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Nightswimming - Page 98

  • Solaris

    (Andreï Tarkovski / U.R.S.S. / 1972)

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    Le scientifique Kris Kelvin est envoyé en mission sur la station d'observation de la planète Solaris, afin de décider si le programme de recherche associé doit être poursuivi malgré l'incohérence des rapports reçus. A son arrivée, il découvre que l'un des trois occupants s'est suicidé et, comme le lui prédisent les deux autres, il a tôt fait d'observer d'étranges phénomènes, générés par la proximité de Solaris, à la surface océanique et "pensante". C'est ainsi que Khari, sa femme décédée dix ans auparavant, réapparaît.

    Solaris (Solyaris) est un film de genre et Tarkovski respecte plusieurs codes en mettant en scène des discussions scientifiques, la découverte inquiétante d'un vaisseau apparemment à l'abandon ou l'expérience d'une confrontation avec une entité inconnue (qualifiée, entre autres vagues descriptifs, de "monstre")... Ce lien générique, que l'on ne retrouve avec une telle évidence nulle part ailleurs dans l'oeuvre du cinéaste, peut faciliter l'approche des spectateurs novices ou rebutés par la réputation d'austérité des films de Tarkovski. Pour les autres, il est source d'étonnement, entraînant, dans un premier temps, une simplification inhabituelle des enjeux et une réduction au seul message humaniste. Cette impression première s'évapore par la suite et l'on se retrouve bel et bien dans ce monde très ouvert qu'est celui de Tarkovski. Un mouvement s'active, qui va de la mise en place d'un argument de SF pure au déploiement d'un grand film d'amour et à la réflexion empreinte de religiosité sur la nature humaine et son devenir, faisant retour au genre ici ou là, par exemple avec le développement du concept de l'humanisation progressive de l'Autre (qui permet le rapprochement avec plusieurs continuateurs, de Spielberg à Ridley Scott).

    solaris1.jpg

    L'inscription dans un genre, n'empêche pas Tarkovski de déjouer les attentes dans sa mise en scène, mise en scène du temps qui est surtout mise en scène de l'espace. Les panoramiques circulaires déroutent en captant un personnage plus tôt que prévu ou à un endroit où il ne devrait pas se trouver. La veille de son départ, Kelvin marche sur sa terrasse. Il disparaît derrière une cloison (la caméra est à l'intérieur de la maison) et alors que l'on devrait le retrouver tout de suite, dans la continuité du mouvement, c'est un cheval qui entre dans le champ avant lui. Chez Tarkovski, il n'y a pas d'étanchéité entre les mondes. Il peut pleuvoir dans une maison et lorsqu'un film est projeté à l'attention des personnages, ces derniers semblent dialoguer avec ceux qui sont à l'écran (idée géniale de Tarkovski qui ne nous dit pas immédiatement que l'homme témoignant dans le document et celui qui montre le film à Kelvin ne font qu'un). Cette projection introduit le noir et blanc dans Solaris. Ce bref changement chromatique se reproduira, justifié de manière esthétique et rythmique dans la séquence du retour de Burton en voiture, puis sans autre raison que la perte des repères, dans la station spatiale. Ces remises en question du temps et de l'espace par la mise en scène provoquent une série d'inversions stupéfiantes : brûler des photos amorce un retour du refoulé et ressusciter se révèle bien plus douloureux que mourir.

    Seul film de Tarkovski décemment distribué dans son pays, Solaris, de l'aveu de son auteur, est une réponse au 2001 de Kubrick. Ce qui frappe dans cette confrontation, c'est que la différence de dynamique entre la vision froide et matérialiste de l'anglo-saxon et celle, mystique et humaniste, du russe, semble, encore une fois, inversée. C'est 2001 qui est propulsé sans cesse par une dynamique ascensionnelle alors que tout, dans Solaris, semble cloué au sol. Alors que la verticalité du monolithe est accentuée par les contre-plongées, l'objet irradiant, très comparable, de Solaris, a la forme plate d'un vaste océan. Alors que le voyage de Bowman se transforme en long trip, celui de Kelvin ne dure à l'écran qu'une dizaine de secondes, réduit visuellement à un gros plan de visage. Alors que l'os projeté en l'air par le primate est raccordé à un vaisseau spatial, le décollage de la fusée emportant Khari n'est vu que du point de vue de Kelvin, resté sur la plateforme. Enfin, les sensations que libèrent les plans finaux de 2001 et de Solaris s'opposent également. Au nouveau foetus flottant dans l'espace, Tarkovski répond par un mouvement enfin vertical. Celui-ci, partant de la maison familiale apparemment retrouvée par Kelvin, semble tout d'abord embrasser le paysage mais la poursuite de la montée nous fait bientôt prendre conscience que l'océan de Solaris entoure en fait ce qui n'est qu'un îlot. Etrange effet obtenu par l'action de deux forces opposées, l'une nous élevant, l'autre nous compressant. Il est vrai qu'Andreï Roublev, quelques temps auparavant, nous l'avait déjà appris : il est impossible et inutile de tenter de s'arracher à la terre (qui plus est, russe). Cette ultime séquence met donc en jeu bien plus qu'un retour vers l'humain. Il y autre chose, comme une douleur.

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    Ainsi, le seul trajet marquant est horizontal, ou plutôt, dans la profondeur, puisqu'il s'agit de la conduite d'une voiture s'engouffrant dans une série de tunnels d'autoroutes. Par le même type de progression, nous pénétrons les pensées de Kris Kelvin, mises à jour par un emboîtement des consciences. La femme qu'il a perdu et qui lui revient n'est pas tout à fait celle qu'il a connu mais celle dont il se souvient et plus précisément, celle dont il veut se souvenir. Elle est régénérée par Solaris en fonction de ce que cette force lit dans la mémoire et les fantasmes de Kelvin. La nouvelle Khari n'a donc aucun souvenir, aucun passé personnel. Elle vit de ce que Kelvin lui transmet. Dans une scène magnifique, elle fait face à un tableau de Bruegel (Les chasseurs dans la neige) et semble s'en imprégner, s'en nourrir, y chercher le moyen de ressentir, de s'humaniser. Et Kelvin la regarde. Admirablement, Tarkovski organise une série de transferts.

    Cette histoire d'amour singulière est déchirante, lestée de toutes les erreurs du passé. Le moment où la nouvelle Khari apparaît pour la première fois aux yeux de Kelvin touche au sublime, ces retrouvailles mêlant comme jamais "la joie et la souffrance".

    Comment percer le secret de ces images-là ? Pourquoi l'unique vision, en une poignée de seconde, d'une petite fille nous la rend si présente ? Comment en deux ou trois plans, arriver à faire ainsi ressentir la peur d'un garçon devant un cheval ? Il est assez stupéfiant de réaliser que l'on peut tout aussi bien, et avec la même force, croire au cinéma de Tarkovski en prenant l'océan de Solaris pour Dieu qu'en s'émerveillant simplement d'entrer dans le cerveau de Kris Kelvin.

    Et dire que ce n'est même pas son meilleur film...

     

    Photos : dvdbeaver

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1970)

    Suite du flashback.

     

    cahiers222.JPGpositif113.JPG1970 : Avis de tempête. Positif n'aime pas Othon, film-phare pour les Cahiers. Les esprits s'échauffent d'un numéro à l'autre : tandis que l'on trouve une attaque de 25 pages dans Positif contre les marxistes-léninistes-tendance-PCF des Cahiers, ces derniers rédigent, en compagnie de Tel Quel et de Cinéthique, un manifeste contre les gauchistes positivistes. La querelle, sans doute la plus violente de l'histoire des deux revues, se clôt sur des menaces juridiques. La politique n'adoucit pas les moeurs.
    Les Cahiers, suite à leur nouvelle orientation idéologique, subissent de nombreuses secousses internes (rupture avec Delahaye et Truffaut, rencontre difficile avec Rohmer). Du point de vue du cinéma, une large place est laissée à Mikhaïl Romm, Miklos Jancso, Luis Buñuel, Robert Kramer et, donc, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Paraissent aussi un dossier sur le cinéma japonais et un numéro spécial consacré au cinéma russe des années vingt, coordonné par Bernard Eisenschitz.
    Positif consacre un numéro entier au cinéma politique et propose des entretiens avec Kirk Douglas (Les sentiers de la gloire ne sont toujours pas distribués en France), Claude Sautet, Claude Chabrol, John Huston, Franklin Schaffner, John Frankenheimer. Hubert Niogret analyse Woodstock, Michel Ciment rencontre Billy Wilder et Frédéric Vitoux place ses espoirs en Coppola.


    Janvier : ---/vs/ Les sentiers de la gloire (Stanley Kubrick, Positif n°112)

    Février : ---/vs/ "La politique" (Les maquis de Guinée Portugaise, P113)

    Mars : Le petit garçon (Nagisa Oshima, Cahiers du Cinéma n°218) /vs/ Willie Boy (Abraham Polonsky, P114)

    Avril : Espoir (André Malraux, C219) /vs/ Les choses de la vie (Claude Sautet, P115)

    Mai : ---/vs/ Alice's restaurant (Arthur Penn, P116, )

    Juin : "Cinéma russe des années 20" (L'homme à la caméra, Dziga Vertov, C220-221) /vs/ L'arrangement (Elia Kazan, P117)

    Juillet : Tristana (Luis Buñuel, C222) /vs/ Promenade avec l'amour et la mort (John Huston, P118)

    Août : Othon (Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, C223) /vs/---

    Septembre : ---/vs/ Les gens de la pluie (Francis Ford Coppola, P119)

    Octobre : Eros + Massacre (Yoshishige Yoshida, C224) /vs/ La vie privée de Sherlock Holmes (Billy Wilder, P120)

    Novembre : Morocco (Joseph von Sternberg, C225) /vs/ Le conformiste (Bernardo Bertolucci, P121)

    Décembre : ---/vs/ Le pays de la violence (John Frankenheimer, P122)

     

    cahiers223.jpgpositif120.JPGQuitte à choisir : A priori pas grand chose à regretter des deux côtés  (un Arthur Penn un peu bancal, peut-être). Ces Buñuel, Vertov, Sternberg, Kubrick, Sautet, Kazan, Wilder et Bertolucci me plaisent et ces Oshima, Straub, Yoshida, Huston, Coppola et Frankenheimer m'attirent. La différence ne se fait donc que sur le nombre de numéros parus dans l'année. Allez, pour 1970 : Avantage Positif.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Le temps qu'il reste

    (Elia Suleiman / France - Belgique - italie - Grande-Bretagne / 2009)

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    tempsquireste.jpgPrologue : Un chauffeur de taxi conduit un mystérieux passager, immobile et muet (on reconnaît dans l'ombre la silhouette de l'acteur-cinéaste). En cours de route, la pluie se met à tomber, l'orage gronde, les éléments se déchaînent, la radio ne répond plus. L'homme au volant ne retrouve pas son chemin et se demande à voix haute "Où suis-je ?". Le réponse s'affiche alors sur le noir de l'écran : comme nous, il vient de tomber dans Le temps qu'il reste (The time that remains), une fiction d'Elia Suleiman.

    1948 : Des bataillons israéliens luttent contre les résistants palestiniens de Nazareth. Le cinéaste a toujours le don de composer des plans rigoureux et étrangement burlesques, bien que la reconstitution historique infléchisse légèrement cette propension, en donnant à voir quelques images plus fonctionnelles et plus dynamiques qu'à l'accoutumée et dont l'effet de signature est moins fort. Compte tenu du contexte, le gag se fait morbide (la Palestinienne se méprenant sur l'identité des soldats qu'elle encourage) et la figure de style privilégiée de l'intrusion par le bord du cadre illustre une menace (le pistolet s'approchant de la tempe). Fuad Suleiman est le héros de cette histoire. Résistant, fabriquant d'armes et sauveur de blessés : cette figure est héroïque. Son arrestation et les tortures qui s'en suivent finissent de l'idéaliser. Tabassé, il est jeté par des soldats israéliens par dessus un mur. Le corps mythique disparaît à nos yeux. Après un fondu au noir, le deuxième volet peut débuter et faire place au corps réel, au vécu. Car Fuad n'est pas mort, il a eu un fils, Elia.

    1970 : L'enfance d'Elia. C'est le temps de la famille et de l'école, c'est le temps qui passe autrement. Un temps qui semble se répéter. L'éternel retour des mêmes situations et conversations doit s'enrichir d'autres sentiments que celui perçu à la première occurrence, afin de maintenir l'intérêt du spectateur (généralement, c'est l'humour absurde qui émerge) et Suleiman a toujours su réaliser cela. Mais ce qui prédomine ici, dans la succession des contrôles des pêcheurs par les Israéliens ou des interventions en faveur du voisin prêt à s'immoler, c'est bien la lassitude. Le temps qu'il reste rend ainsi compte d'un épuisement. Un épuisement dû aux années de lutte qui n'ont pu changer le cours des choses et un épuisement qui se traduit notamment par la raréfaction de la parole. Toutefois, même plus lent et vouté (sa posture lorsqu'il attrape sa canne à pêche), le père, auréolé à jamais, reste impressionnant.

    1980 : Les pères sont toujours plus beaux, plus forts et plus courageux. Il est impossible aux fils de se sentir à la hauteur. De plus, la lassitude semble être transmissible : Elia, devenu jeune étudiant, regarde depuis son balcon l'intifada, sans descendre dans la rue. Certes, on dit qu'il doit quitter le pays puisqu'il a été dénoncé mais, alors que l'on connaît (ou devine) les activités paternelles, on ne connaîtra jamais les raisons de son exil.

    Aujourd'hui : L'absent/présent Elia revient au pays. Il ne parle pas. Que pourrait-il faire ? Il ne lui reste plus qu'à regarder, immobile, celle qui reste, la mère. Elia est un personnage et, en même temps, il ne l'est pas. Suleiman-l'acteur joue à incarner une idée : Elia filme sans caméra, sans rien, sans bouger. Que cette étrange posture, à la fois dedans et dehors, objet de notre attention et relai de notre regard, n'atténue pas l'insolite des situations ni ne mette en péril l'équilibre du récit, voilà l'un des tours de force du film. Plus tard, à Ramallah, il s'agira d'élargir le champ de vision, de regarder (de filmer) le monde (mais pas la télévision, qui a rendu la Tante Olga aveugle). En guise de conclusion, une suite de scènes absurdes et chorégraphiées, bien dans la manière du cinéaste, s'offrent à nous. Finalement, créer des images, c'est aussi résister. Certes, Elia n'agit que par la pensée (quand il saute le mur) mais son mérite est de donner à voir cette pensée en action, signe que l'épuisement n'est pas encore synonyme de désengagement.

    L'effet de surprise étant amoindri après Chronique d'une disparition (1996) et Intervention divine (2002) et le vide de sept années entre ce dernier et celui-ci paraissant bien long, Le temps qu'il reste peut décevoir certains. On y admire pourtant toujours l'art de l'ellipse (les magnifiques fins de chaque segment), des gags (souvent merveilleux, comme celui du taxi vers Ramallah avec la belle jeune femme à côté d'Elia et le pare soleil qui tombe, dévoilant la photo d'une pin up) ou de l'étirement des plans (le ballet à l'hôpital autour du blessé palestinien pourchassé par les soldats). Mais surtout, l'oeuvre est profondément émouvante.

  • La loi du milieu

    (Mike Hodges / Grande-Bretagne / 1971)

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    loidumilieu.jpgChouchouté par Télérama (j'ai l'impression qu'il gagne un "T" de plus à chaque rediffusion), allègrement rangé au rayon "culte" par d'autres, La loi du milieu (Get Carter) est un bon polar britannique bénéficiant de l'anti-photogénie de Newcastle et ses environs. C'est là que monte le tueur londonien Jack Carter, revenant au pays afin d'éclaircir les circonstances de la mort récente de son frère, qu'il pressent non-accidentelle. Son histoire suit les codes du film de vengeance et l'originalité des figures que l'on y croise provient essentiellement de leur ancrage social (celui du Nord de l'Angleterre). La marche en avant de Carter est donc violente et obstinée. Les éclats de brutalité surgissent efficacement, dans une approche très réaliste des corps, allant parfois jusqu'à la vulgarité (la nudité de Carter surpris au lit, les déshabillages imposés aux femmes, le faux-ami empoté percé au couteau, l'amour au téléphone) et ajoutant au sordide de certaines situations. Dans ce monde de criminels et de redresseurs de torts, il ne fait généralement pas bon être une femme et La loi du milieu ne déroge malheureusement pas à la règle : ces dames sont soit des victimes, soit des putes, soit des frustrées. Carter exerce sa violence sans distinction de sexe, impassible puis rageur (Michael Caine est assez impressionnant, même s'il joue plus juste au début, impénétrable, qu'à la fin, éructant sa haine sans desserrer les dents).

    Au fil du récit, s'opère un certain brouillage par des intrigues adjacentes impliquant de nombreux personnages secondaires et qui se révèlent toutes reliées, trop systématiquement, à l'énigme principale, les à-côtés se réduisant finalement à quelques brèves vues documentaires dans la rue ou dans les pubs. Le périple de Carter dans le milieu de la pègre est relativement confus et plutôt que d'épouser un mouvement ascendant qui donnerait le vertige, il semble tourner en rond et s'étirer au fil des assassinats.

    La loi du milieu peut être rapproché de deux autres films plus réussis : Cité de la violence (Sergio Sollima, 1970) et Le point de non-retour (John Boorman, 1967). Le génial polar de Boorman dégageait une dimension mythique et quasi-fantastique qui légitimait la relative facilité avec laquelle Lee Marvin parvenait à gravir les échellons d'un complexe édifice criminel. La base réaliste choisie par Mike Hodges provoque au contraire quelque étonnement devant la prescience dont fait souvent preuve Michael Caine. De plus, le temps semble bien trop resserré (l'action se déroule sur deux jours et les péripéties et les déplacements sont multiples). Hodges fait certes durer certains plans mais la mise en avant d'une certaine virtuosité paraît prendre alors le pas sur une gestion vraiment rigoureuse du temps cinématographique, comme celle mise en oeuvre par Sollima (qui étire au maximum toutes les séquences de Cité de la violence).

    La mise en scène en rajoute quelque fois inutilement (les nombreuses amorces au premier plan, se transformant régulièrement en caches) mais n'est pas dépourvue de tonus, l'utilisation du zoom, notamment, étant pertinente pour situer Carter dans cet environnement retrouvé. La partition post-Swinging London de Roy Budd a aussi son charme. En 71, ce premier film a dû paraître prometteur, avant que Mike Hodges ne signe Flash Gordon (1980), Les débiles de l'espace (1985) ou L'Irlandais (1987)...

  • La carrière de Suzanne

    (Eric Rohmer / France / 1963)

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    carrieredesuzanne.jpgLe troisième film d'Eric Rohmer intéresse avant tout aujourd'hui d'une part par son inscription dans un mouvement artistique précis, celui de la Nouvelle Vague dont il intègre les principales composantes (tournage dans les rues, jeunesse des protagonistes, goût pour la provocation verbale ou comportementale) et d'autre part par son appartenance à la série des Contes moraux. Deuxième numéro de cette collection, après La boulangère de Monceau, La carrière de Suzanne, comme les autres opus rohmériens, part d'une proposition narrative claire et semble établir un programme tout en s'ingéniant à l'ouvrir au final à l'imprévu. Hâtons-nous de préciser que le film n'égale ni les meilleures oeuvres des jeunes camarades regroupés sous l'étiquette NV, ni les Rohmer suivants (lequel ne donne vraiment la mesure de son immense talent, à mon sens, qu'à partir de Ma nuit chez Maud en 1969).

    Bertrand est le meilleur ami de Guillaume, qui saute sur toutes les filles qui passent. Sa dernière proie est Suzanne, qu'il a tôt fait de séduire. Bertrand la trouve trop docile et joue le jeu des petites humiliations imaginées par Guillaume à son encontre, avant de se rendre compte que...

    Le chemin est tout tracé. Or, la résolution surprend et remet en cause notre jugement premier sur les personnages. Les femmes sont traîtées, tout le long du film, de manière déplaisante, Rohmer semblant s'accommoder de la misogynie, différemment exprimée mais également détestable, de ses deux héros, avant d'opérer un retournement complet dans les dernières minutes, retournement d'autant plus intéressant qu'il ne consiste pas en un retour de bâton manipulateur mais en l'affirmation d'une liberté féminine dénuée de ressentiment. Ce brusque bouleversement de la perception contribue à "faire travailler" le film dans la tête, une fois le mot "fin" affiché.

    Il reste que, le temps de son déroulement, si court soit-il (moins d'une heure), l'histoire est assez ennuyeuse. Rohmer a tourné en 16 mm et a post-synchronisé l'ensemble. L'effet obtenu est déstabilisant, image et son se disjoignant sans cesse (mots qui ne sont manifestement pas ceux prononcés par les acteurs, texte entendu sans que l'on voit personne parler, et inversement, ou phrases qui se chevauchent de façon à faire "rentrer" le dialogue dans le temps de l'image). Tant au niveau sonore que visuel (malgré quelques beaux plans de coupe vides de personnages), les contraintes techniques entraînent la mise en scène loin de la rigueur habituelle et entravent la tentative de dosage harmonieux entre l'enregistrement d'une réalité contemporaine et l'assise intemporelle qui fait la singularité et la beauté de ce cinéma. La voix off de Bertrand guide de temps à autre le récit. J'aurais aimé qu'elle le recouvre entièrement (mais le résultat aurait sans doute paru trop expérimental à Rohmer le classique).

    Je l'ai dit plus haut, la morale se révèle, in extremis, moins simple qu'il n'y paraît, mais ce qui y fait écran, les vicissitudes de quelques étudiants snobs, lasse très vite (peignant un milieu comparable, Pierre Kast, dans Le bel âge, provoquait plus d'attachement). Le charme et la présence n'étant pas les qualités premières des comédiens choisis et les provocations (tapes sur les fesses, jurons) sortant peu naturellement, l'oeuvre ne captive pas... jusqu'aux cinq dernières minutes.

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1969)

    Suite du flashback.

     

    cahiers208.jpgpositif102.JPG1969 : Un regain de tension se fait sentir mais de nombreux ponts subsistent entre les deux revues, qui consacrent chacune des dossiers à Roman Polanski et Miklos Jancso, soutiennent Glauber Rocha, Jacques Rivette, Marco Ferreri ou Nagisa Oshima et fustigent L'armée des ombres de Melville.
    Pour Positif, Bertrand Tavernier réalise une série d'entretiens avec des scénaristes américains. Le Buñuel de 69 est l'occasion d'un reportage sur le tournage mais, chose rare, déçoit les positivistes quelques semaines plus tard. Pour la première fois, le film d'un rédacteur de la revue est en couverture, celui de Benayoun. L'année, qui aura vu publier les premiers textes pour Positif de Petr Kral et Hubert Niogret, se termine par le choc Tarkovsky.
    Aux Cahiers, c'est la signature de Bonitzer qui apparaît. La revue propose en février le premier d'une longue série de textes d'Eisenstein. Après de multiples accrocs, le divorce entre les Cahiers et son éditeur propriétaire, Filipacchi, est acté, ce qui provoque une suspension de trois mois de la publication.


    Janvier : One + One (Jean-Luc Godard, Cahiers du Cinéma n°208) /vs/---

    Février : Goto, l'île d'amour (Walerian Borowczyk, C209) /vs/ Rosemary's baby (Roman Polanski, Positif n°102)

    Mars : Ma nuit chez Maud (Eric Rohmer, C210) /vs/ La voie lactée (Luis Buñuel, P103)

    Avril : More (Barbet Schroeder, C211) /vs/ Cérémonie secrète (Joseph Losey, P104)

    Mai : La sirène du Mississippi (François Truffaut, C212) /vs/ Paris n'existe pas (Robert Benayoun, P105)

    Juin : Capricci (Carmelo Bene, C213) /vs/ Charlie Bubbles (Albert Finney, P106)

    Été : Antonio das Mortes (Glauber Rocha, C214) /vs/ Esclaves (Herbert Biberman, P107)

    Septembre : Journal du voleur de Shinjuku (Nagisa Oshima, C215) /vs/ Break up (Marco Ferreri, P108)

    Octobre : La semence de l'homme (Marco Ferreri, C216) /vs/ Andrei Roublev (Andrei Tarkovsky, P109)

    Novembre : La vie est à nous (Jean Renoir, C217) /vs/ Qui tire le premier ? (Budd Boetticher, P110)

    Décembre : ---/vs/ Tendres chasseurs (Ruy Guerra, P111)

     

    cahiers211.JPGpositif109.JPGQuitte à choisir : Intérêt soutenu pour Maud, réel pour More mais mesuré pour La sirène, Antonio et le film de propagande de Renoir. Les titres de Godard, Borowczyk et Oshima sont certes alléchants mais Break up et le Guerra le sont tout autant et les choix de Polanski, Losey, Tarkovsky et Finney sont des plus pertinents. Allez, pour 1969 : Avantage Positif.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • J'ai tué ma mère

    (Xavier Dolan / Canada / 2009)

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    jaituemamere.jpgJ'ai tué ma mère est revigorant comme une chanson punk. Du punk tendance Undertones plutôt que Sex Pistols, soit un punk "pop", dans lequel le nihilisme cède la place à une révolte trahissant avant tout une demande desespérée d'attention de l'autre (*). La jeunesse, l'aspect frondeur et la joie du coup de gueule se retrouvent dans ce premier film de Xavier Dolan, auteur complet (scénariste, metteur en scène et acteur principal, à compétences égales). Insister sur l'âge du jeune homme (17 ans à l'écriture, 19 au tournage, 20 à Cannes) ne revient pas seulement ici à prendre acte du phénomène : il est en effet essentiel de savoir que J'ai tué ma mère est un film réalisé au coeur même de l'adolescence. Bien sûr, s'y déploient des aspirations fortement liés à cet âge, telles que l'ouverture à la poésie ou la tentative de journal (vidéo) intime, ainsi que l'étourdissement des sens par la sexualité, la danse ou la drogue.

    L'argument est ténu. Hubert ne supporte plus sa mère (qui l'élève seule dans sa petite maison) mais ne peut se résoudre à la repousser irrémédiablement. Ni avec toi, ni sans toi. Cet amour-haine se décline donc au rythme des allers-retours d'Hubert, des fugues et des abandons, et surtout des crises de nerfs provoquant chez le jeune homme un déversement de paroles vindicatives et blessantes. La répétition de ces éclats a tendance à les dédramatiser et certains sont proprement irrésistibles, par l'invention des répliques et la présence des deux comédiens (un point reste à éclaircir : dans quelle mesure l'accent québécois oriente notre réception comique du film ? ce paramètre a-t-il été pris en compte par Dolan ? joue-t-il volontairement dessus, l'accentue-t-il ?).

    L'équilibre entre comique et tragique séduit réellement car il repose sur un dispositif mis en place avec une étonnante maîtrise. Xavier Dolan semble savoir exactement ce qu'il fait. Il joue de manière assez réjouissante sur l'attente du spectateur en repoussant par des blancs les réponses les moins évitables et les plus chargées (d'émotion ou de références) : "...ma mère est morte" (à la prof), "...je t'aime" (à sa mère). Les intermèdes et les ruptures musicales laissent affleurer certaines réminiscences (la plus évidente renvoie à Wong Kar-wai) mais parviennent à se fondre dans le mouvement général et traduisent parfaitement les "déconnexions" intempestives de l'esprit adolescent. Le cadre resserré, très sensible dès les premières minutes avec la fragmentation imposée aux visages, laisse entrer aussi peu d'individus que de lumière et semble repousser ainsi le monde extérieur pour mieux en recréer un autre, plus personnel, dans un geste, encore une fois, très adolescent. Une distanciation est à l'oeuvre, s'ajoutant à l'humour des situations, ainsi qu'un effet de confinement et de récit intemporel (les posters aux murs représentent James Dean ou des tableaux de Munch ; Dolan a-t-il craint de réaliser un objet facilement démodable ?).

    On remarquera également la belle galerie de personnages, tous remarquablement dessinés et campés. Rarement ado aura aussi bien porté la mèche sur les yeux. La mère est quant à elle, par moment, vraiment chiante et le père, qui déboule à mi-récit, en impose tout de suite. Le final est imparfaitement bouclé mais les images d'enfance tournées en amateur achèvent, par l'interrogation sur leur statut réel, de rendre le film attachant. Attachant et bluffant.

     

    (*) : Si l'on prolonge le parallèle musical, sur le plan purement thématique cette fois-ci, on ne peut qu'évoquer l'univers de Morrissey et des Smiths. Sensation d'être une personne à part, forte relation à la mère, goût pour les icônes et les poètes, dureté des pensionnats, humour cassant, homosexualité : ce dont parle Dolan, Morrissey l'a chanté comme personne.

    Deux autres avis, très différents dans l'approche mais similaires dans le jugement final : celui de Joachim et celui de Rob Gordon.

    Merci à Nicolas pour la recommandation.

  • 38 questions pointues

    L'ami Vincent, inlassable scrutateur du net cinéphile en VO ou en VF, a relayé ce questionnaire d'origine américaine, paru notamment dans les pages de Flickhead. Voici mes réponses, rapides et parfois embarassées :

    1) Quel est votre second film favori de Stanley Kubrick ?

    Joker n°1. Je suis absolument incapable, pour une fois, de hiérachiser entre mes cinq Kubrick préférés. Cela se joue donc entre Dr Folamour, 2001 : l'Odyssée de l'espace, Barry Lyndon, Shining et Eyes Wide Shut.

    2) Quelle est l'innovation la plus significative / importante / intéressante dans le cinéma de la dernière décade (pour le meilleur ou pour le pire) ?

    Les travellings flottants de Gus Van Sant.

    3) Bronco Billy (Clint Eastwood) ou Buffalo Bill Cody (Paul Newman)?

    Clint Eastwood, assez nettement (mais je ne connais ni son Bronco Billy, ni le Altman).

    4) Meilleur film de 1949.

    Le troisième homme (Carol Reed).

    5) Joseph Tura (Jack Benny) ou Oscar Jaffe (John Barrymore)?

    Jack Benny (alias Joseph Tura dans To be or not to be). Le film avec Barrymore, Twentieth century de Hawks, m'est inconnu.

    6) Le style de mise en scène caméra au poing et cadre tremblé est-il devenu un cliché visuel ?

    Oui mais lorsque c'est Lodge Kerrigan (Keane, 2005) qui l'utilise, c'est génial (voire, dans leurs meilleurs moments, les frères Dardenne).

    7) Quel est le premier film en langue étrangère que vous ayez vu ?

    J'ai dû en voir avant mais le premier dont je sois sûr de la version est le film de Wenders, Les ailes du désir, lors de sa sortie en salles en 1987.

    8) Charlie Chan (Warner Oland) ou Mr. Moto (Peter Lorre)?

    Peter Lorre, sans connaître ces films-là.

    9) Citez votre film traitant de la seconde guerre mondiale préféré (période 1950-1970).

    Duel dans le Pacifique (John Boorman, 1968).

    duelpacifique.jpg

    10) Citez votre animal préféré dans un film.

    Le dernier que j'ai croisé était la chienne Lucy (Wendy et Lucy, Kelly Richardt, 2008).

    11) Qui ou quelqu'en soit le fautif, citez un moment irresponsable dans le cinéma.

    Le viol d'Irréversible.

    12) Meilleur film de 1969.

    Les damnés (Luchino Visconti).

    13) Dernier film vu en salles, et en DVD ou Blu-ray.

    Whatever works (Woody Allen) et Cloverfield (Matt Reeves).

    14) Quel est votre second film favori de Robert Altman ?

    The Player (1992).

    15) Quelle est votre source indépendante et favorite pour lire sur le cinéma, imprimé ou en ligne ?

    La revue Positif et la vingtaine de blogs ci-contre.

    16) Qui gagne ? Angela Mao ou Meiko Kaji ?

    Joker n°2. Aucune idée. Disons plutôt Feng Hsu chez King Hu (A touch of zen, Raining in the mountain).

    17) Mona Lisa Vito (Marisa Tomei) ou Olive Neal (Jennifer Tilly)?

    Pas très inspiré. Jamais vu Mon cousin Vinny mais j'aime beaucoup Coups de feu sur Broadway, alors je choisis Jennifer Tilly.

    18) Citez votre film favori incluant une scène ou un décor de fête foraine.

    Pour ne pas reparler de l'évident Jour de Fête, disons Mouchette (Robert Bresson, 1967).

    mouchette.jpg

    19) Quel est à aujourd'hui la meilleure utilisation de la video haute-definition sur grand écran ?

    Bien que ses films me touchent moins que je ne le souhaiterai, Nuri Bilge Ceylan compose des plans à la texture inoubliable.

    20) Citez votre film favori qui soit à la fois un film de genre et une déconstruction ou un hommage à ce même genre.

    Reservoir Dogs (Quentin Tarantino, 1992).

    21) Meilleur film de 1979.

    Apocalypse now (Francis Ford Coppola).

    22) Quelle est la plus réaliste / Sincère description de la vie d'une petite ville dans un film ?

    Le boucher (Claude Chabrol, 1970).

    23) Citez la meilleure créature dans un film d'horreur (à l'exception de monstres géants).

    Celle d'Alien (Ridley Scott, 1979).

    24) Quel est votre second film favori de Francis Ford Coppola ?

    Le Parrain, deuxième partie (1974).

    25) Citez un film qui aurait pu engendrer une franchise dont vous auriez eu envie de voir les épisodes.

    Cris et chuchotements (Ingmar Bergman, 1973) avec son titre de parfait slasher.

    26) Votre sequence favorite d'un film de Brian De Palma.

    Le morceau de bravoure étant l'une des spécificités (l'une des limites ?) du cinéma de DePalma, le choix est difficile. A seize ans, j'aurai dit celle, eisenstenienne, de l'escalier de la gare dans Les incorruptibles (1987) et à vingt ans celle, à la vision longtemps redoutée, de la tronçonneuse dans Scarface (1983). Aujourd'hui, disons la scène des toilettes du Festival de Cannes dans Femme fatale (2001).

    femmefatale.jpg

    27) Citez votre moment préféré en Technicolor.

    L'affrontement final entre Jennifer Jones et Gregory Peck dans Duel au soleil (King Vidor, 1946).

    28) Votre film signé Alan Smithee préféré.

    Joker n°3. Jamais vu aucun film "signé" par ce pseudo. J'aurai préféré la question "Quel film semble être signé Alan Smithee ?". A ce moment-là, j'aurai cité les derniers Wenders américains (lui qui est si attiré par Hollywood et son histoire).

    29) Crash Davis (Kevin Costner) ou Morris Buttermaker (Walter Matthau)?

    Ni Duo à trois ni La chouette équipe ne me sont familiers, mais j'aime assez Kevin Costner.

    30) Quel film post-Crimes et délits de Woody Allen préférez vous ?

    Maris et femmes (1992), juste devant Vicky Cristina Barcelona.

    31) Meilleur film de 1999.

    Eyes Wide Shut (Stanley Kubrick).

    32) Réplique préférée.

    "I suggest you have your architect investigated as well" (L'inspecteur Clouseau à son hôte, après s'être pris le mur au lieu de franchir le seuil de la porte).

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    Quand l'inspecteur s'emmêle (Blake Edwards, 1964)

    33) Western de série B préféré.

    Difficile de délimiter la catégorie lorsque l'on est pas spécialiste. Le seul qui me vienne à l'esprit est La chevauchée de la vengeance (Budd Boetticher, 1959).

    34) Quel est selon vous l'auteur le mieux servi par l'adaptation de son oeuvre au cinéma?

    Disons que je ne connais en général les grands auteurs que par les adaptations qui leur sont consacrés. Le temps retrouvé (Proust/Ruiz, 1999).

    35) Susan Vance (Katharine Hepburn) ou Irene Bullock (Carole Lombard)?

    J'adore L'impossible monsieur Bébé mais je n'ai pas une passion immodérée pour Katharine Hepburn. Choix par défaut donc, connaissant très peu Miss Lombard.

    36) Quel est votre numéro musical préféré dans un film non musical ?

    "I can't stand the quiet..."

    Simple men (Sonic Youth/Hal Hartley, 1992)

    37) Bruno (Le personnage si vous n'avez pas vu le film, ou le film si vous l'avez vu) : une satire subversive ou un stéréotype ?

    Un stéréotype subversif. Non, pas vu en fait. Joker n°4.

    38) Citez cinq personnes du cinéma, mortes ou vivantes, que vous auriez aimé rencontrer.

    Ado Kyrou, Marcello Mastroianni, Alain Cavalier, Sandrine Bonnaire, Paul Thomas Anderson (étant entendu qu'il s'agit là de discuter...).

  • Le grand passage

    (King Vidor / Etats-Unis / 1940)

    ■■■□

    grandpassage.jpgDevant les abus des autorités et l'intolérance de la bonne société de Portsmouth, Langdon Towne, fraîchement viré de Harvard, et son ami Hunk Marriner partent à l'aventure vers l'Ouest. Ils croisent alors la route du Major Rogers et de son bataillon de Rangers, soutenu par les Anglais. Le militaire a besoin d'un cartographe et prenant connaissance des talents de dessinateur de Towne, les invite à se joindre à eux pour une expédition périlleuse destinée à anéantir une tribu d'indiens alliés aux Français.

    Selon la tradition, notre regard épousera donc celui des deux témoins Towne et Marriner (l'excellent Robert Young et l'indispensable Walter Brennan) pour mieux plonger dans la vie des Rangers et admirer la force de caractère de l'homme d'exception placé à leur tête (Spencer tracy, à la fois intransigeant et humain, ferme et accessible). Mais avant toute chose, dans ce Grand passage (Northwest passage), frappe le cadre dans lequel se déroule cette rencontre avec un corps militaire car une fois passée l'introduction, nous serons placé au coeur de la nature immense, protectrice parfois, meurtrière souvent. Dans un prodigieux Technicolor, Vidor capte en extérieurs son incroyable présence, rend toute la vérité d'un terrain et traduit sans détour l'impact physique de celui-ci sur les hommes. S'y fondre ne va pas de soi, l'union se mérite et l'effort est permanent pour y parvenir. Quelques plans magnifiques montrent les Rangers (tout de vert vêtus) au repos, se confondant aux broussailles à flan de colline ou épousant la forme des branches émergeant des eaux d'un marais. Plus douloureusement, titubant en guenilles, ils se mettront à ressembler aux herbes folles brûlées par le soleil qui envahissent le fort désert, là où ils pensaient connaître la fin de leur calvaire. La majeure partie du récit se réduit en fait à une série d 'épreuves : faire basculer d'un flan à l'autre d'une colline une dizaine de canots (comme Fitzcarraldo son bateau), patauger dans un marais infesté de moustiques, former une chaîne humaine afin de traverser un torrent indomptable. Chacune de ces séquences se déploie dans toute sa longueur, Vidor alternant plans d'ensemble situant l'action face aux éléments et plans rapprochés rendant l'effort physique évident (on sent littéralement la densité des matières, comme celle du bois dont sont faits les canots). Le lyrisme ne découle donc pas seulement de la majesté du cadre mais aussi d'une épaisseur concrète des choses. Question de moyens bien sûr, et surtout, de savoir-faire. Le bataillon est constitué de 200 hommes au départ et d'une quarantaine à l'arrivée. On nous le dit et on le voit réellement sur l'écran. L'artifice et la simulation n'ont pas leur place ici.

    Cette approche est nécessaire pour faire passer l'éloge de la volonté, de l'endurance et de la résistance. La morale est militaire : l'homme s'élève par l'effort, la mission passe avant tout et les morts laissés derrière ne doivent pas ébranler l'âme. Elle s'accorde aussi parfaitement avec l'idéologie américaine : le chef charismatique guide et galvanise ses troupes, les aidant à trouver des ressources insoupçonnés de courage, mais il peut également se soumettre à un vote de ses subordonnés lorsque les tensions naissent d'une situation extrême qui n'est plus tenable. Toutefois, l'homme providentiel n'est pas Dieu, il ne le remplace pas (le dernier plan, qui en rajoute dans le messianisme, fut semble-t-il tourné dans le dos de Vidor) et Rogers aura son instant d'affaissement, en craquant, bien à l'abri des regards. A l'image de ce dernier personnage, le film de Vidor est moins dirigiste qu'il n'y paraît. Towne, le dessinateur, s'il se trouvera profondément changé par le périple et sa rencontre avec Rogers, n'endossera pas pour autant l'uniforme, restera civil et deviendra peut-être, comme le souhaite sa femme retrouvée (par l'épreuve), un grand peintre, une fois installé en Europe, à Londres.

    Comme souvent dans le Hollywood classique, il est fort intéressant de se pencher sur la façon dont sont vus les Indiens. Dans les rangs des Rangers, la haine est le moteur de ceux qui ont vécu les massacres de proches et la violence des témoignages surprend (scalps mais aussi éviscérations et autres amabilités, pratiques qui ne sont pas l'apanage des ennemis puisque l'un des militaires ira jusqu'au cannibalisme). Pourtant, le spectre des sentiments envers les Indiens est relativement large (Towne souhaite, au départ, juste aller à leur rencontre afin de les dessiner, d'autres n'y font guère allusion et ne semblent pas être obnubilés par le problème). Vidor ne monte pas de plan de réaction lorsqu'est fait par un soldat l'horrible récit destiné à galvaniser ses camarades et à l'heure de la bataille, certains freineront l'ardeur des plus hallucinés. Le cinéaste cède donc moins à une vision manichéenne qu'il ne traduit l'état d'esprit probable de ces militaires. Le seul épisode guerrier n'advient qu'à la moitié du métrage et il n'a rien d'une glorification par le face à face. La bataille éngagée ne l'est nullement sur un pied d'égalité qui permettrait aux Blancs victorieux de tirer le plus grand bénéfice. L'écrasement de l'ennemi est la conséquence d'une attaque-piège dans laquelle aucune chance n'est laissée, visant jusqu'aux femmes et aux enfants. Vidor, au terme de cette longue séquence au cours de laquelle ne s'entend aucune note de musique, dans un geste réaliste et dérangeant (on voit Towne recharger allègrement son fusil), assume l'image terrible qui change l'affrontement en extermination pure et simple : les derniers Indiens survivants sont encerclés au centre de leur village, désarmés pour la plupart, et sont abattus. Mission accomplie. Guerre nécessaire pour ces soldats, sans doute, sale assurément (au moins deux y laisseront leur santé mentale).

    Le grand passage est un film fort, une oeuvre ample qui avance lentement mais sûrement, où chaque élément scénaristique devient une toute autre chose qu'une simple péripétie, transfiguré qu'il est par la mise en scène.