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  • Joris Ivens (coffret dvd 2 : 1946-1988)

    L'Indonésie appelle (Indonesia calling) (Joris Ivens / Australie / 1946) □□

    La Seine a rencontré Paris (Joris Ivens / France / 1957) ■■

    ... A Valparaiso (Joris Ivens / Chili - France / 1963) ■■

    Rotterdam - Europort (Rotterdam - Europoort) (Joris Ivens / Pays-Bas - France / 1966) ■■□□

    Pour le mistral (Joris Ivens / France / 1966) □□

    Le 17ème parallèle (Joris Ivens / France / 1968) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : Une histoire de ballon (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : La pharmacie n°3 (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Une histoire de vent (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1988) ■■

    Le deuxième volume du coffret Joris Ivens couvre 40 ans de travail au service du documentaire et nous fait voyager aux quatre coins du monde, jamais en touriste mais toujours en témoin (pour le 1er coffret, voir ici).

    Du tract au poème

    Ivens2 02.jpgNous retrouvons Ivens à la sortie de la guerre aux Antipodes. L'Indonésie appelle est un court film-tract relatant la lutte des dockers indonésiens travaillant dans les ports australiens et organisant le blocage des navires hollandais. L'Indonésie avait profité de la fin du conflit mondial pour proclamer son indépendance. Pour les natifs de l'archipel, il était donc primordial de contrer toute tentative de reprise en main militaire pas les anciens colonisateurs. Ivens nous montre le rassemblement des forces ouvrières, l'organisation du blocus et l'aide internationale apportée par les syndicats. Les informations sont classiquement amenées par un commentaire, qui laisse cependant la place à des discours enregistrés sur place ou à la post-synchronisation pour certaines séquences. Ce nouvel usage de la parole apporte un surcroît de réalisme, bien que celui-ci soit d'un autre côté entamé par d'évidentes reconstitutions. L'efficacité du film est quelque peu lénifiante et son esthétique ne l'élève guère au-dessus du simple reportage.

    Avec La Seine a rencontré Paris, le militantisme est mis en veilleuse pour se tourner vers la pure poésie du réel. Cette ode fluviale est un régal pour les yeux puisque bénéficiant d'une magnifique photographie et d'un sens très sûr du cadrage, jusque dans les captations à l'improviste de ces trains et autres voitures croisant sur les ponts la ligne tracée par le bâteau-caméra. Quoi de plus fluide qu'un travelling glissant sur l'eau, qu'il soit avant ou latéral, captant la vie des berges ? Exerçant son oeil de peintre et d'architecte, Ivens double le plaisir de la composition plastique par celui du mouvement. Mouvements d'appareils et mouvements des corps. Car tout autant que le fleuve, c'est l'activité humaine qui se développe autour qui intéresse le documentariste. Les instants volés aux passants ou aux travailleurs peuvent passer parfois pour du pittoresque, mais il faut voir comment la vie s'y glisse, grâce à ces brefs regards-caméra, ces discussions que l'on devine animées, ce labeur lesté tant de noblesse que de pénibilité. La narration se cale sur une journée, d'une aube à l'autre, comme le poème de Prévert, lu par Serge Reggiani, englobe toute une vie. Ivens s'accorde avec le poète pour célébrer les enfants, les travailleurs, les vieillards, les pêcheurs, les clochards et surtout les amoureux. Charmant, drôle et inventif, La Seine a rencontré Paris a reçu le Grand Prix du court-métrage à Cannes en 1958.

    Ivens2 09.jpgPlus admirable encore, ...A Valparaiso est la pépite de ce deuxième coffret. Valparaiso, ville du Chili, coincée entre la mer et les collines : Ivens a une nouvelle fois le génie du lieu et tire toutes les possibilités de cette cité verticale où tout s'organise en va-et-vient entre haut et bas, via les multiples escaliers et ascenseurs téléphériques. Ce portrait d'une ville et de ses habitants, il le trace au rythme d'un montage d'une grande modernité (jouant du coq à l'âne, libérant quelques notations humoristiques...) et l'encadre comme à son habitude par un commentaire. Mais le ton a évolué. Nous sommes en 1963 et les cinémas de Resnais et de Marker sont bien passés par là, se dit-on, jusqu'à ce que le générique de fin nous confirme la participation de ce dernier. Le texte est en effet signé par l'auteur de La jetée, qui apporte son regard en apparence plus détaché mais pas moins intense ni pertinent et qui permet à Ivens de mêler idéalement au sein d'une même oeuvre la démarche militante et l'ambition poétique. Le discours se fait ainsi moins directif et, sans perdre ses qualités d'organisation, la mise en scène est elle aussi plus libre, le tout rendant possible le maintien d'une force de conviction sans les oeillères de la propagande. Ce très grand documentaire se charge de plus, dans sa dernière partie, d'une certaine émotion lorsque l'on voit le cinéaste passer sous nos yeux, pour la première fois et à l'intérieur même de son film, à la couleur, au moment d'aborder l'histoire de ce peuple chilien, par le biais de l'art.

    La collaboration avec Chris Marker s'est poursuie avec Rotterdam-Europort, essai-filmé sur la grande cité industrielle hollandaise. Le rythme du documentaire se calque sur celui de la ville : constamment en mouvement, bruyante, envahie par les fumées des cheminées d'usine. Les changements de plans sont brusques et rapides, le texte (dit par Yves Montand) relativement obscur. L'aspect décousu est également accentué par l'intrusion de la fiction (l'apparition du Hollandais volant, personnage mythique), contaminant le regard porté sur la réalité et complexifiant encore une oeuvre assez ardue.

    Avec Pour le mistral, Ivens continue dans cette voie de l'essai. Survolant la Provence, il tente de filmer le vent, sa trace et ses effets. Le commentaire, poétique, climatique et géographique est l'un des moins heureux de l'oeuvre d'Ivens, par sa tendance à alourdir les images. Les paysages défilent et l'ennui pointe son nez. C'est la présence humaine qui réhausse l'intérêt : quelques paysans au travail et des passants luttant chacun à leur manière contre les bourrasques balayant les rues lors d'une délicieuse séquence. Au deux tiers de ces trente minutes un peu longues, le cinéaste nous refait le passage à la couleur. Dans ...A Valparaiso, le basculement esthétique était lié à l'arrivée du thème du sang alors qu'il manque ici une justification.

    Du témoignage au testament

    Ivens2 17.jpgCes diverses expériences cinématographiques n'empèchent pas Joris Ivens de continuer à combattre par caméra interposée. Réalisé en 1968, Le 17ème parallèle est un document essentiel sur la guerre du Vietnam par l'immersion à laquelle s'est adonné le cinéaste, pendant deux mois, au sein de la population de Vinh Linh, petite ville du Nord située tout près de la ligne de démarcation et donc des bases américaines. Les bombardements incessants détruisent les habitations, les rizières et les routes, qui sont aussitôt remises en état. Un impressionnant réseau souterrain est construit, le plus souvent par les femmes. Minh, la responsable locale de la sécurité est d'ailleurs la figure principale du film. Ivens décrit patiemment tous les faits et gestes de cette population de paysans et de défenseurs (râteau à la main et fusil en bandoulière), des plus anodins aux plus engagés. De la durée et de la répétition naît la vision précise d'un peuple en résistance : Le 17ème parallèle montre ainsi parfaitement ce sur quoi la puissance américaine se casse les dents. Sans musique, la bande-son est saturée du bruit des avions yankees, le danger venant du ciel. On trouve dans le film peu d'images spectaculaires, noyées qu'elles sont dans celles consacrées à l'attente ou au travail quotidien d'une vie en temps de guerre et le commentaire est parcimonieux, s'équilibrant avec le son enregistré sur place. Ivens tient l'émotion à distance avant un finale (capture d'un soldat US, mots d'enfants) relayant la promesse calme mais ferme qui émane d'un peuple debout.

    Après plusieurs documentaires vietnamiens, Joris Ivens et sa compagne Marceline Loridan se lancent au début des années 70 dans un projet ambitieux, celui de Comment Yukong déplaça les montagnes, soit 12 films de durées variables (de 15 minutes à 2 heures) consacrés à la société chinoise contemporaine. Deux épisodes sont proposés dans ce coffret. Sur un plan technique, on note tout d'abord la révolution qu'apporte l'usage du son direct. Bien sûr, cadrage et montage résultent toujours d'un choix mais la synchronisation de l'image et du son sur toute la durée semble permettre d'atteindre un niveau supérieur du réel. Suivant l'évolution logique, le commentaire n'est plus surplombant mais se fait personnel (employant le "nous" du couple de réalisateurs) et accompagne le spectateur plus qu'il ne le guide. Ce dernier se sent donc plus libre, impression redoublée par le calme du montage et cela malgré le cadre idéologique. Car l'idéologie est ici comme mise à nu. Devant ce peuple chinois sortant de la Révolution Culturelle, plus que la reprise régulière et naturelle de slogans politiques, le plus surprenant pour nous est cette tendance irrépressible à l'auto-critique en public. Que la caméra soit braquée sur une salle de classe, une pharmacie ou vers la rue, il y a dans Yukong une dimension d'exemplarité qui se développe sous le regard bienveillant d'Ivens et Loridan. Les contradictions ne sont pas extirpées par les auteurs, elles sortent d'elles-mêmes de la bouche des hommes et femmes cotoyés. Le nez sur le quotidien, il n'y a certes pas de "recul" politique ici. Mais cette écoute attentive permet de saisir sur la durée l'âme d'un peuple et de comprendre bien des rouages d'une société mal connue.

    Ivens2 28.jpgA la fin des années 80, très diminué, Joris Ivens arrive au bout du voyage. Marceline Loridan le fait passer de l'autre côté de la caméra : un vieil homme de 90 ans repart en Chine afin de filmer (à nouveau) le vent. Entre imagerie de contes et extraits d'anciens films, entre captations documentaires et petites fictions, entre symphonie de paysages et décors de carton-pâte, Une histoire de vent est un patchwork avançant par associations d'idées. Si le fil conducteur est bien celui du vent (donnant d'ailleurs prétexte à de superbes vues, magnifiées par la belle musique de Michel Portal), le périple est autant géographique qu'autobiographique et offre à Ivens l'occasion de réfléchir sur son propre cinéma. A cet égard, la plus belle scène du film nous le montre, tenant une perche et un micro, en train d'enregistrer le vent et de capter, en même temps, des bribes de conversations dans toutes les langues possibles, métaphore parfaite de son travail et du but qu'il a poursuivi pendant cinquante ans. Plus étonnant encore, cet essai kaléidoscopique, inégal mais émouvant, est réalisé avec humour, en particulier lorsqu'il s'agit de revenir sur la méthode Ivens et ses petits arrangements possibles avec la réalité. Il faut certes connaître suffisamment son oeuvre pour goûter pleinement la saveur de ce dernier fruit, faute de quoi quelques séquences paraîtront particulièrement incongrues (telle cette reconstitution kitch et théatrâle des grandes heures de la Révolution Culturelle). Toutefois, lorsque l'on a suivi le parcours de l'homme, on ne peut que se réjouir de cette malice de vieux sage qui, sans renier ses engagements passés, montrant avec humour l'envers des choses, semble nous dire que la transparence n'est jamais totale mais aussi que sous la propagande peut cheminer la vérité.

    Une histoire de vent est donc une oeuvre singulière et un testament idéal car tendu vers la vie. Ses facettes en sont multiples, à l'image de l'oeuvre entière de Joris Ivens, trop souvent réduite au reportage. Une carrière exemplaire, voilà ce qui se dégage du panorama. Non dans le sens d'une qualité supérieure de chaque opus, mais bien dans celui de l'accompagnement de l'histoire du documentaire sur plus d'un demi-siècle, épousant son évolution formelle, la devançant parfois.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • A l'intérieur

    (Julien Maury et Alexandre Bustillo / France / 2007)

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    alinterieur.jpgUn ami bien intentionné (?), amateur d'horreur, m'a prêté cet A l'intérieur qui l'avait fortement marqué à sa sortie en salles. Grâce à lui, j'ai donc pu voir un prodigieux navet.

    Le film de Maury et Bustillo a beau s'intégrer à un corpus d'oeuvres récentes visant à imposer un vrai cinéma de genre à la française, reprendre de manière "décomplexée" tous les codes du slasher et affronter sans détour le gore, il lui manque, à tous les niveaux, ce sans quoi rien ne peut tenir lorsque l'on a la volonté d'éviter le second degré : la rigueur.

    La mise en scène repose uniquement sur une série d'idées visuelles, le problème étant qu'elles sont toutes mauvaises (une seule exception : la présence, à peine perceptible, de Béatrice Dalle dans la profondeur, lorsqu'Alysson Paradis téléphone sur son canapé). La plus débile est assurément l'insertion, lors des séquences de lutte ou de chocs, de plans intra-utérins du foetus porté par l'héroïne et subissant lui aussi les agressions. Pas plus heureux : les décrochages expérimentaux lynchiens consacrés à Béatrice Dalle en crise. Le décor a, lui, une caractéristique singulière : il est brumeux, ce qui est assez étrange pour l'intérieur d'un pavillon de banlieue.

    On me dira peut-être que la loi du genre est respectée mais pourquoi doit-on se taper des apparitions-disparitions de la tueuse aussi invraisemblables, des pièces aussi bien isolées mais aux portes aussi peu résistantes, des comparses victimes aussi dépassés et des policiers aussi incompétents ? Faire entrer dans la maison d'où éclatent des coups de feu un troisième flic inquiet du sort de ses deux collègues et entraînant de force un pauvre jeune de la cité d'à côté, arrêté juste avant pour des broutilles : ce choix a-t-il une autre logique que celle du chantage à l'originalité (lancer dans la mêlée sanglante deux hommes enchaînés l'un à l'autre) ? Le récit est situé en pleine crise des banlieues. Sous-texte politique ? Non, juste une manière de justifier que la police soit débordée. L'héroïne est photographe ? Il faut donc qu'elle découvre à la loupe la présence de la tueuse dans ses propres clichés et qu'elle utilise le flash de son appareil photo pour y voir quand le courant est coupé (brillante trouvaille partagée par à peine une centaine d'autres cinéastes).

    A coups de mouvements de caméra anxiogènes (et totalement gratuits), la première demi-heure met efficacement sous tension. La suite, l'entrée dans le vif du sujet, est paradoxalement plus reposante, si tant est que l'on ne soit pas allergique aux plans gores. En effet, nous sommes au cirque. Rien n'a vraiment d'importance. La moindre ébauche de situation un peu troublante ou dérangeante cède aussitôt la place à un effet violent. Aucune dimension nouvelle par rapport à la maternité ou la folie, la résolution de l'intrigue se révélant très basique et "l'épaisseur" du propos ne devant se lire que dans les deux derniers plans, compositions morbides à la Cronenberg.

    Si j'ai levé, en quelques occasions, les yeux au ciel, ce n'était pas pour détourner le regard, mais bien par dépit. Je ne suis en effet pas près d'oublier le piteux coup de la mère tuée par erreur, l'impayable plan sur le visage vengeur de l'héroïne se redressant dans sa cuisine, vraiment très remontée après trente minutes de tortures et de meurtres, et enfin la ridicule résurrection (très passagère) du flic joué par Duvauchelle. Chapeau les artistes !

  • OSS 117 : Le Caire, nid d'espions

    (Michel Hazanavicius / France / 2006)

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    oss117.jpg

    Le cinéma comique français propose d’ordinaire de si affligeants produits de consommation que l’on ne peut s’empêcher d’apprécier d’abord cet OSS 117 par défaut, c'est à dire en remarquant l'absence des écueuils les plus partagés dans cette branche. Tout d'abord, le film ne joue (presque) pas sur la vulgarité (à deux ou trois exceptions près : on se serait passé du gag du pistolet-phallus et des répliques de la fin sur le "kiki" qui enfoncent un clou qui n’en avait guère besoin, celui de l’homosexualité latente du héros). Il ne s’éparpille pas non plus dans ses références et ses renvois. Aucun clin d’œil à la télévision ou la publicité ; il n’est ici question que de cinéma, l’habillage du film parodiant l'esthétique d'un certain genre cinématographique et les séquences étant pensées en ces termes et non balancées comme autant de sketchs autonomes. De manière toute aussi agréable, le film ne se réduit pas à un support de merchandising : la séquence musicale n’est pas là pour faire vendre un disque ou lancer une danse idiote mais repose uniquement sur l’efficacité comique. De plus, Jean Dujardin est la seule vedette d'un casting pour lequel on a préféré les gueules de l’emploi aux apparitions people. Enfin, les millions d'euros du budget ne sont pas gaspillés puisque l’idée d’une certaine époque est bien rendue (les signes de richesses renvoient au genre et l’ironie de la vision évite l'écueil de la reconstitution pompeuse).

    Plus méritoire encore, le n’importe quoi de l’intrigue se développe dans un contexte étonnement précis pour ce genre de production (l’Egypte de Nasser, le mandat du président Coty). Parmi les scénes comiques les plus percutantes, on retient d'ailleurs celles qui font accumuler à OSS 117 les pires énormités colonialistes (le rapport paternaliste que celui-ci entretient avec l'employé de son usine est particulièrement savoureux). C'est que cet Hubert Bonisseur de la Bath est un con, un vrai. Lorsqu'il désoude ses adversaires, ce ne sont pas sa force et son adresse qui le démarquent, ce sont sa suffisance et son incommensurable connerie. L'agent secret ne retiendra rien de son séjour chez les Égyptiens, sinon l'apprentissage du mambo ! Cet abruti le restera et cela nous épargne tout message.

    Si le film est drôle, on ne peut pas dire qu'il soit réellement hilarant. Le soin apporté à l'ambiance (jusque dans les transparences et les trompe-l'oeil) tend à lisser un peu trop l'image. Les séquences qui étirent les effets comiques sont assez convaincantes (ces rires interminables, ces dialogues bâtis sur des phrases toutes faîtes), mais la mise en scène ne laisse pas de place au burlesque et la folie attendue ne se libère pas (le potentiel d'un dénouement à rebondissements multiples et improbables ne semble pas bien exploité). Dans le rôle-titre, Dujardin est assez bon, même s'il a un peu trop tendance à vouloir cligner de l'oeil vers le spectateur. Il suffirait d'un rien, parfois, pour qu'il sorte de son personnage, ce que Peter Sellers, l'un de ses probables modèles, ne faisait jamais.

  • L'autre

    (Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic / France / 2009)

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    Mais que se passe-t-il avec le cinéma français ? Est-ce vraiment celui "du milieu" qui doit nous inquièter le plus ? Je n'ai pas encore vu Welcome, mais il me semble que Lioret va bien, ne t'en fais pas. Le prochain Tavernier ne va pas tarder à débarquer : il y a peu de chances que ce soit un chef d'oeuvre, il y a peu de chances que ce soit un navet, il y a de grandes chances que ce soit un bon film. Arnaud Desplechin semble avoir trouvé la place qu'il souhaitait en signant des oeuvres de plus en plus accessibles. Lucas Belvaux et Jacques Audiard se sont installés eux aussi et j'attends avec confiance la suite de leur carrière. Les signaux alarmants ne viennent-ils pas plutôt d'un autre côté ? De là où se tiennent les cinéastes censés nous bousculer, nous entraîner sur des terrains glissants, nous confronter à la radicalité de leur vision ? Je veux parler des Zonca, des Noé, des Kassovitz, des Grandrieux, des Odoul, des Bonello, des De Van, des Miret, des Bernard/Trividic. Tous ont, entre 1995 et 2003, effectué des débuts (premier ou deuxième film) fracassants, audacieux, dérangeants : La vie rêvée des anges, Seul contre tous, La haine, Sombre, Le souffle, Tiresia, Dans ma peau, De l'histoire ancienne, Dancing. Tous ont invariablement déçu par la suite (seule Marina De Van peut faire exception dans ce groupe : son deuxième film est annoncé pour le mois de mai prochain). Le constat est d'autant plus douloureux quand les échecs ne peuvent être cachés au milieu d'une production soutenue : Zonca n'avait pas tourné depuis 9 ans quand il proposa son récent Julia, le dernier long de Noé, Irréversible, date de 2001. Quand on a du mal avec le rythme de Kubrick, ne vaut-il pas mieux essayer de se caler sur celui de Godard qui, dans les années 60, parvenait à accumuler les projets et à faire ainsi oublier que Une femme est une femme était une toute petite chose, coincée qu'elle était entre Le petit soldat et Vivre sa vie ? Ce saut dans le temps n'est pas pertinent ? Alors faisons-le dans l'espace. Avec quels auteurs américains peut-on comparer ? Larry Clark, Todd Solondz, Paul Thomas Anderson, Lodge Kerrigan : autant de cinéastes travaillant les limites du spectacle cinématographique, par la forme et/ou les sujets et ayant signé des oeuvres-phares du cinéma US indépendant des années 90. Après Kids, Happiness, Boogie nights ou Clean shaven, ils ont su se renouveler, que ce soit en creusant le même sillon ou en élargissant considérablement leur spectre. Avec Bully et Ken Park, Clark a gardé intacte sa force de transgression, avec Palindromes, Sollondz a réussi un pari complètement fou et avec There will be blood et Keane, Anderson et Kerrigan ont réalisé deux des plus grands films de cette décennie. Chez nous, je ne vois qu'une exception, un seul réalisateur de cette mouvance capable de tenir un rythme régulier et de rester à sa place parmi les créateurs de forme les moins discutables : Bruno Dumont. C'est peu et c'est cela qui est, à mon sens, inquiétant pour le cinéma français.

    lautre.jpgCette longue introduction désabusée pour évoquer brièvement L'autre, film attendu, film ambitieux, film à moitié réussi, film à moitié raté. Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic ont décidé d'aborder le thème de la folie et là réside à mon avis, le défaut de l'oeuvre. Même s'ils s'attachent à un personnage défini, ils décrivent moins un cas précis (comme l'a si puissamment fait Kerrigan avec Keane) qu'ils ne parlent du problème "en général", qu'ils l'illustrent. La mise en scène est surchargée de signes : champ large mais constamment obstrué par des caches en amorce, caméra fébrile et près des visages, bande son inquiétante, jeux de miroirs, raccords déstabilisants, ambiances nocturnes irréelles... Le sous-texte est lui aussi excessif : références à la magie et à l'antiquité, omniprésence de l'alcool, contamination de la misère sociale, caractère liberticide des nouvelles technologies... Cette insistance dans la forme et le fond semble traduire un manque de confiance dans la capacité (pourtant réelle chez les cinéastes) à emmener le spectateur aux confins du fantastique. Donnée pour perturbée dès le départ, l'héroïne, comme la mise en scène, n'évolue pas (alors que la description d'un glissement progressif vers la folie aurait été certainement plus satisfaisant, vu ce que peut proposer par moments Dominique Blanc, dans la modulation de sa voix par exemple). Dans L'autre, nous ne voyons pas le monde par les yeux du personnage, mais nous regardons celui-ci s'y débattre. Cela peut faire toute la différence entre un film bouleversant et un exercice de style brillant mais vain.

  • La journée de la jupe

    (Jean-Paul Lilienfeld / France - Belgique / 2009)

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    journeejupe.jpgUn peu désarmé devant ce téléfilm qui m'a tenu jusqu'au bout mais qui ne me parle absolument pas. Isabelle Adjani y joue une prof de français à bout de nerf prenant en otage sa classe de collégiens agités. L'invraisemblance du postulat semble tout d'abord bien assumée puisque l'on croit se diriger vers un huis-clos fortement théâtralisé et se détachant petit à petit du réel. Malheureusement nous ne sommes pas au théâtre, mais à la télévision et la machinerie de la fiction à la française prend vite le dessus, traitant également ce qui se passe à l'extérieur des murs : vignettes humoristiques consacrées au personnel enseignant, emballement médiatique et tractations avec le RAID, dirigé par un improbable Denis Podalydès. Le film se veut tragi-comique, bousculant le politiquement correct. Certes, deux ou trois répliques arrivent à faire sourire, mais toutes les autres tombent à l'eau : elles sentent trop le bon mot de scénariste, elles sont dîtes avec trop d'application (la télé a horreur de tout ce qui n'est pas parfaitement lisible ou audible, il n'est donc pas étonnant que tout cela semble manquer de vie). Sans être abominable, la mise en scène, répétitive, ne parvient jamais à faire monter une quelconque tension, la désamorçant par l'humour et repoussant la violence par écran interposé (celui d'un téléphone portable). Il ne peut rien arriver de bien terrible et si la fin est tout de même dramatique, elle n'est là que pour illustrer la morale de l'histoire, faire réfléchir le spectateur mis ainsi à la place des ados à qui l'on vient de donner une grande leçon et qui sauront in fine se retrouver fraternellement. Sans doute aurait-il fallu que ce récit se décolle du réel, propose véritablement une expérience singulière, au lieu de cataloguer tous les problèmes de notre société (même avec humour). Car tout y passe : le racisme, le sexisme, le manque de moyens dans l'éducation, la brutalité policière, les tensions communautaristes, les problèmes de couple, le fossé des générations, la pression médiatique, l'abrutissement par la télévision, les viols filmés au portable, la suffisance ministérielle... De la distanciation, de la cruauté, de l'invention plastique, voilà, entre autres choses, ce qui manque à La journée de la jupe, puisque, le thème de la réversibilité du statut de victime aidant, il semble que le vague modèle du film soit le Dogville de Lars von Trier. Enfin, disons que les comédiens ne sont pas vraiment en cause et qu'Adjani, une nouvelle fois (rappelez-vous La repentie), se rate, mais au moins, elle se rate corps et âme.

  • Clara

    (Helma Sanders-Brahms / Allemagne - France -Hongrie / 2008)

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    Clara.jpgLe triangle amoureux formé par Johannes Brahms et Clara et Robert Schumann : emportée par l'élan du romantisme allemand, Helma Sanders-Brahms (Allemagne mère blafarde) nous conte cette histoire qui lui tient à cœur en ne privilégiant que les temps forts, les scènes signifiantes et les raccourcis dramatiques. Voulant échapper à l'académisme par la raideur du montage (coupes abruptes dans les plans) et l'intensité de l'interprétation (avec caméra mobile en temps de crises), la cinéaste ne fait finalement qu'accuser l'engourdissement de son arrière-plan et souligner le plaquage artificiel sur celui-ci de figures trop lourdement lestés d'affects.

    L'œuvre semble au premier abord laisser toute sa place à la musique, proposant au spectateur de consistants extraits de compositions de Schumann et de Brahms. Ces séquences sont essentiellement des mises en images de spectacles (concerts ou répétitions) et peu sera dit sur le processus de création, ce qui a pour conséquence de faire admirer plus volontiers une performance (de musicien et d'acteur) qu'une vibration intérieure. Dans une démarche simplificatrice, les concerts sont suivis soit d'un tonnerre d'applaudissements glorieux soit d'un silence de mort. Helma Sanders-Brahms dans Clara ne connaît pas la demi-mesure. Elle n'échappe pas à l'un des travers des œuvres aux forts enjeux dramatiques : le "tourner court". Ainsi, la première répétition de l'orchestre de Düsseldorf, nouvellement conduit par Robert Schumann, ne peut que mal se passer et être interrompue au bout de trois minutes par un étourdissement du Maître. Plus tard, un dîner ne peut que se voir écourté, à peine les premières cuillérées de potage portées aux lèvres, à cause de l'ivresse de l'hôte. Cette désagréable impression d'une compression du temps culminera lorsque la mort côtoiera le premier acte d'amour. Avec la même maladresse, un séjour en clinique ne sera évoqué que par une séquence-choc de lobotomie. Amour, musique et folie irriguent le récit mais c'est surtout le caractère cyclothymique, passant d'un extrême à l'autre en un clin d'œil, de Robert Schumann qui contamine le film, entamant sans arrêt sa cohérence interne.

    La nécessité d'une coproduction internationale pousse l'actrice de La vie des autres à donner la réplique à l'acteur fétiche de Patrice Chéreau et à un jeune espoir du cinéma français, pendant que s'affairent des seconds rôles hongrois. Il est donc impossible de parler d'une quelconque version originale. Seulement, nous ne sommes pas dans une fresque pleine de bruit et de fureur mais bien dans une œuvre à l'équilibre fragile, dans laquelle les dialogues sont primordiaux. Or les tons ne coïncident jamais. Les voix doublées sont appliquées et découpent l'espace sonore. Plus préjudiciable encore, leur cohabitation avec les phrasés forcément plus fluides et naturels, puisqu'incarnés réellement à l'écran, de Pascal Greggory et Malick Zidi heurte l'oreille. Focalisée sur un trio d'interprètes fameux, au sein duquel chacun semble jouer une partition différente, la mise en scène en oublie de faire vivre les silhouettes alentour. Les musiciens de l'orchestre ne sont qu'éléments du décor, la vieille cuisinière des Schumann grommelle, soliloque ou pleure, les enfants de la maison récitent distinctement, bien droits.

    Dans le cadre d'une reconstitution historique contrainte à l'économie de moyens et d'effets, Clara échoue régulièrement là où Ne touchez pas la hache de Jacques Rivette nous brûlait il y a peu, de toutes parts. Reconnaissons à la rigueur un certain savoir-faire dans la scénographie, notamment lorsqu'il s'agit de visualiser la valse des désirs entre chaque point du triangle par la mise en place et les déplacements des comédiens, mais passons vite sur le cadre étriqué des rarissimes scènes d'extérieur, sur le réalisme triste et lisse des décors et sur la clarté télévisuelle de la photographie.

    (Chronique cinéma pour Kinok, sortie le 13 mai 2009)

  • Ricky

    (François Ozon / France / 2009)

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    ricky.jpgRarement un film aura si abruptement fait changer le regard porté sur lui en plaçant à mi-chemin un évènement totalement inattendu (et par conséquent, rarement l'état d'esprit du spectateur aura été aussi dépendant de sa connaissance préalable du scénario). La première moitié de Rickys'inscrit dans la veine du drame social, dans un milieu ouvrier de familles éclatées. Katie, mère d'une petite fille, Lisa, qu'elle élève seule, rencontre à l'usine Paco. Coup de foudre, installation de l'homme dans l'appartement du HLM et bientôt, naissance d'un petit garçon, prénommé Ricky. Son arrivée dans le foyer coïncide avec le début d'une crise de couple.

    Ozon nous plonge dans le quotidien le plus trivial et ce dès le plan d'ouverture : une mère (*) qui craque dans le bureau d'une assistante sociale. En décrivant un parcours classique, il a recours à de nombreuses ellipses et traite les points saillants du récit (la première étreinte, la première engueulade) de manière détournée (en jouant sur le hors-champ et le son). Il crée surtout quelques espaces infimes où peut s'engouffrer l'étrangeté. L'effet n'est pas seulement rendu perceptible par notre attente d'un retournement de situation puisque ce sont bien ces brèves montées musicales et ses nombreuses fins de séquences cadrant le visage énigmatique de la petite Lisa se tenant à l'écart qui laissent affleurer l'inconnu.

    Arrive donc le moment décisif. Le plus surprenant dans cette affaire est que François Ozon n'échange pas un registre contre un autre mais les force à cohabiter, libérant ainsi le merveilleux au sein du naturalisme. En s'acharnant à filmer une chose incroyable dans les lieux les plus communs et les plus ingrats (supermarché, immeuble délabré) et sous une lumière hivernale, il nous demande de fournir un effort considérable et prend le risque de larguer totalement certains de ses spectateurs en route. Le hiatus est immense et nous voilà accrochés désèspérément à un mince fil : notre désir de ne pas nous laisser aller au cynisme qui renverrait toute cette entreprise culotée vers le ridicule. D'accord pour suspendre ma crédulité, mais comment le maintenir en l'air ?

    La solidité du lien unissant la mère et la fille ayant été bien montré dans la première partie, peut-être qu'une contamination plus évidente de l'esprit et du regard de Katie par ceux de Lisa aurait rendu la suite plus acceptable. Seulement, Ozon s'est bien gardé de livrer une clé quelconque à son étrange histoire. La thèse du fantasme enfantin reste de l'ordre de l'hypothèse et l'explication le moins risquée reste sans doute la simple symbolique autour de la maternité. De ce point de vue, l'ultime scène de séparation est assez belle (**).

    Déroutant, décevant sans doute, Rickyn'est pas du niveau des meilleurs Ozon (que sont pour moi Sous le sable et 5x2) mais reste bien moins énervant que ses quelques ratages (Huit femmes, Angel).

     

    (*) Alexandra Lamy interprète Katie et se sort bien, jusqu'à la fin, de l'épreuve, dévoilant notamment, sous des atours banals, un corps attirant, dans une démarche qui s'inscrit parfaitement dans la thèmatique du film (on ne peut toutefois pas s'empêcher de remarquer que la volonté de casser l'image d'une actrice passe invariablement par l'affichage de sa nudité et par la demande d'un dépassement physique, ici par exemple, l'immersion dans un lac).

    (**) Alors qu'elle intervient à bon escient dans la majeure partie des séquences, la musique gâche totalement l'épilogue quand The greatestde Cat Power déboule pour les dernières secondes. Sans même parler du fait que la chanson de Chan Marshall, si belle soit-elle (et elle en a composé de merveilleuses depuis quinze ans), commence à être sur-exploitée par le cinéma et la TV, je la trouve particulièrement inadéquate ici, ne collant ni à l'univers décrit, ni aux émotions ressenties.

  • Un baiser s'il vous plaît

    (Emmanuel Mouret / France / 2007)

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    Unbaisersvp.jpgA Nantes, Gabriel rencontre Emilie, parisienne de passage, mariée et repartant le lendemain. Le courant passe si bien entre les deux, qu'après le dîner, il lui demande un baiser "sans conséquence", ce qu'elle lui refuse poliment. Elle se justifiera en lui racontant jusqu'au milieu de la nuit, l'aventure vécue par deux de ses amis : Judith et Nicolas. C'est cette histoire qui, sous forme de flash-back, est au centre du film.

    Dans Un baiser s'il vous plaît, un récit en cache un autre (ou deux), le comique cache une réflexion sur l'amour, l'amitié et le désir, une couette cache deux corps nus. L'humour naît ici du décalage entre ce que ressentent réellement les personnages et ce qu'ils veulent bien admettre (Judith et Nicolas sont attirés l'un par l'autre mais refusent de reconnaître qu'ils sont emportés par la passion même au plus fort de l'étreinte, cherchant à analyser sans cesse leur comportement, à leurs yeux inadéquat, comme si leur corps était détaché de leur esprit). Ce refus de se voir tel que l'on est ne contamine pas, heureusement, le regard d'Emmanuel Mouret cinéaste. On sent son plaisir à filmer cet argument. De plus, un jeu permanent avec ce milieu bourgeois, engoncé, cultivé et parisien se dégage du film. Sans aller jusqu'au second degré ou l'ironie féroce, l'insistance à placer les personnages en pleine discussion devant des bibliothèques ou des tableaux et l'étalement des séquences de bavardages font sourire.

    L'aberrante logique des réactions des personnages provoque quelques passages assez irrésistibles (dont une mémorable séquence de rupture empreinte de calme et de compréhension mutuelle parfaitement inattendue), le seul problème étant que le comique est strictement limité à ce registre. Le film n'avance donc pas beaucoup et au bout d'une heure, Mouret se décide à changer de cap en lançant Judith, Nicolas et Caline, l'ex de ce dernier, dans un fumeux stratagème. La mise en place de celui-ci est assez savoureuse mais ses conséquences sont décevantes, destinées qu'elles sont à ramener tout le monde sur terre, à tirer vers la morale de l'histoire. Le quatrième protagoniste, qui n'était jusqu'alors qu'une silhouette, prend de l'importance et offre au spectateur les premières réactions censées et réalistes dans ce microcosme si étrange, créant ainsi un déséquilibre malvenu.

    On finit par se détacher des personnages et le retour de bâton ne suffit pas à les rendre plus proches (après tout, comme aurait dit ma grand-mère, "ils sont bien bêtes et c'est bien fait pour eux"). Ce relatif désintérêt s'étend même au couple de départ (celui de Gabriel et Emilie), pourtant porteur de plus de réalité. Mais terminons sur une bonne note : le film est souvent drôle et remarquablement interprété (par Mouret lui-même, Virginie Ledoyen, Julie Gayet, Michael Cohen et l'épatante Frédérique Bel, dans le rôle de Caline, tête-à-claque très émouvante).

  • Les nuits de la pleine lune & Le rayon vert

    (Eric Rohmer / France / 1984 & 1986)

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    Lune 06.jpg"Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison". Voilà le sous-titre du quatième film de la série des Comédies et proverbes d'Eric Rohmer. Quatre chapitres égrennent autant de mois, de novembre à février, le premier posant on ne peut plus clairement la situation (qui, comme souvent dans la série, ne colle pas exactement terme pour terme au proverbe choisi). Deux longues conversations entre Louise et son copain Octave et entre Louise et son ami Rémi détaillent le point de départ du récit et semblent déjà en imaginer toutes les conséquences possibles. Le pour et le contre sont pesés, les risques identifiés. De l'instabilité de Louise naît l'intrigue et ce sont ses trajets incessants entre ses deux maisons qui vont rythmer le film. Le générique de début est porté par un panoramique allant de la rue à l'immeuble de banlieue de l'héroïne et logiquement, quand arrivera celui de la fin, la caméra bougera dans le sens inverse. Ces mouvements qui parsèment Les nuits de la pleine lune ne se limitent pas à accompagner les déplacements des personnages mais font entrer en jeu une problématique sociale en abordant la question des "nouvelles villes" naissant aux abords des grandes agglomérations et provoquant des mutations importantes dans les modes de vie (avec cette attention à l'environnement, nous avons là l'une des composantes du cinéma de Rohmer qui fait que celui-ci peut être qualifié à la fois d'intemporel et de précisemment daté).

    L'idée du trajet, au-delà de la mesure d'un territoire, est reprise pour aborder l'intime, Louise allant d'un partenaire à l'autre. Mais elle n'est pas la seule car ici chaque rencontre, quasiment chaque salutation, semble porter en germe une histoire possible. Donnant à sentir régulièrement une circulation des désirs, le film est sur ce point l'un des plus francs de son auteur.

    "Tu donnes l'image de quelqu'un de complètement éthéré alors que, en réalité, tu es tout à fait physique." La remarque que fait Octave à Louise pourrait après tout s'appliquer à Rohmer. Dans Les nuits de la pleine lune, la parole est primordiale, comme toujours, mais elle laisse aussi toute sa place à l'expression corporelle. Notons d'abord que les personnages conversent souvent en faisant autre chose en même temps (préparer un thé, s'habiller...), ce qui dynamise leurs bavardages. Ensuite, Rohmer les filme dans tous leurs états, y compris les moins grâcieux puisque nous les voyons, hommes ou femmes, dénudés, essuyant leur transpiration ou changeant de vêtements. Si le cliché veut que chez ce cinéaste, tous les acteurs jouent de la même façon et prennent la même diction, il faut ici nuancer les choses. La distribution apparaît en effet au départ, très hétérogène. Fabrice Lucchini s'installe dans son rôle d'écrivain mondain (terme que son personnage réfute assez brillamment). Pascale Ogier joue de son corps très mince, de ses intonations de jeune fille et nous touche particulièrement lorsqu'elle laisse éclater ces sortes de crises de nerfs calmes. Tchéky Karyo est le plus étonnant des trois car le plus "déplacé", Rohmer se servant magnifiquement de son allure lourde, de son regard toujours au bord de l'explosion et en même temps terriblement las. Ces différences de jeu, essentiellement dûes aux corps des comédiens (et auxquelles il faut ajouter l'apparition de Laszlo Szabo, apportant tout à coup un autre registre, une vision plus globalisante et moins terre à terre), le cinéaste en fait une force structurante de son récit. D'ailleurs, ce qui reste le mieux en tête après une première vision des Nuits de la pleine lune a peu à voir avec l'image traditionnelle véhiculée par le cinéma de Rohmer puisque reviennent en mémoire avant tout ces longues séquences de danse et ces scènes de ménage entre Louise et Rémi.

    D'autres éléments contredisent la thèse d'un cinéma bavard et ennuyeux. Entre en jeu un véritable plaisir du récit, à tel point qu'il ne faudrait peut-être pas grand chose pour que l'on bascule à certains moments dans un film de genre. On l'a dit, tous les possibles sont envisagés dès le départ, mais à cela s'ajoutent ensuite des fausses-pistes, des méprises et des revirements. Octave se voit traité de flic, un simple passage aux toilettes d'un bar provoque un moment de suspense et pendant quelques secondes l'escalier que gravit Louise et qui mène à la chambre de Rémi prend une allure hitchcockienne. On le voit donc, au-delà de sa rigueur, le cinéma de Rohmer ne manque pas de surprises.

     

    Rayon 08.jpgExpérience inédite pour Eric Rohmer que ce Rayon vert. Après avoir laissé Pascale Ogier décorer les appartements de son personnage des Nuits de la pleine lune, il laisse cette fois-ci Marie Rivière et les acteurs l'entourant collaborer au scénario et aux dialogues, sous forme d'improvisations développées à partir d'une certaine trame. A la mise en scène de suivre. Rohmer délaisse donc quelque peu sa position d'organisateur au regard acéré et sollicite moins son oeil de plasticien. Nous perdons alors en rigueur ce que nous gagnons en naturel et en liberté. Frappent ici la simplicité des gens filmés et de leurs propos, l'abondance des scènes de repas décontractés, un goût pour la déambulation purement documentaire et l'étirement de séquences a priori sans enjeu dramatique. Devant ce cinquième opus de la série Comédies et proverbes, on ne peut que se faire à nouveau la remarque : Eric Rohmer est sans doute, parmi les grands auteurs de la Nouvelle Vague, celui qui est resté le plus fidèle aux principes techniques, esthétiques et narratifs du mouvement.

    S'étalant sur une période de vacances estivales, le récit en épouse le rythme particulier, au gré de balades et de rencontres, sans réels soucis d'équilibre temporel (une longue semaine à Cherbourg puis un séjour expéditif de quelques heures à la montagne, des scènes très courtes ou des discussions attablés sans fin) ni d'homogénéité de registres (séquences de drague ludiques ou pathétiques, échanges profonds ou prosaïques, agitation des groupes ou plages solitaires). C'est aussi peu de dire que Rohmer s'attache à son héroïne, soumettant tout son film à ses hésitations et ses états d'âme. Ne se remettant pas d'une rupture sentimentale, lâchée par une amie au moment de partir avec elle en Grèce, ne sachant plus que faire, Delphine est mal dans sa peau. Les autres ne cessent de la pousser à "se bouger", à extérioriser et à donner d'elle ce qu'elle ne veut pas. Mais Delphine reste farouchement fidèle à sa vision romantique de l'existence, quitte à passer par de terribles moments de dépression.

    Si la jeune femme ne sait jamais vers où et vers qui aller, plutôt que d'instabilité, il faut parler d'un état vague. Nous sommes en effet souvent au bord de la mer mais, plus sérieusement, c'est de cette manière que Delphine définit elle-même son rapport au monde et aux autres à l'occasion de sa discussion à coeur ouvert avec la jeune suédoise. Et d'ailleurs, pourquoi tout devrait-il toujours être clair et transparent ? La sincérité et le bien-être doivent-ils nécessairement passer par l'extraversion ? Faisant sien ce rapport imprécis et fuyant de Delphine à ce qui l'entoure, le film avance ainsi comme à tâton mais laisse glisser par en-dessous le sentiment qu'il y a tout de même, au bout, un point précis à atteindre. Il ne peut advenir qu'un seul dénouement. Comme Delphine, nous croyons à cette rencontre possible. Des signes balisant sa route la conforte dans cette espérance (les apparitions de ces cartes à jouer, de ces affiches et de ces couleurs pourraient l'abuser mais elle reste lucide dans sa superstition, admettant que dans son état si réceptif, elle peut très bien sur-interpréter ces clins d'oeil du destin).

    Passés les instants de déceptions et les heures trop calmes, le grand moment de la rencontre rêvée arrive enfin, dans un hall de gare. Et ce chamboulement se voit immédiatement sur le visage de Dephine (Marie Rivière est éblouissante) et dans ces gestes. La boule qui lui pesait dans le ventre a disparu d'un coup et elle ne peut plus se contenir. Elle dit tout, tout de suite. Préparées par le faux-rythme de tout ce qui précédait, les dix dernières minutes du Rayon vert affirment magnifiquement une croyance dans le cinéma et dans son pouvoir d'émotion et d'émerveillement. Chaque élément a tendu vers cet instant où tout fait sens, où, selon l'adage, on voit en soi et en ses proches. Là, sur cette falaise, face au soleil couchant, un phénomène météorologique parfaitement connu est aussi un événement magique, Baudelaire ("Ah ! Que le temps vienne. Où les coeurs s'éprennent", sous-titre du film) et Jules Verne dialoguent, le cinéma devient à la fois peinture et musique, le début (d'un amour) et la fin (d'une journée, d'un récit) se rejoignent. Comme un faisceau lumineux, tout converge, et cela avec l'économie de moyens habituelle au cinéaste. Si Le rayon vert n'est pas la plus pure des oeuvres de Rohmer, c'est assurément l'une des plus émouvantes.

     

    (Chroniques dvd pour Kinok)

  • Fantômas

    (Louis Feuillade / France / 1913-1914)

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    Préface

    Ma découverte, il y a de cela 6 ou 7 ans, de la série des Vampires (1915-1916), grâce à la belle collection vhs de mon ancienne médiathèque municipale, est l'un de mes plus beaux souvenirs de cinéma. Je ne connaissais alors de Louis Feuillade que sa réputation et quelques images mythiques tirées de ses films. Cette première rencontre ne pouvait rester sans lendemain.

    En septembre dernier, Arte diffusa un documentaire intitulé Fantômas mène le bal, réalisé par Thierry Thomas. Cette belle évocation du personnage inventé par Pierre Souvestre et Marcel Allain en 1911 commençait par balayer d'un revers de manche les pantalonnades cinématographiques de l'équipe Hunebelle-Marais-De Funès pour mieux se plonger dans les mystérieux récits imaginés par le duo de romanciers, récits aussitôt portés à l'écran par un Louis Feuillade qui allait ainsi participé de belle manière à la construction du mythe.

    Dans les romans, l'inspecteur Juve n'a qu'une obsession : capturer Fantômas. A partir de ce jour, la mienne devenait de posséder un coffret Feuillade.

     

    1er épisode : Fantômas - A l'ombre de la guillotine

    Film en 3 parties : Le vol du Royal Palace Hôtel, La disparition de Lord Beltham, Autour de l'échafaud. A peine arrivée dans son palace, la Princesse Danidoff se fait agresser dans sa chambre et voler bijoux et enveloppe bien fournie. Le malfrat se permet même de signer son forfait d'une carte de visite, sur laquelle chacun peut lire, tremblant : "Fantômas". Chargé de l'enquête, l'inspecteur Juve, souvent accompagné du journaliste Jérôme Fandor, se retrouve aussitôt avec une autre affaire sur les bras, celle de la disparition de Lord Beltham. La femme de ce dernier semble trouver beaucoup de consolation dans les bras d'un certain Gurn, associé de son mari. Il s'avèrera que Gurn n'est autre que Fantômas. Juve parvient à le capturer et l'homme semble bon pour la guillotine. Mais, avec l'aide de Lady Beltham et de geôliers facilement corruptibles, Fantômas se sort in extremis de la situation par un subterfuge audacieux basé sur la ressemblance qu'entretient avec lui un fameux comédien de théâtre.

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    Faisant une rapide recherche sur la toile, après avoir suivi ce premier épisode, je suis tombé sur le commentaire d'un internaute quelque peu déçu, trouvant que le film n'était à aucun moment "mis en scène" et qu'il ne s'agissait que d'un enregistrement d'actions (la personne reconnaissait par ailleurs avec honnêteté n'avoir encore vu aucun autre film antérieur aux années 20). La caméra de Feuillade est effectivement fixe de bout en bout. On comprend que cette frontalité puisse, au premier abord, gêner certains spectateurs, mais il faut voir comment le cinéaste s'ingénie à contourner cet obstacle et réussit à insuffler vie et vitesse à ses images. D'un tableau à l'autre, il joue ainsi sur les variations de rythme, use d'un découpage rapide pour suivre les montées et descentes d'un ascenseur d'hotêl,  fait débouler dans une pièce un grand nombre de comparses, se délecte des dissimulations derrière les rideaux, place plusieurs cadres dans le cadre, enregistre des discussions que l'on "voit" denses alors que les inter-titres sont rares (nous ne saisissons pas tous les détails des conversations, mais nous en comprenons parfaitement la teneur, grâce à la netteté de la gestuelle et des expressions des comédiens qui se gardent pourtant de tomber dans l'outrance). Si le contrechamp n'existe pas ici, la profondeur et les côtés du cadre réservent des surprises. Tout cela apporte le dynamisme nécessaire et accroche assurément le spectateur, mais est-ce seulement une recherche d'efficacité ? N'y a-t-il pas, déjà, une volonté de composition, un agencement précis qui permette à la fois le contentement esthétique et l'expression d'une pensée ou d'un état des personnages ? Ne sommes-nous pas, déjà, dans le plaisir de la mise en scène ?

    Par exemple avec ce plan-là :

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    ou celui-ci :

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    On loue Feuillade pour son réalisme. L'équilibre est en effet parfait entre intérieurs et extérieurs (importance des façades des bâtiments) et que l'on se retrouve dans un bureau d'inspecteur ou dans le salon d'une femme du monde, le décor est toujours vivant. Le jeu des acteurs n'a rien de grandiloquent malgré quelques regards ou exclamations apostrophant le spectateur. Détail parlant : hormis René Navarre (Fantômas) bien sûr, personne ne semble affublé de postiche ou maquillé exagérément.

    La première apparition de Fantômas frappe par sa simplicité et sa prestance. Le criminel impose sans mal sa volonté, dans sa manière ferme et enjôleuse. Dès les premières minutes, nous voyons que nous n'avons pas affaire à un simple voleur. Comme le proclame justement la publicité pour le roman, il provoque à la fois l'épouvante et l'admiration. Et ce n'est pas Lady Beltham qui nous contredira. Son imagination sans limite, sa capacité à se tirer d'affaire, son emprise sur les gens qui l'entourent ne lasse pas d'inquiéter. Le fantastique n'est pas loin. Un jeu sur la représentation est déjà proposé quand, au théâtre, le cinéma se dédouble : nous voyons sur scène, dans une pièce s'inspirant des méfaits de Fantômas, un dénouement inévitable (sa mise à mort) qui sera pourtant contredit plus tard dans la réalité. Les repères vacillent. L'hallucination finale de l'inspecteur Juve est la promesse d'autres aventures plus mystérieuses encore.

     

    2ème épisode : Juve contre Fantômas

    Film en 4 parties : La catastrophe du Simplon Express, Au « Crocodile », La villa hantée, L'homme noir. Le nouveau coup de force de Fantômas a lieu sur les rails. Aidé de sa nouvelle complice, Joséphine, et de quelques hommes de main, il détrousse un représentant en spiritueux roucoulant dans son wagon et provoque par la même occasion une catastrophe ferroviaire. Fandor en réchappe de justesse, puisque dorénavant, c'est une lutte sans merci qui s'engage entre lui et Juve d'un côté et Fantômas de l'autre. Après une fusillade dans un entrepôt de vin, ce dernier se fait à nouveau repérer en compagnie de la "revenante" Lady Beltham. Constamment sous surveillance, il manque de peu d'assassiner Juve mais parvient finalement à se sortir indemne d'un assaut policier.

    Ça se corse ! Dès la première scène, une lettre nous apprend qu'un corps de femme défiguré et broyé, probablement celui de Lady Beltham, vient d'être découvert. Plus tard, c'est un terrible accident de train, sciemment déclenché par Fantômas, qui marque les esprits. Notre héros maléfique passe au niveau supérieur, Feuillade aussi.

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    Dans les pas de Juve et Fandor, le cinéaste se lance à la poursuite du criminel dans les rues de Paris, partant des quartiers populaires pour arriver à la gare, en voiture ou par le métro aérien. Avec ces vues documentaires stupéfiantes des personnages lâchés au milieu des passants, il nous émerveille, émerveille les habitants (les regards vers la caméra ne manquent pas) et semble s'émerveiller lui-même. Voit-on là la première scène de filature urbaine réaliste de l'histoire du cinéma ? Nous faisons en tout cas à cette occasion la connaissance d'Yvette Andreyor. Dans le rôle de Joséphine, elle crève l'écran de naturel. Dans le magnifique plan-séquence du trajet en métro, elle excelle à ne rien faire et plus loin, son personnage étant pris au piège par Juve, elle aura un tremblement de la main gauche, tâtonnant vers le dossier de sa chaise, qui voudra tout dire.

    Dans ce deuxième film de la série, la mise en scène se fait plus souple de par l'aération de l'action et les compositions des plans où s'accumulent les lignes de fuite et les diagonales. Nous sommes toutefois loin d'un esthétisme vain et figé : à l'image des charrettes qui passent derrière Fandor attendant au café, c'est la vie qui ne cesse de traverser l'écran. Deux ou trois mouvements d'appareils, presque imperceptibles, et surtout des plans de coupe rapprochés sur des visages ou des éléments du décor sont d'autres signes d'évolution.

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    Tout l'épisode est placé sous le signe du feu. Le choc entre les deux trains provoque un brasier infernal, les bandits enflamment des barriques dans le but de brûler vifs Juve et Fandor alors que ceux-ci usent de la technique de l'enfumage pour pièger à son tour Fantômas. Ce deuxième récit se clôturera donc fort logiquement par une explosion.

    Le spectre émotionnel est également plus large. Feuillade laisse sa place à l'humour et propose plusieurs variations dans ce registre : humour graphique des échanges de coups de feu de part et d'autre des rangées de barriques, humour de situation avec le retour de Fantômas auprès de deux charmantes demoiselles, à peine dérangé par une course poursuite d'une heure avec Juve, humour noir avec la découverte d'un butin inutilisable alors qu'il fut obtenu au prix de vies humaines et humour verbal avec la réponse du domestique à la question de l'inspecteur s'étonnant de la présence de traces de vie dans un appartement soit-disant inhabité ("La maison est hantée").

    Cette réplique fait certes rire par l'aplomb avec lequel elle est dite. L'homme se moque ouvertement du monde. Mais, à y regarder de plus près... Lady Beltham n'est pas morte. Elle se retrouve en effet, à nouveau, sous la coupe de Fantômas. A leurs retrouvailles dans l'appartement de Madame, nous les voyons vêtus entièrement de noir, tels des spectres. Seraient-ils déjà passés de l'autre côté ? Dans Fantômas, les morts ne le sont pas toujours vraiment et les vivants reviennent de si loin... Face au dénouement de cet épisode, tombant comme un couperet et laissant le suspense total, je me dis que l'on en a pas fini avec cet entre-deux.

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    3ème épisode : Le mort qui tue

    Film en 6 parties : Préliminaires, Le drame de la rue Norvins, L'enquête de Fandor, Le collier de la princesse, Le banquier Nanteuil, Elisabeth Dollon, Les gants de peau humaine. Sorti vivant par miracle de l'explosion de la villa de Lady Beltham, Fandor doit reprendre son enquète sans l'inspecteur Juve, porté disparu et vraisemblablement mort. Fantômas, de son côté, continue d'échafauder de terribles complots. Il fait accuser le peintre Jacques Dollon de meurtre avant de l'assassiner en prison et de subtiliser le corps. Dans le même temps, il gagne une fortune sur le dos du riche Thomery et de sa fiancée, la princesse Danidoff. Meurtres et agressions se succèdent, portant tous la même marque : les empreintes digitales de Jacques Dollon ! Avec l'aide d'Elisabeth, la soeur de ce dernier, Fandor parviendra à recouper toutes les sinistres informations et à se retrouver enfin face à Fantômas.

    Plus long (1h30 contre une cinquantaine de minutes pour les autres), moins frénétique et spectaculaire que les deux premiers, laissant poindre la lueur du mélodrame, ce troisième épisode est jusque là le plus complexe, à bien des égards. Une nouvelle machination est en marche, sortie du cerveau malade (ou génial) de Fantômas, machination dont nous sommes loin de saisir immédiatement tous les ressorts, et le récit nous réservera un formidable coup de théâtre final, éclairant sous un autre jour tout ce que nous venons de voir (et justifiant a posteriori l'étrange place réservée par le montage à la séquence de présentation des petits trafics d'une vieille brocanteuse, placée dans les préliminaires et collée à la convalescence de Fandor).

    Le film brasse aussi un plus grand nombre de personnages puisque nous en découvrons de nouveaux (Jacques et Elisabeth Dollon, le simplet Cranajour, Thomery, le banquier Nanteuil) et nous en retrouvons d'autres, perdus de vue depuis le premier épisode (le gardien de prison Nibet, définitivement passé du côté du Mal, la princesse Danidoff). La princesse se voit réservée ici un sort particulier. Fantômas la vole une seconde fois, dans les mêmes conditions que la première, la surprenant en sortant de derrière de lourds rideaux. Avant de sortir de la pièce et de laisser la dame évanouie et délestée d'un bijou inestimable, notre homme suspend ses gestes et semble jouir de l'instant, rempli de la satisfaction d'avoir répété ce forfait. A ce moment-là, le plaisir passant dans les yeux de Fantômas semble être celui du cinéaste.

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    Chez Feuillade, la rareté des mouvements de caméra font que leur apparition résonne comme autant de coups de tonnerre. L'effet est décuplé, la surprise totale. Si un panoramique s'amorce soudain, c'est qu'une terrible révélation nous attend à son terme. Ainsi, par deux fois, une balayage de ce type entraîne notre regard d'un vivant sonné à un mort affaissé et dans les deux cas, un objet prend, dans la scène, une importance primordiale : une malle.

    Combien avons-nous vu au cinéma de récits fantaisistes s'articuler autour de ce type d'objet ? Si son utilisation marque tant ici, c'est que pour Feuillade, au-delà du jeu de dissimulation, une malle dans laquelle se cache un homme (Fandor en l'occurrence) doit réellement peser son poids. L'effort des hommes de main de Fantômas pour la déplacer est perceptible. Mieux encore : pour celui qui est pris au piège à l'intérieur, en sortir est laborieux, même armé d'un couteau. Ces détails sont révélateurs de ce qu'il y a sans doute de plus beau dans ce cinéma-là : la capacité de faire naître la poésie et le mystère du plus scrupuleux réalisme. L'arrestation du peintre Dollon donne le prétexte à montrer de manière documentaire le travail du service d'anthropométrie de la police. Dans ce local sont prises les mesures et enregistrées toutes les caractéristiques physiques du prisonnier. La caméra laisse à Dollon tout son temps pour qu'il presse ses dix doigts sur la feuille du registre des empreintes digitales. Bien évidemment, cette séquence portera tous ses fruits plus tard quand nous sera montrée l'effroyable invention de Fantômas. Nous aurons alors glissé du réalisme documentaire à l'impensable fantastique.

    Remarquons que c'est bien ce trajet qui éloigne de nous tout sentiment d'arbitraire dans le surgissement de l'incroyable. Au cours d'une longue séquence nocturne, nous voyons Fandor fûreter, suivre une piste de bas en haut (le toit de la prison) et de haut en bas (l'égout). C'est en cherchant ainsi, en avançant dans un lieu, puis un autre, que le journaliste va éclairer les mailles du réseau, reliant pour nous des endroits connus mais dont les repères spatiaux nous étaient jusqu'à présent cachées. Voilà comment Feuillade nous raconte son histoire : le complot n'est pas simplement dit, il est démonté par la mise en scène des lieux.

    Au dernier plan du film, Fantômas, tenu en respect par les gardiens de l'ordre s'adosse au mur de son bureau et se laisse glisser à travers un pan amovible se refermant aussitôt derrière lui. Le cinéma de Feuillade est un cinéma du passage secret, au sens d'un changement brutal et inattendu de lieu (ou de dimension). La mise en scène étant basée essentiellement sur des plans-séquences fixes, le montage se fait pour ainsi dire à l'intérieur, ce qui a pour conséquence de donner à chaque coupe la valeur d'un évènement. Un changement de plan équivaut à un changement d'espace. Ainsi, même s'ils les lieux que l'on parcourt sont liés entre eux (voir le trajet de Fandor évoqué plus haut) et s'ils sont toujours à portée de main du monde (les multiples portes et fenêtres donnant sur des groupes de personnes s'affairant à l'arrière-plan), ils restent parfaitement distincts les uns des autres. C'est aussi là qu'il faut chercher les raisons du plaisir constamment renouvellé de la surprise.

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    4ème épisode : Fantômas contre Fantômas

    Film en 4 parties : Fantômas et l'opinion publique, Le mur qui saigne, Fantômas contre Fantômas, Règlement de comptes. La presse met la police sur la sellette. Si Juve, finalement sorti indemne des décombres de la villa Beltham, est incapable d'arrêter Fantômas, ne serait-ce pas parce que les deux ne font qu'un ? L'inspecteur devient bouc émissaire et se retrouve emprisonné. Fandor, lui aussi soupçonné, doit à nouveau mener seul son enquête. Fantômas peut donc tranquillement enfiler deux nouvelles peaux. Dans celle du père Moche, vieux propriétaire d'appartements parisiens, il embobine un groupe d'apaches responsables du meurtre d'un percepteur, afin d'en récupérer le butin. Parallèlement, dans celle du détective Tom Bob, il lance l'idée géniale d'une souscription publique destinée à récompenser quiconque aidera à la capture du criminel.

    Juve expéditivement envoyé en cellule, Lady Beltham organisant un bal masqué promesse de multiples quiproquos : sommes-nous parti cette fois dans le rocambolesque pour subir une narration heurtée et capricieuse ? Non. Il faut plutôt parler de vitesse et de l'un de ses corollaires, l'étourdissement. Deux fils sont tirés pour mener le spectateur au bord du vertige.

    Tout d'abord, l'épisode est centré sur les idées de transferts, de dédoublements et d'usurpation. Juve est pris pour Fantômas et Fantômas se fait passer pour un détective américain débarqué en France pour (se) capturer (lui-même,) Fantômas... Ainsi posé, le renversement de situation conduira-t-il à une surprenante poursuite du premier par le deuxième ? Ce serait trop simple. Compliquons un peu les choses. Au bal masqué, nous croisons pas moins de trois Fantômas encagoulés et vêtus de noir : un inspecteur de police, Fandor et le véritable malfaiteur. La confrontation, à première vue comique, ne manque pas d'advenir. Seulement, on ne joue pas impunément à imiter le Mal. Le policier qui, en choisissant ce déguisement, faisait preuve d'un peu plus d'intelligence que ses collègues de la sûreté, ridicules dans leurs costumes de monarques, finira malgré tout avec un couteau dans le coeur. Il faut décidemment toute l'obsession maladive d'un Fandor ou d'un Juve pour réussir sans trop de dégâts la traversée du miroir. Ce dernier se voit au fond du gouffre, pris au piège par son double maléfique, mais la petite hésitation du procureur lui redonne un infime espoir. Il réagit donc in extremis et trouve le moyen de convaincre de son innocence. Edmond Bréon, dans le rôle de Juve, tient là son grand moment et passe magnifiquement de l'abattement total à la rage du proscrit enfin rétabli dans son bon droit.

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    Car cette fois-ci, ce n'est pas une mécanique diaboliquement réglée par Fantômas qui se laisse admirer mais plutôt son emballement. Il est en effet question pour lui de s'adapter à des situations qui ne tournent plus invariablement en sa faveur. L'affaire du percepteur n'est pas de son initiative et le piège tendu à Juve n'a pas réussi. Or, plutôt qu'un ralentissement ou un arrêt, ces contretemps provoque une accélération du récit. Après la valse des identités, voilà la deuxième cause de notre étourdissement : une accumulation insensée des péripéties. La vitesse avec laquelle se déroulent les événements dans la dernière partie du film stupéfie. Les personnages y sont poussés sans cesse à ajuster leurs stratégies et leurs capacités de réaction les placent toujours en avance d'un temps sur le spectateur. Nous courons après les apaches qui courent après Juve qui court après Fantômas. Nous avons à chaque fois un coup de retard. Nous sommes sonnés, essouflés mais admiratifs.

     

    5ème épisode : Le faux magistrat

    Film en 5 parties : Prologue, Le prisonnier de Louvain, Monsieur Charles Pradier juge d'instruction, Le magistrat cambrioleur, L'extradé de Louvain. Dans la petite ville de Saint-Calais, le marquis de Tergall est doublement abusé lors d'une transaction : on lui vole les bijoux de sa femme et l'argent de leur vente. Pour une fois, Fantômas, emprisonné en Belgique, n'est pas dans le coup. En revanche, il parvient à s'évader avec l'aide de... Juve, qui tient à l'arrêter en France afin de le faire exécuter et soulager la société de son emprise maléfique. Mais ce plan capote et voilà Fantômas libre d'assassiner puis d'usurper l'identité du juge Pradier, nouvellement nommé à Saint-Calais. C'est donc lui qui récupère le dossier Tergall, convoque les témoins et met en accusation, tirant ainsi les ficelles de toute l'affaire. Il faudra l'arrivée de Fandor pour mettre à jour cette nouvelle machination.

    Contrairement aux autres, cet ultime épisode a beaucoup souffert des effets du temps. Des séquences entières sont absentes, remplacées par des textes explicatifs, ces lacunes n'aidant pas à fluidifier le récit. On voit pourtant là encore l'art d'un Feuillade capable de faire passer toutes les péripéties possibles en travaillant le réalisme. Un nouvel exemple parmi d'autres : l'insistance "technique" à montrer longuement Fantômas s'appliquant à glisser du papier journal dans la doublure du chapeau du juge Pradier afin de le rétrécir à sa taille révèle sa pertinence longtemps après, lorsque Fandor fait tomber accidentellement le chapeau en question. Il en va de même pour l'attention portée à l'allumage d'un chauffage au gaz dans la chambre du pauvre marquis de Tergall...

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    Le film est l'un des plus "mobiles" de la série. Les extérieurs sont à nouveau nombreux et nous avons droit à un voyage en train grisant. En effet, l'influence néfaste de Fantômas ne se limite plus à la ceinture parisienne. Il est partout et surtout, il est tout le monde. Le nouveau juge Pradier prend tranquillement ses fonctions au palais de justice, mais, souvenons-nous, il y avait auparavant encore plus étonnant : les Gurn, Nanteuil et autres Moche nous apparaissaient au fil des épisodes déjà parfaitement installés dans leur vie, dans la société, entourés de collaborateurs. Fantômas serait-il là depuis toujours ? Autre signe d'inquiétude : il frappe n'importe qui. Cette fois-ci, les institutions en prennent pour leur grade puisque les notables de Saint-Calais se retrouvent aspergés de sang à l'église, les curés sont soupçonnés de vol et les magistrats sont les rois de l'escroquerie. Petite frappe de la pègre ou personnalité du grand monde, Fantômas n'a cure des différences sociales (et le voit-on jamais profiter de son argent ?). Dans Le faux magistrat, nous le voyons tuer de ses propres mains et en tirer manifestement grand plaisir.

    Finissons sur Juve. Est-il devenu fou ? Son plan farfelu a-t-il réellement pour but ultime la tranquilité retrouvée de la société ? Comment peut-il accepter le risque de croupir dans la prison de Louvain à la place de son ennemi ? N'y a-t-il pas là contamination par un esprit malade ? La série des Fantômas de Feuillade se termine par une pirouette qui pousse jusqu'à l'absurde l'idée d'échange de personnalité.

     

    Postface :

    J'ai lu récemment, sur un site internet consacré à la littérature, au sein d'une critique du livre de Francis Lacassin et Patrick Gautier sur Feuillade, des phrases ahurissantes sur le cinéma de ce dernier. Si ses films sont aujourd'hui si peu vus, ce serait tout simplement parce qu'ils sont "ridicules, surtout dans les moments où ils sont censés faire peur". Ils n'intéresseraient de toute manière que les "rats de cinémathèque" (j'adorerai, pour ma part, en avoir une près de chez moi), chargés qu'ils sont de "méchants qui roulent des yeux dans tous les sens". D'ailleurs, on veut nous faire passer Musidora (dans Les Vampires) pour un sex-symbol alors qu'elle a surtout "des kilos en trop".

    Il ne s'agit nullement d'encenser Fantômas de manière indulgente sous le simple prétexte du muet. On peut toutefois rappeler que Feuillade propose ces cinq films, sortis espacés chacun de quelques semaines, en 1913 et 1914, soit moins de vingt ans après les premiers tours de manivelle des frères Lumière. Or qu'y voit-on ? D'extraordinaires séquences de filatures en pleine rue, un incroyable travail donnant vie au moindre décor, une sobriété de jeu remarquable, une éloquence qui tient à la précision des gestes et qui ne se change jamais en démonstration, un agencement parfait des éléments dans le plan, une dynamique interne qui ne se transforme pas en surcharge, un goût prononcé pour le mystère mais ancré dans le réel et un immense plaisir du récit.

    Retourner vers Feuillade, c'est se plonger dans un cinéma épuré, rendu à son éclat premier. C'est admirer une mécanique qui accède à la poésie.

    De Feuillade, Fantômas, Les Vampires et Judex sont encore trouvables en dvd (le troisième en zone 1 seulement). Gaumont semble travailler actuellement sur une nouvelle édition de Judex et sur Tih Minh. Espérons et continuons à rêver de Vendémiaire et autres Barrabas.

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    Photos : capture dvd Gaumont