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Nightswimming - Page 103

  • Mets donc un disque, qu'on se repose

    Nightswimming is on Pause...

    ...pour une dizaine de jours.

    Puisque, cette année, je vous entraîne mensuellement vers les lointains rivages temporels de 1984, je vous propose, pour meubler agréablement la parenthèse, de jeter une oreille sur cette playlist concoctée par mes soins et estampillée nineteen eighty-four :

     


    Découvrez Cocteau Twins!

     

    Et comme en septembre prochain, pour évoquer la rentrée 84, il faudra forcément parler du film ayant mêlé le mieux, en ce temps-là, images et musique, pourquoi ne pas s'y replonger un peu :

  • Les corps sauvages

    (Tony Richardson / Grande-Bretagne / 1958)

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    Lookback 09.jpgA la fin des années 50, au moment même où, en France, la Nouvelle Vague commence à redistribuer les cartes, le Free Cinema britannique explose de l'autre côté du Channel. Moins formaliste et revendiquant moins fortement la pratique de la terre brûlée esthétique, le mouvement qui vit s'épanouir les oeuvres de Tony Richardson, Lindsay Anderson et Karel Reisz, est en revanche bien plus clairement combatif sur le plan social et politique, tournant essentiellement son regard vers les classes moyennes et ouvrières.

    L'étiquette Free Cinema s'est fondue avec celle des "Jeunes gens en colère" ("Angry young men"), courant littéraire contemporain ayant donné matière à plusieurs scenarii portés à l'écran par les membres du groupe. Look back in anger, exploité chez nous sous le titre Les corps sauvages, est le film initiateur du mouvement. La pièce de théâtre du même nom avait fait sensation quelques mois auparavant et imposé l'auteur John Osborne et le metteur en scène Tony Richardson. Le passage à l'écran se réalisa grâce à ces deux mêmes personnalités, toutes deux agées de moins de trente ans et ayant créée la Woodfall Film Productions (qui produira, à la suite de ce premier long-métrage, et entre autres, Samedi soir, dimanche matin de Karel Reisz, La solitude du coureur de fond de Richardson ou, plus tard, Kes de Ken Loach).

    Ne démentant pas son titre, Look back in anger est l'une des oeuvres les plus révoltées qui soient, centrée qu'elle est sur un véritable bloc de colère : le personnage de Jimmy Porter, interprété par un Richard Burton beau comme un dieu et fiévreux comme un damné. Sa colère permanente est d'autant plus violente qu'elle éclate en vase clos, au sein de la structure nucléaire du couple. Elle apparaît donc tout d'abord presque comme un jeu pervers entre mari et femme, aux effets démultipliés par la présence d'un tiers spectateur, Cliff, l'ami de Jimmy, vivant dans le même appartement. Les railleries, les éclats de voix, les invectives fusent le long de dialogues très littéraires, bardés de références. Les inclinaisons artistiques des protagonistes le justifient : les deux hommes, d'origine ouvrière, vendent des friandises sur les marchés tout en lisant, en écrivant ou en jouant du jazz ; seule Alison, la femme de Jimmy, vient d'une classe supérieure, celle de la vieille Angleterre. La trivialité la plus crue peut toutefois surgir dans les mots ou les gestes, rendant plus explosive encore la situation. Richardson alterne d'ailleurs temps forts dramatiques et moments creux du quotidien (prendre les repas, faire la vaisselle), s'affranchissant ainsi de la convention rythmique théâtrale du découpage en actes. La recherche d'un équilibre purement cinématographique se prolonge avec l'insertion de nombreuses séquences extérieures, captées notamment sur un marché, et qui apportent bien plus qu'une simple aération.

    L'autopsie d'un couple est une problématique dans l'air du temps (à l'époque, Antonioni met en place sa thématique et son esthétique) que Richardson aborde avec un regard intense et très sûr, allant cadrer en fin de séquences de magnifiques gros plans de Burton, de Mary Ure ou de Claire Bloom. Cette problématique, il la croise avec le social, par un glissement progressif, un élargissement de la portée de la colère de son protagoniste. La révolte de Jimmy rayonne par cercles concentriques, atteignant au fur et à mesure plusieurs cibles qui dépassent de loin le cadre du foyer. En éclatant à l'encontre de l'armée, de l'église, de l'empire colonial, des petits fonctionnaires d'un état sclérosé ou de la famille, cette révolte perpétuelle nous rend Jimmy extrêmement touchant, lui qui s'épuise à exploser ainsi, qui le sait et qui ne peux faire que ça, même avec le sentiment d'être "toujours du mauvais côté". Cette rage, il ne l'exprimera jamais mieux qu'avec sa réponse à la question que lui pose sa vieille amie Mrs. Tanner : "- What do you really want, Jimmy ? - Everything... and nothing..."

    Il est difficile d'aller plus avant dans l'étude de cette colère sans dévoiler les deux coups de théâtre émaillant les dernières minutes de Look back in anger. Soulignons toutefois qu'ils procèdent d'une logique certaine du point de vue de l'intégrité et de la sincérité des personnages. Le dénouement prend l'allure d'une résignation alors qu'il est, profondément, signe de victoire.

    Démarrant dans une explosion de jazz et défilant constamment sous tension, Look back in anger est un film peu aimable et pourtant très attachant, dont le Naked de Mike Leigh renverra trente-cinq ans plus tard bien des échos. Puisant dans le théâtre la grande complexité des caractères et s'appuyant sur de magnifiques comédiens (Richard Burton dans l'un de ses meilleurs rôles, Mary Ure à la blondeur aveuglante et la brune Claire Bloom qui n'a qu'à lever les yeux pour embraser l'écran), le film de Tony Richardson a toute la force des coups d'essai-coups de poings.

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Cloverfield

    (Matt Reeves / Etats-Unis / 2008)

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    cloverfield.jpgUne simple idée peut-elle suffire à faire tenir un film droit ? Parfois oui, comme c'est le cas avec Cloverfield. A Manhattan, Hud se retrouve avec une caméra numérique dans les mains, chargé de couvrir la fête donnée en l'honneur de son pote Rob. En pleine nuit, coupures de courant et explosions sément la pagaille aux alentours. Des monstres attaquent New York et Hud va filmer l'incroyable. Sur l'écran, nous ne verrons rien d'autre que le déroulement intégral de cet enregistrement.

    L'idée n'est pas totalement neuve. Le concept se rapproche de celui de la caméra subjective exclusive de La dame du lac, du Dossier 51, de La femme défendue et de bien d'autres. Plus évident encore est le parallèle avec le Projet Blair Witch, qui fit son petit effet il y a dix ans de cela. Cloverfield, à mon sens, dépasse toutefois aisément ce modèle (déjà assez intéressant) en de nombreux endroits.

    Les moyens dont a disposé Matt Reeves lui ont permis de faire entrer dans ce cadre restrictif toutes les richesses visuelles du film catastrophe. La tentation a dû pourtant être grande d'infléchir de temps à autre le parti-pris de départ en élargissant le champ afin de contenter le spectateur, plutôt que d'escamoter ainsi continuellement certaines visions et d'expulser sans ménagement certains protagonistes du récit. En collant à l'illusion du document amateur, Cloverfield propose un jeu assez réjouissant de cadrages-décadrages, titillant sans cesse la frustration du spectateur dans son désir de voir entièrement ce qu'un seul point de vue ne peut appréhender. Il en va de même du montage ou plutôt de son "absence" car en se limitant à un simple bout-à-bout d'images, le film, d'une part, laisse intacts des plans ou des séquences sans enjeu (nous ne parlons pas ici seulement de la longue introduction que constitue le début de la soirée, terriblement banale mais parfaitement indispensable à la cohérence du projet) et d'autre part, ne comble jamais les béances qui se créent ici ou là avec ces propos ou ces événements qui restent cachés dans les plis, la caméra étant sur "off". Ce qui n'est pas enregistré n'existe pas. Cadrages et montage nous stimulent ainsi constamment. Le travail sur la lumière est lui aussi tout à fait appréciable, alors que l'on pourrait s'attendre à une certaine uniformité. Chaque séquence semble baigner dans une ambiance différente. Pour aller du début de la nuit au petit jour, nous passons des lumières vives et festives de la fête à un aparté sous un ciel étoilé, d'un nuage de poussière destructeur au noir horrifique d'un tunnel de métro, des rayons irréels et aveuglants des torches militaires au jour retrouvé d'un coin de Central Park (pour la plus belle séquence du film où un espace de verdure et un coin de ciel bleu tisse un fil d'espoir ténu, ce paysage étant d'autant plus précieux et émouvant qu'il est tronqué par le cadre immuable de la petite caméra).

    Pour se laisser prendre au jeu de Cloverfield, il convient d'accepter deux conventions mettant a priori à mal la vraisemblance. La première est que le filmeur empoigne sa caméra aussi souvent et en toutes circonstances, y compris les plus dramatiques. La chose n'apparaît pas aberrante si longtemps que cela : que l'on songe à la frénésie avec laquelle le moindre événement dans le monde se trouve aujourd'hui aussitôt enregistré par ses témoins directs. La seconde est que les héros se trouvent toujours là où il se passera quelque chose. L'acceptation de cette règle équivaut à celle du genre tout entier. De plus, elle se réalise d'autant mieux que cette accumulation de péripéties est entrecoupée par les ellipses radicales signalées plus haut. Tout est donc affaire d'équilibre et Matt Reeves y parvient parfaitement par l'établissement d'un rythme impeccable ménageant habilement deux pauses bienvenues (l'une dans une station de métro, l'autre  dans une arrière-boutique) entre les différentes montées dramatiques.

    Certains ont pointé l'insuffisance psychologique des personnages. On peut à nouveau en appeler au respect du genre cinématographique (auquel on doit quelques figures imposées, bien intégrées toutefois, dans l'ensemble : la destruction sidérante d'un édifice symbolique ou la révélation de visions surréalistes en plein chaos), mais pas seulement. La neutralité, voire la banalité qui se dégage des caractères permet une projection plus rapide du spectateur, auquel on propose avant toute chose d'éprouver des sensations, et elle amène un certain réalisme, chacun d'entre nous sachant pertinemment qu'il n'est jamais vraiment lui-même et à son avantage lorsqu'il se retrouve avec une caméra collée sous son nez.

    Bien évidemment, Cloverfield s'inscrit fortement dans son époque non seulement par la technologie qui s'y déploie mais aussi et surtout en proposant une nouvelle chronique du temps des périls ravageant l'Amérique sur son propre sol. Vécus à travers une expérience singulière et limitée et surtout captés de manière "amateur", ce type de regard s'étant chargé, depuis le 11 septembre 2001, au moins, d'un caractère de vérité absolue, les premiers instants de l'attaque nous offrent sans doute l'évocation la plus satisfaisante à ce jour du traumatisme américain car débarassée du pathos et de la problématique de la reconstitution et renonçant ainsi à expliquer l'inexplicable.

    Que l'on ne se trompe pas cependant : la grande force de Cloverfield vient du fait qu'il s'agit avant tout d'un spectacle (vu, certes, sous un angle très particulier) et que ce spectacle n'ouvre que progressivement des pistes de réflexion très diverses. L'an dernier, le film a été régulièrement étudié en parallèle avec deux autres oeuvres au thème et à l'esthétique proches, REC de Jaume Balaguero et Paco Plaza et Diary of the dead de George A. Romero. Je ne connais pas encore le premier mais le second me semblait échouer gravement par son harassante volonté de bâtir son récit sur un message pré-mâché, celui de la prolifération étourdissante et dévitalisante des images. Sur un canevas comparable, Cloverfield ne cède jamais au dirigisme moral et tient remarquablement son pari, celui de faire partager, sans transiger, une expérience à la fois spectaculaire et parcellaire.

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1967)

    Suite du flashback.

     

    cahiers187.jpgpositif82.JPG1967 : L'évènement c'est, quinze ans après sa naissance, la parution réellement mensuelle de Positif, acquise pour de bon en février. Pour la revue, l'année s'ouvre sous les auspices de Richard Brooks mais l'évantail géographique se fait de plus en plus large : on trouve au fil des numéros des entretiens avec Miklos Jancso ou Ruy Guerra et les couvertures consacrent Nico Papatakis, Jan Nemec et Dusan Makavejev (avec la une la plus déshabillée de l'histoire de la revue jusque-là). Frédéric Vitoux et Patrick Rambaud écrivent quelques textes. Von Sternberg, Welles et Ford se croisent dans l'impressionnant sommaire du numéro de mars. On bataille ardemment pour Belle de jour alors que Blow-up divise la rédaction...
    ...comme Mouchette tiraille celle des Cahiers. Dans les pages de ces derniers commencent à apparaître les noms de Sylvie Pierre, Pascal Kané et Noël Burch. Sirk, Demy, Buñuel, Skolimowski font l'objet de dossiers. Truffaut et Godard font toujours partie de la famille (un entretien chacun) alors que, chose difficile à concevoir quelques années plus tôt, Narboni et Delahaye vont rencontrer Claude-Autant Lara. La liste des couvertures ne le laisse pas paraître mais le "cinéma du tiers-monde" est toujours soutenu, à travers notamment Glauber Rocha. Enfin, Renoir revient sur le devant de la scène avec la reprise de La Marseillaise. Les Cahiers, comme Positif un peu plus tard, s'entretiennent avec le cinéaste à cette occasion.


    Janvier : La Comtesse de Hong-Kong (Charles Chaplin, Cahiers du Cinéma n°186) /vs/---

    Février : Les demoiselles de Rochefort (Jacques Demy, C187) /vs/ Les professionnels (Richard Brooks, Positif n°81)

    Mars : Persona (Ingmar Bergman, C188) /vs/ Cul-de-sac (Roman Polanski, P82)

    Avril : Belle de Jour (Luis Buñuel, C189) /vs/ Rosalie (Walerian Borowczyk, P83)

    Mai : La Chinoise (Jean-Luc Godard, C190, ) /vs/ Blow-up (Michelangelo Antonioni, P84)

    Juin : El Dorado (Howard Hawks, C191) /vs/ Une affaire de coeur (Dusan Makavejev, P85)

    Juillet : La grande combine (Billy Wilder, C192) /vs/ Belle de Jour (Luis Buñuel, P86)

    Septembre : Jerry la grande gueule (Jerry Lewis, C193) /vs/ Toto (P87)

    Octobre : Voyage à deux (Stanley Donen, C194) /vs/ Les martyrs de l'amour (Jan Nemec, P88)

    Novembre : L'horizon (Jacques Rouffio, C195) /vs/ Bonnie and Clyde (Arthur Penn, P89)

    Décembre : Bonnie and Clyde (Arthur Penn, C196) /vs/ Les pâtres du désordre (Nico Papatakis, P90)

     

    cahiers196.jpgpositif85.JPGQuitte à choisir : L'équilibre numérique étant enfin atteint, c'est l'ouverture au monde qui pénalise cette fois-ci Positif. En effet, qui a vu à la fois le court-métrage de Borowczyk, Rosalie, Une affaire de coeur, Les martyrs de l'amour et Les pâtres du désordre ? Pas votre serviteur en tout cas. En revanche, du côté des Cahiers, l'ensemble des titres est bien connu. Donc, comme l'on retrouve Buñuel et Penn des deux côtés, il reste à jouer Polanski et Antonioni contre Demy, Bergman, Godard et Hawks. Allez, pour 1967 : Avantage Cahiers.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Le grand couteau

    (Robert Aldrich / Etats-Unis / 1955)

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    Big knife 10.jpgCinéaste de l'excès et du grotesque, Robert Aldrich, quels que soient les sujets auxquels il s'attela au cours de sa longue carrière, n'avait pas pour habitude de faire dans la demie-mesure. En filmant en 1955 Le grand couteau (The big knife), basé sur l'adaptation que fit James Poe d'une pièce de Clifford Odets, il s'attaque au mirage hollywoodien, alors toujours entraîné dans les remous du Maccarthysme. Le regard qu'Aldrich porte sur le monde du cinéma est particulièrement acide. Les rapports entre les gens du spectacle semblent n'obéir qu'à des régles d'allégeance et de services rendus aux plus puissants en échange d'une protection financière. Cette micro-société a tout d'une structure à caractère mafieux. La mise en scène se charge de valider ce parallèle. Le premier face-à-face entre l'acteur réticent Charles Castle et son producteur Stanley Hoff se pare de tous les atours du polar et l'élément scénaristique déclencheur de la crise finale achève de déplacer le récit à la lisière du genre criminel.

    Le héros du Grand couteau, la star Charles Castle, est un acteur encore très populaire mais fatigué de ne se voir confier que des rôles sans consistance dans des productions purement commerciales, lui qui rêvait quelques années plus tôt d'ébranler le système en accompagnant de nouveaux artistes tels Huston, Wilder, Kazan, Mankiewicz (cités nommément). L'homme droit et idéaliste, au grand désespoir de sa femme, est devenu un professionnel docile, prêt à prolonger un contrat d'exclusivité avec son monstrueux producteur qui finirait de l'enterrer artistiquement. A force de compromissions, Charles Castle a franchi un à un les différents cercles de l'enfer et le récit consistera à laisser venir tous les démons à sa porte. Il doit ainsi se confronter successivement à la mégère journaliste, à son producteur, à l'homme d'affaire sans scrupules de ce dernier, à la femme aguicheuse de son agent, à la starlette risquant la réputation du studio. Tous le tentent une dernière fois, éprouvant le peu de moralité qui lui reste. Castle, portant bien son nom, est absolument cerné de toutes parts dans sa villa, ces diables ayant la faculté de débouler à n'importe quel moment et de n'importe où (de l'entrée principale, où personne ne s'annonce jamais, de l'escalier tombant de l'étage, de la baie vitrée donnant sur le jardin).

    Jack Palance campe ce personnage piégé tel un félin blessé, capable de bondir brusquement vers ses agresseurs (la caméra d'Aldrich s'élevant alors, afin de faire apprécier l'explosivité de la réplique). Tendu, nerveux, il saisit le moindre objet à sa portée, à la recherche d'un apaisement impossible. Ses proches se chargent parfois de le contenir : son entraîneur personnel ne cesse de le toucher, comme l'on caresse un animal (moments extrêmement physiques, chargés d'ambiguïté mais aussi faisant resentir une certaine infantilisation). Constamment à fleur de peau, Palance n'a aucun mal à jouer, avec la même justesse et la même intensité, la sobriété et l'ivresse.

    Instables, les personnages du Grand couteau semblent toutefois taillés d'un seul bloc, représentant certaines catégories de caractères, et il s'agit moins d'observer leur évolution que leur effritement. La conduite du récit, qui garde effrontément sa structure (et son cadre) théâtrale, se fait en proposant une série de choix, parfois jusqu'au manichéisme. Cependant, un réel approfondissement naît de cette succession de nouveaux dilemmes qui donnent parfois l'impression d'oblitérer les précédents : signer un contrat ou pas, tromper sa femme ou pas, résister ou pas, accepter un arrangement ou pas, être honnête avec soi ou pas. Ce surplus dramatique, Aldrich l'accompagne à sa façon, très directe et très expressive visuellement. L'exacerbation des affects par la mise en scène fait penser plus d'une fois au cinéma d'Elia Kazan. Deux autres caractéristiques poussent également à la comparaison : l'origine théâtrale de l'argument et le jeu des acteurs. Celui de Rod Steiger semble mimer celui de Brando. Dans la peau du producteur Hoff, peroxydé, affublé d'une oreillette et de lunettes noires, il va et vient entre l'émotion brute et un au-delà du cabotinage, tout cela s'accordant finalement assez bien avec le style d'Aldrich (et pouvant toujours se justifier dans ce monde en perpétuelle représentation qu'est Hollywood).

    La violence s'accompagne donc d'une volonté satirique certaine, dont la musique prend une bonne part. La partition de Frank De Vol se fait commentaire musical plutôt qu'illustration. Le thème lié aux apparitions de Stanley Hoff est militaire et une conversation très tendue peut se trouver finalement désamorcée par une boutade accompagnée de quelques notes guillerettes. La brièveté de ces instants musicaux, soulignant quelques moments forts, laisse peu de doute sur le second degré visé. L'ultime envolée elle-même semble jouer un double-jeu, celui de l'émotion devant les larmes versées et celui du détachement face à ces personnages abandonnés dans leur souricière.

    On peut assurément préférer d'autres Aldrich à celui-ci, coincé qu'il est entre le ravageur En quatrième vitesse et le puissant Attaque ! (où l'on retrouvera cet hallucinant Jack Palance). Son rythme est plus lent, les dialogues y sont abondants. S'y affirme toutefois l'assurance et la vigueur d'un style peu enclin aux bonnes manières.

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Etranges étrangers

    (Marcel Trillat et Frédéric Variot / France / 1970)

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    Etrangers 03.jpgÉtranges étrangers est au centre de la nouvelle livraison de la collection "Histoire d'un film, mémoire d'une lutte", dirigée par Tangui Perron pour Scope Editions et Périphérie, centre de création cinématographique. Après un premier livre-dvd qui s'appuyait sur le film de Jean-Pierre Thorn, Le dos au mur, ce deuxième numéro confirme que nous tenons là l'une des initiatives éditoriales les plus passionnantes de ces dernières années, redonnant vie à des oeuvres cinématographiques militantes rares et les accompagnant d'une documentation extrèmement riche et instructive.

    Le documentaire de Marcel Trillat et Frédéric Variot fut conçu pour le magazine filmé Certifié exact de la Scopcolor, une coopérative ouvrière de production émanant du CREPAC (Centre de recherche pour l'éducation permanente), association de syndicalistes et d'économistes soucieux de proposer une alternative à l'information gouvernementale relayée par une ORTF fermement reprise en main à la suite des évènements de Mai 68. La diffusion du magazine (une vingtaine de numéros, de 1969 jusqu'à la liquidation de la coopérative en 1980) était assurée, selon un système d'abonnement, par des MJC, des foyers, des comités d'entreprises, des syndicats...

    Étranges étrangers est tourné en janvier 1970, au moment où l'état français décide enfin de se pencher sur le problème des bidonvilles de la région parisienne et où naît, dans la presse et l'opinion publique, le premier véritable débat autour de l'immigration, tout cela à la suite de l'émotion que suscita un drame à Aubervilliers : la mort, le soir de la Saint-Sylvestre, de quatre travailleurs africains, asphyxiés dans leur taudis. Le film prend la forme d'une enquête sur les conditions de vie des immigrés, construite classiquement. La caméra nous plonge tout d'abord dans la nuit de la gare d'Austerlitz où arrivent des Portugais, accueillis par quelques compatriotes et surtout des policiers. Ensuite, nous serons menés de chantiers en foyers, de bidonvilles en taudis, pour finir aux côtés d'ouvriers maghrébins poussés à la grève.

    Sont donc mises en lumière (parfois au sens propre, lorsqu'il s'agit de descendre dans les caves), par les réalisateurs, les conditions de vie déplorables de ces travailleurs que l'on ne veut pas voir. Parallèlement, sont enregistrés les fantasmes xénophobes d'une partie de la population française (les violences racistes se multiplieront dans les années 70) et les tensions que provoquent l'omniprésence de la police et le cynisme des patrons.

    Le style du film est celui du cinéma direct. Les réalisateurs gardent au montage les présentations faites lorsqu'ils arrivent dans un foyer ou sur un chantier, ne gomment pas les difficultés d'approches de certains travailleurs, les refus et les échecs, passent outre les brèves défaillances sonores ou lumineuses (ce qui ne nous renvoie nullement vers l'amateurisme). Cette méthode de travail, le passage du temps aidant, nous vaut une belle piqûre de rappel, coincés que nous sommes dans notre époque moderne où la télévision (et parfois le cinéma) nous abreuve de reportages mensongers, faussement empathiques, mis en scène grossièrement sous le prétexte du "refus de l'ennui du documentaire". Notre télévision transpire la peur du réel.

    Dans Étranges étrangers, le réel est bien là, dans toute sa brutalité et sa complexité. Il affleure essentiellement grâce au déploiement d'une parole, celle des immigrés, qui peut prendre possession du large espace qui lui est laissé. Cette parole, que l'on ne comprend pas toujours très bien, se présente dans toute sa singularité. Nous sommes devant l'évidence de l'altérité et au-delà du jugement puisque le regard n'est pas dirigé pour encadrer ou pour classifier, seulement pour rendre compte d'une certaine réalité.

    La forme de l'enquête éloigne des tentations du film-tract. Si la parole des immigrés est mise en avant, s'entendent également celle des syndicalistes accompagnant les luttes de ces travailleurs invisibles, celle des maires communistes de Seine-Saint-Denis confrontés à la concentration forcée, sur leurs communes, de cette population et celle des passants compatissants ou au contraire, dédaignant ces indigènes bien heureux de s'entasser dans des caves insalubres. La séquence la plus forte rendant le point de vue de "l'autre bord" est sans aucun doute l'enregistrement d'un entretien avec Francis Bouygues. Bousculé par les questions faussement ingénues de Marcel Trillat, celui qui dit vivre "au milieu des étrangers" et donc les connaître parfaitement (88% de ses ouvriers étant des immigrés), ne met pas longtemps à lâcher de longues jérémiades sur l'instabilité de cette main d'oeuvre qui cause bien des soucis à son groupe.

    Tout en affirmant sa démarche militante, il s'agit de débusquer plutôt qu'asséner et cette façon de procéder - faire tomber les masques des adversaires ou pousser les opprimés à témoigner - permet au film de préserver aujourd'hui encore toute sa force. L'implication des auteurs est évidente et leur volonté de montrer des immigrés en lutte arrache ces derniers à leur éternelle image de victime. Étranges étrangers est un film éloquent et clair. Les qualités d'interviewer de Marcel Trillat, qui sait, à la manière de Marcel Ophuls, provoquer des blancs très parlants dans le discours de Mr Bouygues, et qui enregistre, comme Raymond Depardon, aussi bien la parole que son refus, achèvent de convaincre de l'importance de cette oeuvre de témoignage.

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Double programme

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    Quentin Tarantino et Roberto Rodriguez ayant, en 2007, remis au goût du jour la pratique du double feature dans les cinémas américains, proposons à notre tour une liste de doubles programmes possibles :

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    PS : Ceci étant la version "illustrée" d'un papier estival publié dans le modeste bulletin des adhérents de l'Association Cinéma Jean Eustache, j'ai dû me résigner à abandonner certaines propositions de ma liste initiale, le voisinage des affiches n'étant pas assez "parlant" ou l'image difficile à retrouver. Je n'ai qu'un seul gros regret : J'ai le droit de vivre / Dans la peau d'une blonde.

  • Whatever works

    (Woody Allen / Etats-Unis / 2009)

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    whateverworks.jpgWhatever works commence avec l'interpellation du spectateur par le personnage principal, Boris Yellnikoff. Cette apostrophe est déstabilisante tout d'abord par l'indécision du degré de distanciation qui la caractérise : débarquant au milieu d'une conversation entre amis, nous croyons bien déceler deux ou trois coups d'oeil de l'un des protagonistes vers la caméra avant que celui-ci s'adresse à nous directement, à la surprise de ses compagnons, qui continuent tout de même, tous comme les passants, à vivre leur vie de fiction.

    Sur un ton très acide, Boris Yellnikoff entame une longue plainte et nous exhorte à nous détourner de tous ceux qui nous empoisonnent la vie en nous dictant notre conduite, des nutritionnistes poussant à la consommation quotidienne de fruits et légumes aux producteurs de feelgood movies. Par la voix de son nouveau double, Larry David, Woody Allen condamne ce qu'il va pourtant nous imposer sans sourciller pendant 90 minutes : le prosélytisme en faveur d'un certain mode de vie, le sien.

    Sa leçon de morale se développe à partir de la mise en relation du vieil intellectuel acariâtre et d'une jeune idiote. Mise au premier plan, la philosophie de Woody Allen ne prend même pas ici la peine d'émerger d'un récit. Rien ne vient justifier la rencontre entre Boris et Melodie, plus qu'improbable, et les discussions qui s'en suivent dans l'appartement du premier (qui a décidé d'héberger la seconde) ne sont là que pour accumuler les bonnes formules sans jamais tracer de ligne narrative et émotionnelle cohérente. De même, la dernière partie sera l'occasion d'une série de retournements de situation purement mécaniques, des basculements sexuels et comportementaux qui auraient pu être imaginés il y a trente ans.

    Plus grave encore, la mise en scène n'enrobe l'exposé d'aucun éclat particulier, se contentant de quelques "trouvailles" humoristiques plus ou moins fines (Boris expliquant avoir trouvé son équilibre alors qu'il se trouve devant... la balance d'un marchand de légumes ; Melodie écoutant Beethoven et croyant que les coups frappés à sa porte font partie de la partition - gag piqué à Chaplin dans Mr Verdoux). Habituel point fort du cinéaste, la direction d'acteur encourage cette fois-ci un cabotinage assez épuisant.

    On aura beau deviner derrière la misanthropie de Boris un ironique autoportrait de Woody Allen (le mot "génie" est entendu tellement de fois...), on aura beau se dire que le cynisme cache forcément de grandes blessures, le personnage restera jusqu'à la fin détestable. Certes une petite inflexion est perceptible au contact de ces gens qui lui sont "inférieurs", mais la réconciliation finale se fête bien chez lui, dans son appartement d'un autre âge. Tous se retrouvent sur son terrain, tous ont été convertis.

    Dans la mise en miroir ironique de sa propre personnalité, je trouve la démarche de Clint Eastwood beaucoup plus honnête.

  • King Kong, Le fils de Kong & Monsieur Joe

    (Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper / Etats-unis / 1933, 1933 & 1949)

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    En matière de cinéma, nous sommes d'ordinaire trop accablés par l'offre télévisuelle, hors câble et satellite, pour ne pas applaudir cette fois-ci la programmation par Arte d'une soirée "King Kong", le 22 juin dernier, et cela d'autant plus que le choix des versions était, pour une fois, cohérent : sur la TNT, King Kong était diffusé en multilingue, laissant donc le choix à chacun et permettant ainsi la découverte de ce classique par le plus jeune public, et les deux "suites" que sont Le fils de Kong et Monsieur Joe, plutôt destinées aux curieux, l'étaient en VO.

    kingkong.jpgEn revoyant le King Kong de Schoedsack et Cooper, frappe d'abord l'évidence d'un coup de génie des auteurs, celui d'avoir voulu faire de leur grand film d'aventure, un film qui réfléchit en même temps sur le pouvoir extraordinaire du cinéma. Grâce au choix initial du scénario de lancer l'expédition sous le prétexte d'un tournage exotique, nombre de séquences acquièrent par la suite une toute autre dimension. L'essai filmé que Carl Denham demande à son actrice Ann Darrow, sur le pont du navire en route pour Skull Island, consiste à la faire crier et à enregistrer son effroi. Celui-ci inquiète par anticipation Jack Driscoll, compagnon bientôt amoureux de la belle. A travers cette scène, le spectateur, lui, perçoit bien plus que cela : l'affirmation que de l'artifice pourra naître l'émotion.

    Au cinéma, tout est plus grand et le film commence donc véritablement lorsque l'immense porte séparant le village des indigènes et le monde de King Kong s'ouvre, au rythme d'un superbe travelling avant qui met en valeur ce qui, à partir de là, constituera l'un des fondements esthétiques et thématiques de l'oeuvre : la différence d'échelle entre l'humain et les éléments qui le dépasse. Passé ce seuil, tout devient possible. Produire de l'émerveillement est le but premier de Schoedsack et Cooper. Remarquons que lors de la présentation du monstre dans le théâtre new yorkais, nous suivons l'agitation ayant cours derrière le rideau, en compagnie des trois protagonistes principaux et des journalistes, mais le contrechamp révélant le point fixé par leurs regards nous est longuement refusé. Nous sommes rélégués à la même place que les spectateurs assis dans la salle de spectacle et nous devons attendre comme eux le lever de rideau pour voir la "huitième merveille du monde" enchaînée sur la scène.

    Le personnage de Denham, le cinéaste, est intéressant car il n'évolue pas. Sa quète obsessionelle a beau se finir en désastre, il ne culpabilise jamais. D'autre part, le caractère intrusif de l'expédition de cette équipe est bien marqué, ce qui amène à considérer le regard porté par les auteurs sur les indigènes. Ce type de récit d'aventures exotiques véhicule souvent les plus agaçants stéréotypes et libère régulièrement des relents colonialistes et racistes. Or, dans King Kong, la cruauté des rituels des insulaires vaut bien le cynisme de Denham. Plus remarquable encore, les Noirs et les Blancs sont égaux dans la panique. Le gorille géant ne choisit pas ses victimes en fonction de leur race, comme peuvent le faire les animaux féroces de Tarzan, uniquement friands de porteurs noirs. Ceux qui courent affolés entre leurs cases ne sont pas plus ridicules que ceux qui, partis au secours d'Ann, tombent d'un tronc d'arbre secoué par le monstre. La gueule de ce dernier est autant satisfaite à Skull Island qu'à New York.

    Il faudrait revenir aussi sur cette construction en trois temps (le voyage, l'île, New York), sur la longueur assumée des séquences d'animation et sur certaines scènes en particulier, comme celle de l'Empire State Building, extraordinairement découpée et harmonisant parfaitement des plans de nature très différente. Rappelons tout de même l'érotisme toujours prégnant des mésaventures d'Ann Darrow - Fay Wray. Le déshabillage dont elle est la victime reste toujours aussi délicieux. Coincée dans cette main gigantesque, elle est réduite à l'état de proie, objet de convoitise de multiples créatures. Notons d'ailleurs, et pour finir, que le T-Rex, le monstre de la grotte et l'oiseau préhistorique règnent sur trois domaines précis, la terre, l'eau et l'air, mais que King Kong les terrasse. Il n'est donc pas étonnant que ce dernier soit aussi à l'aise  dans la jungle  que dans un lac (comment fait-il pour le traverser ?) ou dans les nuages, là où l'aviation peine à l'abattre.

    filsdekong.jpgRééditer l'exploit à la faveur d'une suite rapidement mise en chantier (pour une sortie en salles seulement neuf mois après le premier) était une gageure impossible à tenir. Certaines des beautés de King Kong, telles que la charge érotique et la libération de l'imaginaire sont tellement volatiles que l'on peut considérer qu'elles ont échappé aux auteurs. Fatalement, Le fils de Kong (The son of Kong) est loin d'être porteur de la même fascination. Beaucoup plus court (65 minutes), il est bâti en deux parties distinctes et très inégales.

    La relance est assez habile et l'intrigue bien ficelée. Carl Denham commence à connaître le remords. Surtout, les victimes de la catastrophe new yorkaise ne cessent de le poursuivre en justice. Retrouvant son capitaine de navire, il reprend la mer. A voir ce bateau se diriger vers le Pacifique et tourner en rond autour de Skull island, on ressent parfaitement l'intensité d'une obsession qui n'ose dire son nom. L'évocation, fantaisiste ou non, d'un trésor oublié arrivera à point nommé pour fournir un prétexte à une nouvelle expédition sur l'île.

    Les surprises de cette première partie sont bonnes : une figure féminine attachante, une mutinerie "communiste" sur le navire... Schoedsack est parfois très inspiré : lors d'une formidable séquence d'incendie dans un petit cirque, la jeune femme sauve (provisoirement) son père et la caméra accompagne ses efforts en travelling latéral, à travers les tentures successives du chapiteau.

    Malheureusement, une fois toute l'équipe débarquée sur l'île, les auteurs ne savent plus trop quoi faire. L'apparition du "Petit Kong" est totalement ratée, l'accent étant mis tout de suite sur la compassion (on découvre le singe alors qu'il est prisonnier de sables mouvants). La violence animale a cédé la place à l'attendrissement et à la compréhension mutuelle, rendue possible par un anthropomorphisme disneyen. Cette nouvelle visite n'a pas d'autre enjeu qu'une sélection naturelle (seul le méchant du groupe se fera croquer) et une ultime prise de conscience de Denham, au terme d'un tremblement de terre assez laid et invraisemblable dans ses conséquences, malgré l'astucieuse reprise du motif de l'humain tenu dans la main du primate.

    mrjoe.jpgNouvelle variation, seize ans plus tard. Joe est un gorille géant vivant depuis sa naissance près de Jill, aujourd'hui une jeune femme héritière du domaine africain de son père. Max O'Hara (interprété, comme le personnage de Carl Denham, par Robert Armstrong), un entrepreneur de spectacle américain, finit par les rencontrer et faire signer un contrat à Jill afin de produire Joe dans son nouveau night-club new yorkais.

    Monsieur Joe (Mighty Joe Young) est lui-même inférieur à Son of Kong, le temps n'ayant guère joué qu'en la faveur des trucages, plus fluides dans le rendu des mouvements et dans la co-présence dans le plan d'acteurs et d'éléments animés. De manière très étonnante, une séquence d'incendie est teintée de rouge, comme au temps du muet. Les interprètes sont d'une rigidité désarmante (la palme à Ben Johnson en cowboy engagé pour attraper les fauves au lasso).

    Problématique est la question de l'exotisme, alors que la trame se veut plus réaliste que celle des deux précédents. En 1933, les îles du Pacifique étaient la promesse d'un ailleurs ouvrant sur l'inconnu et l'imaginaire. En 1949, l'Afrique n'est plus vue que comme le lieu d'un safari géant. En conséquence, le merveilleux se trouve déplacé et re-créé à New York, dans ce fantastique night-club que l'on arpente au rythme des sinuosités de la caméra, dans la seule séquence vraiment marquante du film.

    Ce n'est donc plus la magie du cinéma que l'on convoque mais l'entertainment. La violence est donc bannie. Contrairement à King Kong, Joe n'est dangereux que lorsqu'il se défend d'une attaque ou qu'il est sous l'emprise de l'alcool et sa seule victime sera un lion. Chutes sans conséquence, vols-planés rigolos, tout est édulcoré. Nous sommes dans un monde de bons sentiments amusés et enfantins, sans l'ombre d'une trace d'ambiguïté dans les rapports qu'entretiennent la belle et la bête.

    Une course-poursuite automobile incohérente (on s'arrête pour regonfler un pneu mais pas pour passer moins dangereusement d'un véhicule à l'autre) s'achève en apothéose lorsque les fugitifs stoppent leur périple afin de sauver les pensionnaires d'un orphelinat en flammes sur le bord de la route. Le détour est assez ahurissant. Seul son étirement en atténue le caractère arbitraire, offrant notamment un nouveau renvoi iconographique : le singe grimpe jusqu'en haut d'un arbre comme son ancêtre gravissait le célèbre building, avec toujours quelqu'un dans la main, la proie féminine étant cependant devenue une fillette à sauver.

    Si faible soit-il, j'ai suivi ce Monsieur Joe sans trop de déplaisir, ce qui m'empêche de le considérer aussi "nul" que Tavernier et Coursodon dans leur dictionnaire, par exemple.

    La vision successive de ces trois films dégage donc un intérêt particulier, dû aux reprises qui s'y font jour, mais nul doute que les deux derniers ne perdent beaucoup à être découverts séparément, Le fils de Kong et Monsieur Joe n'ajoutant finalement rien à la gloire des auteurs de Chang et des Chasses du comte Zaroff.