ainsi que plusieurs micro-gags à l'arrière-plan. La thématique abordée est celle d'un passage d'un âge à l'autre draînant ses inquiétudes. Si l'issue ne fait guère de doute (happy end pour les parents, plus en demie-teinte pour Titeuf qui doit encore avancer...), cette structure classique donne l'assise nécessaire pour un passage réussi au format long.

     

    chantons00.jpglafoliedesgrandeurs00.jpgtiteuf00.jpgCHANTONS SOUS LA PLUIE (Singin' in the rain)

    de Gene Kelly et Stanley Donen

    (Etats-Unis / 103 mn / 1952)

    LA FOLIE DES GRANDEURS

    de Gérard Oury

    (France / 108 mn / 1971)

    TITEUF, LE FILM

    de Zep

    (France / 87 mn / 2011)

  • 14 heures

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    ****

    Trouvant sans doute là le moyen de nous causer dans la même note de deux affaires qui lui sont chères, le cinéma et le rock, notre confrère Mariaque, taulier du blog The hell of it, s'est mis dans la tête de chroniquer mensuellement un clip vidéo sous forte influence cinématographique. A lire sa première sortie, il a bien fait. Analysant la mise en images d'un tube de Placebo, il nous renvoie au modèle avoué : le film à suspense de Henry Hathaway, 14 heures.

    Ce beau film, assez méconnu nous semble-t-il, nous l'avions vu en 2006 et nous saisissons l'occasion de vous livrer, sans aucune modification et pas plus de gêne, les quelques lignes que nous avions griffonné à l'époque, alors que l'idée saugrenue d'ouvrir un blog ne nous avait même pas encore effleuré.

     

    14 heures tient de la gageure : unité de temps (du matin au soir), de lieu (une chambre d'hôtel, la corniche de la façade, la rue en bas) et d'action (un homme veut sauter et la police new-yorkaise veut l'en empêcher). Et Hathaway réussit l'impossible, grâce à un réalisme admirable.

    Réalisme technique. Le film privilégie les extérieurs réels et limite au maximum les transparences et autres trucages avec la ville à l'arrière-plan. Les plans cadrant les acteurs sur la corniche rendent la sensation de l'air, du vent et de la lumière naturelle.

    Réalisme des gestes. On remarque la prolifération des gestes anodins et habituellement gommés : le policier Dunnigan qui frotte sa jambe ankylosée, ces mains qui agrippent constamment les personnes qui se succèdent au bord du vide pour raisonner le malheureux...

    Réalisme psychologique. Les explications de la tentative de suicide sont données une à une, de la mère castratrice au dégoût de soi. Hollywood a souvent la main lourde lorsqu'il faut exercer dans ce registre. Ici, le discours psychologisant est parfaitement justifié par la présence d'un psy obligé de simplifier ses propos à destination de ceux qui viennent aider le jeune et désespéré Robert.

    Réalisme de la narration. Les chutes de rythme sont compensées par le caractère choral que prend le récit, grâce aux mini-intrigues se nouant dans la rue et dans l'hôtel (une rencontre amoureuse, un pasteur illuminé). Des scènes sont "gratuites", parfois très brèves, semblant coupées avant leur fin (les journalistes régulièrement virés par la police, souvent en plein milieu dune discussion).

    Un réalisme réhaussé bien sûr par un montage, des variations d'angles et d'échelles remarquables.

     

    14h00.jpg14 HEURES (14 hours)

    de Henry Hathaway

    (Etats-Unis / 92 mn / 1951)

  • La chevauchée des bannis

    dayoutlaw.jpg

    **** 

    C'est un western bien singulier que nous avons là, une œuvre surprenante, qui le devient de plus en plus au fil de son déroulement. Cela tient tout d'abord à son scénario, à sa construction très particulière, mais également à la vigueur et la netteté de la mise en scène d'André De Toth.

    Le début de La chevauchée des bannis pose un problème moral fort, un conflit entre fermier et cowboy, envenimé par la présence d'une femme entre les deux. A travers cet affrontement annoncé se lit le thème de la mort d'une certaine idée de l'Ouest, le passage à une autre époque, le dépassement de la loi du plus fort et du plus rapide qui provoque la mise sur le côté de bien des pionniers.

    Blaise Starrett est de ceux-là. Ayant réussi des années auparavant à maintenir l'ordre à coups de revolver, à nettoyer sa toute petite ville pour mieux assurer la tranquilité et la prospérité de celle-ci, le voici en conflit avec ceux qu'il a protégé tout ce temps, suite à son refus borné devant la pose de barbelés sur son passage. Le personnage campé par Robert Ryan est buté, explosif, peu aimable. Il annonce, tel qu'il est introduit par De Toth, la tonalité très noire qui va envelopper tout le film.

    La première partie détaille l'engrenage menant à un inéluctable (et déséquilibré) duel. On y passe vite de l'extérieur à l'intérieur pour rester enfermé dans le saloon où se joue le drame. Le temps semble s'étirer, les scènes paraissent de plus en plus lentes, presque répétitives. Mais brusquement, le récit bascule et le film avec lui. Une irruption détourne le cours de choses de manière radicale, au point que l'un des deux antagonistes va disparaître quasiment de l'écran.

    Un groupe de hors-la-loi en fuite et chargés d'or vient d'investir le village et il tiennent dès lors la vingtaine d'habitants sous leur coupe. Les figures sont aussi typées qu'inquiétantes, vraiment glaçantes pour certaines. Dorénavant, nul ne peut quitter les lieux sans risquer de se faire descendre d'une balle dans le dos et les quelques femmes résidentes sont menacées de passer de sales quarts d'heure. L'introduction n'était donc un leurre qu'en apparence : le sur-place, l'emprisonnement, la claustrophobie étaient inscrits dès le départ dans la matière du film. L'espace autour du hameau est gigantesque mais enserré par le froid et la neige, barrière naturelle s'ajoutant à celle mise en place avec les rondes des assaillants. C'est aussi un glacis esthétique qui recouvre l'ensemble.

    Cette brisure irrémédiable infligée au récit entraîne vers un tourbillon de violence, une suite de morceaux de bravoure orchestrés par De Toth. Un pugilat prend des allures de massacre, une soirée de danses celle d'une série de viols. La brutalité des gestes et la tension sous-jacente (on ne cesse de parler de "tenir ses hommes"), font que l'on "voit" des choses plus terribles que ce que l'on nous montre réellement. C'est également la conséquence des choix de mise en scène : l'alternance des plans rapprochés décuplant la violence et des plans très larges laissant entendre le silence assourdissant de la nature lors de la première séquence en question, les panoramiques circulaires très rapides suivant les danseurs insatiables et menaçants dans la seconde.

    Pour briser le cercle de la violence, il faut alors un sacrifice, et celui qui autrefois réglait tout par l'usage des armes et qui a pris conscience qu'il ne valait finalement guère mieux que ces renégats a lui-même cette idée. Une ultime bifurcation narrative s'impose donc et le dernier tiers est consacré à un périple dangereux mais libérateur. La violence reste présente mais à un autre niveau. S'exerçant maintenant loin des petites maisons où se réfugient les femmes et les enfants, elle se fait plus allégorique, presque fantastique, dans un enfer blanc qui épuise les chevaux, les pattes enfoncées dans la poudreuse, le corps fumant. Dans le groupe, les éliminations se font les unes après les autres, de plus en plus sidérantes. Ce dernier mouvement est très musical, ce qui contribue à renforcer encore son étrangeté, les instruments s'étant tenus jusque-là très en retrait sur la bande son, brillant même, le plus souvent, par leur absence.

    La chevauchée des bannis propose donc une saisissante montée en puissance et entame en quelque sorte, avec une bonne dizaine d'années d'avance, la réflexion sur la violence que conduiront ensuite des cinéastes aussi divers que Sam Peckinpah, John Boorman, Wes Craven...

     

    dayoutlaw00.jpgLA CHEVAUCHÉE DES BANNIS (Day of the outlaw)

    d'André De Toth

    (Etats-Unis / 88 mn / 1959)

  • Du plomb pour l'inspecteur

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    ****

    Afin de mettre le grappin sur l'auteur du sanglant hold up auquel nous avons assisté quelques minutes plus tôt, la police organise la filature de la poule du malfrat. Pour expliquer la situation à ses hommes, le lieutenant étale sur son bureau un plan de l'étage de l'immeuble où crèche la fille. Le bâtiment est construit en U. Deux longues ailes s'y font face, dans lesquels se trouvent respectivement l'appartement ciblé et la planque des policiers. Un court segment relie les deux ailes principales par un côté, là où est situé l'ascenseur, point de passage obligé de tout notre petit monde. Le topo du lieutenant est clair et concis. La caméra le valide par une plongée à la verticale sur le bureau.

    La scène est des plus classiques, totalement inscrite dans le genre, mais elle en dit ici un peu plus que d'habitude. Elle dit que le film noir, c'est un traitement spécifique de l'espace et Du plomb pour l'inspecteur est de ce point de vue un modèle.

    Hormis quelques échappées dans la rue et le quartier environnants, l'action est cantonnée dans les deux appartements se faisant face dans cet immeuble, dans les passages qui y mènent (ascenseur, escalier), dans les espaces qui les relient (couloirs). Ce lien concret se double de celui, abstrait, que crée la surveillance en elle-même, à l'aide des jumelles et des outils d'écoute téléphonique, entraînant logiquement le film sur le thème du voyeurisme. Nous sommes en 1954 et la même année Alfred Hitchcock signe Fenêtre sur cour.

    Loin d'être un spécialiste du genre, Richard Quine manie pourtant avec assurance les codes et les figures imposées. Sa gestion des décors, aussi bien extérieurs (l'ambiance nocturne et humide, le rythme quasi-documentaire) qu'intérieurs, est remarquable. Organisant d'incessants déplacements qui donnent leur énergie motrice à ce récit confiné dans quelques lieux, il sait exactement prendre le temps qu'il faut pour les accompagner, les rendant ainsi réalistes.

    A cette maîtrise de l'espace s'ajoute la finesse de l'écriture. Le scénario est fort bien cisellé, détaillant l'engrenage avec précision et préparant avec intelligence les futurs arborescences du récit. Prenons pour exemple l'effet miroir que provoque la construction de cette relation entre le collègue du héros et la deuxième fille, voisine directe de la première. La trouvaille de scénariste est parfaitement relayée par la mise en scène, jusque sur le plan architectural. C'est ainsi que la densité du réseau est assurée autour du thème principal : la corruption d'un policier par une suspecte.

    La relation "secondaire" entre le jeune flic et l'infirmière est vue comme saine, par opposition à la première, entre le policier mûr (et bientôt pourri) et la protégée du truand, qui s'est construite sur un mensonge (certes dépassé par la suite). Ici encore, la tentation vient de la femme mais le soupçon de misogynie s'efface rapidement car il s'avère que l'homme ne vaut pas mieux devant l'appât du gain, bien au contraire. Surtout, la noirceur générale est atténuée par la profonde humanité des personnages et par la sensibilité de Quine (auteur de nombreuses comédies, musicales ou non, dont la délicieuse Ma sœur est du tonnerre, tournée l'année suivante). Le cinéaste tire de belles choses de Dorothy Malone (la voisine infirmière), de Fred McMurray dans le rôle principal du flic torturé (brièvement) par la morale, et surtout, il révèle à ses côtés l'inconnue Kim Novak, femme fatale de 21 ans gardant toute son innocence et ayant cette idée lumineuse de porter ses pulls moulants sans le moindre sous-vêtement.

     

    pushover00.jpgDU PLOMB POUR L'INSPECTEUR (Pushover)

    de Richard Quine

    (Etats-Unis / 88 mn / 1954)