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Film - Page 63

  • L'enfer d'Henri-Georges Clouzot

    (Serge Bromberg et Ruxandra Medrea / France / 2009)

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    enfer19.jpgSerge Bromberg et Ruxandra Medrea ont réalisé ensemble un documentaire des plus classiques sur une œuvre qui ne l'est absolument pas. Ou plutôt, qui ne devait pas l'être. Son tournage ayant été interrompu, en 1964, au bout de trois mois, L'enfer n'a en effet jamais été mené à terme par Henri-Georges Clouzot. Le matériel filmé fut mis au placard et bloqué à la suite d'un litige juridique. Seules quelques secondes des essais réalisés avec Romy Schneider ont été montrées à la télévision dans les années 90, images absolument inoubliables et proprement sidérantes, venant encore renforcer le mythe. A partir de 2005, Serge Bromberg a enfin pu travailler sur la quinzaine d'heures de rushes exhumées des archives. Se retrouvent là, d'une part le résultat des expérimentations préparatoires, réalisées en studio par Clouzot et divers techniciens, artistes ou plasticiens, autour de l'art cinétique, et d'autre part les prises de vues effectuées lors du tournage proprement dit, entamé dans une localité du Massif Central. A ces bobines retrouvées ne vient s'ajouter aucune source sonore, à l'exception d'une courte bande sur laquelle on entend la voix de Serge Reggiani, l'interprète du rôle principal, retravaillée par un audacieux mixage destiné à traduire la folie du personnage.

    Partant de là, en redonnant vie à ce trésor, Bromberg est resté fidèle à son habituelle démarche pédagogique. Prenant en charge le commentaire, il reconstruit le puzzle de L'enfer le plus clairement possible pour les spectateurs. Dans une progression chronologique sans grande surprise, pour retracer l'aventure du tournage et faire comprendre à quoi aurait pu ressembler le film s'il avait été terminé, les co-réalisateurs ajoutent aux plans réalisés par Clouzot d'autres images, de deux types. Tout d'abord, ils intègrent les entretiens qu'ils ont menés avec des témoins de l'époque, de Costa-Gavras au décorateur Jacques Douy. Les souvenirs, les accidents, les contrariétés, les anecdotes et les réflexions générales se succèdent. A ce jeu-là, Bernard Stora se révèle être l'intervenant le plus perspicace, ne s'arrêtant pas aux clichés et au mythe Clouzot. L'autre source consiste en une lecture filmée de certaines pages du scénario, pour lesquelles ne correspondent aucune image. Ce choix a sa logique dans l'optique pédagogique des auteurs mais son utilité est bien contestable si l'on en juge par le manque d'éléments déterminants mis à jour et surtout par le déséquilibre que cela induit dans le récit. Clouzot souhaitait décrire un état pathologique, celui d'un homme rongé par la jalousie, et les détails du scénario ne semblaient pas constituer sa préoccupation première. De plus, ces scènes naviguent entre deux eaux. Elles ne consistent ni en une simple lecture, malgré la nudité du décor et les polycopiés à la main, ni une re-création, malgré le découpage et le ton des comédiens (Bérénice Bejo et Jacques Gamblin). Quitte à garder ces liaisons, n'aurait-il pas fallu proposer une mise en scène plus proche du style du film de Clouzot ? Construit ainsi, en entremêlant trois régimes d'images différents, le documentaire peine à passionner sur la durée de manière égale.

    L'évidence s'impose rapidement : les images des essais et du film de 1964 emportent tout sur leur passage. Un contraste terrible naît du rapprochement entre les interprétations de Gamblin et Bejo et les plans muets de Reggiani et Schneider. Incandescence, irisation, magnétisme... Dire que la beauté de l'actrice, âgée alors de 26 ans, est sublimée par la caméra de Clouzot est encore trop faible. Comme le feu, ce corps provoque l'éblouissement, la chaleur et l'attirance. La main s'avance bien que l'on sache que la brûlure est inévitable. Le cinéaste du Corbeau a tourné pour L'enfer des plans scandaleusement érotiques, des séquences outrageusement sexuelles. Ses expérimentations, telle cette idée du "rouge-à-lèvres" bleu, nimbe les femmes qu'il filme d'une sensualité agressive (Romy Schneider donc, mais aussi Dany Carrel). Il n'est pas jusqu'aux corps de Mario David et Jean-Claude Bercq qui ne soient érotisés à l'extrême.

    Qu'aurait donné le résultat final, si Clouzot avait mené à bien son projet ? Question vertigineuse car à jamais sans réponse. Comme il est impossible d'avancer une quelconque hypothèse, de savoir si tel plan aurait été gardé au montage et si tel essai aurait trouvé sa concrétisation, nous ne pouvons que fantasmer et rêver à un film idéal. Un film mental, physique, scandaleux, révolutionnaire, pourquoi pas ? Mais rien ne dit non plus que Clouzot ne serait pas rentrer dans le rang en gommant toutes les aspérités qui apparaissent ici.

    Bromberg et Medrea ont proposé une certaine mise en forme à partir du scénario original, tout en tentant d'établir un parallèle entre la folie de Marcel et celle de Clouzot. Il me semble que leurs choix de montage n'ont guère été questionnés au moment de la sortie en salles, alors que s'agitent d'habitude critiques et historiens du cinéma dès qu'un film inachevé est exhumé. Sans doute la prudence des auteurs n'incite pas à lancer de vastes débats (le fait de réduire certaines images du film de 1964 à une simple illustration du propos, comme lorsque l'on nous raconte le départ de Reggiani en plein tournage sur les images de l'arrivée de son personnage en voiture, apparaît comme une petite facilité sans grande conséquence). On se dit tout de même au final qu'ils auraient peut-être dû aller au bout de leur désir en donnant à voir leur propre vision de L'enfer, en se débarrassant du documentaire, en ajoutant aux besoin des séquences, et assumer ainsi pleinement le risque de l'incompréhension passagère, voire celui de la trahison. Tel quel, leur ouvrage reste au niveau, certes non négligeable, du beau geste.

     

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  • Nanni Moretti (coffret dvd : les premiers films)

    Je suis un autarcique (Io sono un autarchico) (Nanni Moretti / Italie /1976) ■□□□

    Ecce Bombo (Nanni Moretti / Italie /1978) □□

    Sogni d'oro (Nanni Moretti / Italie /1981)

    La Cosa (Nanni Moretti / Italie /1990) □□

    Le jour de la première de Close-up (Il giorno della prima di Close up) (Nanni Moretti / Italie /1995) □□

    Le cri d'angoisse de l'oiseau prédateur (Il grido d'angoscia dell'uccello predatore (20 tagli d'Aprile)) (Nanni Moretti / Italie /2002) □□

    Le journal d'un spectateur (Diaro di uno spettatore) (Nanni Moretti / Italie /2007) □□

    moretti00.jpgConnaissez-vous Michele Apicella ? Vous devez au moins le revoir en jeune député adepte du water-polo (Palombella rossa, 1989)... Avec ce coffret, les Editions Montparnasse ont eu la bonne idée de nous permettre de remonter la piste jusqu'aux premières "vies" de notre homme, qui en connut beaucoup. On le découvre donc ici en comédien de théâtre d'avant-garde, en acteur de cinéma underground puis en cinéaste à la mode. Oui, celui-là même qui sera plus tard professeur de mathématiques (Bianca, 1984) et curé, sous le nom de Don Giulio (La messe est finie, 1985).

    Au cours d'une émission de télévision, qui constitue le morceau de bravoure de Sogni d'oro, Michele s'exclame "Je suis le cinéma, je suis le plus grand !". Ils furent nombreux, dès ses premiers essais et surtout dans les années 80 et 90, ceux qui prirent ces propos pour argent comptant, jusqu'à faire de son créateur-interprète-réalisateur, Nanni Moretti, le génial et unique représentant du cinéma italien. Il est vrai que les coups de pied donnés dans la fourmilière transalpine par le jeune cinéaste (23 ans à l'époque du premier long métrage) furent dès le départ très vigoureux et particulièrement surprenants.

    Ce qui frappe en effet, de Je suis un autarcique à Sogni d'oro, c'est d'une part la méchanceté dont peut faire preuve à l'occasion Michele-Nanni et d'autre part la nature de ses cibles, peu habituées à recevoir de telles critiques dans un cadre cinématographique. Le héros morettien, qui n'est "jamais doux", comme le lui fait remarquer sa femme, est un être souvent au bord de la dépression, cassant, donneur de leçons, tyrannique avec son entourage. La famille est en première ligne. D'un film à l'autre, on entend son envie d'étrangler son petit garçon, on le voit gifler son père ou violenter sa mère. Dans Sogni d'oro, sur son plateau de cinéma, il frappe continuellement son assistant. A cette violence détonante envers les proches s'ajoute des piques féroces, lancées au détour d'une conversation, à l'encontre d'icônes nationales (Nino Manfredi, Alberto Sordi) ou de collègues (Lina Wertmüller). Si le cinéma de Moretti a tant marqué les esprits en Italie, dès ses débuts, c'est en grande partie parce qu'il se permettait d'aller, sur bien des points, contre les convenances. En un sens, pour ce qui est du regard porté sur le monde culturel, Nanni Moretti a filmé ce qu'il aurait pu écrire ailleurs, déplaçant une démarche critique du papier à la pellicule.

    La faible distance qu'a gardé le cinéaste entre lui-même et son double de fiction explique également la répercussion qu'ont eu ses travaux. Sans réaliser encore, à cette époque, de véritable film "à la première personne", il adopte déjà le ton du journal intime ou du moins, fait ressentir fortement l'impression de vécu. En effet, Moretti ne parle que de ce qu'il connaît parfaitement et ses critiques sont formulées de l'intérieur : il est dans la petite bourgeoisie romaine, dans la gauche italienne, dans le monde du cinéma. Ce choix implique que l'auteur lui-même reçoive sa part de reproches et, effectivement, l'auto-ironie de Nanni Moretti est constante, repoussant ainsi le spectre du ressentiment fielleux.

    Aussi passionnante soit-elle, la découverte groupée de ses trois premiers films laisse tout de même penser que, vu séparément et de manière totalement détachée des autres, chaque titre ne doit pas avoir la même prestance. En tout cas, une progression qualitative se dessine de façon évidente et le résultat donne raison à Moretti qui aimait à dire, dans les années 80 : "J'espère faire toujours le même film, si possible toujours plus beau".

    autarcique5.jpgJe suis un autarcique laisse ainsi mitigé. Soumis aux contraintes du super-8 (brièveté des plans, fixité du cadre et absence de son direct), il prouve qu'avec peu, on peut arriver à faire sinon beaucoup, du moins quelque chose. Il est certain qu'entre deux blagues de potaches (très cultivés), Moretti parvient à capter un air du temps et, par moments, un mouvement réellement cinématographique mais son film est avant tout une succession de sketchs donnant une (fausse) impression d'improvisation entre amis. Peu séduisante esthétiquement, l'œuvre donne à voir plusieurs tentatives burlesques peu vigoureuses et mal assurées. Si l'on sourit assez souvent devant cette satire du théâtre d'avant-garde, on s'ennuie aussi parfois, comme lors d'un interminable stage en plein air. De plus, Je suis un autarcique est un film qui s'auto-analyse constamment, via l'aventure théâtrale qu'il raconte, qui s'auto-critique et qui finit par épuiser en quelque sorte la capacité personnelle du spectateur à juger par lui-même.

    ecce5.jpgEcce Bombo, qui pourrait être la suite du précédent, permet de retrouver les mêmes acteurs, regroupés ici en un club d'auto-conscience. L'observation d'un milieu est toujours la principale qualité du film mais la vision s'élargit, se faisant plus générationnelle, moins chargée de références et donc moins soumise à l'incompréhension due à l'éloignement dans le temps. La construction se fait à nouveau par saynètes mais celles-ci sont plus harmonieusement liées et plus fermement mises en scène. La distanciation de certaines est appréciable, Moretti entamant presque un dialogue direct avec le spectateur et utilisant la musique, la télévision et le cinéma comme autant d'éléments médiateurs de sa réflexion. Le désœuvrement et l'apathie de la jeunesse qu'il dépeint sont savoureusement moqués sans toutefois parvenir à éviter totalement un certain affaissement du récit. Le glissement vers la gravité qui s'opère alors donne au film de l'ampleur mais en diminue la vigueur. Le meilleur d'Ecce Bombo est à chercher en fait là où Nanni-Michele est le plus insupportable : en famille, entre les cris et les giffles.

    sogni5.jpgMoretti a réalisé avec beaucoup plus de moyens Sogni d'oro. A lui Cinecitta, la Dolly et les mouvements d'appareils complexes... Le ton et les thèmes restent pourtant globalement les mêmes : difficultés à communiquer avec les autres autrement que par la violence des mots et des gestes, douleur de filmer, douleur de vivre. Entre les rires diffuse une tristesse certaine qui, alliée à une critique dévastatrice de la télévision, libère un parfum fellinien, le cinéaste des Vitelloni et de Ginger et Fred étant d'ailleurs le seul grand nom cité, explicitement ou pas, dans ces trois films de Moretti, sans aucune méchanceté. Avantageusement, le jeu avec les codes du cinéma remplace souvent, dans Sogni d'oro, les allusions à telle ou telle personnalité culturelle de l'époque. Le propos s'approfondit et la narration se complexifie. Des chutes de tension persistent mais se font moins brutales que par le passé et, gagnant en fluidité, le récit se fait enfin totalement cinématographique. Il reste à Moretti encore un peu de chemin à faire, à éviter notamment que certains gags ne tombent à plat. Avec Sogni d'oro, son cinéma est tout de même, cette fois, bien en place.

    La jaquette du présent coffret, qui annonce les "premiers films de Nanni Moretti", est pour un quart trompeuse. En effet, les courts métrages compilés ne sont pas, comme l'on pouvait s'y attendre, les premières tentatives du cinéaste (La sconfitta, 1973, Pâté de bourgeois, 1973, Comi parli frate ?, 1974) mais un groupe de films réalisés entre 1989 et 2007, soit bien après les "débuts". Si chacun présente un intérêt, cette rupture temporelle met à mal la cohérence éditoriale et il aurait été plus appréciable de disposer sur la quatrième galette de Bianca, dernier long métrage méconnu, avant la reconnaissance internationale apportée par La messe est finie (mais il est vrai que le film est édité par ailleurs).

    oiseau1.jpgLe jour de la première de Close-up est une amusante pastille (déjà présente dans l'édition dvd du film d'Abbas Kiarostami), une poignée de scènes comiques, basées sur le perfectionnisme de Nanni Moretti directeur de salle de cinéma. Ce court souffre tout de même quelque peu d'un tournage en vidéo plutôt "relâché". Les trois minutes du Journal d'un spectateur (l'un des segments du programme collectif Chacun son cinéma) sont plus rigoureuses. Assis au milieu de salles vides, Moretti se rappelle de quelques projections mémorables, de celle du Ciel peut attendre à celle de Rocky Balboa. S'affirment là son sens du cadrage et son don pour la chute. Le cri d'angoisse de l'oiseau prédateur est lui un montage de 25 minutes réalisé à partir de séquences non retenues pour Aprile (1998). Malgré la recherche d'une chronologie, ce bout à bout peine à se muer en récit véritable. Le long métrage était lui-même construit de manière assez libre et son appendice propose une série de scènes et d'allusions pas toujours faciles à saisir. Il faut donc y picorer, souvent avec bonheur, comme lorsque l'on retrouve cette image restée dans les mémoires de Moretti tenant son bébé endormi sur son épaule et qui discoure cette fois sur le nouveau gouvernement de centre-gauche fraîchement installé au pouvoir.

    cosa2.jpgDans le corpus mis en avant ici, La Cosa est un morceau de choix, par sa longueur et sa singularité. Il s'agit d'un "pur" documentaire, sans intervention du cinéaste à l'image ou sur la bande son, qui s'attache à enregistrer la parole des militants du Parti Communiste Italien pendant l'hiver 1989, au moment où ont lieu les secousses que l'on sait du côté de l'Europe de l'Est et où la question se pose d'un changement de nom et d'un glissement vers la sociale-démocratie. Le film, commençant de manière plutôt frustrante (les interventions sont coupées très courtes, au risque du catalogue), trouve peu à peu son rythme, s'appuyant sur les différences d'élocution, de parcours et de ressentis, éclairant le poids du passé et les craintes de l'avenir. Il faut accepter une certaine répétition et un dispositif rudimentaire et attendre les quelques secondes finales pour que Moretti laisse enfin sa patte sur le travail. Ce n'est pas grand chose : un brouhaha soudain après tant de discours posés, des bribes de conversation véhémentes, inaudibles. Cela suffit pour brouiller les pistes, pour glisser du scepticisme, pour garder cette position du poil à gratter de la gauche. Cela suffit aussi, dans notre optique, pour faire le lien avec les débuts du cinéaste, pour boucler la boucle de ce voyage chez Nanni Moretti.

     

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  • Mother

    (Bong Joon-ho / Corée du Sud / 2009)

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    mother.jpgMother (Madeo) débute par un premier plan programmatique. Dans un très beau cadre naturel, il enregistre un comportement déplacé et inattendu : une femme se met à danser seule au milieu d'un champ. Dès le début, le film va donc nous rassurer dans la surprise. Oui, nous sommes bien dans le meilleur du cinéma coréen, celui allant de Park Chan-wook à Lee Chang-dong en passant évidemment par Bong Joon-ho, celui qui ne cesse d'étonner en pratiquant les plus improbables des mélanges de genre. Cependant, l'idée nous effleure, alors que l'on s'installe progressivement dans ce nouveau récit tortueux, qu'il faudrait peut-être quelque chose en plus, cette fois-ci, histoire de ne point se lasser.

    Ici, comme chez les éminents collègues de Bong Joon-ho, le dynamisme, la truculence et l'énergie vitale permettent de repousser tout jugement moral définitif. Ces registres ne masquent cependant pas bien longtemps la noirceur absolue du propos et la société coréenne nous apparaît une nouvelle fois soumise à bien des turbulences (la jeunesse semble promise au néant). Il est symptomatique qu'à nouveau des personnages déséquilibrés, voire autistes, soient au centre du récit. Comme Lee Chang-dong (Oasis), Bong Joon-ho ne part pas du handicap physique ou mental pour faire la morale mais pour mettre en question la notion de normalité dans un monde totalement déréglé. L'inscription dans un genre, celui de l'enquête policière, contribue aussi à éloigner la pesanteur sociologique.

    Dans ce domaine policier, Bong Joon-ho fait très fort. Les indices et les révélations exposés ont ceci de remarquable, c'est qu'ils ouvrent autant de nouvelles pistes (souvent fausses, d'ailleurs) qu'ils mettent à jour des comportements, des psychologies et des relations complexes. Chaque personnage s'en trouve enrichi, des plus secondaires au principal, la mère. Doucement mais sûrement, le film prend un virage pour se concentrer peu à peu sur cette dernière. Au fil des séquences, le cadre se resserre de plus en plus sur elle, la mise en scène épouse de mieux en mieux son point de vue, tant et si bien qu'en retour le personnage semble prendre littéralement possession du film. L'intrigue se déroule dans une petite ville de Corée du Sud, là où tout le monde se connaît plus ou moins. A chaque interlocuteur, nul besoin pour l'héroïne de se présenter. Elle n'a pas de prénom, elle est "la mère de...". En quelque sorte, elle devient la mère de tous (*) : de l'ami de son fils, des policiers... Elle devient la mère du film lui-même, celle qui le prend en charge, celle qui le porte, celle qui le fait avancer (la reprise, vers la fin, du plan d'introduction tend à démontrer qu'elle s'accapare bel et bien le récit). Sujet et mise en scène se fondent ainsi admirablement et rarement un titre aura été aussi parfaitement justifié.

     

    (*) : Le père n'est jamais évoqué et, plus surprenant encore, les possibles figures paternelles, celles qui pourraient prendre une part  du récit égale à celle de la mère, sont aussitôt évacuées : l'avocat est manifestement congédié, le ferrailleur est puni d'avoir imposé une nouvelle version faisant "autorité".

  • En famille (1)

    Quelques brèves notes sur des films (re)vus récemment dans des conditions (versions françaises pour les films étrangers) et avec des intentions (séances-découverte pour mon fils) totalement différentes de celles attachées aux autres titres évoqués sur ce blog...

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    empirecontreattaque.jpgUne révision de la première trilogie Star Wars confirme entièrement l'impression laissée des années auparavant : les deux premiers épisodes sont bons, le troisième beaucoup moins. Jouant à la fois sur une trame classique et sur des nouveautés techniques et rythmiques, La guerre des étoiles, tient bien le coup, notamment dans la conduite du récit. Sans doute meilleur encore, L'Empire contre-attaque suit très habilement deux lignes narratives (l'apprentissage de Luke et les aventures de Leia et Solo) se croisant en peu d'endroits mais liées par un montage parallèle aux transitions soignées (le passage d'une scène à l'autre se fait harmonieusement en s'appuyant sur des postures, des situations ou des ambiances comparables). Se concluant par une série d'échecs, ce volet est de loin le plus sombre et le moins superficiel de la trilogie. En revanche, Le retour du Jedi, en ciblant un plus jeune public, s'enlise plus d'une fois dans la niaiserie, non seulement en multipliant les gentils gags autour des Ewoks mais aussi en faisant évoluer les rapports du trio Leia/Skywalker/Solo de manière angélique. La violence, y compris morale, est totalement absente. Ce troisième épisode, appliquant conventionnellement son programme, n'a pour lui que ses compétences techniques, indéniables et toujours grisantes. L'insertion postérieure, par George Lucas, dans les trois films, de quelques images de synthèse est une aberration esthétique brisant la cohérence parfaite de ces objets. Cette bêtise annonce le naufrage de la trilogie suivante, un sommet de laideur.

    grandevadrouille.jpgLa première partie de La grande vadrouille (l'arrivée à Paris des trois parachutistes anglais en trois endroits différents) est vraiment réussie et presque constamment drôle, surtout, bien sûr, les séquences à l'Opéra. Le seul gag vraiment absurde est génial (De Funès cognant sa perruque posée à côté de lui et se faisant mal au crâne) et fait regretter qu'il n'y en ait pas d'autres. Le rythme faiblit sérieusement avec le périple vers l'auberge pour ne repartir qu'avec la tentative de passage en zone libre. Les quiproquos dans la Kommandantur sont sympathiques mais la réussite de la séquence tient plus à l'abattage des comédiens et aux croisements orchestrés par le scénario qu'à la mise en scène. Celle-ci reste assez plate, malgré quelques cadrages plus inventifs que d'habitude, et Oury ne sait absolument pas filmer la vitesse et l'action. Grâce à Marie Dubois, la bluette réservée à Bourvil est un peu plus supportable qu'ailleurs. Bien évidemment, le moindre Français croisé dans l'aventure est prêt à aider tout le monde, au nez et à la barbe des occupants.

    oceans.jpgOcéans est un beau documentaire animalier, aux images parfois impressionnantes. Il ne faut pas en attendre plus. La "scénarisation" des séquences n'est pas excessive et surtout, le discours écologique est simple et direct, heureusement dénué du moralisme culpabilisateur de Y.A.-B. Reste avant tout en mémoire cette vision des fonds marins avec ses fantastiques créatures sortant tout droit de quelque heroic fantasy à la Peter Jackson. Le film s'ouvre classiquement avec les noms des divers producteurs apparaissant sur fond noir puis, en même temps que monte la musique, viennent sur les premières images, majestueuses, des vagues de l'océan ceux des grandes entreprises ayant participé au financement. La publicité est magnifique.

    nuitaumusee.jpgLa nuit au musée (rien que le titre, on pense déjà aux Marx Brothers) est une amusante comédie. La technique est impeccable, qui s'efforce d'animer toute la collection d'un Museum d'Histoire Naturelle, une fois la nuit tombée. On trouve peu de chutes de rythme, l'alternance du calme de la journée et de la furie nocturne étant bien géré. Le message véhiculé par cette histoire de père de famille paumé et divorcé qui regagne l'estime de son fils n'a certes rien de nouveau et le trio des vieux veilleurs de nuit qui s'avèrent être les méchants du film n'a rien de mémorable. L'intérêt tient plutôt dans l'aspect régressif du personnage de Ben Stiller. Cela ne donne pas toujours un résultat très fin (ni très drôle) mais cela intrigue plutôt, tout comme le font ces ruptures de rythme, assez étonnantes, en pleine folie ambiante (l'irrésistible psychanalyse d'Attila). (*)

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    La guerre des étoiles (Star wars) (George Lucas / Etats-Unis / 1977) ■■□□ / L'Empire contre-attaque (The Empire strikes back) (Irvin kershner / Etats-Unis / 1980) ■■□□ / Le retour du Jedi (Return of the Jedi) (Richard Marquand / Etats-Unis / 1983) □□

    La grande vadrouille (Gérard Oury / France / 1966) ■■□□

    Océans (Jacques Perrin et Jacques Cluzaud / France - Suisse - Espagne - Monaco / 2010) ■■□□

    La nuit au musée (Night at the Museum) (Shawn Levy / Etats-Unis / 2006) ■■□□

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    (*) : Si je ne me trompe pas, La nuit au musée a été diffusé ce dimanche soir dernier par TF1 en version multilingue sur la TNT, comme le fait maintenant régulièrement cette chaîne, depuis plusieurs mois. France 3, ignorant toujours ce système idéal qui donne le choix au spectateur, avait diffusé la veille, en deuxième partie de soirée, Le Caïman en VF. Je me demande bien qui a pu avoir envie de découvrir ce film de Nanni Moretti dans ces conditions (pas moi, en tout cas)... L'audience ayant été, je l'imagine, ridicule, le service public pourra donc revenir tranquillement à sa programmation habituelle et délaisser à nouveau ce type d'œuvre intello-chiante.

  • Canine

    (Yorgos Lanthimos / Grèce / 2009)

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    canine.jpgScènes de sexe. Sur le lit, les corps sont rigoureusement cadrés et très savamment disposés afin de masquer les sexes et les pénétrations, à une exception près, où l'on voit bièvement mais indubitablement que le membre de Monsieur est en érection. Tout le film de Yorgos Lanthimos peut se résumer à ce choix de mise en scène : la provocation, si elle est indéniable, voire appréciable, ne s'affranchit jamais des règles en vigueur dans le cinéma d'auteur "radical" tel qu'on le connaît. Canine(Kynodontas), malgré son potentiel subversif, a du mal à dépasser le stade de l'exercice scolaire et donne souvent l'impression de proposer une suite très appliquée d'actes transgressifs. Le cinéaste s'est lancé dans un jeu avec les limites : celles du cadre (qui découpe les corps, les laissant régulièrement sans tête), celles de la morale (mise à mal par la représentation de la violence, du sexe, de l'inceste ou de l'animalité) et enfin celles du lieu dans lequel il situe son récit.

    L'argument de départ vaut ce qu'il vaut, même si l'idée d'un chantage à l'originalité peut traverser l'esprit du spectateur. Trois jeunes adultes, un garçon et ses deux sœurs, ont été élevés volontairement par leurs parents dans l'ignorance totale du monde extérieur. A cinq, ils vivent entre les murs d'une vaste propriété isolée, seul le père en sortant pour se rendre en voiture à son travail. Après avoir posé cette incroyable situation et s'être repu de son incongruité, le film va montrer comment les fissures ne manquent pas d'apparaître dans cet édifice mensonger construit par ces étranges parents. Imaginer le résultat catastrophique d'une éducation dévoyée et réfléchir sur le rapport aux choses et aux êtres des individus y étant soumis, rapport forcément différent du nôtre : voici l'une des missions que s'est donné le cinéaste. Bien que l'ambition apparaisse vite trop grande, il faut avouer que Lanthimos réussit plusieurs choses intéressantes, notamment avec ses acteurs (en travaillant par exemple des dictions très particulières). L'absurdité de ce petit monde, avec ces mots aux significations insensées (un zombie est une fleur, un téléphone est une salière), avec ses propres lois naturelles (un humain peut donner naissance à un chien), s'étire au milieu du film, dans une succession de scènes rendues comiques par le retournement total des valeurs.

    Ce retournement, associé au refus de confronter les personnages cloîtrés au monde extérieur, a pour conséquence de nous faire tout accepter assez facilement, y compris ce qui devrait nous déranger. Il manque donc, certainement, une tension, et l'envie de voir les jeunes gens franchir les limites du jardin vient plus de notre relative impatience que de notre attachement aux personnages. Sur ce point, il faut cependant reconnaître que le dénouement est assez réussi, malgré un dernier plan prévisible dans sa mise en suspend. On remarque tout le long, aussi bien des tics "d'auteur" visuels ou sonores, pas toujours efficaces, que des trouvailles plus pertinentes, comme cette série d'échos renvoyant au film Rocky, découvert en cachette par l'une des filles de la maison (plus tard, elle mimera le boxeur résistant aux coups, se servira de manière inattendue d'une petite haltère et finira effectivement avec le visage en sang). Les évidents défauts du film ne suffisent donc pas à le disqualifier. S'il s'avère moins sulfureux qu'il n'y parait, il se pose tout de même là avec un certain aplomb.

  • A serious man

    (Joel et Ethan Coen / Etats-Unis / 2009)

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    aseriousman.jpgA Serious mana déjà été amplement commenté, dans un enthousiasme quasi-unanime. Je n'irai pas à contre-courant et je me limiterai donc à faire quelques remarques générales, de peur d'être trop redondant par rapport aux divers écrits de mes camarades blogueurs.

    Il a été fait à Michael Stuhlbarg, l'acteur principal, la tête d'un personnage de burlesque : teint ostensiblement pâle et yeux écarquillés soulignés par le verre de ses lunettes. Pourtant, bien que les postures de chacun aient leur importance, la mise en scène des frères Coen cherche moins à traduire un dérèglement physique que psychologique. Le grand cinéma burlesque se plaisait à enregistrer le plus souvent la mise en péril de l'ordre du monde par un individu marginalisé. Ici, c'est le monde lui-même qui est entraîné dans une dérive absurde, alors que le héros paraît finalement plutôt normal. Cette perte de sens n'est pas nouvelle dans l'œuvre des Coen mais elle se charge cette fois-ci d'autant plus d'inquiétude qu'elle est distillé à partir d'un récit s'attachant au quotidien. Il n'y a dans leur dernier ouvrage aucun échafaudage improbable, aucun plan machiavéliquement foireux. La mécanique qui est grippée n'est pas, cette fois-ci, celle du film noir, du milieu des affaires ou de l'espionnage.

    A serious manest un drôle de film et un film pas si drôle que cela. Il y a bien quelques séquences très savoureuses, qu'il est encore possible de placer dans la case comédie, mais le fait est que ce sont vraiment des choses très sérieuses qui arrivent, dont la plus sérieuse de toutes, omniprésente : la mort. Le récit donne l'impression d'une hécatombe. L'une des meilleures répliques, répétée plusieurs fois, y renvoie ("Sa femme est encore tiède") et l'extraordinaire fin suspendue, si elle ne visualise aucun trépas, est assez glaçante.

    Le monde mis en place autour du héros est un empire de signes que celui-ci est tenté de déchiffrer, cherchant désespérément un sens aux déboires qu'il accumule. Bien évidemment, notre homme est professeur de physique et base tout son travail sur les mathématiques. La qualité principale du film est de laisser le dérèglement se propager jusque dans la conduite du récit lui-même. Les visions et les rêves, de plus en plus nombreux, sont ainsi rendus indiscernables au premier coup d'œil. Il est étrange que les frères Coen fassent éclater cette absurdité au moment des années 60, époque qui apparaît rétrospectivement, pour beaucoup, comme une sorte d'âge d'or avec l'entrée dans la modernité et l'expérience de la liberté sous toutes ses formes. Ici, au contraire, la vision est teintée de pessimisme (un pessimisme certes gai) et comme le démontre bien le fameux prologue du film, le mystère insondable de l'existence a été de tout temps impossible à percer.

    Ce qui séduit à l'écran, c'est la cohérence de la vision et notamment l'étonnante reconstitution de l'époque. Ce sont, encore une fois, quelques signes qui la caractérisent : la musique du Jefferson Airplane, la technologie, l'ombre du Vietnam (extraordinaire séquence du voisin s'approchant du héros en discussion avec le père de son étudiant asiatique), la marijuana... Avec la même réussite, les Coen nous plongent au sein d'un milieu juif qu'ils peignent avec une vigoureuse ironie, empêchant ainsi leur film de tomber dans une pesante démarche communautariste. Les dialogues accumulent les expressions typiques parfois difficiles à saisir. Qu'elles ne nous soient pas bêtement expliquées et surtout que, souvent, les intéressés ne les comprennent pas eux-mêmes, montre à quel point les cinéastes ont su trouver un merveilleux équilibre. A serious man est d'ores et déjà une pièce maîtresse de leur filmographie, autant qu'un objet singulier.

  • Bright star

    (Jane Campion / Australie - Grande-Bretagne / 2009)

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    Beaucoup évoquent le très beau film de Jane Campion en insistant avant tout sur ce qu'il n'est pas (un biopic, un mélodrame flamboyant) réduisant ainsi ses mérites à l'évitement de divers écueils avant d'éventuellement lui reprocher un manque d'émotion. J'ai trouvé pour ma part des raisons plus positives d'admirer Bright star. Les voici, sous forme de notes éparses :

    * Bien que la cinéaste ait choisi une nouvelle fois de dessiner un portrait de femme, ce qui frappe dès les premières scènes, dès la rencontre entre Fanny Brawne et John Keats, c'est le pied d'égalité sur lequel sont placés les deux personnages. D'emblée, leur relation est donnée comme adulte, honnête et droite. Les obstacles à l'assouvissement de leur passion, d'abord sociaux et ensuite physiques, ne sont là que pour mettre en valeur leur admirable opiniatreté et ne prennent jamais la tournure d'une convention scénaristique destinée à provoquer l'apitoiement. Nulle trace de renoncement, pas plus de prise de position bravache ou provocante. Cette histoire tracée d'une ligne claire est celle de l'affirmation d'un amour sûr de son droit. *

    * Si cet amour touche autant, c'est qu'il est menacé. La ligne risque la brisure, sous les effets de l'éloignement, de la maladie ou de la mort (a-t-on déjà entendu propos aussi terriblement lucides que ceux sortant de la bouche de John Keats à la veille de son départ pour l'Italie ?). La poésie irriguant tout le film jusqu'à en devenir sa raison d'être, il est fatal que la cassure vienne mettre en péril la fluidité des vers récités par John et Fanny. Toux et sanglots fissurent les poèmes. *

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    * Que Bright star délaisse les torrents lacrymaux et musicaux alors qu'il est riche en événements dramatiques a semblé gêner. Le traitement du premier sommet émotionnel est significatif. S'attend-on à une course folle et à des trombes d'eau que l'on assiste à une marche soutenue sous une pluie fine. Jane Campion ne contourne pas les clichés romantiques, elle les épure, se débarrasse du décorum et du superflu, se concentre sur l'essentiel, soit, ici, des visages mouillés. La présentation telle quelle des articulations dramatiques laisse la poésie envahir l'espace du film comme il envahit celui de l'héroïne. Et c'est bien là qu'il faut chercher la plus grande réussite du film, qui tient dans la parfaite coïncidence de ces deux mouvements. La poésie s'entend toujours de façon justifiée, avec parcimonie, tout comme la musique qui ne vient que de loin en loin, mais de façon si marquante. Les flux progressent au même rythme. En résulte, de plus en plus au fil du récit et malgré un scénario serré, une impression de flottement en de nombreux endroits, une suspension, qui finit notamment par donner toute sa valeur, inestimable, aux derniers jours de Keats auprès de Fanny. *

    * Jane Campion reconstitue en évitant la surcharge intérieure. Il s'agit de faire vivre ce décor et que les personnages s'y fondent. La fameuse scène de communion à travers la cloison, louée à juste titre, a aussi cette utilité : pousser le lit contre le mur, caresser la paroi, s'approprier le lieu, et devenir autre chose qu'un acteur en visite au XIXe. *

    * Bright star touche à la beauté sans jamais paraître esthétisant. Si les plans, particulièrement ceux de nature, éblouissent, la vie ne manque pas d'y circuler, frémissante. La fluidité de la mise en scène nous laisse croire qu'il n'y a qu'à laisser faire le vent, à enregistrer le mouvement d'un rideau puis celui d'une jupe. L'art de la composition de Jane Campion a ceci de précieux, c'est qu'il ne semble jamais nous être imposé. *

    * "Qu'il est bon de suivre une aventure amoureuse si pudique en ces temps d'étalage de vulgarité !" se sont exclamés certains. Mais cette délicatesse serait bien ennuyeuse si elle ne laissait filtrer un émoi bien réel. Le glissement du vent sous les habits et les variations de la lumière sur les visages suffisent déjà à propager les sensations au-delà de l'écran. Mais encore : est-ce vraiment la pudeur qui caractérise les baisers échangés au bord du lac ? Le chamboulement intérieur n'est-il pas douloureusement trahit par la plainte d'une Fanny qui s'affaisse, "Mère, j'étouffe !" ? *

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    * Deux présences presque muettes impressionnent le spectateur, celle des enfants, jeunes sœur et frère de Fanny. Contrairement à l'usage, les plans de coupe qui leur sont consacrés ne cherchent pas à ponctuer, à souligner ou à attendrir. Il y a dans l'enfance, telle que la filme Campion, un mystère et une dignité. Deux instants admirables le démontre : la réaction à peine perceptible du garçon lorsque Fanny lui demande de jouer les messagers auprès de Keats au cours du bal, et celle de la petite fille qui s'écarte soudainement du bosquet dans lequel s'est écroulé le poète. Si les deux amants se retrouvent très souvent accompagnés d'un tiers, cette présence n'est pas source de conflit. Les deux jeunes et la mère sont observateurs et non juges. Il y a du Fanny en eux aussi. De même, l'ambiguïté qui caractérise la relation du couple avec Brown, l'ami fortuné, a finalement pour effet de consolider encore le lien amoureux. *

    * Les enfants suivent Fanny partout et semblent dessiner un cercle moins contraignant que protecteur. Les arrivées de Keats à la maison des Brawne sont d'abord signalées par la petite sœur. Les relations qui s'établissent entre les personnages sont ainsi subtilement inscrites dans l'organisation spatiale des séquences. Sans verbalisation, sans insistance visuelle, Campion nous montre comment son héroïne empiète sur le territoire de Brown jusqu'à l'expulser du champ afin de rester seule avec John. Nous n'avons donc, par la suite, aucun mal à comprendre que chaque éloignement imposé provoque une blessure profonde. *

    Jane Campion signe là son septième long-métrage. Tous sont passionnants.

     

    D'autres avis, très différents, à lire ailleurs : De son cœur le vampire, Eclats d'images, Fenêtres sur cour, Films vus, La Kinopithèque, Laterna Magica, Dasola, Dr Orlof, Plan C, Préfère l'impair, Rob Gordon, Une fameuse gorgée de poison

  • Marquis

    (Henri Xhonneux / Belgique - France / 1989)

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    marquis.jpgMarquisfaisait partie de ces quelques titres intrigants notés dans un coin depuis longtemps, sans que je ressente pour autant le besoin de courir après à tout prix. Le projet de Roland Topor et Henri Xhonneux était osé. Le film est l'évocation d'un épisode de la vie de Sade, embastillé au moment de la Révolution. Surtout, il se démarque par une particularité : tous les comédiens ont sur les épaules d'énormes têtes d'animaux dont les mouvements sont assurés par une technique "d'animatronic". Ainsi, le personnage principal, Marquis, a une tête de chien. Son geôlier est un rat, Justine, une vache... Cela ne les empêche nullement de parler normalement.

    Une fois la curiosité satisfaite, il apparaît très rapidement que ce choix est non seulement une fausse bonne idée, mais encore qu'il provoque plusieurs catastrophes. C'est d'abord la mise en scène qui s'en ressent. Elle semble diparaître entièrement, se transformant en simple enregistrement de spectacle de marionnettes à taille humaine, passant, engoncée, d'un tableau à un autre sans aucun ryhtme. Aucune progression sensorielle n'est proposée alors que le scénario lui-même n'offre qu'une succession informe de vignettes carcérales, entrecoupées de quelques échapées vers la bonne société de 1789. Dans une grande confusion, divers auteurs sont cités, entre deux calembours littéraires d'une grande platitude. Autant dire que l'on se contrefiche de ce qui peut advenir.

    Il est de toute façon impossible de s'attacher à qui que ce soit sur l'écran. La distanciation qui nous est imposée sert certainement à illustrer plus facilement les actes scabreux. Seulement, il en découle une absence totale des corps, les parties intimes, fesses, seins, sexes, étant elles aussi figurées par des postiches. L'érotisme manque donc forcément à l'appel. Les passages les plus dérangeants se trouvent désamorcés et la violence n'est présente que dans de brefs récits ou rêves du Marquis, illustrés en animation de pâte à modeler, seuls instants un peu troublants. Si l'on ajoute que la direction d'acteurs ne passe que par le prisme du grotesque et de la pantomime, on comprendra que cet objet plutôt attirant sur le papier est en fait totalement négligeable et anodin.

  • PTU

    (Johnnie To / Hong-Kong / 2003)

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    ptu.jpgPTU, c'est l'espace, la durée (le temps), la surprise (le contretemps).

    A l'arrière d'un véhicule blindé se font face deux rangées de policiers. Ensuite, se déroule sous nos yeux l'un de ces morceaux de bravoure dont Johnnie To est coutumier, morceaux qui ne s'annoncent pourtant pas d'entrée comme tels. Quatre marlous font la loi au restaurant, forçant l'un des clients à changer de table. Le jeu est classique, binaire, et pourrait s'arrêter là. Un troisième intervenant entre pourtant en scène, produisant un nouveau bouleversement jusqu'à ce qu'un équilibre triangulaire soit trouvé, ponctué visuellement par un plan d'ensemble. S'arrêter pour de bon, cette fois-ci ? Non, le triangle éclate à son tour, de manière totalement inattendue, en renversant les rapports de force instaurés jusque là.

    Il y a, dans le cinéma de Johnnie To, une jouissance de l'espace. PTU est tourné en format large (2,35:1) et l'horizontalité y est accentuée : marche le long des rues, trottoirs, files de voitures, panneaux publicitaires et duel final en position allongée. Néanmoins, les bords du cadre, sans qu'ils soient négligés, sont souvent plongés dans le noir et le regard se concentre sur les points lumineux du centre. L'œil est attiré par ce qui s'arrache à la pénombre : le téléphone portable sous film plastique, le pistolet au milieu des détritus, les torches dans l'escalier et bien sûr les visages.

    Le récit se concentrant sur quelques heures, PTU nous convie à une virée nocturne dans Hong-Kong. Et il s'agit vraiment de sentir la nuit. Le montage alterne plans très larges et plans serrés, la caméra collant aux personnages pour mieux s'en éloigner aussitôt et insister sur leur solitude et leur engloutissement. L'ambiance sonore qui envahit une ville la nuit est aussi magistralement retranscrite avec ces sauts d'intensité, ces bruits lointains de moteur, ces plages de silence, ces ronronnements derrière les portes des boîtes de nuit. Par le suivi des déplacements, une fascinante topographie de la ville est détaillée. Mais si Johnnie To enseigne la géographie, son cours n'a rien de barbant, sous-tendu qu'il est par un fil ludique. Ainsi, un passage à tabac se déroule dans une salle de jeux vidéos, redoublant les concours de bastons virtuelles. Plus tard, après que de la techno soit parvenu aux oreilles dans la rue, à peine en sourdine, l'un des thèmes musicaux du film déboule au moment où l'on lit le mot "Music" sur une enseigne.

    De nombreux personnages répartis en différents groupes se croisent. Du côté de l'ordre, ils font partie d'une unité de police mobile, de l'antigang ou de la brigade criminelle. De l'autre côté de la frontière de la loi, on distingue trois gangs. Entre les deux, des indics et des petites frappes locales. L'intrigue se résume en quelques mots : un inspecteur a perdu son arme de service et la recherche toute la nuit, avec l'aide du responsable d'une petite brigade. Des personnages principaux, nous saurons très peu de chose sinon quelles relations ils semblent entretenir entre eux. Ce qui nous est montré, avant tout, ce sont leurs trajectoires dans la nuit. De cette façon, Johnnie To débarasse le film choral de ses lourdeurs habituelles, n'en gardant que le squelette. L'écheveau est compliqué à souhait mais il tient grâce à des croisements très simples et toujours surprenants. Cet étonnement étant quasiment généré par chaque fin de séquence (la "résurrection" du voyou tabassé en est l'exemple le plus parlant), tous les brusques virages pris par le récit deviennent acceptables.

    Chose très caractéristique du cinéma de Johnnie To, la surprise peut aussi venir du report d'un événement narratif, au point que le cinéaste puisse parfois paraître se complaire dans l'étirement gratuit des séquences. Celles-ci (à l'image de celle où les policiers montent un à un les escaliers d'un immeuble) n'ont d'abord pour elles que leur attrait esthétique ou leur modulation rythmique. Elles ne servent à rien, pourrait-on dire... jusqu'à ce qu'en bout de course, l'intérêt du chemin parcouru pour arriver à telle composition ou telle ponctuation devienne évident.

    Tant de virtuosité, tant de jeux formels et narratifs : cela pourrait lasser. Or il n'en est rien (PTU est, pour moi, sur bien des points, un anti-Collateral). Le plaisir est intense, tenant aussi à l'idée de troupe d'acteurs (incarnant des personnages qui sont poussés à agir avant de discourir), à celle de retrouvailles de film en film. Même dans le désordre, il est assez jubilatoire de piocher dans la pléthorique filmographie de Johnnie To (24 longs-métrages rien que pour les dix dernières années). Personnellement, j'ai pu, entre l'ébouriffante découverte de The mission en 2001 et celle d'hier soir, cocher sur la liste Breaking news, Fulltime killer et les deux volets d'Election, avec le même enthousiasme.