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Nightswimming - Page 106

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1951-1952)

    Mes notes précédentes sur le sujet m'ont laissé insatisfait, je reprends tout. Puisque ma volonté était de retracer deux parcours parallèles, autant me placer résolument au point de départ afin de ne pas donner l'impression que quelque chose manque.

    Il s'agit donc de déterminer crânement qui, des deux principales revues françaises de cinéma, avait raison, en confrontant leurs choix respectifs de films ou de cinéastes mis en couverture. J'en suis conscient, la démarche est contestable, voire totalement idiote. Elle n'est de toute manière, soyez-en sûr, qu'un prétexte à remettre en mémoire ou à faire découvrir de belles unes.

    Nous sommes tous d'accord avec Bo Diddley et les Yardbirds : You can't judge a book by looking at the cover. Il est évident que cette partie émergée de l'iceberg, quelque soit l'intégrité morale et l'honnêteté esthétique des responsables successifs des deux revues, ne dit pas tout de Positif et des Cahiers. D'une part, un choix de couverture pour un mensuel de cinéma est évidemment tributaire de l'actualité. D'autre part, tel film mis en avant à un moment précis pour sa séduction immédiate et pour sa valeur emblématique d'un air du temps, paraîtra de nos jours bien anodin, masquant parfois de surcroît un texte ou un ensemble sur une oeuvre d'une toute autre ampleur parue dans le même numéro. Une fois admis cela, on se rend compte toutefois que, sur la durée, le puzzle prend forme et l'image qui s'en dégage traduit fidèlement l'identité de la revue. Chacune puise d'ailleurs à l'occasion dans l'histoire de ses couvertures, jouant ainsi sur ce lien entre elle et le lecteur : pour fêter son quarantième anniversaire, l'équipe de Positif avait choisi pour chaque année passée une de ses couvertures et programmé le film correspondant lors d'une rétrospective; à l'occasion de leurs 50 ans, les Cahiers avaient reproduit en bas de pages du numéro d'avril 2001 toutes les leurs.

    Enfin, en ces temps où beaucoup de cinéphiles, blogueurs ou non, font la moue devant l'état du cinéma et celui de la critique (je ne suis d'ailleurs pas toujours le dernier à la faire), chacun pourra peut-être mesurer l'importance (ou l'absence) de l'écart entre hier et aujourd'hui et, parallèlement, ceux qui se sont entichés à un moment ou à un autre de l'un des deux titres pourront voir si leur préférence se visualise nettement à travers cette série de couvertures historiques.

    *****

    1951 : Naissance des Cahiers du Cinéma, sous-titrés "Revue du cinéma et du télécinéma". Les parents officiels (rédacteurs en chef fondateurs) sont au nombre de trois : Jacques Doniol-Valcroze, Lo Duca et André Bazin. La première couverture consacre un Wilder mais c'est plutôt Edward Dmytryk et son Donnez-nous aujourd'hui qui se retrouve au centre de ce numéro. Ensuite, ce sont Mankiewicz, Bresson, DeMille, Sternberg, McLaren et Buñuel qui se voient célébrés. Maurice Schérer (Eric Rohmer) écrit son texte "Vanité que la peinture" et l'on se penche sur le nouveau cinéma allemand.

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    Avril : Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, Cahiers du Cinéma n°1)

    Mai : Eve (Joseph L. Mankiewicz, C2)

    Juin : Tabou (F.W. Murnau et Robert Flaherty, C3)

    Juillet : Mademoiselle Julie (Alf Sjöberg, C4)

    Septembre : Samson et Dalila (Cecil B. DeMille, C5)

    Octobre : L'auberge rouge (Claude Autant-Lara, C6)

    Décembre : Los olvidados (Luis Bunuel, C7)

    Difficile de trouver mieux que ce film-là et cette photographie pour orner le premier numéro d'une revue cinéphile. Comme Wilder plaçait Gloria Swanson dans l'axe de la lumière du projecteur, les Cahiers voulaient-ils déjà nous montrer le chemin ? Toujours est-il que dans cette année, "blanche" si l'on se place dans l'optique de notre confrontation, ils proposaient pour commencer un sacré tiercé, d'avril à juin.

    *****

    1952 : Pour les Cahiers, l'année commence sous les auspices de Jean Renoir (entretien à l'appui) pour se poursuivre en compagnie de Billy Wilder, John Huston (avec un texte de Gilles Jacob), Orson Welles, Gene Kelly, Charlie Chaplin (par André Bazin puis, entre autres, par Jean Renoir), le producteur Stanley Kramer et le cinéaste d'animation Jiri Trnka. Sont églement proposées des études sur le western, sur l'avant-garde et le cinéma anglais. Une enquête sur la critique est (déjà) publiée, de même que les impressions de quelques rédacteurs revenant des festivals de Cannes et Venise. Après Autant-Lara, Clément, Allégret et Clair sont en couverture : les "jeunes turcs" n'avaient pas encore mordu à pleines dents le cinéma français.

    En mai 52, Bernard Chardère fonde à Lyon la "revue mensuelle de cinéma" Positif. La promesse de periodicité ne pourra guère être tenue que durant les sept premiers mois et il faudra attendre le milieu des années 60 pour que le rythme voulu soit définitivement assuré. Au milieu de la présentation du numéro 1, on peut lire ceci : "Nous voudrions enfin ne pas démériter de la critique de cinéma. Saluons ici nos aînés : les Cahiers du Cinéma, en bonne place dans le haut sillage du regretté Jean-Georges Auriol, Sight and sound, Bianco e nero." Pendant quatre ou cinq ans, la cohabitation fut effectivement cordiale. Le n°1 s'ouvre sur les films d'Autant-Lara et de Buñuel, deux cinéastes destinés à accompagner longtemps (surtout le second) l'histoire de la revue. Le n°3 est presque entièrement consacré à John Huston, intégrant tout de même la première partie d'un long texte de Chardère consacré à Robert Bresson.

    Note : Jusqu'en 1954, les couvertures de Positif étaient vierges de photographies. J'ajoute donc entre parenthèses les films défendus et les thèmes abordés dans ces premiers numéros.

    Janvier : Le fleuve (Jean Renoir, C8)

    Février : Jeux interdits (René Clément, C9)

    Mars : Une place au soleil (George Stevens, C10)

    Avril : Le gouffre aux chimères (Billy Wilder, C11)

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    Mai : La charge victorieuse (John Huston, C12) /vs/ Positif n°1 (L'auberge rouge, Los olvidados)

    Juin : Deux sous d'espoir (Renato Castellani, C13) /vs/ Positif n°2 (Le fleuve, Rashomon)

    Juillet : Un américain à Paris (Vincente Minnelli, C14) /vs/ Positif n°3 (John Huston)

    Septembre : L'homme tranquille (John Ford, C15) /vs/---

    Octobre : La jeune folle (Yves Allégret, C16) /vs/---

    Novembre : Les feux de la rampe (Charlie Chaplin, C17) /vs/ Positif n°4 (cinéma ibérique, La montée au ciel, La grande vie)

    Décembre : Belles de nuit (René Clair, C18) /vs/ Positif n°5 (cinéma soviétique, Deux sous d'espoir, Giuseppe de Santis, Marc Donskoï)

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    Quitte à choisir : Trois premiers numéros de haute volée pour Positif donc et trois couves marquantes des Cahiers, celles consacrées à Renoir, Huston et Chaplin. Jeux interdits ne me bouleverse pas et il y a quand même de bien meilleurs Ford que celui-ci (sous réserve de le revoir). Enfin, sans vouloir négliger le film, je préfère au moins quatre ou cinq autres comédies musicales de Minnelli à cet Américain bien connu. Je ne connais pas les autres. Allez, pour 1952 : Match nul.

    A suivre...

     

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • C'était mieux avant... (Avril 1984)

    Je commence à me plonger dans La guerre de sécession, la série documentaire de Ken Burns, récemment diffusée par Arte et les prochains jours me verront attaquer le deuxième coffret Ivens. Peu de films viendront s'intercaler entre les plats de ce copieux menu et mes notes s'espaceront certainement plus que d'accoutumée. Je profite donc de l'occasion pour vous livrer ma chronique mensuelle.

    Mars est derrière nous. Il est temps de se remémorer ce qui se tramait dans les salles de cinéma françaises en Avril 1984 :

    etoffeheros.jpgL'étoffe des héros de Philip Kaufman n'eut guère de mal à voler à cent coudées au-dessus du reste des sorties de ce mois-là. Il me semble l'avoir découvert en vhs plutôt qu'en salles et je ne pense pas l'avoir revu depuis mais son souvenir est resté assez vivace : celui d'une formidable épopée américaine, portée par une sacrée distribution (Sam Shepard, Scott Glenn, Dennis Quaid, Ed Harris, Fred Ward et Barbara Hershey).

    Qu'y avait-il en face ? Des films d'hommes aussi, mais d'un autre genre. Nous avons déjà remarqué maintes fois que les temps étaient aux duels musclés, à la description du monde de la délinquance en cuir et poing américain, aux histoires de gangs et de prison. Dans ce registre, l'affiche du mois opposait deux Richard, Berry et Bohringer. Le premier se retrouve injustement incarcéré dans un quartier de haute sécurité, sous la surveillance sadique du deuxième. C'est bien sûr L'addition de Denis Amar. Facilement impressionnable, je trouvais cela assez puissant. Je me rappelle encore du dénouement : Berry prend l'identité de Bohringer (ses vêtements, sa démarche) est sort sans problème du bâtiment. Ce souvenir est amplement suffisant, je n'ai nulle envie de revoir le film.

    ostermanweekend.jpgA peu près dans le même panier, on trouvait Les fauves, de Jean-Louis Daniel avec Daniel Auteuil et Philippe Léotard. Il me semble l'avoir vu lui aussi à l'époque, mais rien ne m'en est resté. Idem pour Osterman Weekend du grand Sam (Peckinpah), film d'espionnage confus et généralement peu aimé, y compris par les admirateurs du cinéaste, dans lequel Rutger Hauer se débattait sous les yeux de la CIA. Idem pour Retour vers l'enfer (celui du Vietnam évidemment) de Ted Kotcheff.

    Seul autre titre connu de mes services, bien que visionné plus tard : Un dimanche à la campagne de Bertrand Tavernier. Pas désagréable de voir Sabine Azéma converser en costume du début du siècle dernier avec Louis Ducreux dans de beaux jardins, mais un peu trop pépère tout de même...

    Peut-être faut-il chercher ailleurs des choses plus consistantes : du côté d'un Altman théâtral (Streamers), d'un documentaire sur l'évolution du monde paysan trente-huit ans après un premier état des lieux (Biquefarre de Georges Rouquier, après son Farrebique de 1946), d'une rencontre au sommet entre deux acteurs mythiques du free cinema (Albert Finney et Tom Courtenay dans L'habilleur de Peter Yates), de la quatrième réalisation de Paul Newman (L'affrontement) ou d'un solide thriller politique argentin (Le temps de la revanche d'Adolfo Aristarain).

    ladiagonaledufou.jpgMoins réputés, parfois complètement oubliés, d'autres pourraient réserver, pourquoi pas, des surprises : Guerres froides (britannique de Richard Eyre), Peppermint frieden (film historique et personnel, signé par l'Allemande Marianne Rosenbaum), L'ange (un trip de Patrick Bokanowski), Un homme parmi les loups (une production Disney apparemment très regardable de Carroll Ballard), Clin d'oeil (un délire bunuelien de Jorge Amat), Le juge (de Philippe Lefebvre avec Jacques Perrin dans le rôle du juge Michel, assassiné à Marseille alors qui enquêtait sur un trafic de drogue), Panique (du fantastique à l'Espagnole par Anthony Richmond), Cent jours à Palerme (de Giuseppe Ferrara avec Lino Ventura menacé par la mafia, huit ans après Cadavres exquis, l'un des meilleurs Rosi), Vent de sable (de Mohammed Lakhdar-Amina, spécialiste des fresques historiques algériennes), Naïtou (du Guinéen Moussa Kémoko Diakité), La diagonale du fou (dans lequel Richard Dembo fait jouer Piccoli aux échecs), Forbidden Zone (collage absurde par Richard Elfman).

    En revanche, j'hésiterai enormément à me diriger vers Les voleurs de la nuit, film noir avec Véronique Jeannot, malgré la signature de Samuel Fuller, vers Faut pas en faire un drame, remake d'Unfaithfully yours de Preston Sturges par Howard Zieff (avec Nastassia Kinski et Dudley Moore), vers le mélo Tendres passions (James L. Brooks, avec Shirley McLaine, Jack Nicholson et Debra Winger), vers le Yentl de Barbara Streisand et vers Viva la vie ! (Lelouch tendance pensum).

    breakdance.jpgNotons encore trois documentaires-portraits : Ecoutez Bizeau et Ecoutez Mary Picqueray de Bernard Baissat (entretiens avec deux figures de l'anarchisme) et William Burroughs (de Howard Brookner). Et pour les plus courageux (ou les plus pervers) : Break dance and smurf ou comment concilier eau de rose et hip-hop naissant (Vittorio de Sisti), Aldo et Junior (Patrick Schulmann d'après Wolinski), New York nights (porno soft à sketches de Romano Vanderbes) et le croquignolet Sahara (d'Andrew McLaglen avec Brooke Shields et notre Lambert Wilson national). Enfin, ce tour d'horizon, pas très brillant, serait incomplet sans l'évocation des productions de Hong-Kong qui déboulaient en masse en ce temps-là : L'espionne qui venait du soleil levant (Ting Shan-hsi), La fureur des maîtres de Shaolin (Sammy Li), L'incroyable coup de tonnerre de Shaolin (Godfrey Ho), L'Aigle ne pardonne pas (Ho Chung Ty), Shao Lin contre Ninja (Robert Tai).

    cinematographe99.JPGDans les kiosques (mais pas encore dans les supermarchés), nous pouvions voir que Cinématographe (99) osait un drôle de télescopage sur sa une en annonçant un dossier sur Le cinéma adolescent : de Gérard Philipe au vidéo-clip. Cinéma 84 (304) poursuivait son étude du cinéma allemand entamé le mois précédent et mettait Ingrid Caven en couverture. Positif (278) choisissait Carmen de Rosi (voir le mois de mars), La Revue du Cinéma (393) le film de Tavernier et Première (85) s'entretenait avec Ventura. Pour le meilleur film du mois (celui de Kaufman donc), il restait les couves de Starfix (14) et des Cahiers du Cinéma (358).

    Voilà pour avril 1984. La suite le mois prochain...

  • Positif vs Cahiers du Cinéma (2ème manche)

    Après 1961, voyons l'année 1962 :

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    Janvier / Février : Piel de verano (Leopoldo Torre Nilson, Positif n°43) vs Le roi des rois (Nicholas Ray, Cahiers n°127) & Les quatre cavaliers de l'Apocalypse (Vincente Minnelli, C128)

    Mars / Avril : Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda, P44) vs Léviathan (Léonard Keigel, C129) & Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda, C130)

    Mai : Brigitte Bardot (P45) vs "Situation du cinéma italien" (Viva l'Italia !) (Roberto Rossellini, C131)

    Juin : Le combat dans l'île (Alain Cavalier, P46) vs Le tombeur de ces dames (Jerry Lewis, C132)

    Juillet / Août : L'ange exterminateur (Luis Bunuel, P47, ) vs Vivre sa vie (Jean-Luc Godard, C133) & La dénonciation (Jacques Doniol-Valcroze, C134)

    Septembre / Octobre : Marylin Monroe (P48) vs Thérèse Desqueyroux (Georges Franju, C135) & L'homme qui tua Liberty Valance (John Ford, C136)

    Novembre / Décembre : Un vent froid en été (Alexander Singer, P49) vs Procès de Jeanne d'Arc (Robert Bresson, C137) & "Nouvelle vague" (Adieu Philippine) (Jacques Rozier, C138)

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    Mes préférences sont en italiques (parmi les titres que je connais et que je laisse de côté : le Minnelli, dans une veine, celle du mélo flamboyant et torturé, qui n'est pas celle que je privilégie chez lui, le Cavalier, intéressant mais moins réussi que L'insoumis, et le Bresson, l'un des rares sinon le seul de son auteur à m'avoir quelque peu ennuyé).

    N'hésitez-pas à laisser votre avis en commentaires...

    Tendance 1962 : Avantage Cahiers (3 avis)

     

    Note :

    Cléo de 5 à 7 ne fut pas le premier film à se retrouver en couverture des deux revues. Il y avait eu trois précédents :

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    Tiens, dans un état d'esprit EightDayzaWeekien, sauriez-vous me dire quels sont les trois films en question ? Les deuxième (peut-être la plus belle de tout le demi-siècle) et troisième paires ne sont guère difficiles à identifier, la première un peu plus...

  • Ménage à trois

    (Abram Room / URSS / 1927)

    ■■■□

    Menage 05.jpgNous glissons sur les rails. A la faveur d'un virage, nous voyons la locomotive et les premiers wagons du train. La cadrage est oblique. Nous sommes bien dans ce cinéma russe formaliste des années 20, se dit-on. Sauf que le plan suivant nous révèle que la caméra épousait en fait parfaitement le regard de Volodia, le jeune voyageur penché vers l'extérieur. Dans Ménage à trois (Tretya meshchanskaya, mieux connu auparavant sous le titre Trois dans un sous-sol), Abram Room commence par en appeler à l'expressivité de l'avant-garde pour mieux situer son récit dans Moscou la Moderne. Puis il dilue ces expériences visuelles, les absorbe en rétrécissant l'espace arpenté aux dimensions d'un sous-sol aménagé en appartement et en se recentrant sur son sujet : celui de l'étrange manège amoureux de trois personnages. Cette histoire d'ouvrier qui lance involontairement, fraternellement dirait-on, un ami dans les bras de sa femme, pourrait prêter à deux traitements que Room repousse aussi vigoureusement l'un que l'autre, le vaudeville et la leçon de morale. Il y a bien des jeux de cache-cache, des passages par les portes et les fenêtres, des échanges de position d'un lit à l'autre mais aucune mécanique ridicule dans ces mouvements. L'expression corporelle n'élude pas les hésitations, les gestes semblent couler naturellement et l'humour vient de l'observation attentive plutôt que du débordement et de l'exagération.

    Abram Room compte moins sur l'éclat de morceaux épars, qu'ils soient esthétiques ou comiques, que sur les habiles transitions d'une scène à l'autre, plan après plan, pour peaufiner minutieusement son récit. L'introduction du film, déroulée en montage parallèle, montrait d'un côté un couple se réveillant doucement, préparant ses petites affaires, ronronnant comme le chat de la maison et d'un autre, l'arrivée par le train de l'élément perturbateur, de la nouveauté. Quelques semaines plus tard, au terme d'une belle ronde, l'un des trois membres du trio ainsi formé choisira de partir pour débloquer une situation devenue aussi étouffante que celle des premiers temps. Mais ce n'est pas Volodia qui prendra place dans le wagon (logiquement, à l'écran, le train part dans l'autre sens par rapport à celui du début, clôture idéale du film) et le couple restant n'est pas le même. Et ce n'est pas non plus celui que l'on croit. Entre ces deux temps, plusieurs passages nous auront marqué par leur caractère direct et poétique, par leur subtil agencement surtout. La séquence de séduction entre Volodia et Lioudmila mériterait d'être décrite dans le détail, tant elle émerveille par l'art de l'articulation et de la progression narrative. Elle va de l'exaltation qu'apporte un baptême de l'air à un trajet tranquille en tramway, d'une plongée dans le noir d'une séance de cinéma à la lumière qui se rallume au retour dans l'appartement, de ces compliments devant le miroir à ce jeu de cartes qui se termine sur une image évocatrice mêlant délicatesse et crudité : le valet de carreau est retourné et couché sur la reine de coeur. Ne reste plus qu'à réaliser un fondu au noir et enchaîner sur le nouveau couple au petit matin.

    Une fois la réalité du ménage à trois acceptée, de façon plus ou moins facile, un inter-titre joueur, le seul du film se permettant une telle prise de distance, nous titille agréablement : "Que va-t-il se passer ?". C'est que, une fois les éléments mis en place, toutes les combinaisons envisageables sont essayées, y compris la moins évidente (le comique lié à la méprise et la franche camaraderie délestent-ils vraiment ce baiser aveugle et langoureux entre hommes de toute ambiguïté ?). On l'a déjà dit, rien de vainement mécanique dans ce ballet en huis-clos, grâce notamment à l'utilisation merveilleuse du décor. Dans cette pièce exiguë, lit conjugal et canapé sont normalement séparés par un paravent et situés à l'opposé l'un de l'autre. Or aucun plan d'ensemble ne permet d'estimer une réelle distance et les champs-contrechamps collent littéralement les deux recoins. La frontière n'est jamais marquée. Il est donc aisé et logique de passer d'une couche à l'autre.

    Ainsi l'histoire n'avance pas selon les règles du comique de situation théâtrale, encore moins par l'agencement de péripéties soumises à un jugement moral mais bien en suivant un mouvement cyclique naturel. Plutôt que de dire "Tout le monde a ses raisons", Abram Room fait un éloge de la franchise dans les rapports amoureux, franchise qui passe par la reconnaissance des qualités et des défauts de chacun. Le dénouement n'a pas le mauvais goût de la résignation, mais le regret d'un bonheur intense bêtement laissé filé perce, sans toutefois gâcher le sentiment d'une autre liberté acquise. Dans cette nouvelle société russe, tout semble alors possible. Que cette rénovation soit envisagée sous l'angle de l'intimité, voilà ce qui donne à Ménage à trois toute sa valeur et sa fraîcheur. Venant de ce cinéma-là, et même en ayant à l'esprit que les conditions de création en 1927 ne sont pas les mêmes que dans les pesantes années 30, la surprise est de taille de voir un film qui soit si peu contraint.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Joris Ivens (coffret dvd 1 : 1912-1940)

    Le pont (De brug) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1928) ■■□□

    La pluie (Regen) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1929) ■■□□

    Symphonie industrielle (Philips-Radio) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1931) ■■□□

    Komsomol : Le chant des héros (Komsomolsk) (Joris Ivens / URSS / 1933) ■■□□

    Nouvelle terre (Nieuwe gronden) (Joris Ivens / Pays-Bas / 1933) ■■□□

    Borinage (Joris Ivens et Henri Stork / Belgique / 1934) ■■

    Terre d'Espagne (The spanish earth) (Joris Ivens / Etats-Unis / 1937) ■■

    Les 400 millions (The 400 million) (Joris Ivens / Etats-Unis / 1939) ■□

    L'électrification et la terre (Power and the land) (Joris Ivens / Etats-Unis / 1940) □□

    Pour la plupart des cinéphiles, le nom de Joris Ivens est essentiellement associé à un documentaire mythique tourné en pleine guerre d'Espagne et, éventuellement, à Une histoire de vent (1988), dernier film d'un homme de 90 ans qui allait s'éteindre un an plus tard. Bénéficiant dans les années 60 d'une certaine aura (et de farouches adversaires : "Joris Ivens qui, n'ayant filmé tout au long de sa carrière que de la pluie, des ponts, de la boue, du maïs et des bennes se trouve être le cinéaste officiel de l'Europe de l'Est", François Truffaut, 1956), l'oeuvre du documentariste est peu diffusée, sans doute à cause de son militantisme que l'on juge d'une autre époque. L'initiative d'Arte de sortir deux coffrets dvd couvrant l'essentiel de la production du cinéaste hollandais est donc à saluer.

    L'avant-garde

    Ivens05.jpgJoris Ivens s'est intéressé très tôt au cinéma. Son premier film, qu'il nomme La flèche ardente et qui est présenté dans le coffret, il le tourne à 11 ans avec la caméra familiale, dirigeant son entourage, les uns grimés en cowboys, les autres en indiens. Ses véritables débuts, il les effectue au sein d'un groupe d'intellectuels et d'étudiants influencés par Vertov, Eisenstein ou Flaherty. Il profite d'un voyage en France pour tourner un très court-métrage : Etudes des mouvements à Paris. Jouant avec le montage et le cadrage, il capte la vie urbaine sous l'angle de la circulation incessante et de la vitesse. Les piétons ne l'intéresse guère, il s'attache plutôt aux voitures et à leurs ballets. L'expérience continue avec deux oeuvres plus consistantes, longues d'une quinzaine de minutes, qui le placeront au centre du mouvement d'avant-garde européen de la fin des années 20 : Le pont et La pluie. Dans le premier, un pont de Rotterdam, ferroviaire et levant, est filmé sous tous les angles possibles. L'attention du cinéaste vire à la fascination pour la mécanique lorsqu'est activé l'impressionnant système permettant la montée et la descente du plateau central nécessaire au passage des bateaux les plus imposants. Déjà cependant, nous remarquons une chose : le gigantisme de la construction laisse toute sa place à l'homme, celui qui l'inspecte ou celui qui met en marche. Le deuxième film est un ouvrage impressionniste orchestrant les prémisses, le déroulement et la fin d'une forte averse sur la ville. Dans un style très vif, nous allons et venons des détails infimes que le grossissement rend abstrait (les gouttes d'eau glissant ou tombant sur les objets) aux plans d'ensembles consacrés aux silhouettes humaines cherchant à se protéger du déluge. Se fait déjà ici le lien entre le formalisme et le réel.

    Le travail

    Tout au long de sa carrière, Joris Ivens aura oscillé entre travaux de commande et projets militants personnels. Symphonie industrielle est un documentaire retraçant la naissance d'un poste de radio, élément par élément, au sein des usines Philips. Très précis sur les différentes étapes de fabrication, le film est très travaillé, tant au niveau de l'image que du son. Le regard d'Ivens est parfois humoristique, cherchant à faire sourire avec les objets, les rythmes des machines et l'accompagnement musical. Car il s'agit bien de faire danser les bras articulés et les tapis roulants. L'ouvrier, qu'il soit souffleur de verre ou qu'il mette en carton tel produit, est bien sûr partie intégrante du ballet. Le travail à la chaîne n'est certes pas dénoncé, passe plutôt une ode au savoir-faire.

    Ivens14.jpgLes liens tissés par Ivens avec certains cinéastes russes comme Poudovkine l'entraîne à cette époque à tourner dans la steppe un film, Komsomol, autour de la construction d'un haut fourneau. Dédiée aux travailleurs communistes de l'occident luttant chaque jour en terrain capitaliste, l'oeuvre de propagande est d'une efficacité redoutable par l'expressivité de ses images et la sûreté de son montage. Mais entre les inter-titres didactiques, c'est bien un véritable regard documentaire qui passe. L'architecture est magnifiée mais les corps vivent, les déplacements ne sont pas ordonnés. Dans une bataille productiviste entre deux poseurs de rivets, ce sont avant tout les gestes qui parlent. Ivens filme les hommes au travail simplement. L'image en elle-même n'est pas héroïque, c'est l'enrobage qui la transforme ainsi. Le document donne à voir quelques scènes manifestement rejouées, mais très bien intégrées. Devant ce mélange de fiction et de documentaire, est-il mal placé de penser au cinéma de Jia Zangke (bien que ce dernier s'attache plutôt à la destruction et à l'engloutissement d'un monde qu'à son élévation) ?

    La construction d'un haut fourneau est-elle plus photogénique que celle d'une digue ? La commande que passe le gouvernement néerlandais à Ivens semble en tout cas moins l'intéresser que l'offre russe. Pour Nouvelle terre, il fait donc ce qu'il sait faire, filmer le travail, mais il vagabonde du côté des baraquements d'ouvriers et ne se voit réellement inspiré que lorsqu'il se tourne vers la mer et en tire des images lyriques. Quelques mois après le tournage, Ivens ajoute à son court-métrage un épilogue, montage d'archives sur les effets désastreux de la crise économique mondiale. Vue aujourd'hui, cette version semble déséquilibrée, mais elle annonce clairement la suite.

    La misère et la guerre

    Ivens21.jpgAvec Borinage, en 1934, Joris Ivens passe de la propagande à l'interventionnisme. Il commence par décrire les rouages de la crise capitaliste mondiale provoquant chômage, famines et révoltes, en reprenant notamment des archives stupéfiantes d'une violente répression policière envers des grévistes du Wisconsin, puis il passe au cas particulier d'une région de Belgique où les mineurs vivent dans d'effroyables conditions. La misère n'a que faire de l'esthétisme (il n'y a pas de musique ni de commentaire) et l'efficacité de la dénonciation demande une approche directe et lisible. Ivens reconstitue donc. Mais ce mensonge n'en est pas un, puisque l'on sent que la caméra aurait très bien pu enregistrer cette réalité, exactement de la même manière, à cette même place, au moment où elle se présentait. La composition des plans n'est toutefois pas oubliée et le montage organise une série d'oppositions qui légitiment la lutte : pylône surplombant une baraque sans électricité, montagnes de charbon inexploitées côtoyant les rebuts de mauvaise qualité laissés aux mineurs, habitants expulsés de maisons pouvant servir ensuite à entreposer les briques destinées à l'édification d'une église... Le temps de l'ode au travail bien fait est passé, voici venu celui des périls et de la colère.

    Ivens23.jpgTourné en 1937, Terre d'Espagne reste la pierre angulaire de la première moitié de carrière de Joris Ivens. L'efficacité du style est à son plus haut point, assemblant remarquablement des éléments disparates au sein d'une narration fluide. Ces images de la guerre d'Espagne ont gardé toute leur force. Rarement aura-t-on ressenti comme ici la violence d'un bombardement : des gens commencent à courir, une bombe explose, des enfants jouent au milieu des débris, une deuxième bombe explose, deux enfants sont morts. Probablement, ce ne sont pas les mêmes que les premiers que l'on a vu. Quant une réalité n'est pas captée telle quelle, faut-il la ré-organiser ? Dans ce genre de séquence, le choc fait que la question ne vient pas vraiment à l'esprit et c'est, paradoxalement, dans des moments moins dramatiques, quand vient la mise en scène du retour au village d'un soldat, qu'elle titille plus intensément le spectateur rompu à la traque de l'artifice. Si le rythme interne des séquences est très travaillé, leur succession donne la preuve de la grande maîtrise du cinéaste dans la construction d'un récit. Ivens, en multipliant les transitions habiles, qu'elles soient visuelles (cartes, trajets) ou sonores (le haut-parleur informant toute la campagne environnante, le bruit de la masse du paysan devenant bombardement), bâtit un édifice narratif qui se trouve être plus thématique que chronologique. Dans cette optique, le commentaire a une importance énorme. Celui écrit et dit sobrement par Ernest Hemingway tantôt fait naître l'image (l'évocation de la mort sous les bombes nous fait passer d'un lieu à un autre), tantôt la décrit. Un bonus du dvd nous permet de voir le film avec le même commentaire dit par Orson Welles, dans une version non distribuée. La comparaison est assez passionnante. Le phrasé de Welles est plus doux, plus fluide et semble fictionnaliser le récit, perdant ainsi la froide urgence d'Hemingway. Le premier nous conte une histoire quand le second nous met face à une réalité. Le texte insiste sur la dimension non-héroïque d'une bataille. L'Espagne éternelle est convoquée en ouverture et en clôture du film. Entre les deux, la guerre est vécue à hauteur d'homme.

    Ivens27.jpgSi Ivens a trouvé dans Terre d'Espagne l'équilibre parfait entre une vision globale et une conviction personnelle, Les 400 millions, réalisé deux ans plus tard, met en lumière les limites de son cinéma. La situation chinoise de 1939 (le Japon tentait d'envahir son voisin) était, même à l'époque, sans doute moins connue que celle de l'Espagne en 1937. Joris Ivens se fait donc très pédagogique, au travers d'un commentaire signé Dudley Nichols et dit par Frederic March, sur la culture millénaire et sur la paisible population chinoise. Passé un éprouvant prologue montrant des populations civiles sous le choc des attaques aériennes japonaises, nous nous éloignons de la ligne de front pour suivre quelques réunions d'état-major et l'entraînement de nouvelles recrues. Le peuple est vu comme une entité uniforme et Ivens ne peut guère s'approcher du singulier. Son goût pour la reconstitution finit par mettre mal à l'aise lorsqu'il illustre par des images diverses le récit d'un soldat de retour du front : ces plans pris de loin sur des soldats japonais courant affolés sous la mitraille d'héroïques chinois sans qu'aucun ne tombe jamais sous les balles laissent pour le moins sceptique.

    La période se clôt aux Etats-Unis, où le Ministère de l'agriculture demande à Ivens de réaliser un reportage sur les actions en faveur des fermiers ne bénéficiant pas d'approvisionnement en éléctricité. L'électrification de la terre propose dans sa première partie un portrait digne de paysan américain au rythme des compositions lyriques de la mise en scène. Puis, l'arrivée de la fée électricité coïncide magiquement avec l'acquisition par la famille des produits électroménagers les plus modernes. La propagande prend alors les atours de la publicité.

    Faisant souvent oeuvre de commande, Joris Ivens n'a donc pas toujours pu se défaire des inévitables entraves qui en découlent, mais son cinéma a ceci d'intéressant : tout en rendant compte de diverses réalités aux quatre coins du monde, il explore incessamment la frontière entre militantisme et propagande et celle entre documentaire et fiction.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • L'autre

    (Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic / France / 2009)

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    Mais que se passe-t-il avec le cinéma français ? Est-ce vraiment celui "du milieu" qui doit nous inquièter le plus ? Je n'ai pas encore vu Welcome, mais il me semble que Lioret va bien, ne t'en fais pas. Le prochain Tavernier ne va pas tarder à débarquer : il y a peu de chances que ce soit un chef d'oeuvre, il y a peu de chances que ce soit un navet, il y a de grandes chances que ce soit un bon film. Arnaud Desplechin semble avoir trouvé la place qu'il souhaitait en signant des oeuvres de plus en plus accessibles. Lucas Belvaux et Jacques Audiard se sont installés eux aussi et j'attends avec confiance la suite de leur carrière. Les signaux alarmants ne viennent-ils pas plutôt d'un autre côté ? De là où se tiennent les cinéastes censés nous bousculer, nous entraîner sur des terrains glissants, nous confronter à la radicalité de leur vision ? Je veux parler des Zonca, des Noé, des Kassovitz, des Grandrieux, des Odoul, des Bonello, des De Van, des Miret, des Bernard/Trividic. Tous ont, entre 1995 et 2003, effectué des débuts (premier ou deuxième film) fracassants, audacieux, dérangeants : La vie rêvée des anges, Seul contre tous, La haine, Sombre, Le souffle, Tiresia, Dans ma peau, De l'histoire ancienne, Dancing. Tous ont invariablement déçu par la suite (seule Marina De Van peut faire exception dans ce groupe : son deuxième film est annoncé pour le mois de mai prochain). Le constat est d'autant plus douloureux quand les échecs ne peuvent être cachés au milieu d'une production soutenue : Zonca n'avait pas tourné depuis 9 ans quand il proposa son récent Julia, le dernier long de Noé, Irréversible, date de 2001. Quand on a du mal avec le rythme de Kubrick, ne vaut-il pas mieux essayer de se caler sur celui de Godard qui, dans les années 60, parvenait à accumuler les projets et à faire ainsi oublier que Une femme est une femme était une toute petite chose, coincée qu'elle était entre Le petit soldat et Vivre sa vie ? Ce saut dans le temps n'est pas pertinent ? Alors faisons-le dans l'espace. Avec quels auteurs américains peut-on comparer ? Larry Clark, Todd Solondz, Paul Thomas Anderson, Lodge Kerrigan : autant de cinéastes travaillant les limites du spectacle cinématographique, par la forme et/ou les sujets et ayant signé des oeuvres-phares du cinéma US indépendant des années 90. Après Kids, Happiness, Boogie nights ou Clean shaven, ils ont su se renouveler, que ce soit en creusant le même sillon ou en élargissant considérablement leur spectre. Avec Bully et Ken Park, Clark a gardé intacte sa force de transgression, avec Palindromes, Sollondz a réussi un pari complètement fou et avec There will be blood et Keane, Anderson et Kerrigan ont réalisé deux des plus grands films de cette décennie. Chez nous, je ne vois qu'une exception, un seul réalisateur de cette mouvance capable de tenir un rythme régulier et de rester à sa place parmi les créateurs de forme les moins discutables : Bruno Dumont. C'est peu et c'est cela qui est, à mon sens, inquiétant pour le cinéma français.

    lautre.jpgCette longue introduction désabusée pour évoquer brièvement L'autre, film attendu, film ambitieux, film à moitié réussi, film à moitié raté. Patrick Mario Bernard et Pierre Trividic ont décidé d'aborder le thème de la folie et là réside à mon avis, le défaut de l'oeuvre. Même s'ils s'attachent à un personnage défini, ils décrivent moins un cas précis (comme l'a si puissamment fait Kerrigan avec Keane) qu'ils ne parlent du problème "en général", qu'ils l'illustrent. La mise en scène est surchargée de signes : champ large mais constamment obstrué par des caches en amorce, caméra fébrile et près des visages, bande son inquiétante, jeux de miroirs, raccords déstabilisants, ambiances nocturnes irréelles... Le sous-texte est lui aussi excessif : références à la magie et à l'antiquité, omniprésence de l'alcool, contamination de la misère sociale, caractère liberticide des nouvelles technologies... Cette insistance dans la forme et le fond semble traduire un manque de confiance dans la capacité (pourtant réelle chez les cinéastes) à emmener le spectateur aux confins du fantastique. Donnée pour perturbée dès le départ, l'héroïne, comme la mise en scène, n'évolue pas (alors que la description d'un glissement progressif vers la folie aurait été certainement plus satisfaisant, vu ce que peut proposer par moments Dominique Blanc, dans la modulation de sa voix par exemple). Dans L'autre, nous ne voyons pas le monde par les yeux du personnage, mais nous regardons celui-ci s'y débattre. Cela peut faire toute la différence entre un film bouleversant et un exercice de style brillant mais vain.

  • Bon... alors... finalement... qui avait raison ?

    Positif vs Cahiers du Cinéma

    Après tout, il suffirait peut-être de confronter les couvertures et de compter les points.

    Nous partons de 1961 (la revue située à votre gauche ayant souffert les années précédentes d'un rythme de publication bien trop aléatoire pour être soumise à notre expérimentation hautement scientifique) et nous regroupons sur deux mois pour cause de différence dans le nombre de parutions par an entre les deux revues à cette époque.

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    Janvier / Février : La morte saison des amours (Pierre Kast, Positif n°37) vs Un couple (Jean-Pierre Mocky, Cahiers n°115) & La proie pour l'ombre (Alexandre Astruc, C116)

    Mars / Avril : Un numéro du tonnerre (Vincente Minnelli, P38) vs Le coeur battant (Jacques Doniol-Valcroze, C117) & "La télévision" (C118)

    Mai / Juin : La nuit (Michelangelo Antonioni, P39) vs Shadows (John Cassavetes, C119) & Exodus (Otto Preminger, C120)

    Juillet / Août : Le masque du démon (Mario Bava, P40) vs Jules et Jim (François Truffaut, C121) & Une femme est une femme (Jean-Luc Godard, C122, )

    Septembre / Octobre : Mère Jeanne des Anges (Jerzy Kawalerowicz, P41) vs L'année dernière à Marienbad (Alain Resnais, C123) & Léon Morin prêtre (Jean-Pierre Melville, C124)

    Novembre / Décembre : Viridiana (Luis Bunuel, P42) vs Adieu Philippine (Jacques Rozier, C125) & "La critique" (C126)

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    Je lance le sondage, via les commentaires. N'hésitez-pas à pointer vous aussi, comme je viens de le faire (titres en italiques et avantage donc, pour moi, pour Positif), les oeuvres qui, selon vous, méritaient l'honneur d'une couverture. La validation de cette nouvelle méthode d'évaluation historico-critique (qui se place résolument dans l'air temps, c'est à dire dans une logique de la performance) dépendra en effet du nombre de contributions.

    Tendance 1961 : Avantage Cahiers (5 avis)

     

    Photos originales des couvertures et .

  • La journée de la jupe

    (Jean-Paul Lilienfeld / France - Belgique / 2009)

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    journeejupe.jpgUn peu désarmé devant ce téléfilm qui m'a tenu jusqu'au bout mais qui ne me parle absolument pas. Isabelle Adjani y joue une prof de français à bout de nerf prenant en otage sa classe de collégiens agités. L'invraisemblance du postulat semble tout d'abord bien assumée puisque l'on croit se diriger vers un huis-clos fortement théâtralisé et se détachant petit à petit du réel. Malheureusement nous ne sommes pas au théâtre, mais à la télévision et la machinerie de la fiction à la française prend vite le dessus, traitant également ce qui se passe à l'extérieur des murs : vignettes humoristiques consacrées au personnel enseignant, emballement médiatique et tractations avec le RAID, dirigé par un improbable Denis Podalydès. Le film se veut tragi-comique, bousculant le politiquement correct. Certes, deux ou trois répliques arrivent à faire sourire, mais toutes les autres tombent à l'eau : elles sentent trop le bon mot de scénariste, elles sont dîtes avec trop d'application (la télé a horreur de tout ce qui n'est pas parfaitement lisible ou audible, il n'est donc pas étonnant que tout cela semble manquer de vie). Sans être abominable, la mise en scène, répétitive, ne parvient jamais à faire monter une quelconque tension, la désamorçant par l'humour et repoussant la violence par écran interposé (celui d'un téléphone portable). Il ne peut rien arriver de bien terrible et si la fin est tout de même dramatique, elle n'est là que pour illustrer la morale de l'histoire, faire réfléchir le spectateur mis ainsi à la place des ados à qui l'on vient de donner une grande leçon et qui sauront in fine se retrouver fraternellement. Sans doute aurait-il fallu que ce récit se décolle du réel, propose véritablement une expérience singulière, au lieu de cataloguer tous les problèmes de notre société (même avec humour). Car tout y passe : le racisme, le sexisme, le manque de moyens dans l'éducation, la brutalité policière, les tensions communautaristes, les problèmes de couple, le fossé des générations, la pression médiatique, l'abrutissement par la télévision, les viols filmés au portable, la suffisance ministérielle... De la distanciation, de la cruauté, de l'invention plastique, voilà, entre autres choses, ce qui manque à La journée de la jupe, puisque, le thème de la réversibilité du statut de victime aidant, il semble que le vague modèle du film soit le Dogville de Lars von Trier. Enfin, disons que les comédiens ne sont pas vraiment en cause et qu'Adjani, une nouvelle fois (rappelez-vous La repentie), se rate, mais au moins, elle se rate corps et âme.

  • Harvey Milk

    (Gus Van Sant / Etats-Unis / 2008)

    ■■■□ 

    harveymilk.jpgL'affaire était mal engagée : une bande annonce à faire fuir ("Par le réalisateur de Will Hunting" claironne le distributeur, conscient que les amateurs de Van Sant vont, de toute manière, aller voir le film et qu'il faut cibler plutôt ceux qui ne connaissent que ses travaux hollywoodiens), une affiche moche, la lecture en biais, sur mes supports papiers favoris, de deux ou trois articles positifs mais étrangement mollassons et, pour enfoncer le clou, un double assassinat, chez le Dr Orlof et chez les critiques poètes de Matière Focale. Il fallut la semaine dernière l'insistance d'un ami et la découverte de belles notes chez Anna, Shangols et Rob Gordon pour me redonner l'envie nécessaire.

    C'est entendu, Harvey Milk (Milk) n'est pas un biopicrévolutionnaire. Mais telle n'est pas son ambition. Gus Van Sant joue le jeu et reprend la plupart des éléments narratifs traditionnels du genre : la voix off, le déroulement chronologique mais dans la connaissance du dénouement, la précision des dates et des lieux, la succession finale de cartons résumant la suite des destins individuels, l'alternance et l'opposition entre vie publique et vie privée, le resserrement des enjeux dramatiques autour d'un combat particulier symbolisant tous les autres (la lutte contre la Proposition 6 d'un sénateur visant à exclure les enseignants homosexuels des écoles américaines)... Le cinéaste ne dynamite pas la biographie mais il l'allège et la dynamise. La mise en scène reste d'une fluidité admirable (l'insertion de nombreuses images d'archives est parfaite) et les très légers décrochages que l'on observe ça et là font par moments, comme les quatre précédents, flotter le film en apesanteur. Ces moments sont brefs, disséminés dans un récit classique, mais ils suffisent à l'élever : c'est un générique de début admirable qui pose avec force et grâce la situation des homos américains, c'est une discussion-séance photo entre Harvey et Scott où le petit chevauchement des voix sur des images fixes crée le décalage, c'est la focalisation régulière sur le visage de Milk, laissant l'arrière plan dans le flou, c'est l'énigmatique plan de Josh Brolin (mine de rien l'un des plus passionnants comédiens du moment), à moitié nu sur son canapé (plan qui pourrait sortir d'Elephant), c'est sa marche finale dans les couloirs de l'hôtel de ville (Elephant encore). Mais la réussite ne tient pas seulement à ces effets de signature. A ceux que les immenses Elephant et Paranoid Park ennuient, il faut dire qu'Harvey Milkest un film très vivant, et cela pas seulement grâce à la couleur locale et à l'exubérance que l'on peut imaginer. Les différentes étapes du parcours de Milk sont remarquablement emboîtées, chaque comparse (et ils sont nombreux) est installé fermement et le regard de Van Sant navigue avec la même pertinence de l'intime aux mouvements de foule (qui ne font jamais direction de figurants).

    "L'activisme à la con" du héros est moqué par son amant, au début de leur relation. Si le cinéaste quitte quelque peu les rivages plus expérimentaux, il ne manque pas de s'inscrire dans le sillage des oeuvres hollywoodiennes les plus intéressantes parmi celles interrogeant les usages politiques. Les mécanismes du lobbying sont détaillés et débattus et l'accession au pouvoir s'accompagne inévitablement des recherches de compromis poussant jusqu'aux alliances contre-nature. Harvey Milkest le récit d'un trajet militant particulier. Que l'on puisse prendre l'activisme de Milk pour celui de Van Sant, à la limite, je m'en fous. Le fait est que pendant deux heures, j'ai vraiment marché aux côtés des gays de San Francisco et que j'ai été emporté par une histoire et un souffle.

    Il va sans dire que le film est porté de bout en bout par un grand Sean Penn. Prodigieux, l'acteur n'a peut-être jamais été meilleur qu'ici, son maniérisme et son émotivité habituels servant merveilleusement le personnage. La quasi-totalité des cinéastes avec qui il a travaillé l'ont tiré vers le sol, vers une puissance de jeu bien ancrée, au risque de l'alourdissement. Van Sant, encore une fois, l'allège.

    Que l'auteur de Last days, entre des phases de grande inspiration, continue à proposer des films mainstream de cette qualité, personnellement, cela me va très bien.

  • Lucia

    (Humberto Solas / Cuba / 1968)

    ■■□□

    lucia.jpgFilm-phare du cinéma cubain, film rare de ce côté-ci. Pendant 2h40, Humberto Solas peint successivement trois portraits de femmes cubaines à trois époques différentes : sous l'impérialisme espagnol, pendant la dictature de Machado puis pendant la révolution.

    1895. Lucia (I) est une grande bourgeoise passant ses journées entre les visites à l'église et les jeux et commérages dans le salon de la maison familiale. Sa vie change lorsqu'elle croise Rafael, noble se disant apolitique et se déclarant à la fois cubain et espagnol. Le bonheur ne durera qu'un temps, Lucia apprenant bientôt  que Rafael est déjà marié en Europe. Pire, aveuglée par son amour, elle causera involontairement la perte de son propre frère et de ses camarades rebelles, cachés dans la montagne.

    Plus romanesque, on ne fait pas. Et Solas en rajoute des couches et des couches : partition symphonique assourdissante recouvrant toutes les scènes, direction d'acteurs des plus théâtrales, récit prévisible et mise en scène d'une prétention hallucinante. La caméra et les personnages sont régulièrement pris d'hystérie : ça virevolte, ça crie, ça s'époumonne comme dans le pire Zulawski. Partant des codes du grand mélodrame populaire, Solas veut tout autant montrer qu'il est l'un des grands créateurs de son temps. Il multiplie donc les effets, brise la narration pour insérer des tunnels sensoriels et opératiques ridicules, use de ralentis, coupe le son, surexpose les images, filme la guerre sauvagement... Devant tant d'excès, à l'approche du deuxième épisode, on se dit que ce n'est pas possible de continuer ainsi et on croise les doigts en espérant que le cinéaste cubain ait eu l'idée qu'Hou Hsiao-hsien reprendra quarante ans plus tard (Three times) : traiter trois époques dans trois styles différents.

    1933. Lucia (II) se rend avec sa mère dans sa résidence d'été au bord de la mer. Au cours d'une promenade, elle rencontre Aldo, qui se remet en cachette d'une blessure. Ils tombent amoureux l'un de l'autre et Lucia rompt avec son milieu bourgeois pour épauler son homme, engagé contre la dictature. La chute du maître du pays, Machado, laisse espérer des lendemains qui chantent. Mais la normalisation a raison des utopies. Aldo doit reprendre la lutte et Lucia le voit s'éloigner irrésistiblement.

    On respire : le style a effectivement changé. Une manifestation contre la dictature réprimée brutalement par l'armée donne encore une occasion de convoquer le bruit et la fureur par le biais d'une caméra ivre, mais le reste est d'un calme bienvenu. La voix off de la douce et belle Eslinda Nunez nous prend la main et son errance sur la plage déserte nous repose. L'histoire d'amour est traitée cette fois de manière sensible. Dans le premier épisode, les rapports entre hommes et femmes n'étaient envisagés que sous la contrainte (jusqu'au viol d'une religieuse). Ici, ils sont plus harmonieux mais pudiques. Sous les yeux d'Aldo, une soirée mondaine libère des saveurs érotiques qui deviennent de plus en plus malsaines. La libération n'est pas encore totale. Lucia (I), à l'image du peuple cubain tout entier, n'était pas prête pour la révolution, prisonnière qu'elle était de ses propres chaînes morales. Lucia (II) prend son destin en main et si l'heure n'est pas venue, elle sait qu'elle peut attendre (superbe plan final la voyant hésitante entre deux direction et se fixant au milieu, immobile). La question des classes sociales commence à se poser; les Noirs ne sont plus seulement de sauvages guerriers rebelles puisque la mère évoque le mariage d'untel avec une "mûlatresse".

    Années 60. Lucia (III) travaille à la ferme d'état. Tomas est également un travailleur révolutionnaire exemplaire. Le couple se forme. Tous les regards, envieux, se tournent vers eux. Mais Tomas est atteint de jalousie maladive et cloître Lucia dans leur maison. Toujours amoureuse mais n'en pouvant plus de la situation, elle finira par fuguer et rejoindre ses camarades pour reprendre le travail et une vie normale. Tomas, de son côté, sombre dans l'alcool et la violence.

    Troisième partie et hymne béat à la révolution castriste ? Non point. Solas relègue la politique à l'arrière-plan pour se concentrer sur son couple et livre un petit bijou de "Nouveau cinéma", libre, naturel, sensuel, musical. Les acquis obtenus de haute lutte sont bien établis : égalité de traitement, alphabétisation massive. La dernière bataille se livre dans le cercle le plus intime et cette libération féminine, le cinéaste réussit à la faire passer sans manichéisme (la reformation attendue du couple restera hypothétique). Après la tempête romanesque et l'aquarelle délicate, nous passons au charme irrésistible et à l'énergie  du présent. L'approche se fait documentaire à l'extérieur, vibrante à l'intérieur. Beaux comme des dieux, Tomas et Lucia, la métisse (incendiaire Adela Legra), nous donnent enfin à voir des scènes d'amour fusionnelles et vivantes. Une extraordinaire séquence de bal cristallise toutes les qualités des nouvelles vagues de l'époque. Le thème de la claustration est traité avec une belle vigueur et l'ambivalence des sentiments est maintenue jusqu'à la fin. Le récit, dans une distanciation bien plus agréable que celle de la première partie, est scandé par les couplets de la célèbre chanson Guantanamera.

    Commencée dans la douleur, la fresque d'Humberto Solas se termine sur une merveille.

    Je recompte donc : □□□□ + □□■■+ ■■■■ / 3 = ■■□□. C'est bien ça...