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Nightswimming - Page 100

  • 38 questions pointues

    L'ami Vincent, inlassable scrutateur du net cinéphile en VO ou en VF, a relayé ce questionnaire d'origine américaine, paru notamment dans les pages de Flickhead. Voici mes réponses, rapides et parfois embarassées :

    1) Quel est votre second film favori de Stanley Kubrick ?

    Joker n°1. Je suis absolument incapable, pour une fois, de hiérachiser entre mes cinq Kubrick préférés. Cela se joue donc entre Dr Folamour, 2001 : l'Odyssée de l'espace, Barry Lyndon, Shining et Eyes Wide Shut.

    2) Quelle est l'innovation la plus significative / importante / intéressante dans le cinéma de la dernière décade (pour le meilleur ou pour le pire) ?

    Les travellings flottants de Gus Van Sant.

    3) Bronco Billy (Clint Eastwood) ou Buffalo Bill Cody (Paul Newman)?

    Clint Eastwood, assez nettement (mais je ne connais ni son Bronco Billy, ni le Altman).

    4) Meilleur film de 1949.

    Le troisième homme (Carol Reed).

    5) Joseph Tura (Jack Benny) ou Oscar Jaffe (John Barrymore)?

    Jack Benny (alias Joseph Tura dans To be or not to be). Le film avec Barrymore, Twentieth century de Hawks, m'est inconnu.

    6) Le style de mise en scène caméra au poing et cadre tremblé est-il devenu un cliché visuel ?

    Oui mais lorsque c'est Lodge Kerrigan (Keane, 2005) qui l'utilise, c'est génial (voire, dans leurs meilleurs moments, les frères Dardenne).

    7) Quel est le premier film en langue étrangère que vous ayez vu ?

    J'ai dû en voir avant mais le premier dont je sois sûr de la version est le film de Wenders, Les ailes du désir, lors de sa sortie en salles en 1987.

    8) Charlie Chan (Warner Oland) ou Mr. Moto (Peter Lorre)?

    Peter Lorre, sans connaître ces films-là.

    9) Citez votre film traitant de la seconde guerre mondiale préféré (période 1950-1970).

    Duel dans le Pacifique (John Boorman, 1968).

    duelpacifique.jpg

    10) Citez votre animal préféré dans un film.

    Le dernier que j'ai croisé était la chienne Lucy (Wendy et Lucy, Kelly Richardt, 2008).

    11) Qui ou quelqu'en soit le fautif, citez un moment irresponsable dans le cinéma.

    Le viol d'Irréversible.

    12) Meilleur film de 1969.

    Les damnés (Luchino Visconti).

    13) Dernier film vu en salles, et en DVD ou Blu-ray.

    Whatever works (Woody Allen) et Cloverfield (Matt Reeves).

    14) Quel est votre second film favori de Robert Altman ?

    The Player (1992).

    15) Quelle est votre source indépendante et favorite pour lire sur le cinéma, imprimé ou en ligne ?

    La revue Positif et la vingtaine de blogs ci-contre.

    16) Qui gagne ? Angela Mao ou Meiko Kaji ?

    Joker n°2. Aucune idée. Disons plutôt Feng Hsu chez King Hu (A touch of zen, Raining in the mountain).

    17) Mona Lisa Vito (Marisa Tomei) ou Olive Neal (Jennifer Tilly)?

    Pas très inspiré. Jamais vu Mon cousin Vinny mais j'aime beaucoup Coups de feu sur Broadway, alors je choisis Jennifer Tilly.

    18) Citez votre film favori incluant une scène ou un décor de fête foraine.

    Pour ne pas reparler de l'évident Jour de Fête, disons Mouchette (Robert Bresson, 1967).

    mouchette.jpg

    19) Quel est à aujourd'hui la meilleure utilisation de la video haute-definition sur grand écran ?

    Bien que ses films me touchent moins que je ne le souhaiterai, Nuri Bilge Ceylan compose des plans à la texture inoubliable.

    20) Citez votre film favori qui soit à la fois un film de genre et une déconstruction ou un hommage à ce même genre.

    Reservoir Dogs (Quentin Tarantino, 1992).

    21) Meilleur film de 1979.

    Apocalypse now (Francis Ford Coppola).

    22) Quelle est la plus réaliste / Sincère description de la vie d'une petite ville dans un film ?

    Le boucher (Claude Chabrol, 1970).

    23) Citez la meilleure créature dans un film d'horreur (à l'exception de monstres géants).

    Celle d'Alien (Ridley Scott, 1979).

    24) Quel est votre second film favori de Francis Ford Coppola ?

    Le Parrain, deuxième partie (1974).

    25) Citez un film qui aurait pu engendrer une franchise dont vous auriez eu envie de voir les épisodes.

    Cris et chuchotements (Ingmar Bergman, 1973) avec son titre de parfait slasher.

    26) Votre sequence favorite d'un film de Brian De Palma.

    Le morceau de bravoure étant l'une des spécificités (l'une des limites ?) du cinéma de DePalma, le choix est difficile. A seize ans, j'aurai dit celle, eisenstenienne, de l'escalier de la gare dans Les incorruptibles (1987) et à vingt ans celle, à la vision longtemps redoutée, de la tronçonneuse dans Scarface (1983). Aujourd'hui, disons la scène des toilettes du Festival de Cannes dans Femme fatale (2001).

    femmefatale.jpg

    27) Citez votre moment préféré en Technicolor.

    L'affrontement final entre Jennifer Jones et Gregory Peck dans Duel au soleil (King Vidor, 1946).

    28) Votre film signé Alan Smithee préféré.

    Joker n°3. Jamais vu aucun film "signé" par ce pseudo. J'aurai préféré la question "Quel film semble être signé Alan Smithee ?". A ce moment-là, j'aurai cité les derniers Wenders américains (lui qui est si attiré par Hollywood et son histoire).

    29) Crash Davis (Kevin Costner) ou Morris Buttermaker (Walter Matthau)?

    Ni Duo à trois ni La chouette équipe ne me sont familiers, mais j'aime assez Kevin Costner.

    30) Quel film post-Crimes et délits de Woody Allen préférez vous ?

    Maris et femmes (1992), juste devant Vicky Cristina Barcelona.

    31) Meilleur film de 1999.

    Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick).

    32) Réplique préférée.

    "I suggest you have your architect investigated as well" (L'inspecteur Clouseau à son hôte, après s'être pris le mur au lieu de franchir le seuil de la porte).

    clouzeau.jpg
    Quand l'inspecteur s'emmêle (Blake Edwards, 1964)

    33) Western de série B préféré.

    Difficile de délimiter la catégorie lorsque l'on est pas spécialiste. Le seul qui me vienne à l'esprit est La chevauchée de la vengeance (Budd Boetticher, 1959).

    34) Quel est selon vous l'auteur le mieux servi par l'adaptation de son oeuvre au cinéma?

    Disons que je ne connais en général les grands auteurs que par les adaptations qui leur sont consacrés. Le temps retrouvé (Proust/Ruiz, 1999).

    35) Susan Vance (Katharine Hepburn) ou Irene Bullock (Carole Lombard)?

    J'adore L'impossible monsieur Bébé mais je n'ai pas une passion immodérée pour Katharine Hepburn. Choix par défaut donc, connaissant très peu Miss Lombard.

    36) Quel est votre numéro musical préféré dans un film non musical ?

    "I can't stand the quiet..."

    Simple men (Sonic Youth/Hal Hartley, 1992)

    37) Bruno (Le personnage si vous n'avez pas vu le film, ou le film si vous l'avez vu) : une satire subversive ou un stéréotype ?

    Un stéréotype subversif. Non, pas vu en fait. Joker n°4.

    38) Citez cinq personnes du cinéma, mortes ou vivantes, que vous auriez aimé rencontrer.

    Ado Kyrou, Marcello Mastroianni, Alain Cavalier, Sandrine Bonnaire, Paul Thomas Anderson (étant entendu qu'il s'agit là de discuter...).

  • Le grand passage

    (King Vidor / Etats-Unis / 1940)

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    grandpassage.jpgDevant les abus des autorités et l'intolérance de la bonne société de Portsmouth, Langdon Towne, fraîchement viré de Harvard, et son ami Hunk Marriner partent à l'aventure vers l'Ouest. Ils croisent alors la route du Major Rogers et de son bataillon de Rangers, soutenu par les Anglais. Le militaire a besoin d'un cartographe et prenant connaissance des talents de dessinateur de Towne, les invite à se joindre à eux pour une expédition périlleuse destinée à anéantir une tribu d'indiens alliés aux Français.

    Selon la tradition, notre regard épousera donc celui des deux témoins Towne et Marriner (l'excellent Robert Young et l'indispensable Walter Brennan) pour mieux plonger dans la vie des Rangers et admirer la force de caractère de l'homme d'exception placé à leur tête (Spencer tracy, à la fois intransigeant et humain, ferme et accessible). Mais avant toute chose, dans ce Grand passage (Northwest passage), frappe le cadre dans lequel se déroule cette rencontre avec un corps militaire car une fois passée l'introduction, nous serons placé au coeur de la nature immense, protectrice parfois, meurtrière souvent. Dans un prodigieux Technicolor, Vidor capte en extérieurs son incroyable présence, rend toute la vérité d'un terrain et traduit sans détour l'impact physique de celui-ci sur les hommes. S'y fondre ne va pas de soi, l'union se mérite et l'effort est permanent pour y parvenir. Quelques plans magnifiques montrent les Rangers (tout de vert vêtus) au repos, se confondant aux broussailles à flan de colline ou épousant la forme des branches émergeant des eaux d'un marais. Plus douloureusement, titubant en guenilles, ils se mettront à ressembler aux herbes folles brûlées par le soleil qui envahissent le fort désert, là où ils pensaient connaître la fin de leur calvaire. La majeure partie du récit se réduit en fait à une série d 'épreuves : faire basculer d'un flan à l'autre d'une colline une dizaine de canots (comme Fitzcarraldo son bateau), patauger dans un marais infesté de moustiques, former une chaîne humaine afin de traverser un torrent indomptable. Chacune de ces séquences se déploie dans toute sa longueur, Vidor alternant plans d'ensemble situant l'action face aux éléments et plans rapprochés rendant l'effort physique évident (on sent littéralement la densité des matières, comme celle du bois dont sont faits les canots). Le lyrisme ne découle donc pas seulement de la majesté du cadre mais aussi d'une épaisseur concrète des choses. Question de moyens bien sûr, et surtout, de savoir-faire. Le bataillon est constitué de 200 hommes au départ et d'une quarantaine à l'arrivée. On nous le dit et on le voit réellement sur l'écran. L'artifice et la simulation n'ont pas leur place ici.

    Cette approche est nécessaire pour faire passer l'éloge de la volonté, de l'endurance et de la résistance. La morale est militaire : l'homme s'élève par l'effort, la mission passe avant tout et les morts laissés derrière ne doivent pas ébranler l'âme. Elle s'accorde aussi parfaitement avec l'idéologie américaine : le chef charismatique guide et galvanise ses troupes, les aidant à trouver des ressources insoupçonnés de courage, mais il peut également se soumettre à un vote de ses subordonnés lorsque les tensions naissent d'une situation extrême qui n'est plus tenable. Toutefois, l'homme providentiel n'est pas Dieu, il ne le remplace pas (le dernier plan, qui en rajoute dans le messianisme, fut semble-t-il tourné dans le dos de Vidor) et Rogers aura son instant d'affaissement, en craquant, bien à l'abri des regards. A l'image de ce dernier personnage, le film de Vidor est moins dirigiste qu'il n'y paraît. Towne, le dessinateur, s'il se trouvera profondément changé par le périple et sa rencontre avec Rogers, n'endossera pas pour autant l'uniforme, restera civil et deviendra peut-être, comme le souhaite sa femme retrouvée (par l'épreuve), un grand peintre, une fois installé en Europe, à Londres.

    Comme souvent dans le Hollywood classique, il est fort intéressant de se pencher sur la façon dont sont vus les Indiens. Dans les rangs des Rangers, la haine est le moteur de ceux qui ont vécu les massacres de proches et la violence des témoignages surprend (scalps mais aussi éviscérations et autres amabilités, pratiques qui ne sont pas l'apanage des ennemis puisque l'un des militaires ira jusqu'au cannibalisme). Pourtant, le spectre des sentiments envers les Indiens est relativement large (Towne souhaite, au départ, juste aller à leur rencontre afin de les dessiner, d'autres n'y font guère allusion et ne semblent pas être obnubilés par le problème). Vidor ne monte pas de plan de réaction lorsqu'est fait par un soldat l'horrible récit destiné à galvaniser ses camarades et à l'heure de la bataille, certains freineront l'ardeur des plus hallucinés. Le cinéaste cède donc moins à une vision manichéenne qu'il ne traduit l'état d'esprit probable de ces militaires. Le seul épisode guerrier n'advient qu'à la moitié du métrage et il n'a rien d'une glorification par le face à face. La bataille éngagée ne l'est nullement sur un pied d'égalité qui permettrait aux Blancs victorieux de tirer le plus grand bénéfice. L'écrasement de l'ennemi est la conséquence d'une attaque-piège dans laquelle aucune chance n'est laissée, visant jusqu'aux femmes et aux enfants. Vidor, au terme de cette longue séquence au cours de laquelle ne s'entend aucune note de musique, dans un geste réaliste et dérangeant (on voit Towne recharger allègrement son fusil), assume l'image terrible qui change l'affrontement en extermination pure et simple : les derniers Indiens survivants sont encerclés au centre de leur village, désarmés pour la plupart, et sont abattus. Mission accomplie. Guerre nécessaire pour ces soldats, sans doute, sale assurément (au moins deux y laisseront leur santé mentale).

    Le grand passage est un film fort, une oeuvre ample qui avance lentement mais sûrement, où chaque élément scénaristique devient une toute autre chose qu'une simple péripétie, transfiguré qu'il est par la mise en scène.

  • Free Zone

    (Amos Gitai / Israel - Belgique - France - Espagne / 2005)

    freezone.jpgEn un long plan-séquence serré, Amos Gitai filme Natalie Portman en pleurs, assise à l'arrière d'une voiture, au son d'une chanson israélienne jouant sur la répétition des phrases. Les premières minutes de Free Zone sont aussi radicales que l'étaient les dernières du Vive l'amour de Tsai Ming-liang (1994) où l'on voyait de même une femme se mettre à pleurer sans pouvoir s'arrêter. Ici, les gestes de l'actrice américaine qui, en essuyant ses joues perd son maquillage, prennent la forme d'un dépouillement des artifices, nécessaire à l'immersion d'une figure occidentale dans la réalité brute du Proche-Orient. En imposant ce dispositif d'emblée, le cinéaste accroche le spectateur mais, en ne s'y tenant pas exclusivement par la suite, prend le risque de relâcher la pression.

    Dans cette voiture que nous quitterons rarement, entre la jeune américaine Rebecca, souffrant d'une rupture amoureuse, et Hanna, sa conductrice israélienne en route pour la Jordanie, les enjeux sont mystérieux et ne s'éclairent que très lentement. L'emploi inhabituel et assez beau de la surimpression (une conversation douloureuse sur les images du voyage) permet l'affleurement du traumatisme de Rebecca. Derrière les vitres du véhicule, le réel pèse de tout son poids (paysages, populations, passage tendu de la frontière). Free Zone captive pendant vingt minutes.

    L'attention se porte ensuite plus précisément sur Hanna. Son histoire, bien que plus dramatique, passionne déjà beaucoup moins, explicitée qu'elle est par un flash-back des plus classiques. Mais lorsque le trio féminin se trouve formé (les deux femmes rencontrent Leila, palestinienne dont le mari doit de l'argent à celui d'Hanna) le film s'affaisse considérablement. Le fond documentaire s'efface et laisse la place à de vaines agitations chorales (une séquence d'incendie de village ou un ultime et confus passage de la frontière). Les comédiennes se livrent à des performances théâtrales (non pas Natalie Portman, qui reste d'une grande sobriété, mais ses deux acolytes), au rythme de dialogues maladroits et empesés (ce road movie paraît bavard). Que Gitai laisse un moment dans l'ombre certains éléments, voilà qui est stimulant. Que ses personnages prennent à leur tour le relai en parlant eux-mêmes par énigme sans raison particulière (voir les atermoiements de Leila dans son bureau puis au village), cela devient fatigant.

    Il est difficile, voire impossible, partant de ces personnages-là, d'échapper à la symbolique politique mais Gitai aurait pu fluidifier un peu plus son récit, ce qui nous aurait éviter de passer, sans transition et sans nécessité autre que celle du message, du moment de partage dans la voiture autour d'un morceau de musique à l'engueulade finale entre l'Israélienne et la Palestinienne. Le début de Free Zone annonçait un jeu kiarostamien avec le réel, du fond duquel la politique ferait quelques signes. Malheureusement, le cinéaste a choisi une autre voie, celle des histoires intimes qui traduisent littéralement une situation géographique, et les insuffisances du scénario, l'inégalité de l'interprétation et, malgré de beaux plans, les valses-hésitations de la mise en scène (dans la voiture ou à l'extérieur, reportage ou allégorie...) ne parviennent pas à capter notre attention jusqu'au bout.

  • Trois camarades

    (Frank Borzage / Etats-Unis / 1938)

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    troiscamarades.jpgTrois camarades (Three comrades) s'ouvre sur le soulagement d'une poignée de soldats allemands célébrant dans leur cantine la fin de la guerre (celle de 14-18). Parmi eux, Erich, Otto et Gottfried portent un toast qui n'a pas grand chose d'enjoué. En démarrant au soir de l'arrêt des hostilités, le récit se déploie à partir d'une blessure dont la cicatrisation se révèlera impossible et se leste d'un sentiment de tristesse insondable.

    Le thème de la camaraderie, entraînant souvent humour et légéreté, aurait pu atténuer ce sentiment-là mais Borzage le traite de manière radicale, extrèmement pure. L'histoire des liens qui unissent les trois protagonistes principaux ne nous est pas contée, l'expérience commune de la guerre constituant un fondement suffisant pour la crédibilité de cette amitié inaltérable. De plus, ces trois ont "la même allure", comme le remarque Pat lorsqu'elle les rencontre et qu'elle tombe amoureuse d'Erich (et effectivement, au-delà de la caractérisation spécifique de leurs personnages respectifs, Robert Taylor, Franchot Tone et Robert Young laisse entrevoir le même feu intérieur et unificateur). Rarement la force d'un lien de cette nature aura été ressentie au cinéma aussi simplement et aussi directement.

    L'entrée en jeu de la jeune femme, Pat, devrait chambouler l'équilibre parfait du trio. Or, ce quatrième élément va consolider plus encore l'édifice (bâti en quelque sorte contre tous les autres). Otto et Gottfried, sans jamais s'interposer, sans jamais créer la moindre ambiguïté, vont se charger de protéger le couple formé par Erich et Pat car ils représentent les piliers les plus solides de cette construction, par leur pragmatisme et leur lucidité. Surtout, ils sont, selon leurs propres dires, des morts-vivants, contrairement à Erich, qui a vécu moins durement la guerre (il n'est resté au front qu'une année) et qui reste du côté de la vie.

    Être mort ou vivant, ou... ni l'un ni l'autre. Les conversations et les allusions en ce sens abondent comme s'accumulent les nuages menaçants dans le ciel et les émeutes dans la rue. Ces funestes et répétitifs présages laissent peu d'échappatoires possibles à l'heure du dénouement mais la grande originalité de celui-ci est d'enrichir le drame d'une série de transferts d'énergie. Ceux qui meurent aident les autres à vivre (et les accompagnent toujours après). Toutefois, malgré le spiritualisme qui enrobe l'oeuvre, et à notre grand étonnement, Borzage évite la lourdeur du thème sacrificiel. Tout d'abord, les décès prennent la couleur sombre de l'inéluctable mais n'ont rien de suicidaire. Surtout, dès le début, l'inter-dépendance des personnages dans ce petit cercle a été démontrée, notamment dans la séquence du taxi saccagé : Gottfried, sachant que ses activités politiques mettent en péril la sécurité de ses deux amis, renonce dorénavant à s'impliquer. Le lien est si fort que le moindre événement vécu par l'un affecte tous les autres.

    Dans une société allemande du début des années 20 totalement déboussolée, les quatre se construisent une bulle (le tournage en studio et l'usage criant des transparences et des décors simplifiés accentuent encore cette sensation). Ils se constituent en noyau insécable. Le mariage de Pat et Erich est célébré dans le bar en la seule présence de Gottfried, d'Otto, du maire, du tenancier et de son employé, les habitués trouvant porte close. Aucune crise interne ne vient perturber le groupe, toutes éclatent uniquement à l'extérieur : dans la rue, dans la société. Des trois amis, Gottfried semble être le seul à tenter un moment autre chose vers l'extérieur, en côtoyant un camarade se lançant dans la rue dans des discours politiques. Le regard que porte Borzage sur les différents groupuscules s'affrontant au dehors reste évasif : un mouvement vaguement pacifiste d'un côté et une organisation martiale et violente de l'autre. Gottfried assurera avoir finalement choisi l'action politique mais son aveu vient si près de la fin qu'il ne semble engager que lui. Il n'entraîne pas le film avec lui. Et en effet, dans l'ultime scène, pendant que la ville gronde au loin, on parle de partir pour l'Amérique du Sud.

    Ce lieu est largement fantasmé. Il n'est convoqué que par les faux souvenirs qu'Erich aimait égréner devant Pat. Il symbolise donc un ailleurs, voire une autre dimension, plutôt qu'un lieu précis. Ce dénouement sonne comme un désengagement mais la blessure de la guerre semble avoir rendu impossible tout sursaut de ce point de vue. La guerre n'a pas servi de leçon, il ne sert à rien de crier "plus jamais ça". Il ne reste donc qu'à se plonger (ou s'élever) dans l'amour absolu (ou dans l'amitié absolue puisqu'ici, l'un n'exclue pas l'autre au point que l'un ressemble exactement à l'autre), cet amour né d'une déchirure et qui devient nécessité (Erich existe à peine avant sa rencontre avec Pat ; c'est d'ailleurs, dans les premières minutes, le moins "caractérisé" des trois).

    Dans son style discret et sensible, Borzage recouvre son histoire triste d'un manteau neigeux. S'il s'autorise, à l'occasion, des effets visibles de mise en scène (toujours à bon escient : la vengeance d'Otto, l'ultime redressement de Pat), ce sont des images simples qui frappent et qui déchirent : le cadavre de Gottfried serré contre Erich à l'arrière de la voiture conduite par Otto, à la recherche du meurtrier, ou la séparation sur le quai de la gare où Pat demande aux deux hommes de se retourner pour qu'elle puisse trouver la force de partir. Ce sont aussi ces gros plans sur le visage souffrant mais lumineux de la merveilleuse Margaret Sullavan.

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1968)

    Suite du flashback.

     

    cahiers200.jpgpositif94.JPG1968 : En début d'année, c'est "l'affaire Langlois" qui agite le monde du cinéma et dès leurs numéros de mars, les Cahiers et Positif affichent leur soutien au directeur de la Cinémathèque. Dans la foulée surviennent les événements de mai dont les deux revues rendent abondamment compte en juin et juillet, des Etats Généraux du Cinéma au Festival de Cannes en passant par la recension des nombreux films et reportages nés des mouvements de révolte printaniers.
    Les Cahiers, qui, contrairement à Positif, avaient pendant quinze ans revendiqué un certain désengagement, prennent alors un virage vers une lecture politique des films les conduisant notamment à rejeter le cinéma "officiel". En cette année où Jean-Louis Comolli et Jean Narboni se partagent le fauteuil de rédacteur en chef, la revue publie des numéros consacrés à Jerry Lewis ou Carl Dreyer mais défend surtout un certain cinéma français, celui de Philippe Garrel, de Jean-Daniel Pollet et bien sûr de Jacques Rivette.
    Positif oscille également entre l'ancien et le nouveau, proposant un retour sur Edmond T. Gréville, des entretiens avec Anthony Mann et Fritz Lang, une présentation de Bernardo Bertolucci et de Fernando Solanas. Deux oeuvres phares sont analysées en profondeur : De sang froid et 2001 (avec un long texte de Michel Ciment en octobre puis, en fin d'année, un entretien avec Stanley Kubrick). En 68 est lancée la première "Semaine Positif" (les cinéastes dont les films sont présentés se retrouvent au sommaire du numéro de février). Enfin, le n°96 voit un cahier rose relatant les événements de mai voisiner avec un riche "lexique de l'érotisme au cinéma".


    Janvier : Trois sur un sofa (Jerry Lewis, Cahiers du Cinéma n°197) /vs/ Terre en transes (Glauber Rocha, Positif n°91)

    Février : La veuve joyeuse (Ernst Lubitsch, C198) /vs/ Trio (Gianfranco Mingozzi, P92)

    Mars : La mariée était en noir (François Truffaut, C199) /vs/ Guêpier pour trois abeilles (Joseph L. Mankiewicz, P93)

    Avril : Henri Langlois (C200-201) /vs/ Metropolis (Fritz Lang, P94)

    Mai : ---/vs/ De sang froid (Richard Brooks, P95, )

    Juin : L'amour fou (Jacques Rivette, C202) /vs/ "L'érotisme" (Raquel Welch, P96)

    Été : Premier amour, version infernale (Susumu Hani, C203) /vs/ Boom (Joseph Losey, P97)

    Septembre : L'amour c'est gai, l'amour c'est triste (Jean-Daniel Pollet, C204) /vs/---

    Octobre : Model Shop (Jacques Demy, C205) /vs/ 2001, l'odyssée de l'espace (Stanley Kubrick, P98)

    Novembre : La voie lactée (Luis Buñuel, C206) /vs/ Half a sixpence (George Sidney, P99)

    Décembre : Vampyr (Carl Th. Dreyer, C207) /vs/ Un soir, un train (André Delvaux, P100-101, )

     

    cahiers207.jpgpositif98.JPGQuitte à choisir : Les choix de Metropolis et Vampyr s'annulent (comme ceux des couvertures de l'été, consacrées à deux oeuvres audacieuses mais bancales) mais ensuite les films de Delvaux, Mankiewicz, Brooks et Kubrick surplombent ces Truffaut, Lubitsch et Buñuel-là. Ceux de Lewis, Rivette, Pollet et Demy suffiraient-ils à rétablir la balance, même sans parler du Rocha et du Mingozzi ? Allez, pour 1968 : Avantage Positif.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Angoulême 2009

    tarantino.jpg

    Compte-rendu festivalier (à la Michel Ciment) :

    La sélection

    Le festival de Cannes 2009 d'Angoulême 2009 (Garden Nef Party, 17 et 18 juillet), en sélectionnant une nouvelle fois la crême de la crême, a confirmé son statut d'évènement mondial régional incontournable. Quelques grands auteurs (Franz Ferdinand, Gossip, The Ting Tings, Ghinzu, Phoenix) étaient présents, côtoyant des artistes moins reconnus (mais parfois plus méritants). Les sélectionneurs ont largement privilégié les anglo-saxons : cinq britanniques et huit américains (avec un avantage qualitatif, au final, pour les premiers). La France ne faisait toutefois pas trop pâle figure avec ses huit représentants (signalons cependant que sept d'entre eux choisissaient pour s'exprimer la langue de Britney Spears). La Belgique ne proposait qu'un seul spectacle mais de haute tenue, celui de Ghinzu. On regrette (?) l'absence totale des roumains, taïwanais, mexicains...

    Les tendances

    Climatique, la tendance fut, en soirée, à la fraîcheur et à une humidité quasi-automnale qui usa les organismes. Sur un autre plan, cette année, un thème particulier rapprochait de façon évidente plusieurs prestations, signe de l'influence toujours prégnante de Michelangelo Antonioni, celui des rapports homme-femme au sein du couple. En effet, quatre formations se limitaient à un simple duo : Joe Gideon and the Shark, John and Jehn, Blood Red Shoes et The Ting Tings. Tous ne renouvelaient pas la réflexion mais la formule la plus basique (celle des Blood Red Shoes avec elle à la guitare et lui à la batterie) ne fut pas la moins pertinente. De manière plus anecdotique, nous aurons aussi noté la reprise d'une figure popularisée récemment par Philippe Katerine et son groupe ("Et je coupe le son...") : l'arrêt sur image "live". Les musiciens restant figés sur la scène pendant quelques secondes : The Ting Tings, Stuck in the Sound et un troisième (Ghinzu ?) nous ont fait le coup.

    Les déceptions

    Pour raisons de santé, le set de Santigold fut annulé au dernier moment. L'attente du dernier show du samedi, celui d'Etienne de Crecy devint alors trop longue pour nous, meublée qu'elle était par le deuxième passage des Night Marchers (du punk-rock un brin épuisant). De toute manière, l'électro française n'était pas à la fête. L'album de Vitalic, sans être ébouriffant, semblait promettre quelques pics technos sautillants. Las, le set du monsieur fut laborieux, ne décollant jamais, pas aidé non plus par les défaillances techniques de son light-show. Pétrifiés par l'ennui et le froid, nous allâmes donc nous coucher avant l'ultime concert du vendredi également (dommage pour Boss Hog).

    Les Versaillais de Phoenix sont des stars mondiales, courent les gros festivals de Tokyo aux States, font la bise à Sofia Coppola, mais sont assez fraîchement supportés chez eux. Personnellement, cela doit bien faire dix ans que j'essaie d'aimer ça, d'aller plus loin que les deux-trois chansons pop bien troussées qu'ils parviennent à écrire pour chaque livraison. Mais non, je n'y arrive pas et ce n'est pas ce concert-là, impersonnel, sans aucune ampleur ni singularité sonore, n'enthousiasmant personne au-delà du dixième rang des groupies, qui me fera changer d'avis.

    Les bien-bien-c'est-pas-mal-bof-bof

    Joe Gideon and The Shark aligne des morceaux très chaotiques mais évoluant tous un peu de la même façon (avec un début "parlé" calme et une explosion sonore à la suite) ; les p'tits jeunes de Papier Tigre s'amusent à destructurer leur musique assez bruyamment, dans un style à la Sloy ; The Jim Jones Revue enfile les rock'n'roll purs et durs (pas vraiment notre tasse de thé mais l'honnêteté nous pousse à écrire que l'assistance se secoua avec véhémence).

    Gossip était en tête d'affiche. L'imposante Beth Ditto ne se ménage pas et la musique se déleste des arrangements qui encombrent un peu les albums. L'ensemble n'est pas désagréable, ni transcendant. Nous attendions d'un pied plus ferme les Cold War Kids, dont nous prisons assez les compositions en montagnes russes, flirtant toujours avec la grandiloquence sans y tomber. Le résultat fut mitigé : l'énergie semblait tourner à vide et la musique s'uniformiser.

    Les bonnes surprises et les révélations

    Rahzel, impressionnant et sarcastique human beat box, et Master Mike, DJ et homme de l'ombre des Beastie Boys, se sont partagé la scène pour un mix qui, loin du ratage Vitalic, donnait envie de sautiller même aux allergiques à l'électro et au hip-hop. De leur côté, les frenchies de Stuck in the sound ont déroulé leur énergique et attirante noisy pop. On ne peut pas se tromper sur les origines de Sleepy Sun. Ça vient de San Francisco et ça s'entend : du rock psychédélique chanté en chemise à fleurs. On commence par en sourire avant d'être réellement hypnotisé. Izia, fille de Jacques H., chante en anglais du rock assez classique mais bien foutu : belle voix, présence indéniable et identité sonore déjà bien établie. Bref, à suivre de près.

    Ceux qui ont fait le boulot

    Le duo John and Jehn, s'étant aguerri à Londres, revient au pays pour nous faire profiter d'un rock froid et serré à souhait, lorgnant vers les 70's de Suicide ou de The Fall. Un cran au-dessus pour ce qui est de larguer des bombinettes pop : The Ting Tings, toujours aussi plaisamment superficiels. Les tubes ne perdent pas grand chose à la relative cure d'amaigrissement imposée par un show assumé à deux, "avec la pêche", comme diraient les autres. Très attendu par nos services, TV On The Radio choisit de montrer sa face la plus énergique, délaissant quelque peu les expérimentations sonores gravées sur disques. La musique perd un peu de son mystère mais le mur du son bâti là restera en mémoire (et les oreilles siffleront longtemps).

    Le palmarès

    Caméra d'or : Blood Red Shoes. Parmi les "groupes à deux", celui de Laura-Mary Carter et de Steven Ansell aura livré la performance la plus marquante, la plus intense. Équilibre parfait entre les deux voix se relayant ou se superposant, entre les assauts de guitare de Madame et les impressionnants déboulés rythmiques de Monsieur : cette pop tendue, à la fois minimaliste et puissante est à ranger direct aux côtés de celle des White Stripes et autres Kills (cette video stroboscopique en rend assez bien compte).

    Prix du Jury : Zone Libre vs Casey. Pas les plus attendus au départ et une bonne petite claque à l'arrivée. Le croisement de deux urgences, celle du rock (Zone Libre : Serge Teyssot-Gay, toujours aussi affûté, mais aussi Cyril Bilbeaud, ex-Sloy, et Marc Sens) et du hip-hop (la rappeuse Casey) fait de sacrées étincelles, balançant quelques violentes évidences toujours bonnes à redire et faisant sacrément bouger son petit monde (une video, ).

    Grand Prix : Ghinzu. Lunettes et costumes noirs font d'abord craindre le gros show hautain mais le doute est vite dissipé devant la générosité et l'énergie dégagées par le quintet belge. Belle ampleur sonore, morceaux impeccables. Contrairement à Phoenix, Ghinzu n'a nul besoin de demander aux spectateurs de taper dans leurs mains pour un simulacre de liesse : l'onde se propage sans mal jusque dans les rangs de ceux qui ne connaissent pas bien la musique de ces messieurs (le lendemain, apparemment dans la même forme, ils étaient ).

    Palme d'or : Franz Ferdinand. Au final, le favori l'emporte, laissant loin derrière toute concurrence. Sans changer les fondamentaux (toujours la même formation de base), le groupe n'a cessé, depuis ses débuts, de se bonifier sur scène et d'enrichir sa palette, enfilant les tubes imparables (quelle collection, tout de même) tout en continuant à surprendre, à prodiguer de subtiles variations. Tout cela tourne admirablement rond et Alex Kapranos chante de mieux en mieux. Justifiant pleinement sa place en tête d'affiche, le groupe écossais a semblé contenter tout le monde, du début à une fin en apothéose, attendue et pourtant surprenante encore dans l'enchaînement des morceau-de-bravourisés 40' et Lucid dreams". Classe. ( ou ).

     

    Fin de l'interlude et retour au cinéma dans la semaine...

     

    En photo people : Mélanie L. et Quentin T. (qui n'étaient pas, à ma connaissance, à Angoulême)

     

  • Mets donc un disque, qu'on se repose

    Nightswimming is on Pause...

    ...pour une dizaine de jours.

    Puisque, cette année, je vous entraîne mensuellement vers les lointains rivages temporels de 1984, je vous propose, pour meubler agréablement la parenthèse, de jeter une oreille sur cette playlist concoctée par mes soins et estampillée nineteen eighty-four :

     


    Découvrez Cocteau Twins!

     

    Et comme en septembre prochain, pour évoquer la rentrée 84, il faudra forcément parler du film ayant mêlé le mieux, en ce temps-là, images et musique, pourquoi ne pas s'y replonger un peu :

  • Les corps sauvages

    (Tony Richardson / Grande-Bretagne / 1958)

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    Lookback 09.jpgA la fin des années 50, au moment même où, en France, la Nouvelle Vague commence à redistribuer les cartes, le Free Cinema britannique explose de l'autre côté du Channel. Moins formaliste et revendiquant moins fortement la pratique de la terre brûlée esthétique, le mouvement qui vit s'épanouir les oeuvres de Tony Richardson, Lindsay Anderson et Karel Reisz, est en revanche bien plus clairement combatif sur le plan social et politique, tournant essentiellement son regard vers les classes moyennes et ouvrières.

    L'étiquette Free Cinema s'est fondue avec celle des "Jeunes gens en colère" ("Angry young men"), courant littéraire contemporain ayant donné matière à plusieurs scenarii portés à l'écran par les membres du groupe. Look back in anger, exploité chez nous sous le titre Les corps sauvages, est le film initiateur du mouvement. La pièce de théâtre du même nom avait fait sensation quelques mois auparavant et imposé l'auteur John Osborne et le metteur en scène Tony Richardson. Le passage à l'écran se réalisa grâce à ces deux mêmes personnalités, toutes deux agées de moins de trente ans et ayant créée la Woodfall Film Productions (qui produira, à la suite de ce premier long-métrage, et entre autres, Samedi soir, dimanche matin de Karel Reisz, La solitude du coureur de fond de Richardson ou, plus tard, Kes de Ken Loach).

    Ne démentant pas son titre, Look back in anger est l'une des oeuvres les plus révoltées qui soient, centrée qu'elle est sur un véritable bloc de colère : le personnage de Jimmy Porter, interprété par un Richard Burton beau comme un dieu et fiévreux comme un damné. Sa colère permanente est d'autant plus violente qu'elle éclate en vase clos, au sein de la structure nucléaire du couple. Elle apparaît donc tout d'abord presque comme un jeu pervers entre mari et femme, aux effets démultipliés par la présence d'un tiers spectateur, Cliff, l'ami de Jimmy, vivant dans le même appartement. Les railleries, les éclats de voix, les invectives fusent le long de dialogues très littéraires, bardés de références. Les inclinaisons artistiques des protagonistes le justifient : les deux hommes, d'origine ouvrière, vendent des friandises sur les marchés tout en lisant, en écrivant ou en jouant du jazz ; seule Alison, la femme de Jimmy, vient d'une classe supérieure, celle de la vieille Angleterre. La trivialité la plus crue peut toutefois surgir dans les mots ou les gestes, rendant plus explosive encore la situation. Richardson alterne d'ailleurs temps forts dramatiques et moments creux du quotidien (prendre les repas, faire la vaisselle), s'affranchissant ainsi de la convention rythmique théâtrale du découpage en actes. La recherche d'un équilibre purement cinématographique se prolonge avec l'insertion de nombreuses séquences extérieures, captées notamment sur un marché, et qui apportent bien plus qu'une simple aération.

    L'autopsie d'un couple est une problématique dans l'air du temps (à l'époque, Antonioni met en place sa thématique et son esthétique) que Richardson aborde avec un regard intense et très sûr, allant cadrer en fin de séquences de magnifiques gros plans de Burton, de Mary Ure ou de Claire Bloom. Cette problématique, il la croise avec le social, par un glissement progressif, un élargissement de la portée de la colère de son protagoniste. La révolte de Jimmy rayonne par cercles concentriques, atteignant au fur et à mesure plusieurs cibles qui dépassent de loin le cadre du foyer. En éclatant à l'encontre de l'armée, de l'église, de l'empire colonial, des petits fonctionnaires d'un état sclérosé ou de la famille, cette révolte perpétuelle nous rend Jimmy extrêmement touchant, lui qui s'épuise à exploser ainsi, qui le sait et qui ne peux faire que ça, même avec le sentiment d'être "toujours du mauvais côté". Cette rage, il ne l'exprimera jamais mieux qu'avec sa réponse à la question que lui pose sa vieille amie Mrs. Tanner : "- What do you really want, Jimmy ? - Everything... and nothing..."

    Il est difficile d'aller plus avant dans l'étude de cette colère sans dévoiler les deux coups de théâtre émaillant les dernières minutes de Look back in anger. Soulignons toutefois qu'ils procèdent d'une logique certaine du point de vue de l'intégrité et de la sincérité des personnages. Le dénouement prend l'allure d'une résignation alors qu'il est, profondément, signe de victoire.

    Démarrant dans une explosion de jazz et défilant constamment sous tension, Look back in anger est un film peu aimable et pourtant très attachant, dont le Naked de Mike Leigh renverra trente-cinq ans plus tard bien des échos. Puisant dans le théâtre la grande complexité des caractères et s'appuyant sur de magnifiques comédiens (Richard Burton dans l'un de ses meilleurs rôles, Mary Ure à la blondeur aveuglante et la brune Claire Bloom qui n'a qu'à lever les yeux pour embraser l'écran), le film de Tony Richardson a toute la force des coups d'essai-coups de poings.

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Cloverfield

    (Matt Reeves / Etats-Unis / 2008)

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    cloverfield.jpgUne simple idée peut-elle suffire à faire tenir un film droit ? Parfois oui, comme c'est le cas avec Cloverfield. A Manhattan, Hud se retrouve avec une caméra numérique dans les mains, chargé de couvrir la fête donnée en l'honneur de son pote Rob. En pleine nuit, coupures de courant et explosions sément la pagaille aux alentours. Des monstres attaquent New York et Hud va filmer l'incroyable. Sur l'écran, nous ne verrons rien d'autre que le déroulement intégral de cet enregistrement.

    L'idée n'est pas totalement neuve. Le concept se rapproche de celui de la caméra subjective exclusive de La dame du lac, du Dossier 51, de La femme défendue et de bien d'autres. Plus évident encore est le parallèle avec le Projet Blair Witch, qui fit son petit effet il y a dix ans de cela. Cloverfield, à mon sens, dépasse toutefois aisément ce modèle (déjà assez intéressant) en de nombreux endroits.

    Les moyens dont a disposé Matt Reeves lui ont permis de faire entrer dans ce cadre restrictif toutes les richesses visuelles du film catastrophe. La tentation a dû pourtant être grande d'infléchir de temps à autre le parti-pris de départ en élargissant le champ afin de contenter le spectateur, plutôt que d'escamoter ainsi continuellement certaines visions et d'expulser sans ménagement certains protagonistes du récit. En collant à l'illusion du document amateur, Cloverfield propose un jeu assez réjouissant de cadrages-décadrages, titillant sans cesse la frustration du spectateur dans son désir de voir entièrement ce qu'un seul point de vue ne peut appréhender. Il en va de même du montage ou plutôt de son "absence" car en se limitant à un simple bout-à-bout d'images, le film, d'une part, laisse intacts des plans ou des séquences sans enjeu (nous ne parlons pas ici seulement de la longue introduction que constitue le début de la soirée, terriblement banale mais parfaitement indispensable à la cohérence du projet) et d'autre part, ne comble jamais les béances qui se créent ici ou là avec ces propos ou ces événements qui restent cachés dans les plis, la caméra étant sur "off". Ce qui n'est pas enregistré n'existe pas. Cadrages et montage nous stimulent ainsi constamment. Le travail sur la lumière est lui aussi tout à fait appréciable, alors que l'on pourrait s'attendre à une certaine uniformité. Chaque séquence semble baigner dans une ambiance différente. Pour aller du début de la nuit au petit jour, nous passons des lumières vives et festives de la fête à un aparté sous un ciel étoilé, d'un nuage de poussière destructeur au noir horrifique d'un tunnel de métro, des rayons irréels et aveuglants des torches militaires au jour retrouvé d'un coin de Central Park (pour la plus belle séquence du film où un espace de verdure et un coin de ciel bleu tisse un fil d'espoir ténu, ce paysage étant d'autant plus précieux et émouvant qu'il est tronqué par le cadre immuable de la petite caméra).

    Pour se laisser prendre au jeu de Cloverfield, il convient d'accepter deux conventions mettant a priori à mal la vraisemblance. La première est que le filmeur empoigne sa caméra aussi souvent et en toutes circonstances, y compris les plus dramatiques. La chose n'apparaît pas aberrante si longtemps que cela : que l'on songe à la frénésie avec laquelle le moindre événement dans le monde se trouve aujourd'hui aussitôt enregistré par ses témoins directs. La seconde est que les héros se trouvent toujours là où il se passera quelque chose. L'acceptation de cette règle équivaut à celle du genre tout entier. De plus, elle se réalise d'autant mieux que cette accumulation de péripéties est entrecoupée par les ellipses radicales signalées plus haut. Tout est donc affaire d'équilibre et Matt Reeves y parvient parfaitement par l'établissement d'un rythme impeccable ménageant habilement deux pauses bienvenues (l'une dans une station de métro, l'autre  dans une arrière-boutique) entre les différentes montées dramatiques.

    Certains ont pointé l'insuffisance psychologique des personnages. On peut à nouveau en appeler au respect du genre cinématographique (auquel on doit quelques figures imposées, bien intégrées toutefois, dans l'ensemble : la destruction sidérante d'un édifice symbolique ou la révélation de visions surréalistes en plein chaos), mais pas seulement. La neutralité, voire la banalité qui se dégage des caractères permet une projection plus rapide du spectateur, auquel on propose avant toute chose d'éprouver des sensations, et elle amène un certain réalisme, chacun d'entre nous sachant pertinemment qu'il n'est jamais vraiment lui-même et à son avantage lorsqu'il se retrouve avec une caméra collée sous son nez.

    Bien évidemment, Cloverfield s'inscrit fortement dans son époque non seulement par la technologie qui s'y déploie mais aussi et surtout en proposant une nouvelle chronique du temps des périls ravageant l'Amérique sur son propre sol. Vécus à travers une expérience singulière et limitée et surtout captés de manière "amateur", ce type de regard s'étant chargé, depuis le 11 septembre 2001, au moins, d'un caractère de vérité absolue, les premiers instants de l'attaque nous offrent sans doute l'évocation la plus satisfaisante à ce jour du traumatisme américain car débarassée du pathos et de la problématique de la reconstitution et renonçant ainsi à expliquer l'inexplicable.

    Que l'on ne se trompe pas cependant : la grande force de Cloverfield vient du fait qu'il s'agit avant tout d'un spectacle (vu, certes, sous un angle très particulier) et que ce spectacle n'ouvre que progressivement des pistes de réflexion très diverses. L'an dernier, le film a été régulièrement étudié en parallèle avec deux autres oeuvres au thème et à l'esthétique proches, REC de Jaume Balaguero et Paco Plaza et Diary of the dead de George A. Romero. Je ne connais pas encore le premier mais le second me semblait échouer gravement par son harassante volonté de bâtir son récit sur un message pré-mâché, celui de la prolifération étourdissante et dévitalisante des images. Sur un canevas comparable, Cloverfield ne cède jamais au dirigisme moral et tient remarquablement son pari, celui de faire partager, sans transiger, une expérience à la fois spectaculaire et parcellaire.

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1967)

    Suite du flashback.

     

    cahiers187.jpgpositif82.JPG1967 : L'évènement c'est, quinze ans après sa naissance, la parution réellement mensuelle de Positif, acquise pour de bon en février. Pour la revue, l'année s'ouvre sous les auspices de Richard Brooks mais l'évantail géographique se fait de plus en plus large : on trouve au fil des numéros des entretiens avec Miklos Jancso ou Ruy Guerra et les couvertures consacrent Nico Papatakis, Jan Nemec et Dusan Makavejev (avec la une la plus déshabillée de l'histoire de la revue jusque-là). Frédéric Vitoux et Patrick Rambaud écrivent quelques textes. Von Sternberg, Welles et Ford se croisent dans l'impressionnant sommaire du numéro de mars. On bataille ardemment pour Belle de jour alors que Blow-up divise la rédaction...
    ...comme Mouchette tiraille celle des Cahiers. Dans les pages de ces derniers commencent à apparaître les noms de Sylvie Pierre, Pascal Kané et Noël Burch. Sirk, Demy, Buñuel, Skolimowski font l'objet de dossiers. Truffaut et Godard font toujours partie de la famille (un entretien chacun) alors que, chose difficile à concevoir quelques années plus tôt, Narboni et Delahaye vont rencontrer Claude-Autant Lara. La liste des couvertures ne le laisse pas paraître mais le "cinéma du tiers-monde" est toujours soutenu, à travers notamment Glauber Rocha. Enfin, Renoir revient sur le devant de la scène avec la reprise de La Marseillaise. Les Cahiers, comme Positif un peu plus tard, s'entretiennent avec le cinéaste à cette occasion.


    Janvier : La Comtesse de Hong-Kong (Charles Chaplin, Cahiers du Cinéma n°186) /vs/---

    Février : Les demoiselles de Rochefort (Jacques Demy, C187) /vs/ Les professionnels (Richard Brooks, Positif n°81)

    Mars : Persona (Ingmar Bergman, C188) /vs/ Cul-de-sac (Roman Polanski, P82)

    Avril : Belle de Jour (Luis Buñuel, C189) /vs/ Rosalie (Walerian Borowczyk, P83)

    Mai : La Chinoise (Jean-Luc Godard, C190, ) /vs/ Blow-up (Michelangelo Antonioni, P84)

    Juin : El Dorado (Howard Hawks, C191) /vs/ Une affaire de coeur (Dusan Makavejev, P85)

    Juillet : La grande combine (Billy Wilder, C192) /vs/ Belle de Jour (Luis Buñuel, P86)

    Septembre : Jerry la grande gueule (Jerry Lewis, C193) /vs/ Toto (P87)

    Octobre : Voyage à deux (Stanley Donen, C194) /vs/ Les martyrs de l'amour (Jan Nemec, P88)

    Novembre : L'horizon (Jacques Rouffio, C195) /vs/ Bonnie and Clyde (Arthur Penn, P89)

    Décembre : Bonnie and Clyde (Arthur Penn, C196) /vs/ Les pâtres du désordre (Nico Papatakis, P90)

     

    cahiers196.jpgpositif85.JPGQuitte à choisir : L'équilibre numérique étant enfin atteint, c'est l'ouverture au monde qui pénalise cette fois-ci Positif. En effet, qui a vu à la fois le court-métrage de Borowczyk, Rosalie, Une affaire de coeur, Les martyrs de l'amour et Les pâtres du désordre ? Pas votre serviteur en tout cas. En revanche, du côté des Cahiers, l'ensemble des titres est bien connu. Donc, comme l'on retrouve Buñuel et Penn des deux côtés, il reste à jouer Polanski et Antonioni contre Demy, Bergman, Godard et Hawks. Allez, pour 1967 : Avantage Cahiers.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma