Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

90s - Page 4

  • Quatre films de Gérard Courant

    courant,france,documentaire,90s,2000s

    courant,france,documentaire,90s,2000s

    courant,france,documentaire,90s,2000s

    courant,france,documentaire,90s,2000s

    ****/****/****/**** 

    Par l'aimable entremise du Dr Orlof et grâce à la générosité du cinéaste lui-même, qui m'a fait parvenir quatre de ses DVD, j'ai découvert ces jours-ci le travail de Gérard Courant.

    Son œuvre la plus connue est un film commencé en 1977/78 et dont on ne sait quand il prendra fin exactement. Il affiche, à ce jour et provisoirement, une durée légèrement supérieure à 150 heures. Mais on peut tout aussi bien considérer qu'il s'agit en fait de 2347 petits films (pointage du 8 février 2011). Ce sont les Cinématons.

    Cinématon est, selon les mots de son inventeur, "une série cinématographique de portraits filmés montrant une personnalité des arts, de la culture, de la politique ou du spectacle, en un seul gros plan fixe et muet, dans lesquels elle est libre de faire ce qu'elle veut". Précisons que les célébrités s'y bousculent, de Jean-Luc Godard à Vincent Roussel, et ajoutons que le format est celui du Super 8 et que la durée du plan est limitée à 3 minutes 30 à peu près.

    Le film 2000 Cinématons est présenté par Gérard Courant comme un "patchwork" célébrant l'arrivée au numéro 2000 de la série (au moment, bien sûr, du passage... à l'an 2000). S'y mêlent quelques Cinématons livrés in extenso et beaucoup d'extraits, des rencontres avec plusieurs personnalités jadis filmées et livrant leur propre analyse de ce projet fou, des extraits d'émissions de télévision dans lesquelles Courant fut invité, des images du cinéaste au milieu de ses archives, des cartons explicatifs etc... Si le documentaire en lui-même déçoit un peu, c'est qu'il prend avant tout la forme d'un outil de promotion d'un objet insaisissable, simple comme bonjour et pourtant éminemment complexe, une série dont la longévité dit déjà l'importance.

    De plus, dès le début, ceux que Courant retrouve pour l'occasion analysent parfaitement toutes les raisons de cette importance. Les propos que tiennent d'emblée Jacques Dutoit, Dominique Noguez, Georges Londeix ou Luc Moullet sont si pertinents que l'on a, pour ainsi dire, plus grand chose à penser derrière.

    Mais ce sentiment de frustration tend à se dissiper quelque peu sur la durée du film, dans lequel il ne faut pas chercher une progression narrative classique. En cela, 2000 Cinématons rend justice à la série qu'il célèbre. En cela aussi, il appartient au genre expérimental. Il est d'ailleurs amusant de voir Gérard Courant mégoter sur cette appartenance via l'un des cartons qu'il insère car il parle bel et bien lui-même à ses "modèles" d'une "expérience" et Dominique Noguez et Dominique Païni le rattachent sans hésiter à ce "courant" (désolé...).

    En fait, comme dans une série (souvent, en tout cas), c'est l'accumulation qui donne finalement sa forme à l'ensemble. 2000 Cinématons s'arrache sur la durée, notamment par la reprise, à l'approche de son terme, du choix de montrer l'envers du décor (la fabrication d'un Cinématon) et surtout par les propos forts de Joseph Morder et de Vincent Nordon (ainsi que par le regard noir de Maurice Pialat).

    Chambery-Les Arcs laisse un sentiment très semblable. C'est une "vélographie", une ode au cyclisme composée sur le mode de l'alternance chapitrée de souvenirs d'enfance de Courant, au temps des Tours de France des années Anquetil-Poulidor, classeurs et coupures de presse à l'appui, et de rencontres avec d'autres passionnés de vélo. Cette petite chaîne constituée tend vers un point : le suivi, en voiture autorisée, de l'étape de montagne entre Chambéry et Les Arcs lors du Tour 96.

    Une dizaine de chapitres découpe le documentaire mais je l'ai vu comme un film en deux parties. La première n'est pas désagréable du tout mais m'a paru pâtir de son aspect rudimentaire (qui, ailleurs, peut servir très favorablement le cinéma de Courant) et être un peu forcée dans les petites saynètes mettant en scène le cinéaste et ses amis journalistes Pierre Vavasseur (qui l'invite à suivre la fameuse étape dans la voiture du Parisien) et Alain Riou (à qui il lance le défi de monter, ensemble, au moins deux des trois cols au programme des coureurs).

    Comme tout passionné, Gérard Courant raconte la petite et la grande histoire du vélo, nous abreuve d'anecdotes et va jusqu'à rencontrer Mme Janine Anquetil pour en placer une nouvelle. Amateur moins inconditionnel (du genre à ne regarder que quelques étapes de montagne chaque année), je me suis retrouvé là dans la position ambigüe de celui qui se retrouve face à un grand collectionneur : à la fois intéressé et un brin perplexe. En fait, j'ai tiré la conclusion que cette partie m'a laissé insatisfait pour une raison simple : le manque d'images illustrant les exploits racontés. Je me suis retrouvé dans le même état de frustration que le petit Courant devant patienter quelques années chez ses parents sans télévision.

    Mais tout à coup, ces images arrivent. Pas exactement, celles attendues, mais celles des ascensions successives par la paire Courant-Riou du Col de la Madeleine et du Cormet de Roselend. Et c'est une bouffée d'air frais... Courant bascule en quelque sorte de l'essai au reportage et nous intéresse, à notre grande surprise, plus dans ce registre. La double montée, longue, étirée, se vit comme une étape du tour : efforts, suspense, caprices météorologiques, informations chiffrées, impondérables (glorieuse incertitude du sport : le chien sans collier Raoul va-t-il faire chuter l'un des deux amis ?)... Ensuite, nous retrouvons Gérard Courant au "Village du Tour", au matin de l'étape, en train d'interroger quelques anciens champions croisés au hasard. Ici, le goût de l'anecdote provoque le dialogue, qui en devient extrêmement vivant. Notre plaisir est alors de guetter les réactions de chacun. Peu après, Chambéry-Les Arcs se termine par des bribes de l'étape vue de la voiture du Parisien... dans le brouillard, ce qui aide à clore le film sur une jolie tonalité.

    Une personnalité se retrouve à la fois dans 2000 Cinématons et Chambéry-Les Arcs, il s'agit du cinéaste Luc Moullet. En 2000, Gérard Courant lui a consacré un portrait d'une petite heure, titré L'homme des roubines. Une roubine est une formation géologique très particulière que l'on trouve notamment dans le sud-est de la France et c'est là que Moullet est filmé, sur les lieux de son enfance qu'il ne quitte jamais vraiment, y situant même l'action de plusieurs de ses films (essentiellement  ceux de ses débuts, comme Les Contrebandières, Terres Noires et Une aventure de Billy le Kid, dont nous voyons des extraits).

    L'homme des roubines nous invite à une ascension : un lieu et une altitude, toujours plus élevée, sont annoncés et nous y retrouvons aussitôt Luc Moullet, prêt à s'adresser à nous. Encore une fois, le procédé est aussi simple que riche de prolongements et il est à la base d'un portrait d'artiste très original, fort éloigné des résultats souvent formatés que produisent ce genre d'exercice. C'est d'abord un portrait "incomplet" puisque l'on s'étonne par exemple de ne pas y trouver prononcés une seule fois les expressions "Cahiers du Cinéma" et "Nouvelle vague". Mais cette approche peu classique n'empêche pas d'obtenir un portrait "juste", et, encore moins, de piquer notre curiosité pour son sujet (ma connaissance du cinéma de Luc Moullet se limite à celle des Sièges de l'Alcazar).

    La complicité qui unit Courant et Moullet ne fait guère de doute et nous nous demandons parfois qui a décidé de telle mise en scène. Dans le regard de l'un, que l'on ne voit jamais, comme dans l'œil de l'autre, toujours au centre de l'image, brille une malice certaine. Luc Moullet, avec son débit si particulier, cultive l'art du récit et de la chute, se délectant de trouvailles déroutantes tombant en fin de phrases comme un improbable couperet. Les piques qu'il adresse aux écoles de cinéma sont l'un des signes de son indépendance farouche.

    Mais si le portrait est si réussi, c'est qu'il montre parfaitement comment un homme vit pour le cinéma. Parfaitement car simplement et, parfois, indirectement, puisqu'en parlant des roubines, de sa famille, des villages de la région ou des employés du fisc, Luc Moullet parle aussi de son art. Bien sûr, il livre également des anecdotes savoureuses de tournage et des petites leçons très pratiques de réalisation. Ainsi, comme la plupart des meilleurs documentaires sur le cinéma, L'homme des roubines nous séduit parce qu'il part du concret, du travail, des pieds sur terre, et non de la théorie.

    A voir les échantillons qui m'ont été offerts et bien que je n'oserai les désigner comme étant représentatifs de l'œuvre entière de Courant (sa filmographie étant pléthorique), j'avouerai une préférence pour ses films en apparence les plus simples (et les moins intimes, ou, plus prosaïquement, ceux où il entre le moins dans le cadre), pour ses dispositifs les moins complexes, ceux-ci se révélant paradoxalement les plus féconds. Ainsi en va-t-il du quatrième et dernier ouvrage de ce lot, 24 Passions.

    "Chaque année, de 1980 à 2003, j'ai filmé chaque Vendredi Saint la reconstitution du chemin de croix de la Passion du Christ à Burzet, un village isolé de l'Ardèche, où les villageois, depuis sept siècles, se costument pour y célébrer et perpétuer ce rite religieux." Voici comment Gérard Courant présente son film. 24 Passions a donc tout du dispositif rigide. Le cinéaste suit la procession partant de la sortie de l'église du village et se terminant au sommet du mont le surplombant. Sur son site internet, il précise que la dénivellation est de 300 mètres et que la montée dure approximativement deux heures. Le trajet est toujours le même et les différentes "stations" sont à chaque fois marquées aux endroits définis. Lors de son montage, Courant a ramené ses enregistrements annuels à des durées équivalentes, tendant à une moyenne d'un peu plus de trois minutes pour chacun (nous sommes proches de la durée d'un Cinématon et nous tenons peut-être là, avec ces trois minutes, le rythme idéal, la bonne foulée, le tour de pédale propre à Courant).

    Devant 24 Passions, mon intérêt s'est en fait glissé dans une sorte d'intervalle, ou plutôt deux intervalles.

    Le premier naît de l'étrange contiguïté enregistrée, entre un rite ancestral et immuable, effectué avec un constant sérieux par ceux qui le pratiquent, et le travail du temps, rendu sensible par l'évolution des apparences vestimentaires des spectateurs de la procession et par le vieillissement (ou la disparition) des acteurs de cette Passion (notons que tenir le rôle de Jésus semble le meilleur gage de conservation). Cette étonnante juxtaposition de deux régimes temporels est bien sûr visualisée dans certains plans, les simples accompagnateurs (et les photographes, les appareils sont en effet nombreux) se mêlant souvent aux marcheurs costumés, quelques uns, parmi ces derniers, gardant même, à l'occasion, leurs lunettes de soleil. Toutefois, l'écart qu'il met à jour, Gérard Courant nous laisse le questionner nous-même. Jamais il n'intervient, ne commente, ne fait parler un protagoniste, ne place la moindre image étrangère à son sujet d'observation.

    Le second intervalle est celui qui découle de la méthode suivie. Sous la contrainte du dispositif, on cherche les différences d'une année à l'autre, au-delà des répétitions, et intelligemment, Courant joue des deux. On note parfois le retour de telle composition, de tel cadrage, mais ce sont surtout les variations qui importent. Et nous touchons alors à la passionnante question du "faire". Car Gérard Courant, avec son film, montre tout simplement les différentes façon qu'il y a de filmer une procession, événement qui, comme tout déplacement de corps au sein d'un paysage, a un pouvoir cinématographique intrinsèque. Nous sommes donc là devant une sorte de leçon de cinéma : sur la position de la caméra, la durée du plan, la variation de point de vue que ceux-ci imposent. Courant filme en plongée ou contre-plongée (le terrain s'y prête), cadre large ou resserre sur des visages, enregistre fixement ou se place au milieu du cortège pour accompagner son mouvement, isole des pieds ou des mains, détaille les traits des acteurs ou attrape à la volée des attitudes de spectateurs, élève sa caméra vers le ciel ou la montagne. A cela s'ajoute un surprenant travail de mixage et, pour une des années, un jeu sur la vitesse de défilement des images, procédés qui apparaissent de prime abord comme des fantaisies mais qui accusent encore la pesanteur de ce temps qui passe. Ce qui est assez beau, au final, dans ces 24 Passions, et que nous pourrions prendre pour un troisième intervalle, c'est que nous voyons comment s'entremêlent la préparation et l'accident, la préméditation et l'adaptation, la technique et l'instinct du cinéaste.

     

    courant,france,documentaire,90s,2000s2000 CINÉMATONS

    CHAMBÉRY-LES ARCS

    L'HOMME DES ROUBINES

    24 PASSIONS

    de Gérard Courant

    (France / 93 mn, 74 mn, 55 mn, 75 mn / 2001, 1996, 2000, 2003 )

  • Rapado & Les gants magiques

    (Martin Rejtman / Argentine / 1992 & 2003)

    ■■■□ / ■■■□

    rapado03.jpgComme Guillaume Canet, l'Argentin Martin Rejtman fait un cinéma "générationnel" et cela à plus d'un titre. Tout d'abord, les deux œuvres réunies dans ce coffret semblent adressées prioritairement à une génération précise, celle des gens qui avaient la vingtaine en 92 et la trentaine en 2003. Ensuite, leurs récits sont exclusivement consacrés à des personnages appartenant à celle-ci. Enfin, le premier des deux films proposés, Rapado, est lui-même à l'origine d'une naissance, celle du jeune cinéma argentin de la fin des années 90 dont les principaux représentants se nomment Pablo Trapero, Lucrecia Martel et Lisandro Alonso. Comme il arrive parfois, la reconnaissance rapide des talentueux chefs de file du mouvement a eu pour effet de laisser quelque peu dans l'ombre le réel initiateur - reconnu comme tel par ses cadets. Ainsi, ni Rapado ni Les gants magiques n'ont eu l'honneur d'être distribués dans les salles françaises (le second a tout de même été diffusé en 2006 sur Arte, chaîne coproductrice du film, ce qui avait alors permis à certains d'entre nous de le découvrir avec bonheur), à l'inverse de Silvia Prieto, deuxième long métrage de Rejtman datant de 1999 et sorti ici en... 2004. Depuis, plus rien ou presque (les filmographies indiquent seulement deux titres d'œuvres courtes et énigmatiques, réalisées après Les gants magiques). Cette livraison des Editions Epicentre est donc précieuse, imposant à nos yeux un auteur des plus attachants.

    Cet attachement est logiquement recherché par tous les cinéastes désireux de s'inscrire dans ce registre générationnel. Il nécessite de la part de l'auteur sinon une appartenance au monde décrit au moins une connaissance de celui-ci et une affection non feinte pour ceux qui le peuplent. Dans ce type de film doivent être disposés des marqueurs socio-culturels pertinents, le piège étant que ces derniers peuvent facilement rester à l'état de signe de reconnaissance ostentatoire, de vulgaire appât pour spectateur-cible. Rapado et Les gants magiques ne sont pas avares de marqueurs et accumulent cigarettes et street wear, cassettes audio et chaînes hi-fi, mobylettes et Renault 12, skate boards et appareils de muscu, jeux vidéos et vhs pornos, mais le talent de Rejtman est de ne pas trop les laisser saillir et de les intégrer parfaitement, jusqu'à en faire, pour certains, des éléments déterminants de sa narration.

    Celle-ci se fait discrètement cyclique, profitant ici (Rapado) d'une série de vols de motos qui provoquent autant de rencontres, pas toujours brutales, ou là (Les gants magiques) d'une succession de trajets en taxi, dans lequel l'identité et la place des passagers indiquent l'évolution des rapports sentimentaux. Ainsi, l'évidence d'un réseau apparaît, les liens se tissent, l'instantané générationnel se révèle.

    Si des éléments culturels se chargent d'une nécessité dramatique, ils peuvent aussi traduire un besoin vital pour les personnages eux-mêmes. Tel est le cas pour la musique et la danse. A intervalles réguliers, nous voyons Alejandro, principal protagoniste des Gants magiques, s'activer sur une piste en boîte de nuit, seul ou accompagné, à la fois ridicule et touchant, comme toute personne "banale" se laissant aller à danser.

    Rapado nous parle de la jeunesse, de son désœuvrement, de ses chimères, de ses lubies farfelues et indispensables. Les gants magiques observe le passage vers une prétendue maturité que l'on dit avoir retardé trop longtemps, sans vraiment y croire par ailleurs. A 35 ans, il faudrait abandonner la production de disques bruitistes invendables ou le tournage de films pornos et investir durablement la réalité économique (bousculée) de l'Argentine des années 2000. Passer des petits deals quotidiens au marché global. Evidemment, on en reviendra.

    gants01.jpgLes films de Martin Rejtman se tiennent en équilibre entre l'ironie et la tendresse, donnant l'étrange sentiment d'une sincérité et d'une vérité qui se verraient légèrement distanciées. L'humour y est permanent mais léger et empreint de mélancolie. Il nait surtout d'un brillant montage. Ce qui arrive aux personnages est loin d'être drôle, ce n'est que l'assemblage de leurs déboires qui l'est. L'art du cinéaste est un art de la rime visuelle délicate, du running gag offert comme en passant, de la subtile variation des motifs, de l'ellipse souriante et de la concision (1h10 pour l'un, 1h25 pour l'autre).

    Les dialogues sont rares et courts dans Rapado et si Les gants magiques paraît plus bavard, c'est que, parmi les sept personnages principaux, deux accaparent la parole. Le style visuel est aussi économe qu'efficace, le cadre est le plus souvent fixe, simple et rigoureux. Mais les films n'ont rien d'amorphe, notamment parce que les déplacements y sont constants, effectués à pied, en moto ou en Renault 12. Ces mouvements permettent aussi d'affirmer la présence d'un arrière-plan précis, celui de la ville, de la banlieue. Cette attention à la réalité apporte un nouveau liant à ce qui pourrait apparaître comme une suite de saynètes. L'égalité de ton entre les scènes peut aussi faire craindre l'ennui lors de l'observation de petits faits du quotidien, mais le spectre est repoussé et trame et caractères s'en trouvent enrichis.

    Jeunes cinémas, nouvelles vagues ou simple "renouveau" national, les œuvres à l'origine de ces soubresauts artistiques, pour la plupart d'entre elles, réalisent un double programme : se réapproprier un environnement - descendre dans la rue - et redéfinir l'intime - dans les appartements. Celles de Martin Rejtman s'y emploient également, avec un humour inestimable.

     

    Chronique dvd pour logokinok.jpg

  • Maborosi & After life

    (Hirokazu Kore-eda / Japon / 1995 & 1998)

    ■■■□ / ■■■□

    maborosi.jpgPartant d'une histoire digne du mélo le plus lacrymogène, Maborosi (Maboroshi no hikari) est un film conduit sur une note basse, d'une manière très sûre et très sensible, particulièrement remarquable pour un premier long métrage (de fiction, s'entend, puisque Hirokazu Kore-eda, le futur auteur de Nobody knows et Still walking, avait à l'époque une expérience de documentariste, information qui n'étonne guère et qui explique en partie l'acuité du regard s'exerçant ici).

    Passé un prologue intrigant - visualisation d'une réminiscence du passé de l'héroïne dont la nécessité s'imposera a posteriori tant du point de vue esthétique que psychologique -, éclate l'évidence d'une mise en scène singulière, bien que trouvant un point d'appui revendiqué en celle de Yasujiro Ozu. La durée et la fixité des plans confèrent la même dignité aux personnages de Kore-eda qu'à ceux du maître. Les nombreuses incisions que provoquent des plans d'extérieurs citadins dépeuplés donnent au récit un tempo et un ton très particuliers. Mais une telle reprise serait de bien peu d'intérêt si elle ne s'accompagnait d'une modulation. Les fameux inserts d'Ozu prennent souvent l'allure d'une pause entre deux scènes chargées de paroles et de présence humaine alors qu'ici ils se différencient moins franchement de ce qui les entoure, les dialogues n'abondant pas et les figurants se faisant rares, disparaissant même, autour du couple auquel s'attache la caméra. Enfin, là où le réalisme d'Ozu soutient un discours sur la société japonaise de son temps, celui de Kore-eda entraîne ailleurs.

    La mise en scène de Maborosi produit un effet étrange, comme si l'attention très soutenue au réel finissait par tirer vers l'irréel. Le montage dicte une progression non dramatique, qui ne naît pas de l'enchaînement des événements mais qui accumule les ellipses. Il y a bien un drame, à l'origine, et quel drame !, la mort, par un suicide inexplicable, de l'être aimé. Mais la vie continue avec l'acceptation d'un nouveau partenaire et les changements que cette situation provoque, au potentiel dramatique si fort, sont absorbés par la sérénité apparente de l'ambiance : la relation entre l'homme et la femme semble immédiatement harmonieuse, leurs enfants respectifs s'entendent à merveille... Cette absence d'accrocs peut surprendre. Elle est pourtant d'une certaine vérité.

    Un léger mouvement de bascule finit tout de même par s'opérer, en deux temps. Une onde de choc issue du drame initial, peut-être refoulé jusque là par l'héroïne, se répercute à l'occasion d'un retour sur les lieux de cette vie antérieure puis au moment de la disparition temporaire d'une voisine du village, partie pêcher en mer avant la tempête. La douleur refait alors surface. Kore-eda s'en tient cependant toujours à l'observation digne.

    L'attente de nouvelles de la pêcheuse de crabes s'étire sur plusieurs séquences. Il est toutefois étonnant que, durant ce temps, à aucun moment, la caméra de Kore-eda ne se tourne vers la mer. C'est que les plans de Maborosi, même peuplés de un, deux ou trois personnages, sont déjà creusés par l'absence. Et cela est perceptible dès le début du film : lors du prologue, la grand-mère du personnage principal, alors jeune fille, quitte cette dernière au milieu d'un pont, l'angle choisi soustrayant l'aïeule à notre regard quand elle s'éloigne. La mort est ainsi suggérée, la disparition des uns et le désarroi des autres sont purement affaires de mise en scène.

    Hirokazu Kore-eda tient un équilibre difficile en nous imposant une certaine mise à distance du regard tout en préservant une proximité sensible. Plusieurs plans le concrétisent, très larges, englobant tout le paysage et laissant pourtant entendre parfaitement les voix de ceux que l'on distingue à peine. Voilà qui signe aussi, peut-être, l'accès à une autre dimension, pressentiment qui existait déjà à la vue de quelques admirables compositions plastiques (s'appuyant sur les lignes d'horizon, sur l'architecture "naturelle"), devant l'absence presque irréelle déjà évoquée de l'homme dans certains plans ou encore à entendre cette brève évocation d'une "lumière fantôme" (donnant son titre au film) attirant parfois les êtres qui se perdent alors et laissent derrière eux les vivants, à l'âme entamée, sans réparation possible.

    afterlife.jpgIl est étrange de constater à quel point After life (Wandâfuru raifu) peut être considéré comme l'envers exact de Maborosi, les deux semblant séparés par un miroir sans teint. Le point de vue a changé, nous sommes passés de celui des vivants à celui des morts. Le titre ne ment pas : tout se déroule ici après la vie, dans des limbes à l'organisation bureaucratique. Inversant les données par rapport au premier film, l'argument est ici fantastique mais il subit un traitement parfaitement réaliste. La caméra est le plus souvent portée pour suivre les déplacements des personnages, les échanges entre les nouveaux arrivants et ceux qui les accueillent sont soumis à la frontalité du recueil de témoignages dans les reportages, la lumière naturelle éclaire sans apprêt des décors fonctionnels et rudimentaires.

    Avançant au rythme des jours d'une semaine, le récit génère plusieurs blocs. Le premier est essentiellement composé d'une suite d'entretiens destinés à l'élection d'un souvenir précis chez chacun des vingt-deux morts défilant devant les "fonctionnaires" du lieu. Le procédé entraîne forcément un sentiment de répétition et, comme la situation est d'une grande singularité et que la parole devient l'élément moteur, le spectateur peut se sentir plus "dirigé" dans sa réflexion et ses émotions. L'intérêt ne faiblit pas, cependant, notamment grâce à l'humour discret se faufilant dans les dialogues ("Vous êtes morte hier. Toutes mes condoléances."), au contrepoint apporté par la vie quotidienne des agents, à la surprise provoquée par certains récits, dont les plus émouvants ne portent pas forcément sur les sujets les plus attendus (ainsi du choix d'un souvenir lié à un vol en avion).

    Déjà attachant, le film prend une réelle ampleur en relatant la mise en images des souvenirs des défunts. Ces derniers sont en effet conduits dans un bâtiment transformé en studio, où s'affairent plusieurs techniciens tentant de recréer au plus près l'ambiance qui leur a été demandée. A travers la réalisation de ces petites séquences, Kore-eda célèbre l'artisanat cinématographique. Il insuffle une nouvelle dimension, sans jamais insister, liée à la capacité qu'aurait le cinéma de faire revivre un instant précis. L'émotion de ces hommes et de ces femmes, troublés par cette possibilité offerte, devient la nôtre. Le cinéaste termine son récit à l'aide d'un rouage astucieux du scénario qui laisse les personnages reprendre la main, histoire que l'émotion produite ne soit pas uniquement "réflexive".

    L'œuvre, particulièrement originale, presque ludique, traite avec tact de questions essentielles. Quels souvenirs garde-t-on d'une vie ? Habite-t-on le souvenir d'un(e) autre ? After life complète Maborosi pour donner naissance à un univers artistique délicat et cohérent, hanté par la mort, l'absence, le deuil et l'idée de la trace laissée par la présence humaine.

     

    Chronique dvd pour logokinok.jpg

  • Nanni Moretti (coffret dvd : les premiers films)

    Je suis un autarcique (Io sono un autarchico) (Nanni Moretti / Italie /1976) ■□□□

    Ecce Bombo (Nanni Moretti / Italie /1978) □□

    Sogni d'oro (Nanni Moretti / Italie /1981)

    La Cosa (Nanni Moretti / Italie /1990) □□

    Le jour de la première de Close-up (Il giorno della prima di Close up) (Nanni Moretti / Italie /1995) □□

    Le cri d'angoisse de l'oiseau prédateur (Il grido d'angoscia dell'uccello predatore (20 tagli d'Aprile)) (Nanni Moretti / Italie /2002) □□

    Le journal d'un spectateur (Diaro di uno spettatore) (Nanni Moretti / Italie /2007) □□

    moretti00.jpgConnaissez-vous Michele Apicella ? Vous devez au moins le revoir en jeune député adepte du water-polo (Palombella rossa, 1989)... Avec ce coffret, les Editions Montparnasse ont eu la bonne idée de nous permettre de remonter la piste jusqu'aux premières "vies" de notre homme, qui en connut beaucoup. On le découvre donc ici en comédien de théâtre d'avant-garde, en acteur de cinéma underground puis en cinéaste à la mode. Oui, celui-là même qui sera plus tard professeur de mathématiques (Bianca, 1984) et curé, sous le nom de Don Giulio (La messe est finie, 1985).

    Au cours d'une émission de télévision, qui constitue le morceau de bravoure de Sogni d'oro, Michele s'exclame "Je suis le cinéma, je suis le plus grand !". Ils furent nombreux, dès ses premiers essais et surtout dans les années 80 et 90, ceux qui prirent ces propos pour argent comptant, jusqu'à faire de son créateur-interprète-réalisateur, Nanni Moretti, le génial et unique représentant du cinéma italien. Il est vrai que les coups de pied donnés dans la fourmilière transalpine par le jeune cinéaste (23 ans à l'époque du premier long métrage) furent dès le départ très vigoureux et particulièrement surprenants.

    Ce qui frappe en effet, de Je suis un autarcique à Sogni d'oro, c'est d'une part la méchanceté dont peut faire preuve à l'occasion Michele-Nanni et d'autre part la nature de ses cibles, peu habituées à recevoir de telles critiques dans un cadre cinématographique. Le héros morettien, qui n'est "jamais doux", comme le lui fait remarquer sa femme, est un être souvent au bord de la dépression, cassant, donneur de leçons, tyrannique avec son entourage. La famille est en première ligne. D'un film à l'autre, on entend son envie d'étrangler son petit garçon, on le voit gifler son père ou violenter sa mère. Dans Sogni d'oro, sur son plateau de cinéma, il frappe continuellement son assistant. A cette violence détonante envers les proches s'ajoute des piques féroces, lancées au détour d'une conversation, à l'encontre d'icônes nationales (Nino Manfredi, Alberto Sordi) ou de collègues (Lina Wertmüller). Si le cinéma de Moretti a tant marqué les esprits en Italie, dès ses débuts, c'est en grande partie parce qu'il se permettait d'aller, sur bien des points, contre les convenances. En un sens, pour ce qui est du regard porté sur le monde culturel, Nanni Moretti a filmé ce qu'il aurait pu écrire ailleurs, déplaçant une démarche critique du papier à la pellicule.

    La faible distance qu'a gardé le cinéaste entre lui-même et son double de fiction explique également la répercussion qu'ont eu ses travaux. Sans réaliser encore, à cette époque, de véritable film "à la première personne", il adopte déjà le ton du journal intime ou du moins, fait ressentir fortement l'impression de vécu. En effet, Moretti ne parle que de ce qu'il connaît parfaitement et ses critiques sont formulées de l'intérieur : il est dans la petite bourgeoisie romaine, dans la gauche italienne, dans le monde du cinéma. Ce choix implique que l'auteur lui-même reçoive sa part de reproches et, effectivement, l'auto-ironie de Nanni Moretti est constante, repoussant ainsi le spectre du ressentiment fielleux.

    Aussi passionnante soit-elle, la découverte groupée de ses trois premiers films laisse tout de même penser que, vu séparément et de manière totalement détachée des autres, chaque titre ne doit pas avoir la même prestance. En tout cas, une progression qualitative se dessine de façon évidente et le résultat donne raison à Moretti qui aimait à dire, dans les années 80 : "J'espère faire toujours le même film, si possible toujours plus beau".

    autarcique5.jpgJe suis un autarcique laisse ainsi mitigé. Soumis aux contraintes du super-8 (brièveté des plans, fixité du cadre et absence de son direct), il prouve qu'avec peu, on peut arriver à faire sinon beaucoup, du moins quelque chose. Il est certain qu'entre deux blagues de potaches (très cultivés), Moretti parvient à capter un air du temps et, par moments, un mouvement réellement cinématographique mais son film est avant tout une succession de sketchs donnant une (fausse) impression d'improvisation entre amis. Peu séduisante esthétiquement, l'œuvre donne à voir plusieurs tentatives burlesques peu vigoureuses et mal assurées. Si l'on sourit assez souvent devant cette satire du théâtre d'avant-garde, on s'ennuie aussi parfois, comme lors d'un interminable stage en plein air. De plus, Je suis un autarcique est un film qui s'auto-analyse constamment, via l'aventure théâtrale qu'il raconte, qui s'auto-critique et qui finit par épuiser en quelque sorte la capacité personnelle du spectateur à juger par lui-même.

    ecce5.jpgEcce Bombo, qui pourrait être la suite du précédent, permet de retrouver les mêmes acteurs, regroupés ici en un club d'auto-conscience. L'observation d'un milieu est toujours la principale qualité du film mais la vision s'élargit, se faisant plus générationnelle, moins chargée de références et donc moins soumise à l'incompréhension due à l'éloignement dans le temps. La construction se fait à nouveau par saynètes mais celles-ci sont plus harmonieusement liées et plus fermement mises en scène. La distanciation de certaines est appréciable, Moretti entamant presque un dialogue direct avec le spectateur et utilisant la musique, la télévision et le cinéma comme autant d'éléments médiateurs de sa réflexion. Le désœuvrement et l'apathie de la jeunesse qu'il dépeint sont savoureusement moqués sans toutefois parvenir à éviter totalement un certain affaissement du récit. Le glissement vers la gravité qui s'opère alors donne au film de l'ampleur mais en diminue la vigueur. Le meilleur d'Ecce Bombo est à chercher en fait là où Nanni-Michele est le plus insupportable : en famille, entre les cris et les giffles.

    sogni5.jpgMoretti a réalisé avec beaucoup plus de moyens Sogni d'oro. A lui Cinecitta, la Dolly et les mouvements d'appareils complexes... Le ton et les thèmes restent pourtant globalement les mêmes : difficultés à communiquer avec les autres autrement que par la violence des mots et des gestes, douleur de filmer, douleur de vivre. Entre les rires diffuse une tristesse certaine qui, alliée à une critique dévastatrice de la télévision, libère un parfum fellinien, le cinéaste des Vitelloni et de Ginger et Fred étant d'ailleurs le seul grand nom cité, explicitement ou pas, dans ces trois films de Moretti, sans aucune méchanceté. Avantageusement, le jeu avec les codes du cinéma remplace souvent, dans Sogni d'oro, les allusions à telle ou telle personnalité culturelle de l'époque. Le propos s'approfondit et la narration se complexifie. Des chutes de tension persistent mais se font moins brutales que par le passé et, gagnant en fluidité, le récit se fait enfin totalement cinématographique. Il reste à Moretti encore un peu de chemin à faire, à éviter notamment que certains gags ne tombent à plat. Avec Sogni d'oro, son cinéma est tout de même, cette fois, bien en place.

    La jaquette du présent coffret, qui annonce les "premiers films de Nanni Moretti", est pour un quart trompeuse. En effet, les courts métrages compilés ne sont pas, comme l'on pouvait s'y attendre, les premières tentatives du cinéaste (La sconfitta, 1973, Pâté de bourgeois, 1973, Comi parli frate ?, 1974) mais un groupe de films réalisés entre 1989 et 2007, soit bien après les "débuts". Si chacun présente un intérêt, cette rupture temporelle met à mal la cohérence éditoriale et il aurait été plus appréciable de disposer sur la quatrième galette de Bianca, dernier long métrage méconnu, avant la reconnaissance internationale apportée par La messe est finie (mais il est vrai que le film est édité par ailleurs).

    oiseau1.jpgLe jour de la première de Close-up est une amusante pastille (déjà présente dans l'édition dvd du film d'Abbas Kiarostami), une poignée de scènes comiques, basées sur le perfectionnisme de Nanni Moretti directeur de salle de cinéma. Ce court souffre tout de même quelque peu d'un tournage en vidéo plutôt "relâché". Les trois minutes du Journal d'un spectateur (l'un des segments du programme collectif Chacun son cinéma) sont plus rigoureuses. Assis au milieu de salles vides, Moretti se rappelle de quelques projections mémorables, de celle du Ciel peut attendre à celle de Rocky Balboa. S'affirment là son sens du cadrage et son don pour la chute. Le cri d'angoisse de l'oiseau prédateur est lui un montage de 25 minutes réalisé à partir de séquences non retenues pour Aprile (1998). Malgré la recherche d'une chronologie, ce bout à bout peine à se muer en récit véritable. Le long métrage était lui-même construit de manière assez libre et son appendice propose une série de scènes et d'allusions pas toujours faciles à saisir. Il faut donc y picorer, souvent avec bonheur, comme lorsque l'on retrouve cette image restée dans les mémoires de Moretti tenant son bébé endormi sur son épaule et qui discoure cette fois sur le nouveau gouvernement de centre-gauche fraîchement installé au pouvoir.

    cosa2.jpgDans le corpus mis en avant ici, La Cosa est un morceau de choix, par sa longueur et sa singularité. Il s'agit d'un "pur" documentaire, sans intervention du cinéaste à l'image ou sur la bande son, qui s'attache à enregistrer la parole des militants du Parti Communiste Italien pendant l'hiver 1989, au moment où ont lieu les secousses que l'on sait du côté de l'Europe de l'Est et où la question se pose d'un changement de nom et d'un glissement vers la sociale-démocratie. Le film, commençant de manière plutôt frustrante (les interventions sont coupées très courtes, au risque du catalogue), trouve peu à peu son rythme, s'appuyant sur les différences d'élocution, de parcours et de ressentis, éclairant le poids du passé et les craintes de l'avenir. Il faut accepter une certaine répétition et un dispositif rudimentaire et attendre les quelques secondes finales pour que Moretti laisse enfin sa patte sur le travail. Ce n'est pas grand chose : un brouhaha soudain après tant de discours posés, des bribes de conversation véhémentes, inaudibles. Cela suffit pour brouiller les pistes, pour glisser du scepticisme, pour garder cette position du poil à gratter de la gauche. Cela suffit aussi, dans notre optique, pour faire le lien avec les débuts du cinéaste, pour boucler la boucle de ce voyage chez Nanni Moretti.

     

    Chronique dvd pour  logokinok.jpg

  • Close-up

    (Abbas Kiarostami / Iran / 1990)

    ■■■□

    closeup4.jpgEn 1990, sortait dans les salles françaises Où est la maison de mon ami ?, révélant ainsi aux spectateurs le nom d'Abbas Kiarostami. Ce que l'on ne pouvait savoir à l'époque, c'est que ce film clôturait un cycle plutôt qu'il n'en entamait un. Revoir aujourd'hui Close-up (Nema-ye Nazdik), l'opus suivant du cinéaste iranien, permet en effet de réaliser à quel point celui-ci donne au frottement entre documentaire et fiction une étonnante dimension réflexive. Ce questionnement, inauguré ici brillamment, bien que, peut-être, un peu trop ostensiblement, Kiarostami va par la suite l'affiner et le fondre idéalement dans des récits à la fois distanciés et bouleversants, au cours d'une décennie prodigieuse le menant de Et la vie continue... à Ten.

    Si Close-upn'est pas dépourvu d'émotion, notamment dans ses fameuses dix dernières minutes, celle-ci a toutefois tendance à s'effacer derrière le jeu intellectuel proposé autour du réel et des images. Le prétexte en est donc ce petit fait divers, cette affabulation du dénommé Hossain Sabzian, qui abusa de la crédulité d'une famille de Téhéran en se faisant passer pour le célèbre cinéaste iranien Mohsen Makhmalbaf. L'homme est difficile à cerner. D'une douceur extrême, en proie à des difficultés familiales et professionnelles, il ne donne pour explication à son comportement répréhensible que son amour immodéré du cinéma et sa reconnaissance infinie pour ceux qui le font et qui parviennent à projetter sur l'écran toute sa souffrance (il utilise l'expression plusieurs fois, notamment en réponse à la question que lui pose Kiarostami sur ce qu'il attend de ce film en train de se faire). Les propos tenus lors des entretiens, des reconstitutions ou du procès, dévoilent des pensées éminemment complexes. A la folle envie de Sabzian d'être le réalisateur Makhmalbaf, répond presque, chez les victimes de sa tromperie, celle d'y croire malgré tous les troublants indices qui s'accumulent. Close-up, en tentant de comprendre encore et encore les raisons d'un comportement pénètre très profondément dans la psychologie (et, par la même occasion, incidemment dirait-on, fait aussi remonter la question sociale par l'évocation du chômage et de la pauvreté). Le regard de Kiarostami est perçant.

    Du point de vue purement cinématographique, le film est aussi, en quelque sorte, une "école du regard". On entend, à l'entame du procès de Sabzian, Abbas Kiarostami expliquer à l'accusé comment celui-ci va filmer son déroulement, explications des termes techniques à l'appui, le premier d'entre eux étant bien sûr le gros-plan, le close-up. Mais il faut, avant d'aller plus loin, revenir sur l'étonnante construction du récit. Le film débute par le trajet en taxi d'un journaliste jusqu'à la maison de la famille Ahankhah. La circulation aidant, la vie bruisse tout autour de la voiture et, à l'intérieur, seul le montage et les changements d'axe de la caméra trahissent la fiction (ou la reformulation d'une réalité). Comme Kiarostami nous laisse sur le pas de la demeure, dans la rue, nous ne voyons rien de l'arrestation de Sabzian sur les lieux de son "forfait", sinon son départ pour le commissariat. Passé le générique, qui ne survient qu'au bout d'un quart d'heure, nous assistons à la première rencontre entre Kiarostami et Sabzian emprisonné. Elle est filmée de derrière une vitre et un magnifique zoom vient ponctuer l'émotion que provoque des propos douloureux. Vient ensuite le temps du procès, enregistrement documentaire entrecoupé de quelques scènes reconstituées retraçant les événements passés. L'arrestation de Sabzian est ainsi remise en scène, cette fois-ci en nous plaçant dans la maison, offrant donc à notre regard ce qui, au début, était relégué hors-champ (au cours de la séquence s'organise d'ailleurs une magnifique chorégraphie policière).

    On le voit, jusqu'à un épilogue dans lequel sont utilisées les techniques du reportage d'investigation (téléobjectif, micro HF, camionnette), Close-upne cesse de tourner autour du réel. Sa force repose sur le fait que Kiarostami ne cherche pas à nous tromper (il n'empêche pas l'intrusion des perches des micros et laisse même un clap à l'image) mais parvient cependant à laisser circuler un certain doute. A cela s'ajoute l'impressionnant empilement des niveaux de lecture que permet cette mise en abyme, Kiarostami offrant la possibilité à un homme se rêvant cinéaste ou acteur, de rejouer devant la caméra la supercherie qu'il avait imaginé. En découle une délicieuse impression de vertige de représentation et le plaisir de savourer des petits moments grisants, essentiellement lors des échanges portant sur le fait de jouer son propre rôle ou sur l'œuvre passée de Kiarostami. Souffrance et sourire en coin, donc. Tristesse et légèreté. Close-upest décidément le noyau dur du cinéma d'Abbas Kiarostami.

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • La guerre de sécession

    (Ken Burns / Etats-Unis / 1990)

    ■■■□

    civilwar.jpgLa guerre de sécession (The civil war) est le premier documentaire au long cours de Ken Burns (qui réalisera notamment par la suite : Baseball, Jazz, The war). En neuf épisodes et 680 minutes, il revient sur un événement fondamental de l'histoire des Etats-Unis, ce conflit courant de 1861 à 1865, qui n'a donc pas été filmé mais assez largement photographié (un million de clichés auraient été pris avant que le temps n'efface beaucoup de ces traces). Le pari de Ken Burns est relativement osé : intéresser le spectateur sur une très longue durée, sans disposer de sources cinématographiques et sans passer par la reconstitution (la seule concession, sur ce plan-là, étant l'illustration "sonore" des documents). Les images proviennent quasi-exclusivement de l'iconographie que produisit l'époque (photographies, tableaux et coupures de journaux), ne réservant qu'une toute petite place aux brèves interventions d'une poignée d'historiens et à quelques plans de nature. Le commentaire suit la chronologie des faits, de nombreux extraits de lettres, articles et discours s'intercalant dans la narration. Un récit polyphonique se met ainsi en place, croisant les regards des politiques, des généraux, des soldats et des civils (au risque parfois d'un certain éparpillement).

    L'extrême longueur permet de creuser le sujet, de lier le général au particulier, de tirer plusieurs fils thématiques, de partir de bien avant et de finir sur l'après (tout le dernier épisode est consacré aux conséquences de la guerre : de l'assassinat de Lincoln à la fragile liberté des Noirs).  L'utilisation des photographies se fait à bon escient, limitant les reprises et évitant globalement la lassitude stylistique. Parmi les quelques intervenants, plutôt qu'à d'autres historiens, la préférence est donnée à l'écrivain-spécialiste Shelby Foote, dont on peut trouver les propos trop tournés vers l'anecdote ou le bon mot historique. Voici d'ailleurs la seule faiblesse du commentaire de ce film : à vouloir faire "parler" tous les témoins et à rechercher les expressions les plus significatives, il arrive aux auteurs de placer quelques phrases aussi vagues qu'empesées, du type "Ils arrivaient sur nous comme des diables, se rappellera un soldat de l'Union".

    Nous découvrons ici toute l'importance du conflit dans le ciment de la nation américaine et les nombreux aspects qui peuvent pousser à le définir comme étant la première guerre moderne : industrie du pays mise entièrement au service de l'armée, guerre d'usure et de tranchées, camps de prisonniers se transformant en camps de la mort, succession d'une "vingtaine de Waterloo" aboutissant au bilan le plus élevé de l'histoire des Etats-Unis en termes de pertes humaines (620 000 morts). En 1862, après la bataille d'Antietam (où périrent plus de soldats que lors du débarquement de 1944), a lieu la première exposition de photographies de la guerre. A voir quelques uns des ces clichés de cadavres et de mutilés, il n'est guère étonnant que les télespectateurs américains aient été aussi bousculés en 1990 que leurs ancêtres les découvrant à l'époque. Ils contrastent sérieusement avec l'image lointaine d'une guerre réduite, le temps passant, à un bel idéal.

    Cet idéal, la liberté des esclaves, s'avère en fait avoir été une sorte de patate chaude. L'abolition est l'une des causes de l'éclatement du conflit mais Lincoln, très travaillé par la question, mit du temps à trancher en faveur de l'émancipation. Il ne la proclama, sous la pression continue de quelques partisans (minoritaires dans la population), qu'à l'automne 1862, désireux avant tout d'ennoblir la cause du Nord et de s'assurer la non-intervention des puissances européennes. Malgré ses réticences, son mérite fut toutefois de tenir sa parole jusqu'au bout, y compris lorsque les Démocrates le sommaient de mettre fin à la guerre qui s'enlisait et lui reprochaient d'abâtardir la nation. A l'image de celui de Lincoln, Ken Burns trace des portraits nuancés et éclairants des personnalités engagées dans le conflit. Une étonnante galerie de généraux défile (Nathan Bedford Forrest et sa cavalerie insaisissable, Joseph Johnson le fou de Dieu, George McClellan le timoré, William Sherman l'indépendant bravache...), qui nous fait sortir du simple parallèle entre les deux grandes figures parfaitement contradictoires et passionnantes par cette opposition même que sont Grant et Lee.

    Dans La guerre de sécession, par-delà quelques flottements, le style et l'éthique de Ken Burns, grand documentariste, sont déjà bien en place.

  • La crise

    (Coline Serreau / France / 1992)

    ■■□□

    crise.jpgVictor tombe à son réveil sur une lettre de sa femme lui annonçant qu'elle le quitte. Le temps de mettre ses enfants dans le train pour des vacances d'hiver avec Mamie, il se retrouve au bureau où une seconde lettre l'attend, celle de son licenciement. Victor va donc passer son temps à chercher dans son entourage une oreille attentive, mais chacun sera trop absorbé par ses propres problèmes. Seul Michou, pauvre gars de Saint-Denis, pas très fin et pot de colle, rencontré dans un bar, saura l'écouter vraiment et, en retour, lui fera prendre conscience de ses défauts.

    La trame de La crisefait relativement peur. Heureusement, Coline Serreau ne traite pas seulement de la crise sociale, mais aussi de crise morale, de crise du couple, de crises de nerfs. Ce sont d'ailleurs ces dernières qui gouvernent le récit dans la première partie par une succession de scènes de ménages sur-vitaminées, répétitives mais distrayantes. Si l'on passe sur quelques gros plans de réaction superflus, on remarquera que Coline Serreau trouve par chacune de ces scènes le bon rythme, grâce à une photographie relativement soignée et une alternance adéquate de champs-contrechamps et de plans séquences qui, tantôt souligne la précision des répliques, tantôt laisse libre cours à l'abattage des comédiens. Pour une fois, Michèle Laroque est drôle et impose un personnage pourtant présent dans seulement trois ou quatre séquences. Dans le rôle de Victor, Vincent Lindon est crédible en jeune cadre dépassé et touche parfois à l'excellence, dans l'agitation ou le calme. Ses moins bons moments concernent le duo formé avec Patrick Timsit. Celui-ci est insupportable et son personnage de Michou handicape tout le film. On comprend mal pourquoi Victor s'attache à cet alcoolo et vrai-faux raciste, ou plutôt, on voit trop bien l'utilité de cet appariement contre-nature en termes de scénario.

    Quelques flêches sont savoureuses, bien que pas toujours d'une grande finesse (un dîner chez un "baron" du socialisme, avec grand discours humaniste et foie gras), et le racisme est traité de manière assez pertinente, évitant le politiquement correct sans tomber non plus dans l'ambiguïté. Il est vrai que même dans la pure comédie, la cinéaste tient toujours à placer ses réflexions sur l'air du temps. La dernière partie, heureusement la plus courte, décrit l'ouverture au monde de Victor. Coline Serreau y va franco, au risque de tomber par moments dans le ridicule, mais elle trouve parfois quelques belles idées assez incongrues et rêveuses, entre deux saynètes réalistes : les larmes de Michou au sommet de la montagne, la séance de yoga de Michèle Laroque au petit matin, sur un quai de Seine désert. Cousu de fil blanc, le happy end est rendu à peu près comestible par une trouvaille sympathique autour d'un jeu de mot (Victor au téléphone reconnaît qu'il "ne sait pas voir", qu'il est "dans le brouillard", alors qu'une silhouette s'anime dans le flou de l'arrière-plan).

    Découvert aujourd'hui, La crise fait plutôt l'effet d'une assez bonne surprise dans le cadre de la comédie populaire à la française, comparable à celle d'Une époque formidablede Jugnot, réalisé l'année précédente. On notera cependant que, venant après Trois hommes et un couffin et Romuald et Juliette, il s'agit, à ce que l'on en dit, du dernier film de Coline Serreau qui soit quelque peu digne d'intérêt.

  • Ouvre les yeux

    (Alejandro Amenabar / Espagne / 1997)

    ■■□□ 

    1282859453.jpgJ'ai pas tout compris mais c'est pas désagréable.

    Ne comptez pas sur moi pour mettre à plat l'intrigue d'Ouvre les yeux (Abre los ojos), second long-métrage d'Alejandro Amenabar, du moins pour sa deuxième partie. Le jeune, riche et dynamique César tombe amoureux de Sofia. Spécialiste des aventures d'une nuit, il est d'autant plus déboussolé que sa dernière conquête, Nuria, s'accroche péniblement à lui. Sa vie bascule lorsque celle-ci l'entraîne dans une virée suicidaire en voiture. Elle meurt, lui est défiguré. Tout cela est très clair, sauf que ce début de récit est conté par César, affublé d'un étrange masque, prostré dans la cellule d'un asile psychiatrique et accusé de meurtre. Pour le reste (changements d'identité, morts qui reviennent à la vie, démiurge tirant les ficelles...), bornons-nous à écrire que la confusion entre rêve et réalité sera maintenue jusqu'à la fin.

    Ouvre les yeuxdémarre dans l'eau de rose en décrivant la naissance de l'amour entre César et Sofia. Son loft à lui est immense et moderne, son appartement à elle est encombré et poétique. Eduardo Noriega et Penélope Cruz sont charmants, lisses. Heureusement, cette vision de sitcom, Amenabar va s'ingénier à la fissurer, tel le visage de son héros, par l'irruption du fantastique (puis de la science-fiction). Certes, ce ne sont pas des abysses lynchiens qui s'ouvrent sous nos pieds, mais le virage vers le film de genre nous soulage. En prenant un tel chemin, les références ne tardent pas à se bousculer. Parmi les plus évidentes, explicitées ou non : Le fantôme de l'Opéra, les thrillers de DePalma, Vertigo... Celles-ci sont assez bien intégrées, ne pesant pas trop sur le film, qui parvient à tenir une ligne personnelle.

    Culminant lors d'une belle scène de boîte de nuit où la monstruosité du nouveau visage de César n'apparaît que par intermittences selon les lumières des spots ou l'état de conscience des autres, le jeu autour de la beauté physique n'est qu'une donnée du scénario comme une autre. On nous épargne donc avec bonheur le discours sur la différence et sur la grandeur de l'âme au delà des apparences.

    Amenabar use parfois d'effets voyants (un court plan vu de derrière le masque de César : mouais, bof...), mais sans débauche numérique. Son histoire charrie son lot d'arbitraire qui ne donne pas forcément l'envie de remonter le fil dans le sens inverse, une fois la fin arrivée. Toutefois, le "n'importe quoi" a ici suffisamment de saveur pour ne pas nous laisser dans l'indifférence. Évidemment, ce serait un peu fort de parler de vertige ou d'émotion forte mais, à l'image d'autres films un peu clinquants, un peu vains, tels Sixième sens ou Memento, cela se laisse voir. Et puis rappelons qu'Amenabar haussera sérieusement son niveau de jeu trois ans plus tard avec Les autres.

  • Le patient anglais

    (Anthony Minghella / Etats-Unis / 1996)

    ■□□□

    439507955.jpgQuelques connaissances portant une certaine affection à ce méga-succès, tel un Out of Africa des 90's, je me suis laissé tenter par la diffusion télé du Patient anglais (The english patient).

    A un moment, dans les premières minutes, la belle infirmière Juliette Binoche, affairée à l'arrière d'un camion en queue de convoi militaire, voit se porter à sa hauteur une jeep, dans laquelle une amie à elle lui propose en vain de l'accompagner jusqu'à la ville voisine. La jeune femme n'est filmée que furtivement, sa réplique ("J'adore cette fille, elle ferait n'importe quoi pour moi !") est porteuse d'un je-ne-sais-quoi d'ironie du sort, une petite accélération inopinée manque de la renverser en arrière, puis un plan d'ensemble nous montre bien la file de camions à gauche et le petit véhicule qui remonte sur la droite... Avec une telle mise en scène, une seule chose peut advenir pour clore la séquence : l'explosion de la jeep au bout du chemin. Ce verrouillage de la forme est sans doute l'une des définitions possibles de l'académisme.

    Mais cet académisme peut avoir un petit avantage quand il s'affirme ainsi dès le départ. Ainsi prévenus, nous pouvons alors suivre ce long récit romanesque sans en attendre monts et merveilles, mais en y guettant les petits écarts, les variations infimes. Minghella joue d'abord des allers-retours entre deux époques (les prémisses de la guerre où se noue la passion entre le comte hongrois et la belle anglaise et la fin du conflit, lorsque l'homme, à l'article de la mort, se confie à une infirmière) de manière classique mais soignée, nous gratifiant de raccords assez beaux (le désert se transformant en drap ou l'ombre d'une main se profilant sur un visage brûlé). Le début intrigue suffisamment pour tenir en éveil quelques temps et suivre avec intérêt cette passion africaine. Ralph Fiennes et une extraordinaire Kristin Scott Thomas, libèrent l'intensité nécessaire aux grands mélodrames. On ne peut malheureusement pas en dire autant de Juliette Binoche, confinée dans un rôle sans relief. Cette image parfaitement lisse de l'actrice a bien sûr séduit Hollywood jusqu'à lui offrir un Oscar. Ce qu'elle donne ailleurs, depuis vingt ans, est d'une autre trempe. Quoi qu'il en soit, cette partie italienne est particulièrement faible, accumulant scènes anodines et dramatisation de mauvais goût (le suspense balourd autour du déminage au lendemain de la nuit d'amour) et elle s'articule de plus en plus mal au fil du temps avec l'autre. Ce qui n'était que fluides réminiscences devient la mise à jour laborieuse d'un secret, par l'intermédiaire du personnage de Willem Dafoe. Une fois les orages de la révélation passés, il ne nous reste plus qu'à subir la tarte à la crème de la compassion jusqu'à l'accompagnement vers une mort douce, dans un finale que n'arrivent plus à rehausser les éclairs romanesques du passé.

  • Funny games

    (Michael Haneke / Autriche / 1997)

    ■■□□

    301117529.jpgFunny games U.S., auto-remake de Michael Haneke sort sur les écrans cette semaine. Cette copie est apparemment conforme à l'original, au plan près. Le but du cinéaste était de proposer sa démonstration à un maximum de spectateurs américains en tournant sa nouvelle version sur place et avec des interprètes du cru. Pour ceux qui connaissent déjà Funny games Autriche, le degré d'envie de revivre l'expérience variera certainement selon les gens du refus de se replonger dans le sordide au plaisir du jeu des sept différences. Je n'ai pour ma part pas encore tranché, mais je profite de l'occasion pour revenir sur la première mouture, découverte seulement l'an dernier.

    D'entrée, je signale que Funny games est effectivement très éprouvant à suivre et difficile à conseiller à sa Tata Renée qui vient d'aller voir les Ch'tis. Michael Haneke a l'art de nous faire la morale, depuis ses débuts. C'est parfois insupportable (Benny's video, La pianiste), parfois stimulant (71 fragments d'une chronologie du hasard, Code inconnu, et surtout, Caché, de loin son meilleur film). Avec Funny games, il me semble qu'il fait autre chose : une expérience avec le spectateur. Je reconnais qu'être dans la position du cobaye n'est pas spécialement agréable. Toujours est-il que le cinéaste semble nous poser tout du long la question : "Qu'est-ce que vous regardez et jusqu'où pouvez-vous regarder ?". Il faut donc prendre Funny games comme tel, vraiment comme une expérience, pas comme une histoire, sinon, c'est intenable. En filmant ces deux jeunes gens propres sur eux, insondables, qui terrorisent une famille, Haneke s'est vu beaucoup reproché, entre autres choses, de lourdement "montrer qu'il ne montre pas". Je ne m'en plains pas personnellement. Cela vaut toujours mieux que d'être complaisant. Tant mieux donc que la violence soit hors-champ, que l'on en voit que les prémisses et le résultat.

    Le tabou suprême affronté ici est celui de la violence envers l'enfant. Ce sont bien sûr les scènes les plus difficiles à supporter. Le pire est inévitable, mais reconnaissons que sa mise en scène est magistrale. L'impensable réalisé, les parents se retrouvent seuls dans le salon, à côté du petit corps. Le plan est long, interminable (près de dix minutes certainement) : ils ne réagissent plus, tout juste tentent-ils de se relever, puis de s'échapper. Là, Haneke échoue. Mais on se demande de toute façon comment réussir ça, surtout en gardant ce style frontal : filmer l'après-meurtre, la réaction immédiate. A l'image des victimes, le film se relève difficilement de ce trou noir, dans les minutes qui suivent. La tentative de fuite semble tout à coup bien dérisoire. Malheureusement pour le couple et heureusement pour nous, les deux jeunes tortionnaires en gants blancs réapparaissent. On se dit alors que le face à face peut reprendre. Tortures et meurtres peuvent bien advenir, le pire est derrière nous. On retombe, toutes propoportions gardées, sur du classique. Cette dernière partie est selon moi la meilleure, avec entre autres réjouissances, ce coup incroyable (et si décrié) de Haneke : le fameux retour en arrière à l'aide de la télécommande, qui annule tout espoir de vengeance.

    Film "pas mal". Etrange d'écrire cela d'une oeuvre si ouvertement destinée à provoquer des réactions tranchées. Funny games reste en mémoire très longtemps et, je pense, pour de bonnes raisons.

    Pour finir par un retour sur le remake, je vous invite à lire la note du bon Dr Orlof qui, traitant des deux versions, dégage une vision proche de la mienne, à quelques détails près.