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mélodrame - Page 2

  • Melancholia

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    L'accueil qui nous est réservé à l'orée du film comble nos attentes et au-delà. Au cours de ce pré-générique, Lars von Trier compose une série de plans d'une beauté à couper le souffle. Il invente une peinture en léger mouvement au fil de tableaux centrés sur deux héroïnes confrontées à la fin du monde. La lumière qui les enveloppe est incroyable, jamais vue peut-être, et la musique de Wagner les élève encore. Il y a l'humidité qui impregne les sols, la moiteur, la lourdeur des gestes, les effets soulignés de l'attraction terrestre mais aussi le geste pictural, les cieux imposants et les accords de Tristan et Isolde. Le prologue de Melancholia n'annonce pas seulement sa fin, il en pose d'emblée les enjeux : étudier un système de forces entre deux pôles opposés et naviguer entre la pesanteur et la grâce.

    D'un tel morceau d'anthologie, il faut savoir se relever, si possible le prolonger, même en sourdine, le temps de retrouver en toute logique son onde de choc au moment de boucler l'œuvre. Malheureusement, Lars von Trier, pendant les deux heures qui suivront, n'aura pas grand chose à ajouter à sa brillante introduction, rien qui intéresse particulièrement en tout cas. La sidération esthétique ne sera plus au rendez-vous, les tableaux apocalyptiques ne revenant que très brièvement, sans avoir la même densité.

    Choisissant une construction narrative en deux parties, Lars von Trier a choisi de consacrer la première à la description d'une cérémonie dont le fiasco renvoie clairement à l'excellent Festen (1998) de son ancien collègue du Dogme, Thomas Vinterberg. L'agacement qu'elle a provoqué chez moi a rendu impossible mon attachement à la seconde et donc au film. Il faut dire que la mise en scène de von Trier, en dehors du prologue et de ses quelques prolongements, est une nouvelle fois basée sur la proximité et la mobilité de la caméra. Superficiellement, ce principe passe pour un signe de spontanéité et de liberté. Pourtant, il y a là une feinte car ces plans à l'allure mal assurée n'en pointent pas moins des composants ultra-signifiants. Le "pic du plan", c'est bien le recadrage d'une photo laissée sur un divan, c'est bien l'entame sur la chaise vide de la mariée quand tout le monde s'impatiente, c'est bien le regard lourd de sous-entendus, c'est bien le gag récurrent du jeu de main devant les yeux. Dans ce maelstrom supposé vivifiant, combien de plans vraiment allégés, vraiment arrachés ?

    Cette façon de faire serait peut-être acceptable si elle n'était redoublée par la lourdeur des propos et des comportements. En guise de dialogues, nous avons une ribambelle de mots-coups de poings, des "I hate you so much", des "Get the hell out of here", des "I hate you and your society"... Le moindre des membres de cette famille réunie en l'occasion est un cas pathologique et le patron de la mariée ne peut être que détestable. La jeune femme en crise peut se refuser à son mari et chevaucher le premier venu. Stratagèmes douteux et inimitiés profondes éclatent de toute part. Règle du genre, dira-t-on... La fête n'en est pas moins ennuyeuse, la narration relâchée et les ellipses inopérantes.

    Ce trop plein de névroses est-il au moins causé par les bouleversements cosmiques à l'œuvre ? Rien ne le laisse véritablement penser. Seule la légendaire misanthropie de l'auteur semble l'expliquer.

    La seconde partie, où le champ d'observation se resserre sur la figure principale, sa sœur, son beau-frère et son neveu, laisse espérer que Lars von Trier parvienne enfin à s'approcher des sommets bergmano-tarkovskiens qu'il vise. Mais la patte reste toujours aussi lourde, dans le traitement des détails (le tube de médicaments, le refus par le cheval puis la voiturette de passer le pont) comme dans la caractérisation des personnages (l'opposition entre les sœurs, les doutes cachés du mari, le dialogue sur le départ du majordome). L'éblouissement esthétique ne naît ici que de coups massues, par le montage (apparition de Justine nue) ou le tour de force scénaristique (la disparition de John). Le flux majestueux s'est bel et bien retiré dès le générique de début. Il ne nous reste, peut-être, que la beauté de Kirsten Dunst.

     

    PS : En vous laissant un mot l'autre jour, j'annonçais tenir, concernant ce film, une position minoritaire. J'avais en fait, pour un temps, oublié que la blogosphère cinéphile était l'un des endroits les moins prévisibles qui soient, contrairement à la presse cinéma. Minoritaire, ma position ne semble finalement pas l'être si l'on s'enquiert des nombreuses réserves exprimées notamment sur Une fameuse gorgée de poison, Il a osé !, Baloonatic, La Cinémathèque de Phil Siné, Le blog de Dasola, princécranoir, Christoblog ou Le Ciné-Club de Caen.

     

    melancholia00.jpgMELANCHOLIA

    de Lars von Trier

    (Danemark - Suède - France -Allemagne / 136 min / 2011)

  • Benvenuta

    delvaux,mélodrame,belgique,80s

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    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    Dans le court document proposé en supplément sur ce DVD, on entend Françoise Fabian, sur le tournage, louer son metteur en scène en ces termes : "il fait un cinéma d'Auteur". Quelques instants plus tôt, André Delvaux soulignait la triple nationalité de son film. En effet, Benvenuta est une production européenne de prestige, confiée à un artiste alors reconnu... et elle n'en possède que les défauts (excepté, il est vrai, celui, malheureusement courant, du non-respect des langues de chacun : ici, les voix et les accents sont les bons).

    Auteur, donc, André Delvaux l'est assurément. Mais avec cette adaptation d'une nouvelle de la romancière flamande Suzanne Lilar, il est tellement sûr de son sujet, il se voit tellement près de ses préoccupations de toujours, de sa sensibilité surréaliste, de son attirance pour le rêve et la fiction, qu'il se contente de livrer une plate illustration. Il prend appui sur ses dialogues, ses décors, ses acteurs, mais il ne leur insuffle aucune vie. Ainsi, de ces derniers, nous ne voyons que le travail et jamais nous ne percevons, derrière les masques, les personnages. Des numéros se succèdent : aux plissements des yeux et aux gestes de Vittorio Gassman répondent le regard intensément noir et les jeux de bouche de Fanny Ardant.

    Surjouée à chaque instant, cette histoire est celle d'une passion. Cet amour absolu est posé sans préavis dès le début du récit et toute évolution nous est refusée. Il faut donc s'accrocher, tenter de se persuader que derrière le faux et l'artificiel, se niche l'étrangeté. Peine perdue.

    Deux niveaux de réalité se superposent pour faire naître, finalement, un effet de miroir. Se superposent mais ne se fondent pas, chaque élément apporté restant indépendant des autres. Prenons le délire mystique. Chez Buñuel, il est une source infinie d'ambiguïté et véhicule toutes sortes d'interrogations. Dans Benvenuta, il ne provoque qu'une question : le personnage de Vittorio Gassman est-il sincère ou non ? Jamais nous ne sommes vraiment mis dans les dispositions pouvant nous amener à penser qu'il puisse être à la fois le converti et le manipulateur. En élargissant au film entier, la même remarque est à faire. Malgré le glissement de la fiction à la réalité, opéré à la suite du personnage de la romancière qui passe progressivement, dans son récit, du "elle" au "je", les points de bascule entre les différents niveaux restent inopérants. De l'un à l'autre, si contamination il y a, elle ne concerne que le style apprêté, la joliesse et l'indifférence. Film musical sans musicalité, Benvenuta donne à voir un nivellement : le trivial et le poétique y sont également guindés.

    Prisonnier du littéraire, ce cinéma est parfaitement académique, aussi dépourvu de vie que le sont ces panoramiques sur le mobilier agencé soigneusement par l'ensemblier. Pour admirer l'intégration de vedettes à une trame rêvée par André Delvaux, mieux vaut revoir Un soir, un train, réalisé quinze ans plus tôt. Le rêve, alors, éveillait. Ici, il plonge dans le sommeil le plus profond.

     

    delvaux,mélodrame,belgique,80sBENVENUTA

    d'André Delvaux

    (Belgique - France -Italie / 105 mn / 1983)

  • Le gamin au vélo

    dardenne,belgique,mélodrame,2010s

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    J'ai aimé Le gamin au vélo mais je commence par deux bémols, qui concernent des petits défauts assez récurrents, me semble-t-il, dans le cinéma des frères Dardenne. La fin ne me plaît pas beaucoup. Sans la dévoiler, on peut dire qu'elle provoque successivement deux émotions fortes contradictoires. Je la trouve claudicante, les cinéastes prenant ici le risque de déplaire deux fois, au lieu d'asséner un seul grand coup (que ce soit dans un sens ou dans l'autre). Auparavant, à mi-parcours, il y a, comme souvent chez eux, un endroit où l'on voit le nœud du récit se serrer trop fort. Ainsi, à la remarquable première partie succède une seconde un peu trop dirigiste, faisant grincer ses rouages de film noir social.

    Cela dit, pour une large part, le petit miracle se reproduit. Devant une caméra que l'on sent de moins en moins tremblotante avec le temps mais toujours aussi engagée auprès des personnages, du récit et du réel, se raconte un bout de l'histoire de Cyril, 11 ans, abandonné au foyer par son père et récupéré les week-ends, avec son vélo, par l'aimable coiffeuse Samantha. Cyril, c'est Thomas Doret, garçon vif, pugnace et costaud, qui avance la tête en avant et les épaules rentrées. Samantha, c'est Cécile de France qui, dès sa première scène, fait tomber toutes les craintes que l'on pourrait avoir concernant sa présence dans cet univers particulier. Son personnage de coiffeuse existe.

    Lorsque le film se concentre sur la quête butée du père (toute cette première partie dont je parlais), il est stupéfiant de justesse et accumule les séquences très simples mais d'une grande force. Le montage, le cadrage, le rythme imposé aux acteurs libèrent une énergie incroyable. Cyril, par ses mouvements, ses déplacements, ne cesse de nous faire rebondir d'une séquence à l'autre (parfois, ces relances ont lieu dans le plan séquence lui-même). C'est une boule toujours en train de rouler et de changer de direction ("Pitbull", préfère le nommer, de son côté, le caïd de la cité, sous la coupe duquel il va tomber).

    Surtout, à l'intérieur des scènes, l'imprévisibilité des gestes est totale, autant que dans la vie. Les tentatives de fuite du foyer, qu'elles réussissent provisoirement ou qu'elles échouent aussitôt, donnent l'impression de n'avoir jamais été traitées comme cela au cinéma, de manière aussi réaliste, non pas dans leur teneur mais dans leur déroulement. Les échanges et les comportements sont parfois hésitants, souvent contrariés, régulièrement source de méprises (l'éducateur qui voit Cyril pédaler à toute vitesse vers la sortie et qui croit, comme nous, qu'il fait une nouvelle tentative). Être attentif à cela, c'est se rendre compte à quel point, d'ordinaire, le cinéma gomme tous ces effets de réel pour mieux atteindre à l'efficacité, au mépris de la moindre vraisemblance. Bien sûr, faire cette distinction ne doit pas revenir à établir un jugement de valeur entre les grands réalistes et les autres. Mais chez les Dardenne, et particulièrement ici, c'est bien cette précision et cette "honnêteté" que l'on admire (pour ma part, en tout cas) en premier, avec l'énergie pure qui émane de leur mise en scène, et qui permet d'accéder au fil du récit, malgré les quelques ficelles évoquées plus haut, à une grande émotion, parfois réellement bouleversante.

     

    dardenne,belgique,mélodrame,2010sLE GAMIN AU VÉLO

    de Jean-Pierre et Luc Dardenne

    (Belgique - France / 87 mn / 2011)

  • Albert Capellani (coffret dvd 11 films)

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    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    Avouons-le, la découverte des "primitifs" - à l'exception, peut-être, des burlesques - demande une disposition particulière sinon un travail au spectateur, qui doit, sous peine de manquer d'apprécier à sa juste valeur l'objet retrouvé, se mettre les idées assez claires par rapport à l'histoire du cinéma et à l'évolution de ses formes. Les bouleversements qui apparaissent dans la pratique de cet art au cours des années 10 du vingtième siècle sont d'une telle ampleur que l'on peut avancer sans trop de provocation que l'on trouve moins de similitudes entre un Méliès de 1906 et un Fritz Lang de 1922 qu'entre ce dernier et un Lynch ou un Coen d'aujourd'hui. Ainsi, pour voir et commenter une série de films telle que le coffret Albert Capellani édité par Pathé nous le propose, mieux vaut-il sans doute s'en tenir à une approche chronologique.

    Il faut donc commencer par le quatrième et dernier disque, sur lequel ont été regroupés plusieurs courts métrages du cinéaste. Drame passionnel, Mortelle idylle, La femme du lutteur, L'âge du cœur : ces bandes, toutes réalisées à ses débuts, en 1906, sont d'une durée équivalente (autour de cinq minutes), sont écrites par le même scénariste (André Heuzé) et proposent la même progression dramatique. Bâties sur la figure du trio, elles démarrent avec une rencontre amoureuse ou une vie de couple sans nuage pour instiller ensuite la suspicion et la trahison avant de se terminer sur une vengeance, par balle ou lame, ou par un suicide. Le reste n'est que variations, dont la plus notable concerne les statuts sociaux des personnages, assez divers. Nous sommes là dans la production de série et dans la spécialisation des réalisateurs-maison : chez Pathé-Frères, Albert Capellani se charge, aux côtés de Ferdinand Zecca, des films dramatiques. La mise en scène se fait "à plat", dans des échelles de plans bien définies, proches de celles que procure la vision d'un spectacle théâtral. La pantomime est de rigueur et un hiatus naît de chaque collage entre les plans tournés en extérieur et ceux tournés en intérieur.

    Dans cette série de courts de 1906, quelques uns se distinguent toutefois, à divers titres. On remarque dans La fille du sonneur de timides panoramiques accompagnant des promeneurs avant qu'un mouvement de caméra plus affirmé balaie les toits de Paris. Un peu plus long que les autres, ce film ne résout cependant pas la délicate question de la gestion du temps cinématographique qui se pose devant ces œuvres. Pauvre mère est à la fois le mélodrame le plus simple et le plus complexe techniquement de cet échantillon. Des surimpressions et l'insertion sans heurt d'un plan plus rapproché dans une séquence sont les signes d'une recherche certaine. Sur toute la (courte) durée, l'organisation de l'espace semble plus inventive. Le fond est aussi plus dense et cette histoire de mère devenue folle à la suite de la mort de sa petite fille est une trame qui accueille plus facilement les excès de l'interprétation. Avec Aladin ou la lampe merveilleuse, Albert Capellani change de registre et marche dans les pas de Méliès. Il en reprend les trucages et l'idée d'un final en apothéose sous forme de petit ballet mais la fable orientalisante n'est déjà pas la veine la plus passionnante de l'œuvre du créateur du Voyage dans la lune... La tentative de Capellani n'est donc guère stimulante, sauf si l'on considère qu'elle lui ouvre la voie des films de prestige. L'aspect documentaire de ses mélodrames disparaît ici fâcheusement derrière les décors artificiels.

    Trois ans (et une bonne vingtaine de titres) séparent ces courts du moyen métrage L'assommoir, soit à l'échelle du cinéma des premiers temps, un gouffre. Un récit plus purement cinématographique se met en place avec cette adaptation du roman de Zola. Les transitions se font plus souples entre les plans qui se délestent quelque peu de leur apparence de tableaux, y compris lorsqu'il s'agit de passer du dedans au dehors, et inversement. De même, dorénavant, la séquence n'équivaut pas toujours au plan, des inserts trouvant leur place. La gestuelle des comédiens est aussi plus mesurée et l'acquisition de cette maîtrise permet d'une part, une organisation plus claire de scènes de groupe et d'autre part l'émergence, en quelques endroits, du naturel. Bien sûr, la durée encore réduite, ainsi que le caractère primitif du déroulement des séquences, provoquent souvent d'étonnantes condensations du temps nécessaire aux actions. Dans le meilleur des cas, cela donne un morceau de bravoure, comme lorsque Alexandre Arquillière (du "Théâtre du Vaudeville de Paris", comme précisé au générique), dans le rôle de Coupeau, joue en une poignée de secondes le réveil, la tentation de l'alcool, le dilemme moral, l'abandon, l'ivresse, la folie furieuse et la mort...

    Un nouveau saut temporel nous propulse en 1913-1914, à la découverte des trois longs métrages présents dans ce coffret. Ces dates ne sont pas anodines, le cinéma étant à ce moment-là en train de quitter l'âge primitif. Rappelons-nous qu'entre 1913 et 1916 sont réalisés Quo Vadis ? d'Enrico Guazzoni, Cabiria de Giovanni Pastrone, Forfaiture de Cecil B. DeMille, Naissance d'une nation et Intolérance de D.W. Griffith. Les durées de projection changent totalement, approchant parfois les trois heures, les moyens mis en œuvre ne sont plus les mêmes, le langage utilisé évolue forcément et le regard des spectateurs s'adapte. Les réalisateurs français ont pris leur part dans cette évolution, depuis le début des années 10, Capellani en tête.

    Germinal, Le Chevalier de Maison Rouge et Quatre-vingt-treize ont bien des points communs mais, malgré leur proximité dans le temps, ils n'ont pas, à nos yeux, la même valeur et, étrangement, celle-ci n'est pas conditionnée par l'ordre dans lequel ces films ont été réalisés. Alors que les deux autres titres, sur plusieurs plans, constituent une avancée certaine par rapport aux exemples précédents de l'œuvre de Capellani, Le Chevalier de Maison Rouge marque un recul. Cette adaptation assez barbante d'Alexandre Dumas offre tout d'abord un festival de gestes déclamatoires. La Reine Marie-Antoinette, souffrante, implore constamment le ciel, le révolutionnaire enragé regarde toujours par en-dessous, le jeune officier amoureux garde en toute circonstance sa vivacité... La raison de ce retour à la pantomime s'explique peut-être par le choix du genre de la fantaisie historique. Un autre public que celui auquel était destiné les autres œuvres de prestige de Capellani était peut-être visé. Ou bien la trame rocambolesque a-t-elle poussé à cela ? Toujours est-il que le cinéaste autorise le jeu excessif de ses acteurs, la naïveté des comportements et la lourdeur des émotions exprimées.

    L'agitation au sein des groupes est la règle, trop de monde s'évertuant à bouger dans un trop petit espace, ce qui a pour effet d'accentuer encore le statisme de la mise en scène. Les dispositions en demi-cercles ouverts vers nous et les visages tournés franchement vers la caméra pour émouvoir sont des effets ici bien artificiels. De même, les décors construits, notamment tous ceux de prison, jurent franchement avec les quelques rares extérieurs, soudain lestés d'un poids de réalité, d'une épaisseur grisâtre sans pareil. Dans un registre qui en demande, Capellani n'a pas la précision ni la vigueur d'un Feuillade. Il faut de plus noter le respect d'une morale très conventionnelle. Farouches royalistes et fervents révolutionnaires : les deux extrêmes n'ont pas les faveurs du cinéaste-adaptateur qui, au mépris du dénouement tragique du roman, choisit de sauver un couple d'amoureux loyaux envers leur famille politique sans être des acharnés.

    La Révolution est également bien sûr au centre de Quatre-vingt-treize. La Terreur, plus exactement. Les enjeux et les tensions incroyables qui ont traversés cette période historique sont évidemment simplifiés (jusqu'à l'image d'Epinal quand est imaginée une réunion, dans l'arrière-salle d'un club, entre Marat, Danton et Robespierre), mais il arrive qu'une conversion comme celle du jeune aristocrate aux idées des Lumières émeuve par le bel enchaînement des évènements et la justesse des déplacements dans les décors. Si l'interprétation des comédiens est beaucoup plus supportable que dans Le Chevalier de Maison Rouge, il est vrai que brasser de grandes idées semble donner le droit de faire de grands gestes. Mais sans doute est-ce là le résultat de la tentative de transcription du lyrisme des mots de Victor Hugo dans les images de Capellani. On sent d'ailleurs que des moyens considérables sont à la disposition de celui-ci, qui donne la priorité au tournage en extérieurs. Cela ne va pas sans le paralyser quelque peu : le film est impressionnant, monumental, souvent figé. Les intertitres sont nombreux et longs, reprenant souvent des passages entiers du livre. Ainsi, la scène du débarquement de l'envoyé des royalistes, pourtant forte, souffre d'être abusivement découpée par le texte.

    La variété des échelles de plans est sensible. La caméra se rapproche plus près des corps, rendant ainsi plus aisée l'identification du spectateur aux personnages. Quelques panoramiques et deux travellings se remarquent, ainsi que des raccords dans le mouvement par-delà le découpage. Très long métrage humaniste, Quatre-vingt-treize n'est donc pas seulement un fastueux et laborieux livre d'art, mais il reste aujourd'hui difficile à juger. Son histoire est effectivement chaotique. Le tournage en a été arrêté en 1914 par la déclaration de la guerre. Incomplet, il fut de toute façon bloqué par la censure de l'époque qui ne voulait pas sortir une œuvre rendant compte d'une guerre civile. La maison Pathé finit tout de même par le reprendre et André Antoine fut chargé de tourner les scènes manquantes et d'effectuer le montage définitif, en accord avec Capellani qui travaillait alors, et cela depuis le début des hostilités, aux Etats-Unis. La sortie effective eut donc lieu en 1921. Se posent alors les questions de datation (sept années, une éternité) et de paternité des différentes séquences (toute la dernière partie, pas la plus passionnante, est, semble-t-il, à mettre sur le compte d'Antoine).

    C'est donc dans Germinal, le plus ancien des trois longs proposés dans ce coffret, que le cinéma de Capellani se montre sous son meilleur jour. Voici la première adaptation d'ampleur du roman de Zola, avant celles d'Yves Allégret en 1962 et de Claude Berri en 1993. Le tournage en décors réels semble s'imposer pour obtenir une correcte transposition, mais qu'en était-il en 1913 ? Et bien Capellani relève le défi de la même façon, s'installant sur les lieux où travaillent encore les mineurs de l'époque et allant jusqu'à mêler ses acteurs à la population lors de la fête locale, dans un geste documentaire assez surprenant. De plus, les transitions sont fluides entre intérieurs et extérieurs. La continuité n'est pas brisée et malgré leur longueur, les plans s'articulent dans une narration véritablement cinématographique.

    Les acteurs, eux, apprennent à gérer leurs effets, y compris dans les scènes les plus physiques, comme la bagarre opposant Lantier à Chaval. Il suffit généralement d'un intertitre pour poser la situation, l'éloquence des gestes traduisant ensuite les échanges. L'alliance de cette retenue et de l'usage du plan séquence donne l'impression d'un jeu d'acteur pertinent. Elle permet aussi l'émotion, comme si le retrait la décuplait, à l'image de la scène où Lantier découvre, au fond de la mine, que son accompagnateur, qu'il pensait être le fils Maheu est en fait la fille Maheu (la révélation se fait par la libération de la longue chevelure cachée sous le bonnet, cette vision étant, à l'heure du dénouement, douloureusement redoublée, les cheveux de Catherine tombant vers le sol alors qu'elle est transportée sur un brancard). Le naturalisme de Zola appelle sans doute, plus que le lyrisme d'Hugo, un réalisme du geste.

    Germinal se signale également par le dépassement de l'organisation "plate" des scènes. Les marches des mineurs se rendant à leur travail ou le quittant, l'alignement de leurs maisons, toutes similaires, et la profondeur des boyaux miniers sont autant de percées à la surface des décors. Le champ de la caméra est travaillé en strates : lorsque Lantier est sorti du puits, il est visible au premier plan ; au deuxième, la foule des mineurs se presse ; au troisième se distinguent les sauveteurs qui s'activent toujours au dessus du trou. La gestion des groupes est également assez remarquable, les placements en "cène" étant justifiés tant que possible, par exemple par la présence d'un poêle au premier plan. Mais c'est surtout la constante tenue à l'écart d'un personnage en particulier, le fascinant anarchiste russe Souvarine, qui donne sa valeur à ce type d'organisation dans l'espace : l'homme est toujours face à nous lorsque les autres nous tournent le dos et sur le bord du cadre lorsque la masse est au milieu. La caractérisation est ici extrêmement efficace.

    Le message politique véhiculé par le roman est sans doute atténué dans le film. La violence et le désespoir sont forcément moins marqués. Il s'agissait de ménager la censure en ne montrant que ce qui était alors représentable, mais aussi de préserver l'honneur des mineurs (lors d'un tournage qui avait lieu seulement vingt-cinq ans après l'écriture du livre). Cela dit, la construction dramatique n'en souffre guère. Les scènes de couples ou de trio se répondent habilement entre l'univers des mineurs et celui des propriétaires et ces échos préparent le final sous forme de double deuil. Après une longue partie descriptive, le film entame un crescendo auquel il est difficile de résister. Capellani offre dans la dernière partie une série de séquences très fortes et des images inoubliables comme celles de la tuerie provoquée par l'armée ou celle d'un cadavre flottant au fond de la mine. Jamais l'ennui ne pointe pendant ces deux heures et vingt-huit minutes.

    Ainsi, cette édition DVD d'œuvres qui n'étaient guère visibles depuis près d'un siècle et signées d'un réalisateur qui eut son heure de gloire avant de tomber dans l'oubli ne provoque pas de véritable choc. Mais elle permet au moins de profiter de la meilleure adaptation de Germinal et elle donne à voir les mutations considérables qu'a pu connaître l'art cinématographique dans sa prime jeunesse. Elle n'est donc aucunement destinée à l'usage exclusif des historiens.

     

    capellani100.jpgGERMINAL

    LE CHEVALIER DE MAISON ROUGE

    QUATRE-VINGT-TREIZE

    d'Albert Capellani

    (France / 148 mn, 108 mn, 165 mn / 1913, 1914, 1921)

    + 7 courts métrages de 1906 (5 à 13 mn) : DRAME PASSIONNEL / MORTELLE IDYLLE / PAUVRE MÈRE / LA FILLE DU SONNEUR / LA FEMME DU LUTTEUR / L'ÂGE DU CŒUR / ALADIN OU LA LAMPE MERVEILLEUSE

    + 1 moyen métrage de 1909 (35 mn) : L'ASSOMMOIR

  • Incendies

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    Première séquence. Dans un pays non défini du Proche-Orient, un groupe de gamin se fait tondre les cheveux par des hommes en armes. Ralenti et musique de Radiohead (You and those army) à l'appui. Un film qui débute comme un clip pour Amnesty International peut-il s'en relever ? S'il fait preuve par la suite de plus d'adresse narrative et de pertinence stylistique, sans doute que oui... Mais ce n'est vraiment pas le cas d'Incendies.

    En remettant dans son cabinet québécois à deux jumeaux (fille et garçon), conformément au testament de leur mère, deux lettres cachetées destinées l'une à un père qu'ils croyaient mort, l'autre à un frère dont ils ignoraient l'existence, personnes qu'ils doivent retrouver par leurs propres moyens et sans aucun indice de l'autre côté de l'Atlantique, le brave notaire leur avoue que la démarche est un peu spéciale et très inhabituelle. Et encore ! cette entrée en matière n'est rien au regard de ce que l'enquête des deux jeunes gens et l'illustration parallèle de l'histoire de leur mère vont révéler. En effet, le récit qui suit ne va jouer que sur l'exceptionnel puis l'impensable, progressant par paliers et enfonçant une à une les portes de la vraisemblance. Dès que la quête est entamée, chaque rencontre entraîne un rebondissement et le moindre personnage croisé prend une importance démesurée par la place qu’il tient dans la mécanique du scénario.

    La position que Denis Villeneuve assigne au spectateur est problématique. Par rapport aux personnages principaux, elle varie constamment : tantôt nous sommes en avance sur eux, en train de guetter leurs réactions, tantôt nous sommes en retard, comme lorsque la fille se rappelle de sa mère, tantôt nous sommes au même point, pour entendre par exemple la révélation finale. La construction, alternant deux temporalités différentes, se veut ambitieuse mais n’est en fait qu’une lourde machinerie mal conduite par un cinéaste nous infligeant des renvois et des raccords d’une terrible lourdeur (notamment pour passer de l’histoire de la fille à celle de la mère et inversement).

    L’usage du numérique et la prédilection pour le gros plan semblent un choix de mise en scène intéressant mais nous nous apercevons vite que cela sert avant tout à pointer dans la séquence le détail signifiant qui facilitera le travail du spectateur : une croix en pendentif mise en valeur lorsqu’il faut traiter des tensions religieuses, une marque sur le talon pour reconnaître un enfant qui a grandi… L’incroyable bouleversement final est illustré à l’écran pas moins de quatre fois à la suite, dans quatre séquences successives, en quatre lieux différents : une réponse très troublante faite au frère qui commence à nous faire réfléchir, un dialogue entre les deux jumeaux autour d’une formule très parlante, un flashback explicatif sur la mère, et enfin, au cas où, sur un plan de paysage, un retour en voix off de l’homme qui avait formulé la réponse initiale et qui re-assène la vérité. Ajoutons qu’à peine plus loin, pour faire bonne mesure et être vraiment sûr que tout le monde ait suivi, la remise de deux lettres permet encore la redite. Ainsi, tout, dans Incendies, est surligné, les deux récits ne paraissant parfois exister que pour se valider l’un et l’autre (la preuve par l’image). Aucun effort ne nous est demandé, nous devons juste être réceptifs à l’émotion.

    Il y a pourtant, à mi-chemin, dix minutes assez belles, quand Villeneuve se calme un peu au niveau du sens à donner à chaque geste, chaque parole, quand les deux errances, celles de la mère et de la fille se répondent, quand seuls sont filmés leurs déplacements. Il y a pourtant un excellent gag, en un plan de quatre ou cinq secondes, construit à partir du portique de sécurité d’un hôtel, gag qui, pour une fois, dit tout avec rien. Il y a pourtant cette mort qui rôde et qui touche en premier lieu les enfants. Il y a pourtant ces deux beaux visages d’actrices.

    Mais le mélodrame viscéral est trop plombé et trop ahurissant, l’appel à la tragédie antique trop contrarié par l’approche réaliste de la mise en scène. Au-delà de l’acteur Rémi Girard, le québécois Denis Villeneuve n’a emprunté à son compatriote Denys Arcand que ses défauts et bizarrement c’est plutôt à un Alan Parker des années 2010 qu’il fait alors penser.

     

    incendies00.jpgINCENDIES

    de Denis Villeneuve

    (Canada - France / 123 mn / 2010)

     

  • Au-delà

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    La motivation me manquait, la fraîcheur de l'accueil réservé à ce nouvel Eastwood (*), dans la presse et sur le net, m'ayant presque découragé. J'avais tort (et je vais sûrement me retrouver bien seul).

    L'introduction d'Au-delà m'a personnellement stupéfait et je suis déjà reconnaissant au cinéaste de m'avoir fait remettre des images sur cet événement inconcevable que fut le tsunami asiatique de 2004, moi qui répugne depuis toujours à regarder les douloureux documents amateurs pris sur le vif des grandes catastrophes de notre temps. Cette reconstitution très localisée (un hôtel, une rue) et pourtant très impressionnante sera en fait le seul moment  qui, par son rythme, sa tension et son ampleur, se rapprochera du genre du thriller fantastique que le titre et l'argument d'Au-delà semblent annoncer. Plusieurs spectateurs ont été déçus de voir le film démarrer si fort pour, selon eux, s'affaisser ensuite. Peut-être attendaient-ils autre chose que ce que leur donne Eastwood : un vrai mélodrame.

    Ces premières séquences, traumatisantes, sont en fait le point de départ de la partie "française" du récit, qui en compte deux autres. Or, passée la violence du choc initial, nous constatons rapidement que cette histoire est la moins sombre, la moins dramatique des trois. De l'avis général, c'est également, au-delà du prologue, la plus faible cinématographiquement parlant. Deux ou trois séquences sont effectivement, disons, "limites". Celles des réunions chez l'éditeur, en particulier, heurtent quelque peu l'oreille par le contenu, le rythme et le ton des dialogues en français (**). Mais après tout, alors que, de notre côté, nous goûtons particulièrement les séquences du cours de cuisine italienne, il est fort possible que nos voisins transalpins les perçoivent comme une série de clichés peu supportables. Par ailleurs, Cécile de France est ici plutôt meilleure que chez Miller ou Klapisch.

    Surtout, ce segment a son utilité, celle du trépied qui assure une assise plus sûre et qui évite la prévisibilité d'une structure binaire, chose qui a été, par le passé, suffisamment reprochée à Eastwood. Un contrepoint est apporté par cette peinture d'un monde plus superficiel (celui des grands médias), aux personnages ressentant et dégageant des émotions moins directes, moins intenses. C'est une autre voie, une autre façon.

    Assurément, les deux autres histoires parallèles sont supérieures. La partie anglaise est d'excellente facture, très émouvante dans sa façon de décrire le lien indémêlable mais rompu brutalement entre deux jeunes jumeaux de la banlieue londonienne. La partie américaine est meilleure encore, scrutant sans pathos la douleur d'un Matt Damon vivant son don, celui de communiquer avec les morts, comme une malédiction. Deux séquences magnifiques de séduction sont au centre de ce récit-là. La simplicité, la franchise et la délicatesse eastwoodiennes font merveille dans ces moments d'intimité (voir la façon dont la caméra se rapproche peu à peu et isole les deux personnages amoureux du reste du groupe qui les entoure).

    Si l'on s'affranchit quelque peu de cette vision segmentée d'Au-delà, on trouve plus de subtilité et d'intelligence qu'il n'y paraît lorsque l'on se contente de soupeser les mérites de tel ou tel épisode. La construction repose sur une alternance classique que d'aucuns ont jugés trop attendue. Personnellement, c'est justement l'absence d'effets de manche dans les transitions, la rareté des croisements évidents, autres que thématiques, avant la toute dernière partie, qui me plaisent ici. Le thème, si difficile à manier, de la mondialisation passe d'abord par l'usage pertinent, réaliste, justifié, d'outils comme internet ou le téléphone portable, mais il s'efface bientôt devant l'idée de connexion. Connexion virtuelle puis "spirituelle". Mais celles-ci ne doivent pas faire oublier la nécessité d'une communication plus directe, passant en particulier par le toucher (les gestes de Damon qu'il réitère discètement lorsqu'il visite, à Londres, la maison de Dickens, auteur qu'il admire). Cette conscience donne tout son sens au dénouement.

    Je l'ai dit, l'œuvre est mélodramatique. Mais elle vise à apaiser. Elle se déploie avec une tranquilité remarquable, et cela sans asséner de message, les histoires abordées et les rapports décrits étant très différents les uns des autres. Face au deuil, à la mort, à l'après, chacun pense peut-être avoir une réponse ou une explication, mais celles-ci restent personnelles et ne sont pas érigées en règle par Eastwood. Ainsi, son film nous dit l'importance de l'individu au sein du collectif mais aussi celle de la présence aux autres, du toucher, du réel, du concret. Et l'importance de faire son deuil, d'accepter enfin de lâcher ce que l'on ne peut plus tenir entre nos mains.

     

    (*) : Accueil parfois aussi mauvais que pour le Somewhere de Sofia Coppola, mais plus "compréhensible", mieux argumenté et plus cohérent par rapport aux attentes et aux positions des uns et des autres. Bref, comme disait l'autre : ça se discute.

    (**) : Ajoutons, toujours à propos de nos oreilles, que la musique, une nouvelle fois signée par le cinéaste lui-même, n'est pas forcément très inspirée ni très bien utilisée.

     

    audela00.jpgAU-DELÀ (Hereafter)

    de Clint Eastwood

    (Etats-Unis / 129 mn / 2010)

  • Mystères de Lisbonne

    (Raoul Ruiz / Portugal - France - Brésil / 2010)

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    mysteresdelisbonne.jpgMalgré ses deux cent soixante six minutes, les chemins géographiques qu'elle parcourt et la multiplicité des récits qu'elle donne à voir et entendre, je ne suis pas sûr que l'on doive vraiment parler des Mystères de Lisbonne (Mistérios de Lisboa) comme d'une œuvre "monstrueuse", le style de Ruiz me paraissant y être présent dans sa totale nudité, comme épuré. Certes, quelques étrangetés subsistent, dans un coin du décor, dans un comportement ou, plus couramment, dans le choix d'un cadrage, et des "trucs" de mise en scène venant du théâtre ou du muet sont une nouvelle fois utilisés avec bonheur, mais le plan ruizien est dans ce film beaucoup moins chargé et bizarre qu'à l'accoutumé.

    De manière plutôt inattendue, le dispositif, reposant sur l'usage du plan-séquence, est assez frontal et donne la sensation d'un aplat qui serait ça et là travaillé avec délicatesse pour lui donner quelques courbures (les travellings en demi-cercle) et reliefs (la profondeur de champ dans la séquence de l'incendie). Ruiz semble inventer sous nos yeux le "plan fixe mouvant" ou bien le "travelling immobile". Il est dès lors fort logique que les personnages, pourtant emplis de dignité et d'assurance, soient sujets au vertige et s'évanouissent si régulièrement.

    Sur le plan narratif également, le film déjoue certaines attentes, construit qu'il est sur une succession horizontale de récits, ceux-ci n'étant pas entremêlés ni vraiment enchâssés (à peine trouve-t-on un ou deux "récits dans le récit"). Ruiz parvient à préserver d'un bout à l'autre l'imprévisibilité de son histoire mais ne cherche pas à nous égarer entre différents niveaux. Il reprend les codes du feuilleton, dans lequel comptent les liens entre les épisodes mais surtout le plaisir de l'épisode en tant que tel. Ne se chevauchant pas, les différents récits présentés ne font que se répondre de loin en loin et, la longueur aidant, joue des réminiscences que perçoit le spectateur, celui-ci partageant alors le trouble de certains personnages et se posant la même question qu'eux : "Cette personne, où l'ai-je déjà vu ?". Si les rimes peuvent perdre, à la première vision en tout cas, de leur efficacité sur cette durée extrême (comme l'intérêt peut faiblir aussi parfois, avouons-le), cette dilution s'intègre parfaitement au projet.

    Plaisir du feuilleton, de l'épisode, plaisir d'écouter les récits qui nous sont contés, par différents protagonistes. Leur illustration recouvre la majeure partie du film. Juste avant que n'intervienne l'entracte, le Père Dinis, personnage principal, prêtre justicier aux identités multiples et grand organisateur omniscient, nous annonce qu'il lui a été demandé d'effectuer deux nouvelles visites à des personnes dont le rôle avait été jusque là secondaire et cela sonne pour nous comme autant de promesses de nouveaux récits. L'envie est irrépressible pour le spectateur de se plonger dans la deuxième partie, cette envie étant comparable à celle des domestiques, des invités, des divers comparses, qui ne peuvent s'empêcher d'écouter aux portes, de coller le nez aux fenêtres, d'entrouvrir les tentures des salons privés, happés par le mystère. Il s'agit toutefois moins de saisir une révélation, d'avoir une explication, que de se laisser porter, sans chercher à savoir où le récit va nous mener. Il arrive d'ailleurs que des comportements, des gestes, des rires ou des propos paraissent inexplicables et restent inexpliqués. Les rebondissements subissent aussi un traitement particulier, chaque fois repoussés au plus loin dans le déroulement des séquences.

    Les histoires des Mystères de Lisbonne nous emportent. Mais dans ce flot majestueux, derrière la netteté de la magnifique photographie, la beauté des costumes et des décors et la vigueur de la troupe réunie, se déploie une gravité à laquelle le cinéaste nous avait guère habitué. Les apparitions et disparitions des personnages dans le champ génèrent plus d'inquiétude que de surprise. Surtout nous frappent ces multiples concomitances : une femme ne survit pas à un accouchement, des enfants sont sauvés des flammes mais pas leur mère, à deux pas de l'école religieuse, on pend des hommes, dont l'un s'avère être le père d'un petit camarade... C'est paradoxalement dans une œuvre de près de 4h30 que Raoul Ruiz nous dit que la vie et la mort, l'origine et le terme, ne sont finalement pas si distants  les uns des autres que l'on veut le croire.

  • Le soldat dieu

    (Koji Wakamatsu /Japon / 2010)

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    soldatdieu.jpgPendant la guerre sino-japonaise, le soldat Kurokawa revient chez lui en héros couvert de médailles mais sans ses bras, ni ses jambes, ni l'usage de la parole. Son épouse Shigeko s'en occupe alors comme elle peut, subissant le poids de cet homme-tronc insupportable et violent. Mais la répétition des parades dans le village, des tâches domestiques, des soins, des repas et des faveurs sexuelles va mener finalement vers une inversion du rapport de domination dans le couple.

    Le retour du mutilé de guerre est un ressort classique du mélodrame que l'impétueux Wakamatsu tend ici à l'extrême. Son soldat brisé n'a rien de l'être sensible envoyé au front malgré lui, un dialogue nous apprenant d'ailleurs que ses accès de violence envers sa femme ne datent pas de sa réapparition. En guise d'action de guerre, on ne nous montre que le viol et le meurtre qu'il commet sur une Chinoise, avant de se faire écraser par une charpente enflammée. La première réaction de Shigeko, passée la sidération devant l'horrible vision de l'état de son mari est d'essayer de l'étrangler. Wakamatsu exacerbe le genre du mélodrame guerrier mais plutôt qu'à une explosion des codes, il travaille à une implosion ou à un épuisement.

    Un huis-clos s'installe, rythmé par les mêmes actions revenant jour après jour. Dormir, manger, baiser pour Kurokawa. Succession identique pour Shigeko mais s'y ajoutent de façon éreintante les travaux intérieurs et extérieurs. Les scènes se répètent, sans apprêts, en particulier celles de sexe, frontales et jouant de la monstruosité, de l'incongruité ou du grotesque, sans toutefois les rendre repoussantes en bloc car si condamnation il doit y avoir, elle ne doit bien sûr pas porter sur cela. A plusieurs reprises, des séquences - généralement parmi les moins confortables - se terminent sur un panoramique identique ayant pour cible le pan de mur contre lequel reposent les médailles de Kurokawa, le journal qui annonce son retour et une photo du couple impérial.

    Seules quelques promenades d'apparat apportent une aération. Shigeko exhibe dans sa charrette celui qui est devenu, aux yeux des villageois, le "soldat-dieu". Adulé, il se tient figé, bien droit, en uniforme. De retour à l'intérieur, Wakamatsu n'a de cesse de le mettre à nu, moignons à l'air et montre le héros local comme un ver de terre grotesque, odieux, bavant et grognant. La vision tient de l'anti-nationalisme rageur, dont l'une des manifestations les plus saisissantes est le chant patriotique qu'entonne une Shigeko à bout de nerfs au moment où elle torche son homme-tronc.

    Aller droit au but n'empêche cependant pas Wakamatsu de laisser planer quelques ambiguïtés. La tyrannie masculine est, sinon totalement renversée, du moins contrée. Shigeko, en reprenant le dessus, réalise, sans en avoir conscience, une double vengeance : l'une en sa faveur, l'autre pour la fille violée, dont le souvenir, provoqué par les étreintes, revient hanter violemment l'esprit et le corps du mari. Et paradoxalement, c'est une sorte d'équilibre qui est trouvé par le couple au bout d'un déchaînement paroxystique éprouvant les limites du spectateur. Mais le calme revenu, la conscience désembuée ne peut désigner qu'une seule issue morale à la situation.

    Film complexe quant aux rapports qui s'établissent entre les personnages et peu enclin à ménager l'œil, l'esprit et l'estomac du spectateur, mais film très direct dans la formulation de son message politique, Le soldat dieu (Kyatapira) impressionne, même s'il ne retrouve pas tout à fait la force, notamment sur le plan narratif (l'insertion d'images d'archives et de flash-backs est plus classique) du précédent Wakamatsu, United Red Army.

     

    FIFIH2010.jpgSortie aujourd'hui. Film présenté en avant-première (et primé) au

     

     

  • Biutiful

    (Alejandro Gonzalez Iñarritu / Espagne - Mexique / 2010)

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    biutiful.jpegPuissant. Sans doute trop. Et aussi trop chargé, trop long, trop large serait-on tenté d'ajouter à la suite. Je me demande toutefois s'il n'est pas un peu vain de se plaindre ainsi car cela revient en fait à regretter qu'Iñarritu n'aille pas assez contre sa nature. Or, il faut bien reconnaître que, sur bien des points, il a mis la pédale douce par rapport à son précédent film, Babel, et que sa décision de se passer dorénavant de son encombrant scénariste Guillermo Arriaga lui a été bénéfique et lui ouvre de nouveaux horizons, cette collaboration, après deux réussites spectaculaires, ayant montré crûment ses limites au troisième essai.

    Les premières minutes de Biutiful sont assez impressionnantes. L'inscription du récit dans la ville (une Barcelone, tout le monde le sait maintenant, loin de celle de Vicky Cristina Barcelona) est absolument saisissante, notamment grâce à d'incroyables plans nocturnes de Javier Bardem déambulant dans les rues. Avec ce travail sur la lumière, comme rarement, nous avons l'exacte sensation de la nuit citadine, succession désordonnée de noirs profonds et d'éclats lumineux. Ce début fait espérer un grand film qui collerait d'un bout à l'autre à son personnage et serait à l'image de son interprète : ténébreux et massif. Mais la promesse n'est pas vraiment tenue.

    Certes Bardem tient tout sur ses épaules, mais quelques scènes se passent de la présence de son Uxbal et, si liées qu'elles soient à son parcours, elles se révèlent moins intéressantes que les autres. Il en va ainsi de l'histoire parallèle des deux Chinois. Celle-ci éclaire une donnée sociale, précise la description du système d'exploitation des immigrés auquel prend part le personnage principal, mais nous détourne de la ligne de force centrale. S'en tenir beaucoup plus strictement au point de vue d'Uxbal aurait, à mon sens, été plus satisfaisant et cela n'aurait pas nécessairement nui au message concernant les exploités, qui apparaît ici, à quelques endroits, un peu trop conventionnellement asséné.

    Parmi les reproches que certains commentateurs ont pu formuler à l'encontre de Biutiful, le plus fréquent est celui de l'accumulation de malheurs. Il me semble pour ma part que le problème n'est pas quantitatif et que le parcours christique d'Uxbal en vaut bien d'autres. Si l'on peut émettre des réserves sur la manière, ce n'est pas le choix du mélo qu'il faut chercher à contester. Des réserves stylistiques, j'en ai moi-même quelques unes. Elles concernent le traitement des "moments forts" du film, en particulier l'altération ou l'amplification excessive des éléments de la bande-son. Par exemple, lorsque Uxbal fait un terrible aveu à sa fille et qu'il la serre dans ses bras, nous n'entendons que le battement de son cœur. Dans ces moments-là, Iñarritu en rajoute toujours un peu trop alors que "l'épaisseur" qu'il sait conférer à ce type de séquence se suffit à elle-même. C'est cette tendance qui gâche aussi légèrement les intrusions du fantastique dans le récit et le constat est d'autant plus regrettable que cette dimension s'avère stimulante (le rapport d'Uxbal aux morts est passionnant et mène à cette stupéfiante rencontre à la morgue, entre un fils de quarante ans et un père décédé mais ayant conservé son apparence juvénile).

    Je ne voudrais pas finir sur l'un de ces bémols mais avouer plutôt que dans la plupart des scènes, quelque chose parvient à "s'arracher", et signaler, pour terminer, l'approche assez intelligente, dès le début, qu'a Iñarritu du personnage de la femme d'Uxbal, qu'il était si facile de nous faire rejeter, ainsi que la grande force, parfois bouleversante, qui émane de tout ce qui a trait à la famille, cette famille dont les contours, au-delà d'un noyau dur constitué par le père et ses deux enfants, fluctuent sans cesse, qui se voit successivement défaite et reconstruite, qui peut être de substitution et qui peut devenir le lieu d'un retournement émouvant du rapport à l'étranger.

  • Histoire d'une femme

    (Mikio Naruse / Japon / 1963)

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    histoirefemme.jpgDès les premières séquences, tout sonne juste. Mikio Naruse commence par passer d'un personnage, ou d'un groupe, à un autre, laissant assez longtemps flotter son récit avant d'en désigner plus clairement la ligne directrice (la vie d'une femme japonaise depuis son mariage dans les années 30 jusqu'au moment où elle devient grand-mère, dans les années 60). Ces premières descriptions de parcours professionnels, sentimentaux et domestiques, ce brassage choral se font sans ostentation aucune, le regard restant à hauteur d'homme et de femme sans jamais les surplomber. Peu à peu, des flash-backs brisent la linéarité temporelle. Leur articulation avec le présent de la narration est aussi fluide que le sont les transitions entre les séquences consacrées aux différents personnages et si le déroulement de l'histoire peut surprendre ou dérouter, il le fait à la façon de la vie elle-même. La subtile subjectivité qui s'affirme dans ces retours en arrière (le point de vue adopté étant d'abord celui de la grand-mère puis celui de sa belle-fille, qui finit par être placée au centre du film) est déjà un premier signe du talent de Naruse pour façonner des caractères et dégager une psychologie d'une remarquable justesse.

    L'itinéraire familial dessiné sous nos yeux, accompagné de ses petites arborescences, finit par donner vie à un tableau sociologique du Japon de l'avant à l'après-guerre et ce sont les destinées individuelles qui éclairent les moments historiques et non l'inverse. De la même manière, les flash-backs ne sont pas là pour illustrer scolairement une idée de scénario ou un thème cher au cinéaste. Ils sont déclenchés par le souvenir que provoque tel comportement ou par une association d'idée, et ils prennent le temps de détailler un contexte, de laisser se développer chaque composant du "sous-récit", avant d'exposer l'événement dramatique qui, pour le coup, devient inattendu. Cette délicatesse de construction, obtenue grâce à un enchaînement fluide plutôt qu'à un empilement répétitif et arbitraire des malheurs de l'existence, gouverne l'avancée du mélodrame. Dans ce qui est peut-être la plus belle scène du film, la lecture par l'héroïne, en pleine rue, de la lettre d'adieu laissée par l'homme qu'elle aime entraîne la perte (provisoire) de son petit garçon dans la foule (situation qui sera reprise à la fin, de manière encore une fois très délicate, lorsque l'arrière-grand-mère, dans le parc, relâchera brièvement sa surveillance du petit dernier de la lignée).

    Histoire d'une femme, Histoire de la femme voire Une histoire de femme : l'existence de ces différents titres français donnés à Onna no rekishi par les diffuseurs dit bien l'ampleur que Naruse parvient à donner à cette évocation d'un destin singulier. Il faut se garder cependant de chercher là une exaltation du sens du sacrifice qui caractériserait la femme japonaise. Pour Naruse, il s'agit plutôt de faire un constat tragique, en suivant les générations successives sur cette trentaine d'années : les femmes survivent et les hommes meurent. Et ce ne sont pas ces derniers qui sont le plus à plaindre. La mort de l'être aimé est une épreuve mais c'est une épreuve qui en annonce presque toujours une autre, plus terrible encore : la révélation tardive d'une erreur, d'un malentendu, d'une tromperie ou d'une trahison. La tristesse recouvre ce film pluvieux et nocturne. Seule la scène finale semble laisser une place au soleil. Il faut le chercher loin ce rayon annonçant un avenir moins douloureux, reposant sur... un petit garçon.

    Chez Naruse, la moindre silhouette impose sa présence en quelques secondes, les plans durent exactement le temps qu'il faut, la mise en scène a l'apparence de la simplicité (du Ozu en plus souple, en moins intimidant peut-être). Réalisé six ans avant sa mort et quatre ans avant son dernier film, Histoire d'une femme infirme le jugement qui consiste à stopper le temps des beaux mélodrames "narusiens" à la fin des années 50 (après la série comportant, entre autres, les magnifiques Frère et sœur, Le repas, L'éclair, Le grondement de la montagne et Nuages flottants).