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france - Page 18

  • Une époque formidable

    (Gérard Jugnot / France / 1991)

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    4894fcdff335b9c67fb80f709734c245.jpgLa découverte très tardive d'Une époque formidable est pour moi une bonne surprise. Tout d'abord, cette déchéance d'un cadre vers la clochardisation, bénéficie avec Jugnot-acteur de la personne adéquate pour incarner le personnage principal de Michel Berthier. Son registre de français médiocre, peaufiné au fil des ans, rend parfaitement crédible la trajectoire vers le bas décrite ici. Quand débute l'histoire (après un savoureux prologue relatant un cauchemar du héros), Berthier est déjà licencié et, ressort classique, il fait croire à sa compagne qu'il travaille toujours. Le récit de la déchéance est très bien amené, dans un enchaînement autant dramatique que, chose plus difficile, comique. On relève bien une scène trop facile de rébellion envers une journaliste interviewant complaisamment les SDF et un inévitable clin d'oeil au "Salauds de pauvres !" de La traversée de Paris. Ces excès sont cependant bien rares, au milieu de répliques bien senties, modulées de salves vulgaires en mots d'auteurs plus écrits. Bien rythmé, solidement interprété jusque dans les personnages secondaires (Charlotte de Turkheim, pas mal en prostituée de garage beuglant "Au suivant..."), le film a une vraie mise en scène, utilisant très bien les espaces urbains. La musique, souvent atroce dans ce genre de production, n'est pas désagréable (on se pince d'autant plus en découvrant qu'elle est signée de Francis Cabrel).

    Le personnage de Toubib, incarné par Richard Bohringer, devient un peu trop envahissant sur la fin, poussant très moralement Berthier à retourner vers sa femme. Celle-ci est jouée par Victoria Abril. La complicité la liant à Jugnot et le bagage de sympathie que véhicule chacun laissent peu de doutes quant à la possibilité d'une réconciliation finale. L'acteur-cinéaste a d'ailleurs un peu de mal pour boucler son film, hésitant entre la note pessimiste et le happy end. La mort d'un compagnon de galère rappelle la triste réalité des choses, mais est vite oubliée, Jugnot gardant en réserve les larmes pour le dénouement. Cette sentimentalité de l'auteur, si elle atténue la charge, n'est pas non plus indigne, pour preuve la jolie séquence des retrouvailles fortuites avec le fiston. L'ensemble, constamment drôle, est semble-t-il basé sur un vrai travail d'observation. Les clichés sur la vie des clochards sont traités avec sincérité et vigueur. Les tirades moralisatrices sont évitées et l'évocation, au passage, des actes d'exploitation à l'encontre des immigrés et des SDF se fait sans tirer la manche du spectateur. Bref, cette modeste mais réelle réussite inciterait à plus d'espoir et d'enthousiasme, si l'on ne s'avisait qu'elle a déjà 17 ans d'âge et que Gérard Jugnot n'a semble-t-il guère retrouvé cette inspiration par la suite. Mais indéniablement, Une époque formidable rappelle, par son statut de comédie réellement travaillée (scénario et mise en scène), qu'un véritable auteur comique tel que l'ex-Splendid, par-delà ses limites et ses possibles égarements par ailleurs, vaut toujours mille fois mieux que tous les Michael Youn de notre beau pays.

  • Le couperet

    (Costa-Gavras / France - Belgique / 2004)

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    ddda4d5c9e0840ee06282dfaa2e43379.jpgL'histoire du Couperet, tirée d'un roman de Donald Westlake est assez connue. C'est celle de Bruno Davert, ex-cadre dans la papeterie qui, après deux ans de chômage, décide de décrocher le poste qu'il convoite en éliminant physiquement ses concurrents les plus sérieux et le titulaire en place. Le but de Costa-Gavras est clair et ambitieux et mérite l'attention, puisqu'il s'agit de dénoncer le capitalisme effréné par le biais d'une farce macabre. Si l'intention est là, la mise en oeuvre est tout de même laborieuse. Le film démarre d'emblée par la série de meurtres dont se rend coupable, plus ou moins facilement, Davert. Sa voix-off nous entraîne dans son sillage mais on ne sait pas bien si elle résulte de sa confession à son dictaphone après un assassinat pénible ou si elle nous guide indépendemment de cet événement (qui provoque d'ailleurs chez lui une réaction de malaise profond sinon incompréhensible, au regard de sa relative maîtrise dans les autres occasions, du moins trop proche des clichés habituels). Cet entre-deux empêche d'atteindre vraiment le but recherché : entrer dans la tête de Davert. Une autre ambiguité plombe un peu toute la première moitié du film, celle du non-choix entre la comédie noire (il y a peu de gags) et le polar froid. Le spectateur se retrouve alors dans une position bien inconfortable devant les scènes de meurtre. Ajoutons du mauvais côté de la balance les scènes appuyées censées montrer la montée des soupçons de la femme de Davert, une photographie fonctionnelle voire télévisuelle, et une fâcheuse tendance à faire monter la tension lors des tentatives d'assassinats uniquement par des astuces de scénario (l'irruption répétitive de passants entre "le chasseur de têtes" et ses victimes). Malade d'un sérieux problème de rythme, l'oeuvre semble sombrer petit à petit.

    A mi-parcours, un élément nouveau sauve en partie la mise. L'arrestation du fils fait bifurquer le récit. L'efficacité dont fait preuve Davert pour le sortir d'affaire, surprenante et galvanisante pour le reste de la famille, apporte un nouvel éclairage sur le personnage principal. Une ironie sous-jacente se fait enfin jour avec ces scènes où la famille entière fait corps, jusqu'à rivaliser d'inventions pour détourner les soupçons et se débarrasser des preuves encombrantes. Dès lors, avec la double entrée en jeu de la police, l'intérêt est relancé. Si Costa-Gavras ne tire pas tout le parti possible des fortes scènes émaillant cette deuxième partie, balançant entre convention et singularité, le réalisateur place plusieurs trouvailles pertinentes, du gag du revolver dans la poche du manteau qui cogne contre le glace lors de la visite des enquêteurs à l'arrêt sur image final, en passant par l'endormissement provoquant le face à face avec Machefer. A l'image du film, on ne sait finalement pas trop quoi penser de la performance tant louée de José Garcia. Sur le même thème de la double vie et du glissement vers la folie, il est évident que L'emploi du temps de Cantet et L'adversaire de Nicole Garcia étaient plus impressionnants. Costa-Gavras ne fait pas dans la dentelle en ce qui concerne la dénonciation du système. Il est vrai que l'époque actuelle n'incite pas non plus à la demi-mesure.

  • Les chiens

    (Alain Jessua / France / 1979)

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    4a38e09709bd42ca1a90ef95c24dde22.jpgLe docteur Ferret (Victor Lanoux, plutôt bon) s'installe dans une ville de banlieue et s'étonne d'y soigner essentiellement des morsures et de croiser continuellement les habitants accompagnés de leurs chiens de défense. Dans un climat de violence croissante, il rencontre le "fournisseur" de la population en molosses, l'éleveur et maître-chien Morel (Depardieu), qui semble étendre son influence sur toute la cité. Voici donc un film de dénonciation : Jessua montre l'engrenage qui, partant d'un racisme au quotidien et d'une suspicion envers les jeunes, mène un groupe de "bons citoyens" au lynchage de tous ceux qui n'adhèrent pas à leur vision fasciste. Les actes d'un violeur non identifié provoquent la recherche de boucs émissaires, l'obsession sécuritaire est entretenue par celui qui lorgne sur la mairie. La trame est démonstrative et le film n'est pas dépourvu de défauts : les différents groupes sociaux sont schématiquement représentés (les notables, les jeunes, les immigrés), Elisabeth, le personnage féminin principal évolue d'une façon qui rend peu crédible son revirement final en comparaison à la droiture morale que garde de bout en bout le médecin, la résolution de l'affaire de viol est peu convaincante.

    En revanche, une chose fait tenir le film et le rend plutôt réussi : la volonté de Jessua de tirer son histoire vers le fantastique, en utilisant plusieurs leviers mais toujours sur des données réalistes. Comme Buffet froid, Les chiens est un documentaire sur ces villes nouvelles apparues dans les années 70 et comme Blier, Jessua insiste sur la froideur des architectures (pour une action qui semble plutôt avoir lieu en été) et filme beaucoup de nuit. La plus grande étrangeté ne vient pas cependant de ces images de grands ensembles mais de cette omniprésence des chiens. Ici, les gens dînent au restaurant avec leur berger allemand au pied de la table, ne sortent pas sans eux dans la rue, les emmènent dans leur voiture pour chaque déplacement. Toutes ces scènes sont filmées sans effet particulier et en sont d'autant plus étonnantes. Jessua pousse son propos jusqu'au bout : les habitants de la cité deviennent de plus en plus agressifs, semblent se transformer eux-mêmes en animaux (réflexion explicitée inutilement par une remarque de Ferret à Elisabeth). Une séquence aussi excessive que troublante voit Morel pousser Elisabeth vers une libération totale de ses pulsions au cours d'un simple exercice d'attaque pour son chien. L'aspect fantastique devient de plus en plus prégnant sur la fin : le compte réglé de bel façon à Morel, ces voitures en poursuite des fugitifs qui s'arrêtent net comme empêchées de franchir une barrière invisible entourant la ville et un épilogue offrant un cadre en rupture complète par rapport à tout ce qui a précédé. Film à vedettes, message d'alerte politique, description sociologique (l'importance dans ces années-là du terrain de moto-cross) et conte fantastique : curieux mélange pour un résultat imparfait (contrairement à l'excellent Jeu de massacre que Jessua réalisa en 67) mais toujours intéressant.

  • Buffet froid

    (Bertrand Blier / France / 1979)

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    Tomber par hasard sur le début d'une rediffusion télé de Buffet froid, c'est avoir l'assurance d'être à nouveau pris par le jeu de Blier, de rester jusqu'au bout et de conforter son idée que c'est bien le chef-d'oeuvre (le seul ?) de son auteur. Mettant en veilleuse son goût pour la provocation au profit de celui pour l'absurde, Bertrand Blier peut se permettre les mots d'auteurs les plus irrésistibles. Son père Bernard n'a qu'à les laisser couler, comme il le fait pour celui-là, parmi tant d'autres : "Ca sent le tabac. Et quand ça commence à sentir le tabac, ça veut dire que ça va bientôt sentir le roussi. J'aime pas beaucoup ça...". Du point de vue des dialogues, le film est déjà l'un des plus drôles de tout le cinéma français, restant à l'abri de toute facilité comique (car entendre Bernard Blier dire régulièrement "Vos gueules !" n'est pas vulgaire mais réjouissant). L'étrange trio qui se forme, avec des tempéraments si opposés, marche à merveille. Jean Carmet en chien battu, assassin qui a peur de son ombre, se tient souvent sur le bord du cadre, dans un coin, sauf quand il pique ses mémorables crises. Et dans le rôle d'Alphonse Tram, c'est le Depardieu des années 70, soit cette période bénie où tout lui était possible.

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    Drôle, le film est aussi particulièrement noir. Toutes les dix minutes, une personne est assassinée. Tous les personnages féminins semblent être des anges de la mort. Même la nymphomanie est inquiétante. L'une des trouvailles de génie de Blier, est de situer son histoire nocturne dans ces tours inhabitées, dans ces rues silencieuses et de la finir dans une campagne tout aussi dépeuplée. Car Blier ne stigmatise pas la vie moderne dans les grands ensembles pour proposer ailleurs une échappatoire. Même la campagne est "chiante". Même la musique classique est synonyme de mort (Ah !, le commissaire Morvandieu racontant comment il a "branché sur le 220" le violon de sa femme). Pas la peine de chercher ailleurs à effacer ses cauchemars ou ses pulsions meurtrières, c'est partout pareil.

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    Cette vision terrible de la ville a aussi le mérite de mettre en évidence l'une des grandes qualité du film, souvent peu mise en avant dans les commentaires en comparaison avec les dialogues : sa mise en scène. Blier joue remarquablement des déplacements de ses comédiens dans les halls déserts, derrière les vitres, devant les murs nus, et soigne le moindre de ses mouvements de caméra (tel ce court travelling vers l'ascenseur rouge, curieuse amorce du Shining de Kubrick, et plus sérieusement, utilisation de cette couleur vive reprise au final avec cette barque pétante que dirige l'ange exterminateur Carole Bouquet).

    La perfection atteinte dans l'absurde, le retournement de la morale, le déplacement des conséquences, a dès sa sortie en 79 provoqué des rapprochements avec l'oeuvre de Bunuel, notamment ses derniers films français. Si la proximité est difficile à nier, il me semble cependant que bien des différences peuvent être également soulignées. Le film de Blier obéit, malgré ses divagations, à une ligne narrative claire. Le dénouement referme la boucle de façon parfaite. Et enfin, l'humour bunuelien est beaucoup plus insaisissable et beaucoup moins direct.

    Photos : allocine.fr & artevod.com

  • Baroud

    (Rex Ingram et Alice Terry / France - Grande-Bretagne / 1932)

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    3f539018d8078d13801326b99cd2ac47.jpgRex Ingram, bien oublié aujourd'hui, était l'un des plus prestigieux réalisateurs du temps du muet. Balayé par l'arrivée du parlant, il ne signa comme film sonore que ce Baroud (prononcer baroude, "guerre" en arabe), en tandem avec sa femme Alice Terry. Comme cela arrivait souvent à l'époque, cette coproduction fut tournée en deux versions, l'une française, l'autre en anglais, avec pour cette dernière l'interprétation du premier rôle par Ingram lui-même. C'est la version française que Patrick Brion diffusa en 2007 au Cinéma de minuit.

    Le Maroc sous protectorat français est le cadre d'un mélodrame se nouant entre Zinah, une princesse arabe, son frère soldat Si Hamed, et l'ami de celui-ci, le sergent André Duval, bientôt amant de la première. A cette trame s'ajoutent les attaques, contre la communauté et les militaires, lancées par le chef de bande Si Amarock. Si les premières séquences laissent espérer, par les nombreuses vues documentaires, un regard pertinent (Ingram était apparemment un grand connaisseur du Maghreb et s'est converti à l'islam plus tard), la suite nous fait vite déchanter. Le jeu des comédiens paraît affreusement daté, la palme revenant sans conteste à Roland Caillaux dans le rôle d'André. Tous parlent très dis-tin-cte-ment et avec beaucoup d'emphase. Les scènes de discussions en studio sont particulièrement mauvaises. Petit à petit, le film prend sa place au sein du cinéma colonial de l'époque. Jamais le peuple marocain n'est filmé à hauteur d'homme. Aucun des personnages d'Arabes n'est interprété par un acteur de cette origine : la sud-américaine Rosita Garcia joue Zinah, Philippe Moretti est Si Allal, Pierre Batcheff est Si Hamed et Andrews Engelmann est un impayable Si Amarock. Personne n'essaie même de prendre le moindre accent local. Des touches humoristiques grossières sont portées par des silhouettes secondaires : autour de Mabrouka, la nourrice du palais, très mal jouée par Arabella Fields, cela devient carrément gênant tellement c'est idiot. Le sauvetage de dernière minute, qui de Griffith a gardé la naïveté en oubliant la tension et la poésie, n'avait pas tellement lieu d'être vu que ces Arabes tombent sous les balles comme des mouches (ou comme des Apaches). La seule chose à sauver de ce monument est le traitement de l'affaire d'honneur qu'est la liaison entre André et Zinah. Le dénouement honnête de cette crise étonne agréablement. Mais combien le dilemme aurait-il été ressenti plus fortement si le rôle de Si Hamed avait été donné à un maghrébin ?

  • Profils paysans : le quotidien

    (Raymond Depardon / France / 2005)

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    3f923413e1ed81ede17c834d2b8fb6c9.jpgOn ne redira jamais assez l'importance de revenir de temps en temps vers les travaux des grands documentaristes, afin de laver nos yeux fatigués par les mensonges des reportages télévisés consacrés aux vrais gens. Tout à coup, nous redécouvrons les notions de distance, de montage, de hors-champ.

    Le quotidien est la suite de L'approche, sorti en 2001. Raymond Depardon suit toujours une poignée de paysans de Lozère et de Haute-Loire, pour interroger l'état de la petite paysannerie traditionnelle française, laissée à l'abandon par les politiques nationales et européennes. Si dans le premier film, la caméra ne quittait que rarement la cuisine des fermes, lieu des premières prises de contact et de toutes les transactions, elle suit ici chacun dans les étables ou vers les pâturages. Depardon ne se contente pas de filmer des gestes de labeur. Il s'entretient avec les paysans et ses questions, simples et prosaïques ("Depuis combien de temps êtes-vous à la ferme ?", "Votre père est mort en quelle année ?"...), parfois bouleversantes de franchise ("Je vous trouve inquiet en ce moment, vous n'avez pas le moral ?"), provoquent un dévoilement des personnalités des plus attachants. L'art du portraitiste transpire de ces plans très composés. La caméra fixe ne rattrape un protagoniste que si nécessaire, comme dans la belle séquence finale dans la grange. De larges ellipses, pouvant recouvrir deux ou trois ans, nous mettent brutalement devant l'évidence du temps qui passe, le réalisateur annonçant en amorce de séquence que untel a pris sa retraite ou que l'autre est hospitalisée depuis des mois.

    Le moment le plus marquant du film se trouve certainement en son début. Depardon est avec le vieux Marcel Privat sortant ses chèvres. Il entame la conversation à propos de Louis Brès, paysan voisin que l'on a enterré quelques jours auparavant. Marcel refuse d'en parler, bougonne et s'éloigne sur le chemin. Sans aucun doute, les instants les plus forts dans les grands documentaires sont ceux où l'auteur se heurte à un refus de s'exprimer. En fonction de son caractère, chaque cinéaste réagit alors différemment. Claude Lanzmann pousse toujours plus loin les témoins de Shoah, jusqu'aux larmes. Depardon laisse ses interlocuteurs tranquilles, tout en continuant à filmer leur visage. Dans le magnifique Danse, Grozny, danse (2002), Jos de Putter interrogeait une jeune fille rescapée des violences de la guerre en Tchetchénie, lui demandait ce qu'elle avait vu. Sa réponse unique et définitive ("Je ne peux pas en parler") ouvrait des abîmes.

    La première scène du Quotidien est un enterrement. Les paysans à l'image ont pratiquement tous entre 50 et 90 ans. Les vieux restent seuls, sans rien transmettre. Unique exception au tableau, une jeune femme de 22 ans s'acharne à reprendre une affaire. Mais là non plus, le lien ne se fera pas. Elle se débrouillera donc toute seule. L'oeuvre de Depardon est un témoignage, qui peut de plus rappeler à certains spectateurs des gestes vus dans leur enfance. Son aspect muséal ne vient pas de son esthétique mais bien du sentiment de fin irrémédiable qu'il dégage. Le troisième et dernier chapitre de Profils paysans, intitulé La vie moderne, semble être pratiquement terminé.

  • Enfermés dehors

    (Albert Dupontel / France / 2006)

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    a34d9c26a8f34e4089ae1c93abd3d453.jpgPour certains, Dupontel cinéaste c'est, sur le fond, l'anti-conformisme, la rébellion, la trash attitude, et dans la forme, un délire visuel sous le patronage de Terry Gilliam. Voilà pour la légende. Ne connaissant ni Bernie, ni Le créateur, j'ai découvert dernièrement Enfermés dehors et j'ai pu ainsi me faire une idée du phénomène. Quel résultat pour cet histoire de SDF qui enfile par hasard un uniforme de policier ? Une idéologie simpliste, les signes banals de la révolte contre l'ordre établi et au final, un message des plus consensuels. La charge contre la police est soit trop légère et attendue pour une oeuvre de combat, soit trop superficielle pour atteindre à la réflexion. Le port de l'uniforme donne l'impression d'accéder au pouvoir et à la puissance, donc le cinéaste utilise un effet de zoom violent sur son personnage transformé et plutôt trois fois qu'une, pour bien nous faire comprendre. L'appel fait à Noir Désir (groupe remarquable, mais là n'est pas la question) pour la bande-son est une autre preuve de la "subtilité" de l'ensemble. Le retournement d'une situation habituelle (le flic prend ici la défense des faibles voleurs) ne produit que du conformisme et du bien-pensant ironique. Et tout cela ne s'arrange pas avec la leçon donnée au PDG corrompu, prise de position très courageuse. Ne pas oublier aussi que la société de consommation, elle nous bouffe. Il y aura donc une séquence idiote avec des panneaux publicitaires qui s'animent. Les gags visuels ne sont pas, il est vrai, tous aussi malheureux et on est vraiment peiné de voir échouer cette tentative de dynamisation du cinéma comique à la française. Dans le genre, on pense parfois, à regrets, à la grande comédie italienne des années 70, là où les personnages étaient mille fois plus travaillés et où les scénarios ne se terminaient pas de façon aussi cul-cul avec la famille reconstituée. Le PDG a pris conscience, les SDF ont mangé, le néo-flic a sauvé la petite fille. Et malgré tout ça, on a donné l'impression d'avoir donné un grand coup de pied dans le système et dans le cinéma français. Chapeau...

  • La graine et le mulet

    (Abdellatif Kechiche / France / 2007)

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    Employé sur les chantiers navals du port de Sète, Slimane, la soixantaine, se retrouve licencié. Séparé de sa femme, avec qui il garde contact, ainsi qu'avec ses enfants, il vit auprès d'une patronne d'hôtel et de sa fille, Rym. Aidé par cette dernière, il entreprend de transformer un vieux bateau en restaurant. Comme L'esquive, La graine et le mulet est un film sur la parole. Kechiche en aborde tous les aspects, en débusque les usages et les contraintes. La diversité des formes qu'elle prend, il la met en scène en une suite de moments symptomatiques. La parole passe par les invectives, les confidences, donne des informations ou les cache. D'une façon plus large, elle s'inscrit d'abord dans les rapports de travail, puis se déploie en famille, plus libre mais occultant toujours certaines choses comme le film nous l'apprendra plus avant. La parole se fait ensuite administrative avant de revenir dans le cadre de l'intime. Mais nous ne sommes pas dans un cours ou devant un catalogue. Kechiche procède ainsi, faisant confiance à la longueur de ses séquences pour ne plus avoir à y revenir ensuite, notamment en ce qui concerne les réflexions sur la situation sociale, posée une bonne fois pour toutes. Habilement, le problème de la langue française ou arabe ne revient pas dans la partie "administrative" mais est évoqué avec humour lors de la scène du repas en famille (et dans le sens du Français qui parle mal l'arabe). En plus des différentes formes que prend la parole, Kechiche nous parle de son utilisation, nous montre comment chacun s'adapte à son interlocuteur, en fonction du message (le moment le plus clair à ce propos est celui où la soeur et le frère interrompent leur dispute dans l'escalier au passage de la voisine).

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    Tous ces mots ne sont pas désincarnés. Ils sont portés par des corps (la fin du film nous le rappellera, et de quelle manière...) et donnent naissance à des personnages singuliers. Dès la première scène où apparaît Slimane, à sa façon de se tenir et sa façon de répondre avec un temps de silence fatigué, nous savons que notre attachement à cet homme aussi tenace qu'ombrageux sera sans faille. Slimane laisse parler les gens. "Laisse-les dire", répète-t-il à Rym. "Faut parler, un peu, hein !" répond-elle. Rym est l'autre tourbillon émotif du film. Sa discussion enflammée avec sa mère, provoquant des larmes discrètes, le visage tourné vers la fenêtre, vers l'extérieur où tout est en train de se jouer, atteint des sommets. Et l'on ne dit rien du final. Hafsia Herzi n'est pas une révélation, c'est un miracle. Deux ou trois ans après la Sarah Forrestier de L'esquive, pour le prochain César de la révélation féminine, les jeux sont déjà faits (quoiqu'on ne sait jamais avec eux).

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    Kechiche avance par blocs, libère le naturel par son travail sur la durée. Depuis longtemps nous n'avions pas vu un cinéaste français prendre à bras le corps cette question et la résoudre avec autant de maîtrise, évitant tout ennui en s'accrochant pourtant au plus quotidien. Cette parole incessante, ce sont des flots qui nous brassent sans arrêt et qui nous entraînent vers un lyrisme inespéré. Pris dans les vagues : la même sensation qu'à l'écoute des longs morceaux de Sonic Youth, où les moments de calme sont d'autant plus beaux qu'on les sait coincés entre deux tempêtes électriques. Ici aussi, le flot des mots ne s'apaise que pour mieux repartir. Une crise de nerfs et de larmes inouïe nous provoque : veut-on l'arrêter nous aussi ou la laisser continuer, tellement ce spectacle à vif est prenant. Ainsi, à un certain point, la parole se fait uniquement émotive, libérée des contraintes, et fait naître les vérités, aussi terribles soit-elles, parfois. Passé ce pic émotionnel, que reste-t-il à faire ? A se taire pendant 20 minutes, jusqu'à la fin, à étirer des séquences où il n'y a plus que le corps qui parle, qui transpire, qui souffle, à lier deux personnages par le mouvement, à s'épuiser en rondes... Et nous nous demandons alors où l'on va, sans vraiment chercher à savoir si tout se passera comme convenu. Où nous mènera ce vertige, sinon vers le noir de la nuit, le noir de la chevelure de Rym ?

    Si je termine en cédant moi aussi à la tentation de placer les noms de Cassavetes et de Pialat, dans leurs plus grands moments, c'est seulement pour dire à quel niveau Abdellatif Kechiche s'est hissé avec La graine et le mulet.

    Photos : Allocine

  • Faut que ça danse !

    (Noémie Lvovsky / France / 2007)

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    6244b63ba8b9b23e2c13b1d08f9f42c3.jpgSalomon (JP Marielle) devient vieux. Tout le monde le lui dit et lui refuse de l'entendre. Sa femme, qui l'a quitté quelques années auparavant, déjà dérangée, ne voit pas son état mental s'arranger. Sa fille est bouleversée par sa grossesse tardive. Alors Salomon danse en pensant à Fred Astaire et passe une petite annonce pour trouver une femme...

    Noémie Lvovsky, depuis ses débuts, ose tout. Apparemment, elle ne s'est pas calmée. Cette comédie sera donc plus noire que rose, nous alpaguant par des inserts gores, des gags triviaux, des séquences oniriques, passant sans prévenir du grave au ridicule, du délirant au sérieux, de la gêne à l'énergie. Faut que ça danse ! est le film le plus décousu et le plus déconcertant, dans le rythme autant que dans le propos, de la réalisatrice. Faire rire avec la vieillesse et la mort est un beau pari, convenons-en, mais encore faut-il dessiner des personnages auquel on ait le temps de s'attacher ou en tout cas, tenter de le faire autrement que par des vignettes foldingues. Dans ce grand foutoir, si les scènes étaient montées dans n'importe quel autre ordre, cela ne changerait rien. Regarder Jean-Pierre Marielle égorger un Hitler d'opérette en pyjama rose à croix gammées me fait moyennement bidonner. Quelques répliques surnagent cependant (Salomon à sa fille, enragée de découvrir qu'il n'a jamais parlé d'elle à sa nouvelle amie : "Je n'ai pas caché ton existence, j'ai juste différé une information..."). Voir les adolescentes de La vie ne me fait pas peur s'emmeler les pinceaux entre leurs fantasmes, leurs parents et leur vie collégienne était aussi rude que réjouissant. Voir les couples des Sentiments et de Faut que ça danse ! faire les mêmes choses me laisse totalement désemparé et sceptique.

    Ah si, quand même : comme souvent, on fait faire n'importe quoi à Sabine Azéma. Et j'aime bien la voir faire n'importe quoi.

  • La demoiselle d'honneur

    (Claude Chabrol / France / 2004)

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    a87777538a75dfb1a951e058d61a3e3c.jpgEn août dernier, sorti de La fille coupée en deux, je regrettais ici même, malgré leurs qualités évidentes, le ronronnement des films de Chabrol ayant suivis La cérémonie. Forcément, trois mois plus tard, je tombe sur la pièce du puzzle que j'avais oublié sous le tapis, celle qui ressemble apparemment aux autres mais qui, finalement, remet tout en cause, celle qui n'attire pas l'oeil en premier mais qui se révèle la plus belle. Avec La demoiselle d'honneur, Chabrol adapte à nouveau un roman de Ruth Rendell, près de dix ans après La cérémonie. Comme Woody Allen dernièrement, il s'attache à des personnages de classe moins élevée que d'habitude. Le cadre de départ est celui d'une petite maison de la banlieue nantaise. Une mère de famille très attentionnée s'en sort plus ou moins comme coiffeuse à domicile et garde sous son toit ses trois grands enfants d'une vingtaine d'années. Ses deux filles suivent des voies opposées : la cadette flirte avec les embrouilles, l'autre se marie. L'aîné des trois, Philippe, est le mieux installé professionnellement, cadre commercial très compétent dans une petite entreprise du bâtiment. Le mariage de sa soeur l'amène à rencontrer Senta, l'une des demoiselles d'honneur. Celle-ci l'entraîne dans une histoire de passion amoureuse exclusive, à la lisière de la folie meurtrière.

    Chabrol s'y connaît dans la mise en scène des petits dérèglements de l'esprit et des signes inquiétants. Le premier plan du film, sur le générique, nous promène dans les rues d'un quartier pavillonnaire par un long travelling dont on pressent qu'il va déboucher sur la représentation d'un événement dramatique, bien avant que l'on aperçoive la première voiture de police. De même, la vision de cette famille sans histoire est vite perturbée par le comportement trop doux de la mère (Aurore Clément, excellente) ou par la façon dont son fils la regarde, de trop près, trop longtemps, trop intensément. Délaissant les grands bourgeois et les vedettes de la télé, Chabrol ne force pas le trait dans la caricature des personnages. Il trouve par exemple le moyen de transcender cette scène de banquet de mariage, qui pourrait prêter à toutes les facilités. On a droit à la chanson du père du marié, au "Mariage pluvieux, mariage heureux" lancé par la mère. Mais dans cette petite salle des fêtes, se font surtout sentir la circulation des corps et des regards, le rythme infaillible du montage et la précision du jeu de chacun. C'est peu dire que Benoît Magimel porte la quasi-totalité du film sur ses épaules. Apparemment réjoui de prendre une telle place dans l'oeuvre chabrolienne récente, il endosse ici le rôle du témoin-guide parfait pour le spectateur. Son jeu à la fois distancié et intense fait merveille. Chabrol nous positionne tantôt légèrement en retard (l'aveu du défi relevé à Senta), tantôt légèrement en avance (l'interrogatoire au commissariat) par rapport au personnage et nous nous délectons de ce décalage. Face à Magimel, Laura Smet sait imposer dès ses premières scènes sa beauté étrange et mener le film vers une inquiétude proche du fantastique.

    Car on a bien l'impression d'un passage d'un monde à l'autre. Ce qui apparaissait en premier lieu comme un balancement, déjà assez déboussolant, entre mensonges et vérités, jeu et sérieux, sincérité et dissimulation, s'avère finalement être un glissement encore plus important. Attiré par Senta, Philippe passe du réel (sa famille, son patron) à la fiction. Si les allers-retours et les articulations entre les deux plans sont multiples (ce qui charge notamment d'ironie réjouissante les demandes répétées de ses proches à Philippe de surveiller sa petite soeur, alors que se jouent pour lui des choses bien plus graves), deux moments précis marquent nettement le basculement. Lors de la première discussion tendue entre Philippe et Senta, un simple travelling dans le dos du jeune homme change l'angle de vue sur l'amante et signe une rupture. Par ses propos ahurissants autant que par cet effet, notre vision du personnage de Senta change. Et Philippe bascule dans le rêve. Son véritable retour sur terre se fera sentir lui aussi, quand dans le jardin public il verra passer un garçon sorti de nulle part, habillé à l'ancienne et jouant au cerceau. Cette vision lui fait se frotter les yeux. L'apparition du clochard qu'il croyait mort finit de le ramener à la réalité. Ces trouvailles, Chabrol les déroulent sans ostentation, prenant bien soin de faire porter ces bouleversements avant tout par les astuces du scénario. Et pour clore son récit sans nous faire retomber trop brutalement, entre une ellipse radicale et un dernier plan en suspension, il laisse Philippe faire croire à Senta, pour quelques instants, que le rêve peut continuer.