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etats-unis - Page 12

  • Le grand sommeil

    (Howard Hawks / Etats-Unis / 1946)

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    Du fameux échange entre Lauren Bacall et Humphrey Bogart qui clôt la première partie du Grand sommeil (The big sleep), celle qui voit se résoudre l'énigme posée au départ, avant qu'une autre, sous-jacente, ne soit démêlée par la suite, de cet échange, donc, il a souvent été tiré tout le sel érotique. Il est vrai qu'il est fondé sur une métaphore transparente, celle de la course hippique. De plus, le film ne se contente pas de ce seul dialogue à double-sens, organisant une valse des désirs infinie autour du privé Marlowe. Dès la première scène, la fille de son client lui tombe littéralement dans les bras. Peu après, une belle bibliothécaire le renseigne sans se faire prier sur le voisin d'en face et veut bien l'aider à faire passer le temps en attendant le retour du suspect, enlève ses lunettes, dénoue ses cheveux, baisse le store et ferme la porte de son magasin. On ne saurait être plus clair. Qu'il soit synonyme de dépravation (la jeune Carmen Sternwood et sa vie dissolue) ou vécu de manière plus "saine" (Marlowe), le désir sexuel est partout, à l'origine de tout, de l'histoire criminelle (les ennuis de la famille) et de l'histoire d'amour (entre Marlowe et Vivian).

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    Mais revenons à nos chevaux. Le dialogue-pivot du film a un autre sens, plus évident encore car plusieurs fois repris par la suite : la nécessité, dans cette affaire, de prendre part à une course. Et en effet, se précise au fur et à mesure (alors que l'intrigue elle-même s'obscurcit) la règle du jeu. Tout simplement, il faut être le premier à investir un lieu. Logiquement, Marlowe commence par être convoqué (il est attendu par le patriarche Sternwood), puis son enquête le porte d'un lieu à l'autre, débarquant en cours d'une action ou s'avisant qu'il a été précédé par quelqu'un, évaporé ou caché dans le décor. Son parcours l'oblige également à repasser régulièrement par certains endroits (la maison louée par Geiger) comme l'on accumulerait les tours de terrain. Pour parvenir à ses fins, il doit combler son retard et il prend définitivement l'avantage lorsqu'il tend un piège à Eddie Mars en le devançant, l'attendant sur son terrain, dans sa propriété.

    Chacun le sait, la trame du Grand sommeil est extrèmement difficile à suivre, surtout dans la deuxième moitié du film. Les personnages, eux, ne paraissent en revanche jamais perdus. Si Marlowe est parfois perplexe, il comprend tout très vite, le récit le plaçant toujours en avance par rapport à un spectateur qui prend chacune de ses explications généreusement dispensées pour une bouée de sauvetage. Ces petits récapitulatifs laissent l'illusion de saisir au moins quelques détails et les grandes lignes de l'imbroglio. C'est l'une des manières que trouve Hawks pour ne pas laisser verser son récit dans l'arbitraire mais ce n'est pas la seule.

    Étrangement, l'impression de vitesse est moins donnée par les mouvements de caméra et les déplacements que par le tempo imposé aux mots (Le grand sommeil est un film d'intérieur qui va vite...). Le rythme effréné des répliques concerne aussi bien les propos visant à la séduction que ceux purement investigateurs. Cet emballement est source de plaisir lorsqu'il s'agit d'observer la guerre des sexes, pourquoi devrait-il se calmer dans les moments réservés à l'enquête ? Il faut toutefois préciser que c'est bel et bien l'enchaînement des questions et des réponses et non l'élocution de chacun qui est rapide, cela à une seule exception près, parfaitement cohérente : dans le final, Marlowe débite ses phrases à toute vitesse, pour la première fois à ce point, étant toujours dans cette logique de la course et touchant enfin au but.

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    La vitesse, c'est aussi la sêcheresse des coups et le magnifique réalisme gestuel. C'est le passage à tabac du détective dans une impasse, en deux ou trois mouvements fulgurants, et c'est Marlowe qui suspend son coup de fil pour faire deux pas vers la serveuse du bar afin que celle-ci lui allume sa cigarette. A l'art du geste et des postures s'ajoute enfin celui de l'organisation spatiale. Le caractère arbitraire des changements de lieux est gommé par la mise en scène : merveilleux raccords dans le mouvement pour passer d'une séquence à l'autre, illustration des relations entre les personnages par leur position (le jeu de regards et de gestes, lorsque Marlowe retrouve Vivian chez Mars, en train de chanter), musique de Steiner qui accompagne sans surligner, légères variations lors des approches successives d'un même décor. Tout cela est d'une grande simplicité et d'une fluidité admirable et prouve que, décidément, atteindre la "transparence" demande du travail.

    Photos : dvdbeaver
  • Redacted

    (Brian De Palma / Etats-Unis / 2007)

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    redacted.jpgRedacted se présente comme un assemblage de documents militaires, amateurs ou télévisuels, tous liés, de près ou de loin, au viol d'une Irakienne et à l'assassinat de sa famille par deux soldats américains, faits qui se seraient déroulés courant 2006.

    De Palma doit donc faire preuve d'inventivité pour bâtir un véritable récit cinématographique tout en restant fidèle à son principe de départ qui est d'utiliser exclusivement des images supposées d'origine documentaire. Premier des innombrables échecs du film : cette section de G.I. semble, quoi qu'il arrive, sous l'oeil des caméras, aucun des moments cruciaux de l'affaire n'échappant à notre regard. Une équipe de télévision est témoin de la bavure au check point. Le soldat Salazar filme avec son camescope numérique la mort de son supérieur (le plan d'ensemble nous est, de plus, offert sur internet, puisque l'attentat est aussi enregistré par les rebelles), la beuverie de ses camarades qui provoque la décision de l'expédition punitive, le viol et la fusillade. Dans une séquence ridicule, la caméra enregistre même son propre enlèvement dans une rue ! Dans un hangar, les altercations, les échanges en aparté et les revirements des soldats ont lieu devant une caméra de surveillance.

    Si au moins cette multiplicité restait cohérente... Mais non. Les reportages télévisés que l'on voit proposent de parfaits champs-contrechamps entre journaliste et témoin et de très beaux plans de coupe sur les mains en cours d'interview (cette chaîne irakienne doit avoir les moyens...). Il y a pire : le mitraillage d'une voiture fonçant vers l'hôpital à travers le barrage est censé être filmé par une équipe de reporters. Pourquoi, après les tirs, la caméra tombe-t-elle par terre, épousant ainsi le regard d'un mourant ? Comment, partant d'un tel postulat de départ, De Palma peut-il être si peu rigoureux dans sa mise en scène ?

    Redacted se veut un film audacieux et engagé, un coup de poing, un cri de rage contre la guerre en Irak. Que ne dit-on pas sur la lourdeur des messages dénonciateurs équivalents lancés par d'autres cinéastes tout aussi concernés, qu'ils soient français, anglais ou italiens, mais qui, quelle horreur !, s'entêtent à passer par les voies du récit classique et à peaufiner de vrais personnages... De Palma, lui, réfléchit aux images et à leur réception. On passe donc sous silence le simplisme de son discours.

    D'ailleurs, il sait contenter tout le monde. Les cinéphiles sont ravis de retrouver dans Redacted les scorpions de La horde sauvage ou la musique de Haendel utilisée par Kubrick pour Barry Lyndon. Les moins aguerris et les moins réceptifs au questionnement sur la fascination/manipulation qu'engendre l'image cinématographique sont pris par la main : devant le psychologue, le soldat Salazar a sa crise de conscience sur le thème "Filmer engage celui qui tient la caméra". Car ici, tout est surligné : les états d'âmes des soldats s'étalent devant les webcams, une jeune américaine insulte l'armée après avoir pris connaissance des atrocités, le G.I. traumatisé craque et avoue tout à son entourage, le soir même où ses amis fêtent son retour. Le spectateur n'a pas besoin de réfléchir, le cinéaste le fait pour lui.

    Le summum est atteint avec les dernières images, série de photographies atroces, bien réelles cette fois-ci, de civils irakiens tués ou mutilés (notons que dans Redacted, l'Irakien n'est qu'un cadavre, au mieux un mort en sursis). Pour faire bonne mesure, elles sont illustrées musicalement et ponctuées, dans une ahurissante confusion, par un plan sur le cadavre de la fille violée dans la fiction. Ari Folman fit le même choix d'un retour brutal au réel pour conclure Valse avec Bachir, provoquant lui aussi la discussion. Cependant, aucune des justifications que l'on peut lui trouver ne sont valables dans le cas de Redacted, film désespérément redondant et définitivement détestable.

  • Un jour au cirque

    (Edward Buzzell / Etats-Unis / 1939)

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    unjouraucirque.jpgAu rayon "Classiques du nonsense", une moins bonne pioche que celle du Dr Orlof. Très loin des dévastateurs Soupe au canard (1933) et Monnaie de singe (1931), Un jour au cirque (At the circus) est le Marx Brothers le plus faible qu'il m'ait été donné de voir. La formule est la suivante : un tiers de sketchs, un tiers de séquences dansées ou chantées, un tiers de romance ou d'intrigues autour d'un couple d'amoureux. On nous raconte l'aide apportée par les trois allumés à un jeune directeur de cirque afin que celui-ci en devienne définitivement le propriétaire et ne dépende plus de son détestable partenaire, mais l'histoire n'a aucune importance.

    Dans leurs meilleurs films, les Marx créent leur monde à eux, parallèle au nôtre, violent, illogique et, surtout, impose leur rythme. Ici, aucun effort particulier n'est fait, le metteur en scène étant aux abonnés absents. Les séquences sont collées les unes aux autres sans la moindre transition narrative ou esthétique, les numéros musicaux, mis à part le "Lydia, the tattoed lady" assez enlevé de Groucho, sont interminables et le final, grossièrement acrobatique, est d'une facilité désespérante.

    Il faut donc patienter toutes les dix minutes pour que l'écran se recharge de l'énergie véhiculée par les trois frères, bien que la plupart des situations soient reprises d'oeuvres antérieures et que s'en dégage un goût persistant de déjà-vu. La capacité du trio à saccager un espace réduit est intacte, malgré la nullité de leurs comparses en victimes (un petit garçon grimé en nain et un Goliath à bouclettes et moustache). Groucho vole toutes les scènes et Harpo ne fait rire que lorsqu'il côtoie les deux autres et qu'il embrouille un peu plus le jeu corporel.

    Cela dit, même dans un film très mineur comme celui-ci, l'absence d'enjeu dramatique et la gratuité totale du déchaînement opéré par les Marx étonnent toujours, fascinent presque.

     

    Dernière minute : Hasard impressionnant, le docteur pré-cité, parle aussi des Marx sur son blog, aujourd'hui-même.

  • Public enemies

    (Michael Mann / Etats-Unis / 2009)

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    publicennemies.jpgChicago et ses environs, 1933-1934 : John Dillinger braque des banques, est traqué par l'agent Melvin Purvis, s'évade de prison, tombe amoureux de la jolie Billie, voit ses compagnons tomber un à un et finit plombé par la police à la sortie d'un cinéma.

    Johnny Depp est John Dillinger. Un ou deux critiques ont cru devoir louer sa prestation "en retrait de son rôle". Non seulement la remarque dénote une confusion entre subtile économie et distance ironique mais surtout, elle confirme une nouvelle fois que pour certains, la modernité cinématographique ne saurait être débusquée ailleurs que dans le second degré (on pourrait parler d'un cinéma du sourire en coin). Dans Public enemies, Michael Mann s'approprie au contraire une série d'archétypes et ne cherche jamais à les surplomber, à marquer un détachement, à tomber dans le pastiche. Bien aidé par un casting sans faille (Depp et son magnétisme naturel, Christian Bale glaçant et Marion Cotillard libérée de ses postiches piafesques), il en tire d'emblée un avantage certain : les personnages s'imposent en quelques plans, faisant l'économie d'une explication psychologique de leurs comportements (nul retour vers le passé dans ce récit couvrant tout juste deux années d'une vie). Les comparses de Dillinger existent immédiatement et peuvent ainsi mourir juste après aux côtés de leur boss que l'on perçoit réellement bouleversé. John Dillinger regarde les hommes mourir, recueille leurs dernières paroles, plonge ses yeux dans les leurs. Tout naturellement, l'un des flics lancé à ses trousses tendra son oreille lorsque le bandit marmonnera en crachant le sang sur le trottoir et se fera ultime messager. Belle façon de magnifier un autre stéréotype.

    La fumeuse fable urbaine de Collateral n'ajoutait que du vide au maniérisme de la mise en scène. Cette fois, étant assuré de la solidité de son matériau de base, Michael Mann peut tirer les bénéfices de ses exercices de style. Public enemies est effectivement une expérience visuelle unique. La séquence de la fusillade dans l'hôtel semble réinventer l'esthétique des frères Coen (ai-je rêvé ou bien le flic abattu s'appelle réellement Barton ?) et, plus généralement, jamais des lieux aussi peu éclairés qu'un dancing ou un sous-bois n'ont été filmés de cette manière, sombre et nette à la fois. La haute définition est également utilisée par Mann pour apposer sur son fond de reconstitution historique la chair de ses personnages. Les visages envahissent l'écran et laissent voir leurs reliefs infinis. Voici du vivant plaqué sur du mécanique ? Ajoutons que cette proximité est une proximité idéalisante : la quasi-totalité des cadrages se font non pas à hauteur des yeux mais à hauteur de poitrine, en fine contre-plongée, de sorte que ces figures soient toujours légèrement plus grandes que nous.

    S'approchant de la fin, Michael Mann s'offre une séquence assez gonflée dans laquelle l'ennemi public n°1 visite les locaux de la brigade chargée de son arrestation. L'idée pouvait pousser à la rigolade ou aux fanfaronnades mais Depp et son cinéaste préfèrent laisser affleurer le frisson de l'excitation, enrobé d'une dimension fantasmatique libérée par la forme (le flottement de la caméra) aussi bien que par le fond (en observant les photographies placardées de ses compagnons, tous "décédés", Dillinger voit à la fois son passé et son futur, "d'où il vient" et "où il va"). Ensuite, pour boucler le film, Mann peut s'appuyer sur des faits réels de rêve. Le face à face entre Dillinger et Clark Gable, son double cinématographique dans le Manhattan melodrama de W.S. Van Dyke, provoque un émouvant phénomène de reconnaissance auquel s'ajoute une non moins émouvante réminiscence de la figure aimée, au travers de l'image de Myrna Loy, son vison, ses grands yeux, ses cheveux noirs. Ou comment évoquer la puissance de l'image cinématographique sans asséner de discours.

    S'étirant parfois exagérément (2h20 tout de même), un peu trop frénétiquement découpé en quelques endroits (je préfère au chaos de la première évasion l'enfilade de portes à franchir lors de la deuxième), Public enemies est tout de même pour moi le meilleur Mann, haut les mains !

  • Inglourious basterds

    (Quentin Tarantino / Etats-Unis - Allemagne - France / 2009)

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    ingloriousbasterds.jpgOui...

    Oui, Tarantino est sans doute le seul grand cinéaste populaire capable de provoquer chez le public une excitation palpable lorsque le noir se fait dans la salle.

    Oui, l'introduction d'Inglourious basterds est extraordinaire, imposant d'abord un léger recul par sa vision léonienne de la France occupée avant de se ré-approprier avec force la séquence, par un étirement du dialogue au-delà du raisonnable et par une caméra tournant dangereusement autour des protagonistes.

    Oui, le texte est brillant et les jeux de langages sont d'autant plus savoureux qu'ils font entendre plusieurs langues et accents (français, allemand, américain, anglais, italien). Surtout, ce respect de l'idiome est moins un gage de réalisme qu'un élément moteur de la narration (cela dès l'ouverture du film avec le passage du français à l'anglais, diaboliquement justifié en fin de séquence).

    Oui, la scène de l'échange en italien est l'une des choses les plus drôles vues et entendues cette année au cinéma.

    Oui, Christoph Waltz a mérité son prix cannois pour son interprétation de ce terrible manipulateur nazi polyglotte, à l'élocution et au vocabulaire parfaits. Les meilleures scènes du film sont celles où il apparaît (ajoutons simplement celle du bistrot, où il est absent, et retranchons l'ultime séquence du sous-bois).

    Oui, il est toujours intéressant de se retrouver dans une production hollywoodienne aussi arythmique, où les moments les plus saisissants sont de longues plages de dialogues.

    Oui, Inglourious basterds transpire l'amour sincère du cinéma, ce qui peut donner lieu à des trouvailles sans pareil (la décision d'utiliser la pellicule nitrate pour l'incendie).

    Mais...

    Mais, le couple que forment Mélanie Laurent et Daniel Brühl, malgré la sympathie que chacun peut dégager par ailleurs, est bien pâlot et Brad Pitt, depuis Burn after reading, commence à prendre un peu trop goût à la caricature comique.

    Mais, un effet de mise en scène pataud comme, lors de la deuxième rencontre entre Shosanna et Landa, le bref retour explicatif d'une image de la première, même utilisé sous couvert de second degré, reste un effet pataud.

    Mais, si faire un film dont on pourrait sans dommage retirer ou ajouter des bobines, des personnages ou des intrigues, c'est prouver une liberté et une aisance, c'est aussi prendre le risque de la dilution du récit et du détachement du spectateur.

    Mais, cette violence est souvent pénible en ce qu'elle pousse le spectateur à ricaner (ricaner de se voir choqué).

    Mais, Tarantino conforte son public dans ses certitudes. Pendant tout le film, le Colonel Landa aura été en position de force dans ses confrontations, rendant leur dénouement inéluctable. Cette vérité, Tarantino la réfute brutalement dans sa dernière séquence, sans autre raison que de laisser chacun à sa place, du bon et du mauvais côté. Dans le cinéma, les nazis applaudissaient aux exploits guerriers du Héros de la nation. Au final, Tarantino demande à son spectateur de faire la même chose devant le geste vengeur de Brad Pitt.

    Mais, quand on ne manque pas de tancer Paul Verhoeven ou Bryan Singer pour un trait de caractère trop épaissi ou une liberté romanesque avec l'Histoire, on passe tout à un Tarantino bien à l'abri derrière les paravents du post-modernisme cinéphile et du méta-film. Nul doute que lorsque quelqu'un l'interrogera plus tard sur ce qu'il pense des gamins persuadés qu'Hitler a été tué par un commando de juifs assoiffés de vengeance, il s'en sortira en répondant avec un large sourire : "Quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende".

  • Le grand passage

    (King Vidor / Etats-Unis / 1940)

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    grandpassage.jpgDevant les abus des autorités et l'intolérance de la bonne société de Portsmouth, Langdon Towne, fraîchement viré de Harvard, et son ami Hunk Marriner partent à l'aventure vers l'Ouest. Ils croisent alors la route du Major Rogers et de son bataillon de Rangers, soutenu par les Anglais. Le militaire a besoin d'un cartographe et prenant connaissance des talents de dessinateur de Towne, les invite à se joindre à eux pour une expédition périlleuse destinée à anéantir une tribu d'indiens alliés aux Français.

    Selon la tradition, notre regard épousera donc celui des deux témoins Towne et Marriner (l'excellent Robert Young et l'indispensable Walter Brennan) pour mieux plonger dans la vie des Rangers et admirer la force de caractère de l'homme d'exception placé à leur tête (Spencer tracy, à la fois intransigeant et humain, ferme et accessible). Mais avant toute chose, dans ce Grand passage (Northwest passage), frappe le cadre dans lequel se déroule cette rencontre avec un corps militaire car une fois passée l'introduction, nous serons placé au coeur de la nature immense, protectrice parfois, meurtrière souvent. Dans un prodigieux Technicolor, Vidor capte en extérieurs son incroyable présence, rend toute la vérité d'un terrain et traduit sans détour l'impact physique de celui-ci sur les hommes. S'y fondre ne va pas de soi, l'union se mérite et l'effort est permanent pour y parvenir. Quelques plans magnifiques montrent les Rangers (tout de vert vêtus) au repos, se confondant aux broussailles à flan de colline ou épousant la forme des branches émergeant des eaux d'un marais. Plus douloureusement, titubant en guenilles, ils se mettront à ressembler aux herbes folles brûlées par le soleil qui envahissent le fort désert, là où ils pensaient connaître la fin de leur calvaire. La majeure partie du récit se réduit en fait à une série d 'épreuves : faire basculer d'un flan à l'autre d'une colline une dizaine de canots (comme Fitzcarraldo son bateau), patauger dans un marais infesté de moustiques, former une chaîne humaine afin de traverser un torrent indomptable. Chacune de ces séquences se déploie dans toute sa longueur, Vidor alternant plans d'ensemble situant l'action face aux éléments et plans rapprochés rendant l'effort physique évident (on sent littéralement la densité des matières, comme celle du bois dont sont faits les canots). Le lyrisme ne découle donc pas seulement de la majesté du cadre mais aussi d'une épaisseur concrète des choses. Question de moyens bien sûr, et surtout, de savoir-faire. Le bataillon est constitué de 200 hommes au départ et d'une quarantaine à l'arrivée. On nous le dit et on le voit réellement sur l'écran. L'artifice et la simulation n'ont pas leur place ici.

    Cette approche est nécessaire pour faire passer l'éloge de la volonté, de l'endurance et de la résistance. La morale est militaire : l'homme s'élève par l'effort, la mission passe avant tout et les morts laissés derrière ne doivent pas ébranler l'âme. Elle s'accorde aussi parfaitement avec l'idéologie américaine : le chef charismatique guide et galvanise ses troupes, les aidant à trouver des ressources insoupçonnés de courage, mais il peut également se soumettre à un vote de ses subordonnés lorsque les tensions naissent d'une situation extrême qui n'est plus tenable. Toutefois, l'homme providentiel n'est pas Dieu, il ne le remplace pas (le dernier plan, qui en rajoute dans le messianisme, fut semble-t-il tourné dans le dos de Vidor) et Rogers aura son instant d'affaissement, en craquant, bien à l'abri des regards. A l'image de ce dernier personnage, le film de Vidor est moins dirigiste qu'il n'y paraît. Towne, le dessinateur, s'il se trouvera profondément changé par le périple et sa rencontre avec Rogers, n'endossera pas pour autant l'uniforme, restera civil et deviendra peut-être, comme le souhaite sa femme retrouvée (par l'épreuve), un grand peintre, une fois installé en Europe, à Londres.

    Comme souvent dans le Hollywood classique, il est fort intéressant de se pencher sur la façon dont sont vus les Indiens. Dans les rangs des Rangers, la haine est le moteur de ceux qui ont vécu les massacres de proches et la violence des témoignages surprend (scalps mais aussi éviscérations et autres amabilités, pratiques qui ne sont pas l'apanage des ennemis puisque l'un des militaires ira jusqu'au cannibalisme). Pourtant, le spectre des sentiments envers les Indiens est relativement large (Towne souhaite, au départ, juste aller à leur rencontre afin de les dessiner, d'autres n'y font guère allusion et ne semblent pas être obnubilés par le problème). Vidor ne monte pas de plan de réaction lorsqu'est fait par un soldat l'horrible récit destiné à galvaniser ses camarades et à l'heure de la bataille, certains freineront l'ardeur des plus hallucinés. Le cinéaste cède donc moins à une vision manichéenne qu'il ne traduit l'état d'esprit probable de ces militaires. Le seul épisode guerrier n'advient qu'à la moitié du métrage et il n'a rien d'une glorification par le face à face. La bataille éngagée ne l'est nullement sur un pied d'égalité qui permettrait aux Blancs victorieux de tirer le plus grand bénéfice. L'écrasement de l'ennemi est la conséquence d'une attaque-piège dans laquelle aucune chance n'est laissée, visant jusqu'aux femmes et aux enfants. Vidor, au terme de cette longue séquence au cours de laquelle ne s'entend aucune note de musique, dans un geste réaliste et dérangeant (on voit Towne recharger allègrement son fusil), assume l'image terrible qui change l'affrontement en extermination pure et simple : les derniers Indiens survivants sont encerclés au centre de leur village, désarmés pour la plupart, et sont abattus. Mission accomplie. Guerre nécessaire pour ces soldats, sans doute, sale assurément (au moins deux y laisseront leur santé mentale).

    Le grand passage est un film fort, une oeuvre ample qui avance lentement mais sûrement, où chaque élément scénaristique devient une toute autre chose qu'une simple péripétie, transfiguré qu'il est par la mise en scène.

  • Trois camarades

    (Frank Borzage / Etats-Unis / 1938)

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    troiscamarades.jpgTrois camarades (Three comrades) s'ouvre sur le soulagement d'une poignée de soldats allemands célébrant dans leur cantine la fin de la guerre (celle de 14-18). Parmi eux, Erich, Otto et Gottfried portent un toast qui n'a pas grand chose d'enjoué. En démarrant au soir de l'arrêt des hostilités, le récit se déploie à partir d'une blessure dont la cicatrisation se révèlera impossible et se leste d'un sentiment de tristesse insondable.

    Le thème de la camaraderie, entraînant souvent humour et légéreté, aurait pu atténuer ce sentiment-là mais Borzage le traite de manière radicale, extrèmement pure. L'histoire des liens qui unissent les trois protagonistes principaux ne nous est pas contée, l'expérience commune de la guerre constituant un fondement suffisant pour la crédibilité de cette amitié inaltérable. De plus, ces trois ont "la même allure", comme le remarque Pat lorsqu'elle les rencontre et qu'elle tombe amoureuse d'Erich (et effectivement, au-delà de la caractérisation spécifique de leurs personnages respectifs, Robert Taylor, Franchot Tone et Robert Young laisse entrevoir le même feu intérieur et unificateur). Rarement la force d'un lien de cette nature aura été ressentie au cinéma aussi simplement et aussi directement.

    L'entrée en jeu de la jeune femme, Pat, devrait chambouler l'équilibre parfait du trio. Or, ce quatrième élément va consolider plus encore l'édifice (bâti en quelque sorte contre tous les autres). Otto et Gottfried, sans jamais s'interposer, sans jamais créer la moindre ambiguïté, vont se charger de protéger le couple formé par Erich et Pat car ils représentent les piliers les plus solides de cette construction, par leur pragmatisme et leur lucidité. Surtout, ils sont, selon leurs propres dires, des morts-vivants, contrairement à Erich, qui a vécu moins durement la guerre (il n'est resté au front qu'une année) et qui reste du côté de la vie.

    Être mort ou vivant, ou... ni l'un ni l'autre. Les conversations et les allusions en ce sens abondent comme s'accumulent les nuages menaçants dans le ciel et les émeutes dans la rue. Ces funestes et répétitifs présages laissent peu d'échappatoires possibles à l'heure du dénouement mais la grande originalité de celui-ci est d'enrichir le drame d'une série de transferts d'énergie. Ceux qui meurent aident les autres à vivre (et les accompagnent toujours après). Toutefois, malgré le spiritualisme qui enrobe l'oeuvre, et à notre grand étonnement, Borzage évite la lourdeur du thème sacrificiel. Tout d'abord, les décès prennent la couleur sombre de l'inéluctable mais n'ont rien de suicidaire. Surtout, dès le début, l'inter-dépendance des personnages dans ce petit cercle a été démontrée, notamment dans la séquence du taxi saccagé : Gottfried, sachant que ses activités politiques mettent en péril la sécurité de ses deux amis, renonce dorénavant à s'impliquer. Le lien est si fort que le moindre événement vécu par l'un affecte tous les autres.

    Dans une société allemande du début des années 20 totalement déboussolée, les quatre se construisent une bulle (le tournage en studio et l'usage criant des transparences et des décors simplifiés accentuent encore cette sensation). Ils se constituent en noyau insécable. Le mariage de Pat et Erich est célébré dans le bar en la seule présence de Gottfried, d'Otto, du maire, du tenancier et de son employé, les habitués trouvant porte close. Aucune crise interne ne vient perturber le groupe, toutes éclatent uniquement à l'extérieur : dans la rue, dans la société. Des trois amis, Gottfried semble être le seul à tenter un moment autre chose vers l'extérieur, en côtoyant un camarade se lançant dans la rue dans des discours politiques. Le regard que porte Borzage sur les différents groupuscules s'affrontant au dehors reste évasif : un mouvement vaguement pacifiste d'un côté et une organisation martiale et violente de l'autre. Gottfried assurera avoir finalement choisi l'action politique mais son aveu vient si près de la fin qu'il ne semble engager que lui. Il n'entraîne pas le film avec lui. Et en effet, dans l'ultime scène, pendant que la ville gronde au loin, on parle de partir pour l'Amérique du Sud.

    Ce lieu est largement fantasmé. Il n'est convoqué que par les faux souvenirs qu'Erich aimait égréner devant Pat. Il symbolise donc un ailleurs, voire une autre dimension, plutôt qu'un lieu précis. Ce dénouement sonne comme un désengagement mais la blessure de la guerre semble avoir rendu impossible tout sursaut de ce point de vue. La guerre n'a pas servi de leçon, il ne sert à rien de crier "plus jamais ça". Il ne reste donc qu'à se plonger (ou s'élever) dans l'amour absolu (ou dans l'amitié absolue puisqu'ici, l'un n'exclue pas l'autre au point que l'un ressemble exactement à l'autre), cet amour né d'une déchirure et qui devient nécessité (Erich existe à peine avant sa rencontre avec Pat ; c'est d'ailleurs, dans les premières minutes, le moins "caractérisé" des trois).

    Dans son style discret et sensible, Borzage recouvre son histoire triste d'un manteau neigeux. S'il s'autorise, à l'occasion, des effets visibles de mise en scène (toujours à bon escient : la vengeance d'Otto, l'ultime redressement de Pat), ce sont des images simples qui frappent et qui déchirent : le cadavre de Gottfried serré contre Erich à l'arrière de la voiture conduite par Otto, à la recherche du meurtrier, ou la séparation sur le quai de la gare où Pat demande aux deux hommes de se retourner pour qu'elle puisse trouver la force de partir. Ce sont aussi ces gros plans sur le visage souffrant mais lumineux de la merveilleuse Margaret Sullavan.

  • Cloverfield

    (Matt Reeves / Etats-Unis / 2008)

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    cloverfield.jpgUne simple idée peut-elle suffire à faire tenir un film droit ? Parfois oui, comme c'est le cas avec Cloverfield. A Manhattan, Hud se retrouve avec une caméra numérique dans les mains, chargé de couvrir la fête donnée en l'honneur de son pote Rob. En pleine nuit, coupures de courant et explosions sément la pagaille aux alentours. Des monstres attaquent New York et Hud va filmer l'incroyable. Sur l'écran, nous ne verrons rien d'autre que le déroulement intégral de cet enregistrement.

    L'idée n'est pas totalement neuve. Le concept se rapproche de celui de la caméra subjective exclusive de La dame du lac, du Dossier 51, de La femme défendue et de bien d'autres. Plus évident encore est le parallèle avec le Projet Blair Witch, qui fit son petit effet il y a dix ans de cela. Cloverfield, à mon sens, dépasse toutefois aisément ce modèle (déjà assez intéressant) en de nombreux endroits.

    Les moyens dont a disposé Matt Reeves lui ont permis de faire entrer dans ce cadre restrictif toutes les richesses visuelles du film catastrophe. La tentation a dû pourtant être grande d'infléchir de temps à autre le parti-pris de départ en élargissant le champ afin de contenter le spectateur, plutôt que d'escamoter ainsi continuellement certaines visions et d'expulser sans ménagement certains protagonistes du récit. En collant à l'illusion du document amateur, Cloverfield propose un jeu assez réjouissant de cadrages-décadrages, titillant sans cesse la frustration du spectateur dans son désir de voir entièrement ce qu'un seul point de vue ne peut appréhender. Il en va de même du montage ou plutôt de son "absence" car en se limitant à un simple bout-à-bout d'images, le film, d'une part, laisse intacts des plans ou des séquences sans enjeu (nous ne parlons pas ici seulement de la longue introduction que constitue le début de la soirée, terriblement banale mais parfaitement indispensable à la cohérence du projet) et d'autre part, ne comble jamais les béances qui se créent ici ou là avec ces propos ou ces événements qui restent cachés dans les plis, la caméra étant sur "off". Ce qui n'est pas enregistré n'existe pas. Cadrages et montage nous stimulent ainsi constamment. Le travail sur la lumière est lui aussi tout à fait appréciable, alors que l'on pourrait s'attendre à une certaine uniformité. Chaque séquence semble baigner dans une ambiance différente. Pour aller du début de la nuit au petit jour, nous passons des lumières vives et festives de la fête à un aparté sous un ciel étoilé, d'un nuage de poussière destructeur au noir horrifique d'un tunnel de métro, des rayons irréels et aveuglants des torches militaires au jour retrouvé d'un coin de Central Park (pour la plus belle séquence du film où un espace de verdure et un coin de ciel bleu tisse un fil d'espoir ténu, ce paysage étant d'autant plus précieux et émouvant qu'il est tronqué par le cadre immuable de la petite caméra).

    Pour se laisser prendre au jeu de Cloverfield, il convient d'accepter deux conventions mettant a priori à mal la vraisemblance. La première est que le filmeur empoigne sa caméra aussi souvent et en toutes circonstances, y compris les plus dramatiques. La chose n'apparaît pas aberrante si longtemps que cela : que l'on songe à la frénésie avec laquelle le moindre événement dans le monde se trouve aujourd'hui aussitôt enregistré par ses témoins directs. La seconde est que les héros se trouvent toujours là où il se passera quelque chose. L'acceptation de cette règle équivaut à celle du genre tout entier. De plus, elle se réalise d'autant mieux que cette accumulation de péripéties est entrecoupée par les ellipses radicales signalées plus haut. Tout est donc affaire d'équilibre et Matt Reeves y parvient parfaitement par l'établissement d'un rythme impeccable ménageant habilement deux pauses bienvenues (l'une dans une station de métro, l'autre  dans une arrière-boutique) entre les différentes montées dramatiques.

    Certains ont pointé l'insuffisance psychologique des personnages. On peut à nouveau en appeler au respect du genre cinématographique (auquel on doit quelques figures imposées, bien intégrées toutefois, dans l'ensemble : la destruction sidérante d'un édifice symbolique ou la révélation de visions surréalistes en plein chaos), mais pas seulement. La neutralité, voire la banalité qui se dégage des caractères permet une projection plus rapide du spectateur, auquel on propose avant toute chose d'éprouver des sensations, et elle amène un certain réalisme, chacun d'entre nous sachant pertinemment qu'il n'est jamais vraiment lui-même et à son avantage lorsqu'il se retrouve avec une caméra collée sous son nez.

    Bien évidemment, Cloverfield s'inscrit fortement dans son époque non seulement par la technologie qui s'y déploie mais aussi et surtout en proposant une nouvelle chronique du temps des périls ravageant l'Amérique sur son propre sol. Vécus à travers une expérience singulière et limitée et surtout captés de manière "amateur", ce type de regard s'étant chargé, depuis le 11 septembre 2001, au moins, d'un caractère de vérité absolue, les premiers instants de l'attaque nous offrent sans doute l'évocation la plus satisfaisante à ce jour du traumatisme américain car débarassée du pathos et de la problématique de la reconstitution et renonçant ainsi à expliquer l'inexplicable.

    Que l'on ne se trompe pas cependant : la grande force de Cloverfield vient du fait qu'il s'agit avant tout d'un spectacle (vu, certes, sous un angle très particulier) et que ce spectacle n'ouvre que progressivement des pistes de réflexion très diverses. L'an dernier, le film a été régulièrement étudié en parallèle avec deux autres oeuvres au thème et à l'esthétique proches, REC de Jaume Balaguero et Paco Plaza et Diary of the dead de George A. Romero. Je ne connais pas encore le premier mais le second me semblait échouer gravement par son harassante volonté de bâtir son récit sur un message pré-mâché, celui de la prolifération étourdissante et dévitalisante des images. Sur un canevas comparable, Cloverfield ne cède jamais au dirigisme moral et tient remarquablement son pari, celui de faire partager, sans transiger, une expérience à la fois spectaculaire et parcellaire.

  • Le grand couteau

    (Robert Aldrich / Etats-Unis / 1955)

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    Big knife 10.jpgCinéaste de l'excès et du grotesque, Robert Aldrich, quels que soient les sujets auxquels il s'attela au cours de sa longue carrière, n'avait pas pour habitude de faire dans la demie-mesure. En filmant en 1955 Le grand couteau (The big knife), basé sur l'adaptation que fit James Poe d'une pièce de Clifford Odets, il s'attaque au mirage hollywoodien, alors toujours entraîné dans les remous du Maccarthysme. Le regard qu'Aldrich porte sur le monde du cinéma est particulièrement acide. Les rapports entre les gens du spectacle semblent n'obéir qu'à des régles d'allégeance et de services rendus aux plus puissants en échange d'une protection financière. Cette micro-société a tout d'une structure à caractère mafieux. La mise en scène se charge de valider ce parallèle. Le premier face-à-face entre l'acteur réticent Charles Castle et son producteur Stanley Hoff se pare de tous les atours du polar et l'élément scénaristique déclencheur de la crise finale achève de déplacer le récit à la lisière du genre criminel.

    Le héros du Grand couteau, la star Charles Castle, est un acteur encore très populaire mais fatigué de ne se voir confier que des rôles sans consistance dans des productions purement commerciales, lui qui rêvait quelques années plus tôt d'ébranler le système en accompagnant de nouveaux artistes tels Huston, Wilder, Kazan, Mankiewicz (cités nommément). L'homme droit et idéaliste, au grand désespoir de sa femme, est devenu un professionnel docile, prêt à prolonger un contrat d'exclusivité avec son monstrueux producteur qui finirait de l'enterrer artistiquement. A force de compromissions, Charles Castle a franchi un à un les différents cercles de l'enfer et le récit consistera à laisser venir tous les démons à sa porte. Il doit ainsi se confronter successivement à la mégère journaliste, à son producteur, à l'homme d'affaire sans scrupules de ce dernier, à la femme aguicheuse de son agent, à la starlette risquant la réputation du studio. Tous le tentent une dernière fois, éprouvant le peu de moralité qui lui reste. Castle, portant bien son nom, est absolument cerné de toutes parts dans sa villa, ces diables ayant la faculté de débouler à n'importe quel moment et de n'importe où (de l'entrée principale, où personne ne s'annonce jamais, de l'escalier tombant de l'étage, de la baie vitrée donnant sur le jardin).

    Jack Palance campe ce personnage piégé tel un félin blessé, capable de bondir brusquement vers ses agresseurs (la caméra d'Aldrich s'élevant alors, afin de faire apprécier l'explosivité de la réplique). Tendu, nerveux, il saisit le moindre objet à sa portée, à la recherche d'un apaisement impossible. Ses proches se chargent parfois de le contenir : son entraîneur personnel ne cesse de le toucher, comme l'on caresse un animal (moments extrêmement physiques, chargés d'ambiguïté mais aussi faisant resentir une certaine infantilisation). Constamment à fleur de peau, Palance n'a aucun mal à jouer, avec la même justesse et la même intensité, la sobriété et l'ivresse.

    Instables, les personnages du Grand couteau semblent toutefois taillés d'un seul bloc, représentant certaines catégories de caractères, et il s'agit moins d'observer leur évolution que leur effritement. La conduite du récit, qui garde effrontément sa structure (et son cadre) théâtrale, se fait en proposant une série de choix, parfois jusqu'au manichéisme. Cependant, un réel approfondissement naît de cette succession de nouveaux dilemmes qui donnent parfois l'impression d'oblitérer les précédents : signer un contrat ou pas, tromper sa femme ou pas, résister ou pas, accepter un arrangement ou pas, être honnête avec soi ou pas. Ce surplus dramatique, Aldrich l'accompagne à sa façon, très directe et très expressive visuellement. L'exacerbation des affects par la mise en scène fait penser plus d'une fois au cinéma d'Elia Kazan. Deux autres caractéristiques poussent également à la comparaison : l'origine théâtrale de l'argument et le jeu des acteurs. Celui de Rod Steiger semble mimer celui de Brando. Dans la peau du producteur Hoff, peroxydé, affublé d'une oreillette et de lunettes noires, il va et vient entre l'émotion brute et un au-delà du cabotinage, tout cela s'accordant finalement assez bien avec le style d'Aldrich (et pouvant toujours se justifier dans ce monde en perpétuelle représentation qu'est Hollywood).

    La violence s'accompagne donc d'une volonté satirique certaine, dont la musique prend une bonne part. La partition de Frank De Vol se fait commentaire musical plutôt qu'illustration. Le thème lié aux apparitions de Stanley Hoff est militaire et une conversation très tendue peut se trouver finalement désamorcée par une boutade accompagnée de quelques notes guillerettes. La brièveté de ces instants musicaux, soulignant quelques moments forts, laisse peu de doute sur le second degré visé. L'ultime envolée elle-même semble jouer un double-jeu, celui de l'émotion devant les larmes versées et celui du détachement face à ces personnages abandonnés dans leur souricière.

    On peut assurément préférer d'autres Aldrich à celui-ci, coincé qu'il est entre le ravageur En quatrième vitesse et le puissant Attaque ! (où l'on retrouvera cet hallucinant Jack Palance). Son rythme est plus lent, les dialogues y sont abondants. S'y affirme toutefois l'assurance et la vigueur d'un style peu enclin aux bonnes manières.

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Whatever works

    (Woody Allen / Etats-Unis / 2009)

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    whateverworks.jpgWhatever works commence avec l'interpellation du spectateur par le personnage principal, Boris Yellnikoff. Cette apostrophe est déstabilisante tout d'abord par l'indécision du degré de distanciation qui la caractérise : débarquant au milieu d'une conversation entre amis, nous croyons bien déceler deux ou trois coups d'oeil de l'un des protagonistes vers la caméra avant que celui-ci s'adresse à nous directement, à la surprise de ses compagnons, qui continuent tout de même, tous comme les passants, à vivre leur vie de fiction.

    Sur un ton très acide, Boris Yellnikoff entame une longue plainte et nous exhorte à nous détourner de tous ceux qui nous empoisonnent la vie en nous dictant notre conduite, des nutritionnistes poussant à la consommation quotidienne de fruits et légumes aux producteurs de feelgood movies. Par la voix de son nouveau double, Larry David, Woody Allen condamne ce qu'il va pourtant nous imposer sans sourciller pendant 90 minutes : le prosélytisme en faveur d'un certain mode de vie, le sien.

    Sa leçon de morale se développe à partir de la mise en relation du vieil intellectuel acariâtre et d'une jeune idiote. Mise au premier plan, la philosophie de Woody Allen ne prend même pas ici la peine d'émerger d'un récit. Rien ne vient justifier la rencontre entre Boris et Melodie, plus qu'improbable, et les discussions qui s'en suivent dans l'appartement du premier (qui a décidé d'héberger la seconde) ne sont là que pour accumuler les bonnes formules sans jamais tracer de ligne narrative et émotionnelle cohérente. De même, la dernière partie sera l'occasion d'une série de retournements de situation purement mécaniques, des basculements sexuels et comportementaux qui auraient pu être imaginés il y a trente ans.

    Plus grave encore, la mise en scène n'enrobe l'exposé d'aucun éclat particulier, se contentant de quelques "trouvailles" humoristiques plus ou moins fines (Boris expliquant avoir trouvé son équilibre alors qu'il se trouve devant... la balance d'un marchand de légumes ; Melodie écoutant Beethoven et croyant que les coups frappés à sa porte font partie de la partition - gag piqué à Chaplin dans Mr Verdoux). Habituel point fort du cinéaste, la direction d'acteur encourage cette fois-ci un cabotinage assez épuisant.

    On aura beau deviner derrière la misanthropie de Boris un ironique autoportrait de Woody Allen (le mot "génie" est entendu tellement de fois...), on aura beau se dire que le cynisme cache forcément de grandes blessures, le personnage restera jusqu'à la fin détestable. Certes une petite inflexion est perceptible au contact de ces gens qui lui sont "inférieurs", mais la réconciliation finale se fête bien chez lui, dans son appartement d'un autre âge. Tous se retrouvent sur son terrain, tous ont été convertis.

    Dans la mise en miroir ironique de sa propre personnalité, je trouve la démarche de Clint Eastwood beaucoup plus honnête.