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Nightswimming - Page 104

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1956)

    Suite du flashback.

     

    cahiers60.JPGpositif16.JPG1956 : Kim Novak fait tourner les têtes des rédacteurs des deux bords et Buñuel a l'honneur de la première couverture "partagée", à l'occasion de la sortie de La mort en ce jardin. L'existence de ces ponts entre les revues n'est pourtant qu'un leurre, les relations commençant à s'envenimer sérieusement. Positif lance quelques piques par Dreyer, Rossellini et Hitchcock interposés, provoquant un "passage en revue" virulent de Rohmer dans les Cahiers, qui entraînera lui-même etc, etc... La guerre des tranchées commence.

    Les Cahiers publient plusieurs textes de cinéastes (Ophuls, Renoir, Dreyer, Sternberg), des entretiens avec Howard Hawks, Robert Aldrich et Joshua Logan, un nouveau dossier sur Alfred Hitchcock, un texte sur Luchino Visconti. Fereydoun Hoveyda (l'un des seuls critiques à avoir écrit en même temps dans les deux revues) fait l'éloge du serial américain, quelques uns, dont Jean-Luc Godard, s'interrogent sur le montage et Eric Rohmer présente Ingmar Bergman. Le mystère Picasso est l'objet de plusieurs études.

    A Positif, Roger Tailleur intronise Robert Aldrich, Georges Franju est désigné comme "le plus grand cinéaste français", Richard Brooks a droit à un dossier, les situations de René Clément et d'Henri-Georges Clouzot sont abordées et Ingmar Bergman est défendu... surtout à travers Harriett Andersson. A part ça, les rythmes de parutions ne sont toujours pas synchrones.

    Janvier : Ordet (Carl Theodor Dreyer, Cahiers du Cinéma n°55) /vs/---

    Février : Une jeune fille des Flandres (Helmut Kautner, C56) /vs/---

    Mars : Il Bidone (Federico Fellini, C57) /vs/---

    Avril : La rose tatouée (Daniel Mann, C58) /vs/---

    Mai : Le mystère Picasso (Henri-Georges Clouzot, C59) /vs/ Du plomb pour l'inspecteur (Richard Quine, Positif n°16)

    Juin : Kim Novak (C60) /vs/ Le cirque infernal (Richard Brooks, P17)

    Juillet : Sourires d'une nuit d'été (Ingmar Bergman, C61) /vs/---

    Septembre : Alfred Hitchcock (C62) /vs/---

    Octobre : La mort en ce jardin (Luis Bunuel, C63) /vs/---

    Novembre : Bus stop (Joshua Logan, C64) /vs/ Gervaise (René Clément, P18)

    Décembre : Guerre et paix (King Vidor, C65) + "L'acteur" (James Dean, C66) /vs/ La mort en ce jardin (Luis Bunuel, P19)

     

    cahiers63.JPGpositif19.JPGQuitte à choisir : Ouais, le Dreyer et le Bergman sont pas trop mal... (Aïe !). Tendresse particulière pour le Fellini, rarement mis en avant. Si l'on ajoute Kim, Alfred et Henri-Georges, la messe est dite, cela même sans connaître le Richard Quine, ni ce Bunuel-là d'ailleurs. Gervaise et Le cirque infernal, tout solides qu'ils soient, ne font pas le poids. Allez, pour 1956 : Avantage Cahiers.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • C'était mieux avant... (Mai 1984)

    Avril est passé. Il est temps de revenir sur ce qui se passait dans les salles de cinéma françaises en Mai 1984 :

    footloose.jpgBien évidemment, le film du mois est... Footloose de Herbert Ross, dans lequel Kevin Bacon luttait pour son droit à danser le rock'n'roll dans la bourgade tenue d'une main de fer par un rigide pasteur, également père de la craquante Lori Singer qui l'attirait tant (Kevin, pas le pasteur). Une fausse rébellion livrée clés en main à un public adolescent peu regardant et n'ayant jamais vu La fureur de vivre (la course de voitures est reprise, mais avec des tracteurs). A douze ans, cela peut faire illusion une fois. Pas deux.

    Trêve de plaisanteries : Il était une fois en Amérique. Leone est enfin de retour après 12 ans de silence et boucle sa deuxième trilogie avec son oeuvre la plus complexe, la plus monstrueuse, la plus écrasante. Le film dure 3h30 et ne cesse de nous balader d'une époque à une autre et à la première vision, on n'est pas sûr d'avoir tout compris (mais ce n'est pas grave, on sait qu'on le reverra plus d'une fois). Leone fait pleurer sur la mort d'un gamin filmée au ralenti, estomaque par ses éclats de violence, fait rougir en multipliant les séquences graveleuses, fait frémir en laissant penser que, sûrement, Max a fini dans le camion poubelle. La musique de Morricone est encore une fois indissociable des images. On achète la cassette de la B.O., on se la repasse jusqu'à plus soif. A ce moment-là, pour nous, Leone est le cinéma. Vingt ans après, l'impact du film n'a guère diminué mais ce que l'on en retient dorénavant, c'est plutôt ce plan final, si énigmatique, ce sourire qui nous dit peut-être que toute cette histoire n'est qu'un fabuleux mensonge.

    Videodrome.jpgMai 1984, c'était le mois James Woods, l'excellent acteur à l'affiche du Leone se retrouvait aussi sur celles de Contre toute attente et de Videodrome. Le premier (avec Rachel Ward et Jeff Bridges), remake du Out of the past de Tourneur par Taylor Hackford, fit son petit effet. Reste à savoir si l'esthétique années 80 ne l'a pas trop altéré. Le second est bien sûr le film cultissime de David Cronenberg. Découvert seulement dans les années 90 pour ma part (donc trop tard ?), je n'y adhérais pas entièrement mais étais prêt à reconnaître l'importance de l'oeuvre et son invention assez stupéfiante. De plus, Cronenberg, qui, de Barbara Steele et Marilyn Chambers à Maria Bello et Naomi Watts, a toujours eu le chic pour filmer les actrices les plus troublantes, nous révélait ici une autre facette du talent de Deborah "Blondie" Harry.

    Mon rapport à Notre histoire est assez similaire. Bertrand Blier, comme d'habitude, frappait fort en entraînant Alain Delon dans son monde dépressif et absurde. L'étonnement était grand à l'époque, d'entendre l'acteur dire ces mots-là et de le voir abandonner pour un temps la lutte avec Belmondo par gros polars interposés. Mais celui-là non plus n'est pas mon préféré de l'auteur.

    lafemmepublique.jpgPassons aux films que je ne connais pas. Mai 1984, c'était aussi, finalement, le mois des films ou des auteurs réellement ou potentiellement cultes. J'ai parlé de Leone, Cronenberg et Blier mais il en reste d'autres. La femme publique d'Andrzej Zulawski (avec Huster et Kaprisky) et La pirate de Jacques Doillon (Birkin, Detmers et Léotard) sortaient en même temps, véhiculant un fort parfum de scandale et promettant une puissante escalade érotique. Qu'en était-il vraiment ? Cette note récente, signée de notre ami le Dr Orlof, refroidi quelque peu, 25 ans après, les ardeurs adolescentes. De son côté, Michael Mann intéressait déjà certains avec son film fantastique La forteresse noire, Percy Aldon recueillait quelques suffrages avec Céleste, en attendant son heure de gloire (Bagdad Café) et le grand Jerzy Skolimowski signait une intrigante fable moderne (Le succès à tous prix).

    Claude Chabrol et Alain Corneau semblaient se planter aux commandes de deux grosses machines : Le sang des autres (adaptation de Simone de Beauvoir avec Jodie Foster, Sam Neill et Lambert Wilson) et Fort Saganne (le plus gros budget de l'époque qui accouche forcément d'une souris, malgré Depardieu, Deneuve, Noiret et Marceau). Il y avait peut-être mieux à faire ailleurs : L'homme aux fleurs (australien de Paul Cox), Un nid au vent (film de guerre soviétique d'Olev Neuland), Amok (du grand spectacle sénégalo-marocain par Souheil Ben Barka), Ote-toi de mon soleil (de et avec Marc Jolivet), Jeans tonic (Michel Patient avec Géraldine Danon), Mr Mom (comédie de Stan Dragoti avec Michael Keaton et Teri Garr). Si ces derniers titres n'incitent pas non plus, a priori, à l'enthousiasme, il faut se dire qu'il devait y avoir pire, comme avec L'invasion des piranhas (film d'aventures bis d'Antonio Margheriti avec Lee Majors et Karen Black) ou Le fou du roi (Yvan Chiffre avec Michel Leeb), pour ne rien dire de la série des sous-Mad Max italiens (Stryker de Cirio H. Santiago, Le gladiateur du futur de Steven Benson, Les nouveaux barbares d'Enzo G. Castellari).

    Du côté des arrivages en provenance de Hong-Kong, Le vieux maître du kung-fu (Chung Sum) et La prise secrète du dragon (Wu Sy Yeuan) n'ont pas grand chose d'attirant mais L'homme à la lance contre Shaolin et Trois fantastiques ceintures noires sont peut-être dignes d'intérêt puisque signés par Chang Cheh.

    cahiers359.jpgDans les kiosques, cela part dans tous les sens. Première (86) met Depardieu en couverture pour la énième fois. Positif (279) revient sur Un dimanche à la campagne de Bertrand Tavernier et La Revue du Cinéma (394), en célébrant Zulawski, nous permet d'admirer encore et encore la poitrine de Valérie Kaprisky. Starfix (15) trépigne d'impatience en attendant Le Bounty et sa star Mel Gibson. Cinéma 84 s'interroge sur "La femme selon Hitchcock" (photo de Kim Novak dans Vertigo) et Cinématographe propose pour son n°100 un dossier sur les producteurs. Finalement, la couverture la plus attendue est aussi la plus saisissante : celle des Cahiers du Cinéma (359) fêtant Leone.

    Voilà pour mai 1984. La suite le mois prochain...

  • OSS 117 : Rio ne répond plus

    (Michel Hazanavicius / France / 2009)

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    oss1172.jpgLa même chose, en mieux (à tous points de vue), pour aboutir enfin à ce miracle : une comédie française hilarante, soignée, audacieuse et surtout, réellement travaillée.

    Michel Hazanavicius et son co-scénariste Jean-François Halin ont envoyé cette fois-ci OSS 117 en mission à Rio, le forçant à faire équipe avec le Mossad ("-...le quoi ? - Le Mossad, les services secrets israéliens.") afin de récupérer un microfilm détenu par un ancien nazi. Dès le début, on se réjouit d'une écriture réfléchie, aux effets soupesés non dans le sens d'une recherche de compromis mais bien dans celle de la bonne place d'un curseur poussé le plus loin possible sans mettre en danger la cohérence de l'ensemble. Les scènes ne se réduisent jamais à un gag ou une réplique mais vont à leur terme, dans une succession logique et parfaitement articulée. Avant de partir pour le Brésil, OSS 117 récupère les plans d'un pédalo, imaginé par un copain de bureau. Bien plus tard (le temps que le spectateur les oublie), ceux-ci lui serviront lorsqu'il s'agira de traverser un fleuve infesté de crocodiles. Mais, là réside l'habileté du cinéaste, ce pédalo ridicule, nous ne le verrons pas, l'énorme gag visuel nous étant épargné par une ellipse (qui en décuple d'autant la force). Ailleurs, à l'occasion d'une réception, OSS 117 se déguise en Robin des Bois (celui d'Errol Flynn). L'effet est déjà réjouissant en tant que tel, mais il y aura mieux : transfiguré par son habit, notre homme lancera un vibrant "message d'espoir" à ces dignitaires nazis dont il "comprend la colère". Plusieurs fois, il est fait allusion au vertige dont souffre le héros. L'éternel retour du souvenir traumatisant d'un passé de trapéziste ne se fait toutefois pas seulement dans le but d'ajouter un clin d'oeil esthétique mais nous prépare à un dénouement bâti sur d'élégantes variations hitchcockiennes.

    Le contexte historique (celui des années 50) contribuait déjà à la bonne tenue du premier épisode. L'idée de situer le deuxième en 1967 est tout aussi riche. Les ahurissantes lectures géopolitiques dont nous gratifie le meilleur espion français sont proprement irrésistibles. Parmi tant d'autres, un brillant dialogue tournant autour de la définition d'une dictature égratigne bien malicieusement la France de De Gaulle. Même en fréquentant le monde des hippies, si facile à moquer, Hazanavicius s'en sort. Le moralisme dont fait preuve OSS 117 à leur encontre est toujours aussi savoureusement con mais surtout, le passage obligé vers la drogue et l'amour libre nous vaut une séquence particulièrement étonnante, centrée autour des fesses à Dujardin.

    Soulignons que le jeu de ce dernier a gagné en précision, tant dans ses expressions que dans ses mouvements. Son corps devient source de burlesque par sa façon de traverser les pluies de balles en se protégeant le visage, de sursauter à la rencontre de son ombre, de s'acharner à vider un crocodile. Dans le rôle féminin, je découvre avec plaisir Louise Monot, parfaite en double d'OSS 117 qui a oublié d'être idiote. Cette Dolorès, obligée de cohabiter avec lui et repoussant clairement ses basses avances, sait contrer fermement les propos racistes sans donner de leçon (l'une des faiblesses du premier épisode).

    Et sur ce plan-là, elle a du boulot ! Les dérapages machistes, xénophobes et antisémites ("ces propos maladroits" comme le dit OSS) abondent, débouchant de manière surprenante sur les définitions des humours juifs et nazis. Hazanavicius et Halin, c'est certain, seraient vite virés de Charlie Hebdo s'ils y travaillaient. Faire rire de ce qui n'est pas drôle (puisqu'incorrect ou vraiment vaseux) et nous faire demander si l'on rit de la bêtise du personnage ou de ce qu'il dit : voilà bien l'un des tours de force du film. Bien plus que Le Caire, nid d'espions, Rio ne répond plus est un feu d'artifice de répliques, désarmantes de connerie ("- Le génocide. - Ah oui... Quelle histoire !") ou savoureuses par leur désuétude ("Je vais l'occire", "Vous avez vos vapeurs ?"), et c'est tout à l'honneur des auteurs que cette série de mots "bientôt cultes" soit bien plus délicate à placer que les (trop) fameux "Félix il a un gros kiki", "Okkkay !" et autres expressions du Nord.

    Bien sûr, ces inventions de dialoguistes tourneraient à vide sans une mise en scène pertinente. On se pince donc en se voyant de surcroît gratifiés de belles idées, qu'elles soient visuelles (les tâches de sang des diverses victimes ou du crocodile, les héros désignés par leur accoutrement au milieu d'uniformes nazis), sonores (la poursuite autour des chutes d'eau) ou rythmiques (le flash-back gigogne de la double séance de torture de l'agent secret par le général SS). L'usage récurrent du split screen ne renvoie pas à un film en particulier, il s'insère parfaitement à l'esthétique et au récit. Ainsi, sans que l'efficacité comique ne s'amenuise, l'écart se trouve resserré entre le monde décrit, qui a sa cohérence, et le regard humoristique le surplombant. L'oeuvre s'est extraite du pastiche, elle est devenue autonome. Un miracle, oui.

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1955)

    Suite du flashback.

     

    cahiers46.JPGpositif13.JPG1955 : Vitesse de croisière pour les Cahiers et affirmation de la position des "jeunes turcs". Truffaut lance la "politique des auteurs" en soutenant le Becker d'Ali Baba et les quarante voleurs et Rohmer démarre sa série d'articles théoriques : Le celluloïd et le marbre. Fellini (La strada sur tous les tons) joue des coudes avec Rossellini et Aldrich déboule. Les rencontres se multiplient : avec Abel Gance, Alfred Hitchcock, John Ford, Jules Dassin, Carl Dreyer, Norman McLaren. Entre un portrait d'Humphrey Bogart et un panorama du cinéma chinois, la rédaction se pose deux questions : "Les Marx Brothers ont-ils une âme ?" et "Comment peut-on être Hitchcocko-Hawksien ?".

    En 1955, les temps sont toujours durs pour Positif, qui ne sort que deux numéros. Au moins cela leur permet-il de jeter un vaste regard en arrière et de dresser deux bilans successifs des mois écoulés, marqués selon eux par les films d'Henri-Georges Clouzot, Claude Autant-Lara, Jean Grémillon, Federico Fellini, Alberto Lattuada, Lazlo Benedek, John Huston, Luis Buñuel... En couverture, ils choisissent étrangement un court-métrage de Franju et un film de marionnettes tchèque (on remarque l'arrivée en force du cinéma d'animation puisque Norman McLaren se retrouve également à la une des Cahiers en juillet).

    Janvier : La tour de Nesle (Abel Gance, Cahiers du Cinéma n°43) /vs/---

    Février : Monnaie de singe (Norman McLeod, C44) /vs/---

    Mars : Oasis (Yves Allégret, C45) /vs/ Hôtel des Invalides (Georges Franju, Positif n°13)

    Avril : La strada (Federico Fellini, C46) /vs/---

    Mai : French cancan (Jean Renoir, C47, ) /vs/---

    Juin : L'or de Naples (Vittorio De Sica, C48) /vs/---

    Juillet : Blinkity blank (Norman McLaren, C49) /vs/---

    Septembre : Marty (Delbert Mann, C50) /vs/---

    Octobre : Vacances à Venise (David Lean, C51) /vs/---

    Novembre : Les mauvaises rencontres (Alexandre Astruc, C52) /vs/ Le brave soldat Chveik (Jiri Trnka, P14-15)

    Décembre : Le grand couteau (Robert Aldrich, C53) + "Situation du cinéma américain" (Sept ans de réflexion, Billy Wilder, C54) /vs/---

     

    cahiers49.JPGpositif14.JPGQuitte à choisir : Pas vraiment de match possible dans ces conditions. Les choix de Fellini, Renoir et Aldrich ne sont guère discutables, celui de L'or de Naples beaucoup plus et les films de Gance, Allégret et Mann ne sont pas très engageants. Allez, pour 1955 : Avantage Cahiers.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Georgia

    (Arthur Penn / Etats-Unis / 1981)

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    georgia.jpgÉtrange film que ce Georgia (Four friends), agaçant, complexe et finalement assez émouvant. Un sobre prologue nous entraîne dans les pas du petit Danilo, débarquant dans les années 50 de sa Yougoslavie natale en Amérique, puis, après un bond d'une dizaine d'années, nous voici au coeur d'un groupe de trois jeunes hommes (dont Danilo) et d'une fille, Georgia, dont chacun est amoureux. Le récit enchaîne les scènes de jeunesse insouciante, distillant une poésie nostalgique un peu facile. Les interprètes sont plus âgés que leur rôle et forcent légèrement leur jeu. La route semble bien connue : celle du film de groupe jouant sur la corde sensible des destins croisés et parfois brisés.

    Mais très tôt, les chemins se séparent, d'autres personnages entrent en jeu et éclipsent les premiers (les deux autres membres du trio de garçons de départ, qui sont très inégalement traités), d'autres voix-off que celle de Danilo semblent vouloir prendre en charge le récit mais s'éteignent aussitôt pour ne jamais revenir. Ainsi, le film n'est jamais vraiment choral : il n'y a qu'un seul personnage principal. Ce Danilo, cet émigrant européen pour qui l'Amérique n'est pas seulement un pays mais une grande idée, si sympathique qu'il soit, n'a finalement pas grand chose pour lui. Régulièrement décontenancé, laissant passer sa chance, souvent en retard dans ses réactions, indécis, il n'agit en accord avec ses pensées généreuses que lorsqu'il se sent placé sous un autre regard (souvent celui de Georgia). Il faut donc du temps pour l'accepter, lui et son interprète Craig Wasson, et réaliser qu'il est notre substitut, que tout le film passe par lui pour aller vers nous. Danilo encaisse, absorbe, observe son entourage et le monde tourbillonnant des années 60.

    Les personnages, dans leur adolescence, se laissaient aller à des caprices, s'accrochaient à des chimères mais en vieillissant, ils restent aussi insaisissables et baignent dans une folie ambiante impressionnante. Pour brosser le tableau de ces années-là, Arthur Penn se contente judicieusement de lâcher quelques balises (un mot sur Kennedy, un militaire qui part au front et revient avec une femme vietnamienne, le premier pas sur la lune...), s'en servant uniquement de toile de fond pour développer ses caractères et balayer l'époque d'un regard libre et désabusé. Si Georgia vire plus ou moins hippie, ce n'est pas pour faire couleur locale mais bien parce que l'évolution du personnage est logique. Danilo, lui, se sentira toujours déchiré : vivre son rêve d'Amérique aveuglément ou ouvrir les yeux sur les contradictions de ce pays, vivre avec ou sans Georgia. Deux belles séquences traduisent cette instabilité : celle où il voit passer devant son pare-brise un drapeau américain en flammes (suite à une manifestation anti-guerre du Vietnam) et celle où il hésite, à son volant, entre suivre son ami noir en route pour une manifestation dans le Sud et continuer son voyage vers New York, vers sa riche fiancée.

    Cette dernière scène se termine par un brusque coup de volant à l'approche d'un échangeur d'autoroute. Déroutant : voilà le mot qui vient constamment à l'esprit face au travail d'Arthur Penn pour Georgia. Les ellipses sont immenses, provoquant par exemple l'une des plus belles doubles-gaffes de l'histoire du cinéma (aux noces de Georgia, le marié n'est pas l'homme que l'on félicite et celui qui a réellement la bague au doigt n'est pas non plus le père de l'enfant porté). D'une séquence à l'autre et souvent même à l'intérieur de chacune, le ton ne cesse de changer. Comme une magnifique fête de mariage peut finir dans le sang, tout peut arriver, le registre étant résolument picaresque. Cette couleur-là va bien avec le style de Penn, inégal par nature car préférant à une progression narrative classique une série d'éclats que rien ne semble jamais annoncer. Il est cependant nécessaire, pour mener à bien ce type d'entreprise, de disposer d'un scénario sans faille. Celui de Steve Tesich est formidable, dosant différemment chaque événement et chaque personnage sans qu'un déséquilibre ne se fasse sentir, sans qu'un manque ne soit évident.

    Il faut du temps pour saisir ce qu'est Georgia : c'est un conte philosophique sur une génération ayant traversée les années 60 comme une fusée, un film vivant.

  • The wrestler

    (Darren Aronofsky / Etats-Unis / 2008)

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    thewrestler.jpgPour raconter la fin de carrière d'une ancienne gloire du catch Randy "The Ram", Darren Aronofsky choisit de filmer l'icône Mickey Rourke à l'européenne (ou, plus précisément, à la belge ?) : plans-séquences en caméra portée, cadrages à hauteur de nuque, photographie granuleuse et environnement sans attrait (salles des fêtes, vestiaires, supermarchés...). Ce qui pourrait apparaître comme une coquetterie auteuriste est vite justifié par l'immersion dans ce monde si particulier du catch et par l'ébahissement devant un corps d'acteur incroyable.

    L'approche documentaire à l'oeuvre dans The wrestlerpermet de faire passer de multiples détails informatifs sans faire dans le didactisme. Le regard d'Aronofsky sur ces catcheurs est empathique, fraternel, à l'opposé d'une démarche qui traquerait la supercherie du spectacle. Si la "mise en scène" des shows est démontée, elle ne l'est jamais au détriment des protagonistes. Rendre ces derniers attachants, même lorsqu'ils écoutent du hard rock, était pour le cinéaste un sacré pari, finalement remporté haut la main.

    Etre allé chercher Mickey Rourke en était un autre, tout aussi payant. L'imposante présence de l'ex-boxeur est ici un formidable gage d'authenticité. Cette vérité corporelle qu'il dégage empêche que le parallèle pouvant être fait entre l'acteur et son personnage viennent parasiter le plaisir éprouvé à ce récit (mais pour qui a revu récemment Rusty James, le choc est tout de même rude lors de la découverte du Mickey Rourke d'aujourd'hui). Développer cette double dimension à partir d'un autre sujet, non sportif, n'aurait certainement pas eu cet impact. Ici, le physique bouscule tout.

    La première moitié du film tient du petit chef d'oeuvre. La seconde, une fois tombé le couperet de la crise cardiaque, passionne moins. La tentative de reconversion et le rachat auprès de la fille dirigent la fiction vers un terrain plus convenu, sur-dramatisant, malgré les précautions prises par le cinéaste, jouant en sobriété sur un fond de mélo. Quelques séquences traînent en longueur (celles au supermarché) et le redoublement du parcours de Randy par celui de son amie strip-teaseuse alourdit sensiblement le scénario. Le monde du catch s'éloignant, les surprises diminuent. Les corps s'effacent derrière les mots (Randy doit renouer le dialogue, intime et social) et c'est un peu moins fascinant. Mais le film reste émouvant jusqu'à la fin, proposant de beaux portraits de marginaux magnifiques.

    PS : Vous avez sans doute remarqué que je n'ai pas écrit la phrase que l'on peut lire partout : "Le nouveau Darren Aronofsky est pour moi une agréable surprise". C'est que je n'avais encore rien vu du bonhomme. Cependant, comme j'entends de plus en plus de gens dire "Je suis sans doute la seule personne au monde à ne pas avoir aiméRequiem for a dream", j'ai comme une envie soudaine de découvrir au moins celui-là.

  • Ponyo sur la falaise

    (Hayao Miyazaki / Japon / 2008)

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    ponyo.jpgPonyo sur la falaise (Gake no ue no Ponyo) est l'occasion pour moi de renouer avec plaisir avec l'oeuvre de Miyazaki, délaissé (involontairement) depuis l'extraordinaire Princesse Mononoke. Le miracle de ce cinéma-là est décidemment sa capacité à toucher avec la même intensité et dans le même mouvement les spectateurs de tous âges. Si les meilleures productions animées américaines peuvent y parvenir également, elles usent de moyens différenciés à l'intérieur même de leurs récits, en contentant le plus souvent le public adulte par la perfection technique ou l'emploi du second degré et des clins d'oeil cinématographiques. Les films du maître japonais sont en ce sens beaucoup plus homogènes, l'émotion et le rire des "petits et grands" éclatant en même temps.

    Vu de notre hauteur à nous, si Ponyo est aussi plaisant, il l'est d'abord par son apparente simplicité et le calme de son tempo. Certes, quelques temps forts se détachent mais ils ne sont pas placés stratégiquement dans le récit afin d'organiser un crescendo émotionnel efficace. A l'image de la longue discussion entre la déesse de la mer et le sorcier Fujimoto, chaque séquence prend le temps qu'il faut. La simplicité de l'argument et l'approche réaliste de la société japonaise contemporaine permet à Miyazaki un traitement tout en délicatesse des thèmes qui lui tiennent toujours à coeur. Le message écologique passe sans ostentation, par deux ou trois répliques non généralisantes. De même, la façon dont le cinéaste aborde le tsunami est éblouissante et particulièrement émouvante, nous renvoyant vers les forces de la nature et nous maintenant en équilibre sur une corde tendue entre l'angoisse et le jeu.

    Le dessin de Miyazaki mêle archaïsme et modernité, fonds crayonnés et aplats denses. Le merveilleux et le quotidien peuvent s'y cotoyer dans le plus grand naturel (formidables séquences de "traque" de Ponyo et Sosuke par Fujimoto). L'apparente acceptation de l'improbable par les adultes, leur refus de questionner plus avant les enfants aident également à entretenir ce climat. C'est que tout, dans Ponyo, tend à unifier idéalement deux mondes distincts. Dans les dernières scènes, nous ne savons plus si l'on se trouve dans l'eau ou à l'air pur, qui est humain et qui ne l'est pas. Et le plus beau dans tout cela est que rien n'est expliqué, laissant ainsi à chaque spectateur (avec son âge, sa sensibilité et sa culture propres) toute latitude dans l'interprétation. Libre à nous d'emprunter ou pas les pistes ouvertes sous des prétextes magiques. Parle-t-on de la vie et de la mort ? Aucun dialogue n'y renvoie explicitement mais des signes sont posés : l'engloutissement, le passage du tunnel, le "rajeunissement" des pensionnaires de la maison de retraite...

    Ponyo chante la réunion possible de l'homme et de la nature, des enfants et des parents, des poissons préhistoriques et des bateaux à moteur, des vieillards et des gamins. L'harmonie est le but ultime, atteint ici par le recours au merveilleux plutôt qu'à la sentence et au sentimentalisme.

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1954)

    Suite du flashback.

     

    cahiers32.JPGpositif10.JPG1954 : Aux Cahiers, Rossellini est plus que jamais en vedette. Buñuel également, par deux fois, à trois mois d'intervalle, avant de se voir "subtilisé" pour plusieurs années par la revue d'en face. Au rythme de ces numéros, frappe la succession de grands entretiens : avec les deux premiers nommés ou avec Jacques Becker et Jean Renoir (dont la revue fête les 60 ans). En janvier, François Truffaut lâche sa petite bombe sur le cinéma français. Cela n'empêchera pas Autant-Lara de se retrouver célébré à la fin de l'année, mais la ligne directrice des Cahiers est en train de changer sous les coups de boutoirs du groupe des plus jeunes critiques de la revue emmené par Rohmer, équipe qui impose par ailleurs un numéro spécial Hitchcock.

    Pour Positif, 1954 est également une année charnière avec le déménagement de Lyon à Paris et le renforcement de la tendance surréaliste avec les arrivées d'Ado Kyrou, de Robert Benayoun et de Louis Seguin. Les grandes polémiques ne vont pas tarder à éclater. Le cinéma mexicain est largement étudié en même temps que l'œuvre de Buñuel. Bernard Chardère s'entretient avec Jean Grémillon (pour L'amour d'une femme). Positif commence à mettre des photos en couverture mais a du mal à tenir le rythme avec seulement trois numéros, dont deux consacrés au cinéma américain (on y parle entre autres de Paul Strand, de Fred Zinnemann, de Jules Dassin, de Vincente Minnelli, de John Ford, de science-fiction et de dessin animé).

    Janvier : Le petit fugitif (Ray Ashley, Morris Engel et Ruth Orkin, Cahiers du Cinéma n°31) /vs/---

    Février : Touchez pas au grisbi (Jacques Becker, C32) /vs/---

    Mars : Pain, amour et fantaisie (Luigi Comencini, C33) /vs/---

    Avril : Audrey Hepburn (C34) /vs/---

    Mai : Monsieur Ripois (René Clément, C35) /vs/ L'âge d'or (Luis Bunuel, Positif n°10)

    Juin : El (Luis Bunuel, C36) /vs/---

    Juillet : Jeanne au bûcher (Roberto Rossellini, C37) /vs/---

    Septembre : Robinson Crusoé (Luis Bunuel, C38) /vs/ Bas les masques (Richard brooks, P11)

    Octobre : Le crime était presque parfait (Alfred Hitchcok, numéro spécial C39) /vs/---

    Novembre : Le rouge et le noir (Claude Autant-Lara, C40) /vs/ Tous en scène (Vincente Minnelli, P12)

    Décembre : Roméo et Juliette (Renato Castellani, C41) + "L'amour au cinéma" (C42) /vs/---

     

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    Quitte à choisir : Série de films plus ou moins passionnants pour les Cahiers (plus : Becker, Bunuel, Hitchcock ; moins : Clément, Rossellini, Autant-Lara). C'est la régularité de parution qui fait la différence sur ce coup, face à L'âge d'or et Tous en scène. Allez, pour 1954 : Avantage Cahiers.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Joris Ivens (coffret dvd 2 : 1946-1988)

    L'Indonésie appelle (Indonesia calling) (Joris Ivens / Australie / 1946) □□

    La Seine a rencontré Paris (Joris Ivens / France / 1957) ■■

    ... A Valparaiso (Joris Ivens / Chili - France / 1963) ■■

    Rotterdam - Europort (Rotterdam - Europoort) (Joris Ivens / Pays-Bas - France / 1966) ■■□□

    Pour le mistral (Joris Ivens / France / 1966) □□

    Le 17ème parallèle (Joris Ivens / France / 1968) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : Une histoire de ballon (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Comment Yukong déplaça les montagnes : La pharmacie n°3 (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1976) ■■

    Une histoire de vent (Joris Ivens et Marceline Loridan / France / 1988) ■■

    Le deuxième volume du coffret Joris Ivens couvre 40 ans de travail au service du documentaire et nous fait voyager aux quatre coins du monde, jamais en touriste mais toujours en témoin (pour le 1er coffret, voir ici).

    Du tract au poème

    Ivens2 02.jpgNous retrouvons Ivens à la sortie de la guerre aux Antipodes. L'Indonésie appelle est un court film-tract relatant la lutte des dockers indonésiens travaillant dans les ports australiens et organisant le blocage des navires hollandais. L'Indonésie avait profité de la fin du conflit mondial pour proclamer son indépendance. Pour les natifs de l'archipel, il était donc primordial de contrer toute tentative de reprise en main militaire pas les anciens colonisateurs. Ivens nous montre le rassemblement des forces ouvrières, l'organisation du blocus et l'aide internationale apportée par les syndicats. Les informations sont classiquement amenées par un commentaire, qui laisse cependant la place à des discours enregistrés sur place ou à la post-synchronisation pour certaines séquences. Ce nouvel usage de la parole apporte un surcroît de réalisme, bien que celui-ci soit d'un autre côté entamé par d'évidentes reconstitutions. L'efficacité du film est quelque peu lénifiante et son esthétique ne l'élève guère au-dessus du simple reportage.

    Avec La Seine a rencontré Paris, le militantisme est mis en veilleuse pour se tourner vers la pure poésie du réel. Cette ode fluviale est un régal pour les yeux puisque bénéficiant d'une magnifique photographie et d'un sens très sûr du cadrage, jusque dans les captations à l'improviste de ces trains et autres voitures croisant sur les ponts la ligne tracée par le bâteau-caméra. Quoi de plus fluide qu'un travelling glissant sur l'eau, qu'il soit avant ou latéral, captant la vie des berges ? Exerçant son oeil de peintre et d'architecte, Ivens double le plaisir de la composition plastique par celui du mouvement. Mouvements d'appareils et mouvements des corps. Car tout autant que le fleuve, c'est l'activité humaine qui se développe autour qui intéresse le documentariste. Les instants volés aux passants ou aux travailleurs peuvent passer parfois pour du pittoresque, mais il faut voir comment la vie s'y glisse, grâce à ces brefs regards-caméra, ces discussions que l'on devine animées, ce labeur lesté tant de noblesse que de pénibilité. La narration se cale sur une journée, d'une aube à l'autre, comme le poème de Prévert, lu par Serge Reggiani, englobe toute une vie. Ivens s'accorde avec le poète pour célébrer les enfants, les travailleurs, les vieillards, les pêcheurs, les clochards et surtout les amoureux. Charmant, drôle et inventif, La Seine a rencontré Paris a reçu le Grand Prix du court-métrage à Cannes en 1958.

    Ivens2 09.jpgPlus admirable encore, ...A Valparaiso est la pépite de ce deuxième coffret. Valparaiso, ville du Chili, coincée entre la mer et les collines : Ivens a une nouvelle fois le génie du lieu et tire toutes les possibilités de cette cité verticale où tout s'organise en va-et-vient entre haut et bas, via les multiples escaliers et ascenseurs téléphériques. Ce portrait d'une ville et de ses habitants, il le trace au rythme d'un montage d'une grande modernité (jouant du coq à l'âne, libérant quelques notations humoristiques...) et l'encadre comme à son habitude par un commentaire. Mais le ton a évolué. Nous sommes en 1963 et les cinémas de Resnais et de Marker sont bien passés par là, se dit-on, jusqu'à ce que le générique de fin nous confirme la participation de ce dernier. Le texte est en effet signé par l'auteur de La jetée, qui apporte son regard en apparence plus détaché mais pas moins intense ni pertinent et qui permet à Ivens de mêler idéalement au sein d'une même oeuvre la démarche militante et l'ambition poétique. Le discours se fait ainsi moins directif et, sans perdre ses qualités d'organisation, la mise en scène est elle aussi plus libre, le tout rendant possible le maintien d'une force de conviction sans les oeillères de la propagande. Ce très grand documentaire se charge de plus, dans sa dernière partie, d'une certaine émotion lorsque l'on voit le cinéaste passer sous nos yeux, pour la première fois et à l'intérieur même de son film, à la couleur, au moment d'aborder l'histoire de ce peuple chilien, par le biais de l'art.

    La collaboration avec Chris Marker s'est poursuie avec Rotterdam-Europort, essai-filmé sur la grande cité industrielle hollandaise. Le rythme du documentaire se calque sur celui de la ville : constamment en mouvement, bruyante, envahie par les fumées des cheminées d'usine. Les changements de plans sont brusques et rapides, le texte (dit par Yves Montand) relativement obscur. L'aspect décousu est également accentué par l'intrusion de la fiction (l'apparition du Hollandais volant, personnage mythique), contaminant le regard porté sur la réalité et complexifiant encore une oeuvre assez ardue.

    Avec Pour le mistral, Ivens continue dans cette voie de l'essai. Survolant la Provence, il tente de filmer le vent, sa trace et ses effets. Le commentaire, poétique, climatique et géographique est l'un des moins heureux de l'oeuvre d'Ivens, par sa tendance à alourdir les images. Les paysages défilent et l'ennui pointe son nez. C'est la présence humaine qui réhausse l'intérêt : quelques paysans au travail et des passants luttant chacun à leur manière contre les bourrasques balayant les rues lors d'une délicieuse séquence. Au deux tiers de ces trente minutes un peu longues, le cinéaste nous refait le passage à la couleur. Dans ...A Valparaiso, le basculement esthétique était lié à l'arrivée du thème du sang alors qu'il manque ici une justification.

    Du témoignage au testament

    Ivens2 17.jpgCes diverses expériences cinématographiques n'empèchent pas Joris Ivens de continuer à combattre par caméra interposée. Réalisé en 1968, Le 17ème parallèle est un document essentiel sur la guerre du Vietnam par l'immersion à laquelle s'est adonné le cinéaste, pendant deux mois, au sein de la population de Vinh Linh, petite ville du Nord située tout près de la ligne de démarcation et donc des bases américaines. Les bombardements incessants détruisent les habitations, les rizières et les routes, qui sont aussitôt remises en état. Un impressionnant réseau souterrain est construit, le plus souvent par les femmes. Minh, la responsable locale de la sécurité est d'ailleurs la figure principale du film. Ivens décrit patiemment tous les faits et gestes de cette population de paysans et de défenseurs (râteau à la main et fusil en bandoulière), des plus anodins aux plus engagés. De la durée et de la répétition naît la vision précise d'un peuple en résistance : Le 17ème parallèle montre ainsi parfaitement ce sur quoi la puissance américaine se casse les dents. Sans musique, la bande-son est saturée du bruit des avions yankees, le danger venant du ciel. On trouve dans le film peu d'images spectaculaires, noyées qu'elles sont dans celles consacrées à l'attente ou au travail quotidien d'une vie en temps de guerre et le commentaire est parcimonieux, s'équilibrant avec le son enregistré sur place. Ivens tient l'émotion à distance avant un finale (capture d'un soldat US, mots d'enfants) relayant la promesse calme mais ferme qui émane d'un peuple debout.

    Après plusieurs documentaires vietnamiens, Joris Ivens et sa compagne Marceline Loridan se lancent au début des années 70 dans un projet ambitieux, celui de Comment Yukong déplaça les montagnes, soit 12 films de durées variables (de 15 minutes à 2 heures) consacrés à la société chinoise contemporaine. Deux épisodes sont proposés dans ce coffret. Sur un plan technique, on note tout d'abord la révolution qu'apporte l'usage du son direct. Bien sûr, cadrage et montage résultent toujours d'un choix mais la synchronisation de l'image et du son sur toute la durée semble permettre d'atteindre un niveau supérieur du réel. Suivant l'évolution logique, le commentaire n'est plus surplombant mais se fait personnel (employant le "nous" du couple de réalisateurs) et accompagne le spectateur plus qu'il ne le guide. Ce dernier se sent donc plus libre, impression redoublée par le calme du montage et cela malgré le cadre idéologique. Car l'idéologie est ici comme mise à nu. Devant ce peuple chinois sortant de la Révolution Culturelle, plus que la reprise régulière et naturelle de slogans politiques, le plus surprenant pour nous est cette tendance irrépressible à l'auto-critique en public. Que la caméra soit braquée sur une salle de classe, une pharmacie ou vers la rue, il y a dans Yukong une dimension d'exemplarité qui se développe sous le regard bienveillant d'Ivens et Loridan. Les contradictions ne sont pas extirpées par les auteurs, elles sortent d'elles-mêmes de la bouche des hommes et femmes cotoyés. Le nez sur le quotidien, il n'y a certes pas de "recul" politique ici. Mais cette écoute attentive permet de saisir sur la durée l'âme d'un peuple et de comprendre bien des rouages d'une société mal connue.

    Ivens2 28.jpgA la fin des années 80, très diminué, Joris Ivens arrive au bout du voyage. Marceline Loridan le fait passer de l'autre côté de la caméra : un vieil homme de 90 ans repart en Chine afin de filmer (à nouveau) le vent. Entre imagerie de contes et extraits d'anciens films, entre captations documentaires et petites fictions, entre symphonie de paysages et décors de carton-pâte, Une histoire de vent est un patchwork avançant par associations d'idées. Si le fil conducteur est bien celui du vent (donnant d'ailleurs prétexte à de superbes vues, magnifiées par la belle musique de Michel Portal), le périple est autant géographique qu'autobiographique et offre à Ivens l'occasion de réfléchir sur son propre cinéma. A cet égard, la plus belle scène du film nous le montre, tenant une perche et un micro, en train d'enregistrer le vent et de capter, en même temps, des bribes de conversations dans toutes les langues possibles, métaphore parfaite de son travail et du but qu'il a poursuivi pendant cinquante ans. Plus étonnant encore, cet essai kaléidoscopique, inégal mais émouvant, est réalisé avec humour, en particulier lorsqu'il s'agit de revenir sur la méthode Ivens et ses petits arrangements possibles avec la réalité. Il faut certes connaître suffisamment son oeuvre pour goûter pleinement la saveur de ce dernier fruit, faute de quoi quelques séquences paraîtront particulièrement incongrues (telle cette reconstitution kitch et théatrâle des grandes heures de la Révolution Culturelle). Toutefois, lorsque l'on a suivi le parcours de l'homme, on ne peut que se réjouir de cette malice de vieux sage qui, sans renier ses engagements passés, montrant avec humour l'envers des choses, semble nous dire que la transparence n'est jamais totale mais aussi que sous la propagande peut cheminer la vérité.

    Une histoire de vent est donc une oeuvre singulière et un testament idéal car tendu vers la vie. Ses facettes en sont multiples, à l'image de l'oeuvre entière de Joris Ivens, trop souvent réduite au reportage. Une carrière exemplaire, voilà ce qui se dégage du panorama. Non dans le sens d'une qualité supérieure de chaque opus, mais bien dans celui de l'accompagnement de l'histoire du documentaire sur plus d'un demi-siècle, épousant son évolution formelle, la devançant parfois.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • A l'intérieur

    (Julien Maury et Alexandre Bustillo / France / 2007)

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    alinterieur.jpgUn ami bien intentionné (?), amateur d'horreur, m'a prêté cet A l'intérieur qui l'avait fortement marqué à sa sortie en salles. Grâce à lui, j'ai donc pu voir un prodigieux navet.

    Le film de Maury et Bustillo a beau s'intégrer à un corpus d'oeuvres récentes visant à imposer un vrai cinéma de genre à la française, reprendre de manière "décomplexée" tous les codes du slasher et affronter sans détour le gore, il lui manque, à tous les niveaux, ce sans quoi rien ne peut tenir lorsque l'on a la volonté d'éviter le second degré : la rigueur.

    La mise en scène repose uniquement sur une série d'idées visuelles, le problème étant qu'elles sont toutes mauvaises (une seule exception : la présence, à peine perceptible, de Béatrice Dalle dans la profondeur, lorsqu'Alysson Paradis téléphone sur son canapé). La plus débile est assurément l'insertion, lors des séquences de lutte ou de chocs, de plans intra-utérins du foetus porté par l'héroïne et subissant lui aussi les agressions. Pas plus heureux : les décrochages expérimentaux lynchiens consacrés à Béatrice Dalle en crise. Le décor a, lui, une caractéristique singulière : il est brumeux, ce qui est assez étrange pour l'intérieur d'un pavillon de banlieue.

    On me dira peut-être que la loi du genre est respectée mais pourquoi doit-on se taper des apparitions-disparitions de la tueuse aussi invraisemblables, des pièces aussi bien isolées mais aux portes aussi peu résistantes, des comparses victimes aussi dépassés et des policiers aussi incompétents ? Faire entrer dans la maison d'où éclatent des coups de feu un troisième flic inquiet du sort de ses deux collègues et entraînant de force un pauvre jeune de la cité d'à côté, arrêté juste avant pour des broutilles : ce choix a-t-il une autre logique que celle du chantage à l'originalité (lancer dans la mêlée sanglante deux hommes enchaînés l'un à l'autre) ? Le récit est situé en pleine crise des banlieues. Sous-texte politique ? Non, juste une manière de justifier que la police soit débordée. L'héroïne est photographe ? Il faut donc qu'elle découvre à la loupe la présence de la tueuse dans ses propres clichés et qu'elle utilise le flash de son appareil photo pour y voir quand le courant est coupé (brillante trouvaille partagée par à peine une centaine d'autres cinéastes).

    A coups de mouvements de caméra anxiogènes (et totalement gratuits), la première demi-heure met efficacement sous tension. La suite, l'entrée dans le vif du sujet, est paradoxalement plus reposante, si tant est que l'on ne soit pas allergique aux plans gores. En effet, nous sommes au cirque. Rien n'a vraiment d'importance. La moindre ébauche de situation un peu troublante ou dérangeante cède aussitôt la place à un effet violent. Aucune dimension nouvelle par rapport à la maternité ou la folie, la résolution de l'intrigue se révélant très basique et "l'épaisseur" du propos ne devant se lire que dans les deux derniers plans, compositions morbides à la Cronenberg.

    Si j'ai levé, en quelques occasions, les yeux au ciel, ce n'était pas pour détourner le regard, mais bien par dépit. Je ne suis en effet pas près d'oublier le piteux coup de la mère tuée par erreur, l'impayable plan sur le visage vengeur de l'héroïne se redressant dans sa cuisine, vraiment très remontée après trente minutes de tortures et de meurtres, et enfin la ridicule résurrection (très passagère) du flic joué par Duvauchelle. Chapeau les artistes !