Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Film - Page 62

  • The ghost writer

    (Roman Polanski / Grande-Bretagne - France - Allemagne / 2010)

    ■■■□

    ghostwriter.jpgQuels que soient leur sujet et leur degré de réussite, les films de Roman Polanski, du Couteau dans l'eau au Ghost writer ressemblent tous énormément à leur époque - précisons aussitôt qu'ils ne courent pas pour autant après la mode. Par conséquent, autant que la mise en avant (plutôt que le "retour") des thèmes favoris du cinéaste, il convient de saluer ses capacités de renouvellement formel, dans un cadre à la fois classique et très actuel.

    Notre guide dans cette sombre histoire, le nouveau nègre littéraire de l'ex-premier ministre britannique Adam Lang, est sans cesse pressé par le temps (le délai qui lui est imparti pour peaufiner les mémoires de son client est raccourci) et compressé par l'espace : envoyé sur une île au large des Etats-Unis, cloîtré dans une villa-bunker, constamment sommé de monter dans des véhicules aux vitres teintées. En ces lieux, les ouvertures qui s'offrent à lui sont illusoires, qu'il s'agisse de l'horizon d'une mer démontée, des larges baies vitrées de la maison ne renvoyant qu'un écho assourdi du monde extérieur ou des paysages défilant en voiture. Parfois, la caméra semble se coller à lui (et aux autres personnages), le plan se bouchant alors sous nos yeux. Mais ce sont surtout les matières, les meubles, les pièces, qui disent la claustration (The ghost writer est l'un des rares films contemporains s'appuyant sur un décor travaillé, sur une architecture pensée et sur une topographie précise, bien que "ré-inventée"). A ces éléments s'ajoute bien sûr, la technologie, l'excellent gag de l'exercice de sécurité figurant le point d'orgue ludique de cette réflexion. Les causes de la paranoïa semblent d'ailleurs, elles aussi, cheminer à travers elle (la scène du GPS, autre belle trouvaille).

    Le classicisme du film est celui du thriller de haute-volée ayant retenu toutes les leçons données par Lang et Hitchcock sur le rythme et les relations avec l'espace. Il vient aussi de la manière dont sont appréhendés les différents éléments constitutifs de l'ouvrage, du scénario à la photographie, du décor à la musique, du jeu d'acteurs au montage, tous jugés d'égale importance. Surtout, ce classicisme se ressent dans la position qui est assignée au spectateur. Polanski oriente notre regard de façon à ce qu'il ne puisse qu'épouser celui du personnage d'Ewan McGregor, ce ghost writer se faisant le réceptacle parfait de nos projections fictionnelles. Pas de femme, pas de famille, pas de passé, pas de nom : voilà l'homme de la situation pour le politique en mauvaise posture qu'est Adam Lang. Et voilà pour le spectateur, le témoin-relais idéal. La légitimité professionnelle du personnage est posée sans difficultés et l'acteur a suffisamment de charisme pour que Polanski se permette de jouer sur une note basse, sans volontarisme ni héroïsation (sur cette "transparence du nègre", je vous invite à lire l'excellent texte de mon collègue T.G.). Son aventure n'est pas flamboyante et cet écrivain semble entraîné par le courant au moins autant qu'il provoque de vagues. Entièrement dévoué à sa tâche puis au dévoilement d'un mystère (dévoilement qui, après tout, s'inscrit dans le prolongement du contrat initial qui est de mettre en forme une biographie), celui-ci se voit interdire par le récit tout écart. Même la relation sexuelle inattendue à laquelle il s'adonne ne provoque pas de bifurcation. Polanski tient son sujet jusqu'au bout.

    A travers ce récit saturé de faux-semblants, de mystères et de mensonges, se distingue une belle estime du spectateur. Le film peut, en son centre, souffrir de chutes de tension mais elles sont d'abord dues à ce matériau, difficile à manier esthétiquement, qu'est le flux d'images télévisuelles d'information, et ensuite à la nécessité d'exposer clairement l'enjeu politique et judiciaire de l'histoire. Si la bascule sans retour du côté du pur thriller intervient donc à point nommé pour savourer la maîtrise de la mise en scène du cinéaste, c'est bien le scénario qui va in fine "rattraper" les séquences centrales, apparues plus faibles au premier abord. Il faut en effet louer sans retenue le travail d'adaptation de Robert Harris à partir de son propre roman car non seulement son récit a la diabolique efficacité requise par le genre mais il dispense encore de nombreuses subtilités de construction, tels cet étrange écho se créant autour d'une mort ayant suivie une fâcherie, ou cette évolution du regard porté sur Adam Lang (Pierce Brosnan fait passer ce retournement au cours de la fantastique séquence de l'entretien en avion, Lang devenant en quelque sorte véritablement la bête politique qu'il est sensé être au moment, tardif, où il a le discours le plus sincère).

    Si The ghost writer se termine sur une victoire dérisoire, le spectateur, invité à refaire le film une seconde fois, a, lui, tout gagné.

  • Le veuf

    (Dino Risi / Italie / 1959)

    ■■□□

    leveuf.jpgAlberto Nardi est un industriel milanais poursuivi par ses créanciers et méprisé par sa femme qui l'appelle Cretinetti et qui refuse de lui donner le moindre sou, bien qu'elle possède une gigantesque fortune. En tant que bénéficiaire testamentaire, ses affaires semblent s'arranger le jour où cette dernière est portée disparue, suite à une catastrophe ferroviaire.

    Le veuf (Il vedovo) est un opus inégal au sein d'une filmographie qui l'est tout autant, celle de Dino Risi. Son intérêt premier vient de l'excellence de l'interprétation d'Alberto Sordi, dont l'inventivité dans le phrasé, les postures et les expressions semble infinie. Ce Nardi est un être bien peu aimable, menteur, lâche, xénophobe, macho. Il est pourtant difficile de le détester réellement. Sans doute est-ce, d'une part, parce que les gens de son entourage, même s'ils réussissent, ne valent pas mieux. D'autre part, malgré ses innombrables défauts, ce qui nous empêche de nous détacher d'Alberto, c'est cette impression très forte que le personnage représente pour Dino Risi l'Italie elle-même. Cet entrepreneur qui se prend pour un génie et accumule les faillites semble cristalliser la haine et l'attachement mêlés qu'éprouve le cinéaste devant la société contemporaine.

    Cet aspect de l'œuvre est très sensible dans la première partie, la plus drôle et la plus réussie. En revanche, par la suite, le film patine un peu sous le poids d'un scénario assez laborieux, bien plus remarquable dans le détail des scènes qui le compose que dans sa construction d'ensemble. Étrangement, c'est en effet lorsque la mécanique de la dramaturgie devrait tourner à plein régime que l'intérêt se fait moindre. La dernière partie vire à la comédie noire et policière mais le rythme est trop lent, les plans trop longs et les rebondissements trop prévisibles. Sur la durée, la mise en scène de Risi est tantôt banale (les effets de théâtre, la musique appuyée), tantôt inspirée (les dialogues percutants des premières scènes de bureaux, les nombreuses séquences orchestrant l'agitation d'un grand nombre de personnages autour d'Alberto Sordi).

  • Pour aller au ciel, il faut mourir

    (Djamshed Usmonov / Tadjikistan - France - Russie - Allemagne - Suisse / 2006)

    ■■■□

    pourallerauciel.jpgJusqu'à un certain point, c'est très simple...

    Pour commencer, il suffit de chercher à expliquer ce qui fait le charme commun de ce film-là, du précédent Usmonov (L'ange de l'épaule droite, 2002, après le brouillon du Vol de l'abeille, 1998) et des deux premiers Darejan Omirbaev, le collègue kazakh (Kairat, 1992, Kardiogramma, 1995). S'en dégage comme un parfum de Nouvelle(s) Vague(s) : sensation de liberté, jeunesse des protagonistes, déplacements constants par divers moyens de transports donnant à voir la réalité d'un paysage...

    Si Djamshed Usmonov propose une mise en scène épurée, la rigueur dont il fait preuve n'entraîne pas l'étouffement, ni l'incompréhension, ni la fatigue. Si les personnages restent parfois immobiles, ils ne prennent jamais la pose, leur attitude traduisant plutôt une ouverture au monde et à ses potentialités. Le déroulement des séquences est tel qu'il diffère régulièrement, de quelques secondes, l'explication de leurs raisons d'être, stimulant ainsi le regard du spectateur. De plus, cette rigueur esthétique permet, souvent, de glisser un humour discret et d'attiser le désir, comme peut le faire par exemple un simple plan sur une nuque, celle d'une jeune femme dans un bus, inconnue qui le restera.

    Car comme les films pré-cités, Pour aller au ciel, il faut mourir (Bihisht faqat baroi murdagon) est surtout un récit d'apprentissage. Kamal est un jeune homme qui suit toutes les filles qu'il croise dans la rue. Son obsession de la rencontre amoureuse l'amène à connaître quelques savoureuses déconvenues. Une scène saisissante semble visualiser le fantasme de Kamal : cherchant à la sortie de l'usine la jolie fille rencontrée le matin, il se trouve pris dans un flot interminable d'ouvrières. Comme si toutes les femmes après qui il courait déferlaient sur lui. L'insistance de ce plan étonne, tout comme sa conclusion heureuse. L'enchaînement érotique qui tire Kamal jusque dans le lit de Véra a quelque chose de magique (nous retrouvons une nouvelle fois, avec émotion, la merveilleuse Dinara Drukarova, révélée en 1989 par le Bouge pas, meurs, ressuscitede Vitali Kanevski). Le réveil n'en sera que plus déstabilisant. Cadré frontalement, calme et inquiétant, apparaît le mari.

    Là où les choses se compliquent...

    Dès lors, Kamal va continuer à vivre sa vie comme un fantasme, mais sur un autre versant, beaucoup moins lumineux. Kamal passe au film noir. Mais mieux vaut revenir en arrière. Lors de la première scène du film, Kamal, explique à son médecin qu'il s'est marié très jeune, presque par défaut, et qu'il n'arrive pas à faire l'amour à sa femme. Fin du premier plan, qui dure le temps de toute la séquence, et inscription sur l'écran du titre du film. Nous retrouvons alors Kamal dans le train, en direction de la ville. Au dernier plan du film, il sera à nouveau dans un compartiment, filant dans l'autre sens. Le train étant sans doute le moyen de transport le plus propice à la rêverie (celui que prend Kamal s'avérant, de surcroît, un train de nuit), nous frôle cette interrogation : le jeune homme a-t-il réellement vécu tout ce qui nous a été conté entre ces deux trajets ?

    Kamal vient de vivre en quelques heures (mais les repères temporels sont volontairement très flous) l'aventure amoureuse puis criminelle qu'il aurait pu vivre avant de se marier, avant de s'installer. Cette initiation, qui vient ainsi en léger décalage dans la construction de cet individu, se trouve du coup compressée dans le temps et elle se finit d'autant plus violemment, dans un engrenage implacable. Kamal devient un homme et le passage se fait par plusieurs points : par l'action qui implique le corps et l'âme, par la prise de décision (magnifiquement symbolisée par un demi-tour en barque, encore un moyen de transport...) et enfin par la sexualité accomplie. Djamshed Usmonov ose laisser penser que Kamal peut aimer parce qu'il a tué.

    C'est donc compliqué... mais c'est aussi assez impressionnant.

  • La tisseuse

    (Wang Quan'an / Chine / 2009)

    ■■□□

    latisseuse.jpgWang Quan'an raconte l'histoire de Lili, une jeune mère de famille apprenant brusquement qu'elle est atteinte d'une leucémie et qu'elle n'a plus que quelques mois à vivre. La tisseuse (Fang zhi gu niang) est un mélo en mode mineur, le registre étant celui du réalisme chinois contemporain. Venant après bien des films de ce genre, de L'orphelin d'Anyangde Wang Chao à Still lifede Jia Zhangke, il n'offre, dans sa mise en scène, rien de novateur. La caméra alterne entre mobilité et fixité selon les déplacements ou l'apathie des personnages, celui de Lili avant tout autre, accompagné jusqu'au bout, interprété par la charmante et tenace Yu Nan, qui avait déjà porté sur ses épaules le précédent film de Wang Quan'an, Le mariage de Tuya.

    La Chine apparaît à nouveau à l'écran prise dans un double mouvement, celui qui voit s'élever les buildings modernes dans le ciel de Pékin et celui qui entraîne la fermeture des usines et la destruction de quartiers entiers. Les séquences ouvrières sont, comme souvent dans ce cinéma-là, saisissantes et oppressantes. Elles seraient désespérantes si ne s'y faisait pas jour une certaine solidarité.

    Wang Quan'an use de plans parfois très longs pour filmer de manière prosaïque les activités de ses personnages. On trouve au milieu de son film un ventre mou : une fois la fatale révélation faite, le récit étant assujetti aux choix d'une Lili désemparée, il peine à trouver l'énergie qui le propulserait. Il faut alors attendre l'appel d'air provoqué par la décision de l'héroïne de partir à la recherche de son ancien amour. Sans se délester de son immense tristesse, le film décolle vraiment et devient précieux. Les retrouvailles amorcent une série de très belles scènes, secrètement douloureuses, serties dans une esthétique très discrétement réhaussée.

    Ce dernier tiers tourne ce qui serait ailleurs un défaut en qualité. Il propose en effet une suite de fins possibles avec plusieurs séquences très détachées les unes des autres, soumises à de larges ellipses et prenant un tour quasi-onirique. Ainsi, Lili n'en finit pas de nous laisser une dernière image, n'en finit pas de mourir, mais cette répétition semble tendre un fil, certes de plus en plus fin, mais bien là. Un mince espoir dans la grisaille.

  • Scarlet dawn

    (William Dieterle / Etats-Unis / 1932)

    ■□□□

    scarletdawn.jpgNikita Krasnoff, prince russe et membre de la garde du tsar, combat les communistes, est dépossédé de ses biens par la Révolution, parvient à passer en Turquie en compagnie de sa servante qu'il épouse dans la foulée. A Constantinople, sans un sou, il doit travailler de ses mains pour la première fois de sa vie. Devenu serveur de restaurant, il croise une ancienne maîtresse qui l'entraîne alors dans une machination destinée à dépouiller une riche famille américaine. Au dernier moment, Nikita trouve la force morale de renoncer à l'arnaque. Venant d'apprendre que les Turcs renvoient tous les Russes réfugiés chez eux, il coure rejoindre sa femme qu'il avait abandonné à son sort. Il la retrouve in extremis avant de s'embarquer, épuisée et probablement enceinte.

    Ce récit rocambolesque tient à l'écran en cinquante-huit minutes. A l'instar de Patrick Brion, on peut apprécier la concision de ce cinéma disparu. On peut aussi trouver cela proprement ahurissant et se sentir largué devant tant de raccourcis, d'approximations, de superficialité et de clichés. Scarlet dawn est particulièrement difficile à caractériser en termes de genre, quasiment chaque séquence jouant sur un registre différent de la précédente. Nous passons ainsi de l'aventure à la comédie sophistiquée, du film historique à la chronique réaliste, de l'exotisme au suspense, de la guerre au mélodrame. N'oublions pas une séquence dansée et des plans documentaires de défilés militaires sous le régime tsariste.

    La première partie présente la révolution russe de manière caricaturale et désinvolte et débouche sur l'éloge de l'individualisme à travers ce personnage d'aristocrate débrouillard (Douglas Fairbanks Jr, dont le jeu ne se distingue pas par sa subtilité). Franchement désarçonné par ce Tintin au pays des Soviets, le spectateur se raccroche à l'ambiance nocturne et onirique créée par la mise en scène de Dieterle, à coups d'éclairages travaillés, de décors chargés, de voiles et de sur-cadrages.

    Cependant, le charme de l'irréalisme ne perdure pas et les défauts se font de moins en moins supportables. Le film est bien évidemment parlé en anglais, ce qui n'a rien de scandaleux. En revanche, le bref usage de l'arabe, caractérisant la propriétaire de la chambre louée par les tourtereaux (femme, qui plus est, voleuse), ainsi que les quelques mots de français et d'allemand, ne sont là que pour faire couleur locale à peu de frais.

    Le récit prend tellement de virages qu'il finit par agacer. Des personnages importants débarquent d'on ne sait où pour disparaître aussitôt. La fille de l'Américain surgit à l'écran et se présente comme déjà amoureuse de Nikita. Un peu plus tôt, ce dernier a repensé avec émotion et nostalgie au jour de son mariage, scène que nous avons vécu à peine dix minutes auparavant. La notion du temps explose. Il n'y a plus que des péripéties, du scénario. A peine a-t-on profité de quelques jolis moments éparses (le mariage improvisé, les poignantes retrouvailles)... Au final, décrochés, nous avons l'impression d'avoir vu un peu n'importe quoi.

  • There will be blood (2)

    Quelques notes complémentaires et illustrées sur l'immense film de Paul Thomas Anderson, suite à une nouvelle visite, deux ans après la première.

    *****

    L'histoire est, entre autres, celle d'un lien père-fils qui se noue puis se dénoue. Au fil du récit, les contacts se font de plus en plus nombreux, les bras étreignent de plus en plus fort, avant que les gestes d'affection disparaissent peu à peu. Accompagnant et amplifiant cette évolution, la mise en scène commence par réunir à chaque occasion les deux personnages dans le même cadre. Puis, une fois passé l'accident, les champs-contrechamps prennent le relais, jusqu'à devenir la figure quasi-exclusive des scènes les mettant en présence, jusqu'à mettre finalement entre eux une limite infranchissable (un bureau), une distance impossible à annuler.

    therewillbeblood03.jpg
    therewillbeblood04.jpg
    therewillbeblood11.jpg
    therewillbeblood13.jpg
    therewillbeblood17.jpg
    therewillbeblood21.jpg

    *****

    Paul Thomas Anderson ne filme pas des couchers de soleil mais les effets de la lumière sur les personnages. Accessoirement, retourner ainsi sa caméra lui permet de mettre en valeur des gestes à la fois simples, précis, réalistes, justifiés et marquants. Se faisant, il fait sienne l'une des caractéristiques les plus admirables du cinéma américain classique.
    therewillbeblood09.jpg

    *****

    L'usage récurrent du plan-séquence n'est pas le marqueur d'une virtuosité spectaculaire, cette technique n'étant pas employée pour orchestrer de complexes et vains croisements. Anderson y voit plutôt le moyen de fondre parfaitement ses personnages, ses objets, ses motifs, son récit dans le paysage, et cela dans toutes ses dimensions, profondeur, longueur. Un long travelling n'est pas là pour en mettre plein la vue mais pour prendre une mesure. Paul Thomas Anderson est un arpenteur. Cette approche de l'espace et du temps, d'une part, donne son ampleur au film et, d'autre part, l'assouplit, le rend plus flottant, plus libre, en ménageant par exemple la surprise d'entrées dans le champ inattendues, des entrées non forcées, presque aussi poétiques que celles que l'on observe chez Miklos Jancso.
    therewillbeblood05.jpg
    therewillbeblood06.jpg
    therewillbeblood15.jpg
    therewillbeblood16.jpg

    *****

    Dans There will be blood, ceux qui se retrouvent, à un moment où à un autre, à terre, finissent par trépasser...
    therewillbeblood14.jpg
    therewillbeblood18.jpg
    ... Certes, Daniel Plainview, lui, bien que tombé ou affalé plusieurs fois ne mourra pas à l'écran. C'est que, contrairement aux autres, nous le voyons à chaque fois se relever, dans la continuité du plan.
    therewillbeblood01.jpg
    therewillbeblood08.jpg
    therewillbeblood19.jpg
    therewillbeblood24.jpg
    ... Mais quelque chose nous dit que ses redressements ne s'effectueront pas éternellement. Arrivés au seuil de cette histoire, nous le quitterons assis, en sursis. Et finalement, le seul protagoniste à être sauvé n'aura jamais été projeté à terre. H.W., puisqu'il s'agit de lui, aura en effet vu sa chute, provoquée par le souffle de l'explosion du puits, être amortie par le toit d'une baraque, très haut-dessus du sol.
    therewillbeblood10.jpg

    *****

    La réussite du pari de Plainview, construire un pipeline pour l'exploitation de son pétrole, marque le début de la fin. En cessant de chercher à s'élever, en préférant travailler sur l'horizontalité, il s'assure la fortune mais il provoque sa perte ou du moins, une certaine dévitalisation. C'est à ce moment-là, d'ailleurs, que le récit, à coups de larges ellipses temporelles, se met alors à survoler, à s'élancer vers son dénouement dramatique.
    therewillbeblood26.jpg

    *****

    Au milieu du final, l'insertion d'un très beau flash-back sans paroles audibles ne sert pas seulement à faire ressentir la déchirure que provoque la rupture du lien entre le père et le fils, bien plus douloureuse que le premier ne vient de l'affirmer violemment. Ce décrochage, par la façon dont il est raccordé en sa sortie, en opposant deux mouvements inverses, permet également de saisir une chose : l'ascension de Plainview n'aura été possible qu'en la présence de H.W. La répudiation du fils entraîne la descente, sans remontée possible, du père dans son sous-sol.
    therewillbeblood22.jpg
    therewillbeblood23.jpg

    *****

    Doit-on blâmer la bouffonnerie du dernier acte ? Non si l'on veut bien admettre qu'elle s'inscrit de façon logique dans le prolongement des séquences consacrées à l'affrontement entre Daniel Plainview et Eli Sunday. Cet antagonisme a progressivement pris la forme d'une mascarade, de façon plus marquée à chaque étape : le camouflet de la bénédiction du premier forage, la raclée administrée sur fond de musique allègre puis le baptême vociférant et ironique. En cela, le dénouement est cohérent. Il met un point final à cette relation entre Daniel et Eli qui doit aussi se lire par rapport à celle entre Daniel et Henry. Toutes deux sont imprégnées de violence mais s'opposent sur tous les autres points. D'un côté, la violence est explosive, instinctive, exhubérante, presque ludique. De l'autre, elle est sèche, froide, réfléchie, préméditée, peut-être plus terrible encore. Daniel et Eli s'affrontent toujours en plein air ou sous de fortes lumières. Les plans larges laissent admirer les gestuelles. En revanche, les séquences centrées sur Daniel et Henry sont majoritairement nocturnes et cadrées de manière serrée. Sur la plage, une ombre vient se porter sur Henry. Il ne verra pas le jour.
    therewillbeblood25.jpg
    therewillbeblood07.jpg
    therewillbeblood20.jpg
    therewillbeblood27.jpg
    therewillbeblood28.jpg


    Photos : captures DVD Miramax
  • Moïse et Aaron

    (Danièle Huillet et Jean-Marie Straub / Allemagne - Autriche - France - Italie  / 1975)

    ■■□□

    moiseetaaron.jpgMoïse et Aaron (Moses und Aron) est l'adaptation d'un opéra inachevé d'Arnold Schönberg. La première réflexion que l'on se fait devant ce film, c'est que les Straub n'ont pas cherché à tirer l'opéra vers le spectacle cinématographique, contrairement aux autres cinéastes ayant tenté ce genre d'expérience comme Losey ou Rosi (le premier y parvenant, dans mon souvenir, mieux avec Don Giovanni que le second avec Carmen). Le plan long, la caméra fixe et les acteurs immobiles sont la règle, souffrant de peu d'exceptions. Les cinéastes inventent le cadrage de "trois-quart dos". L'écran peut rester noir deux ou trois minutes.

    En somme, nous voilà forcés de prêter toute notre attention à la musique. Celle-ci est si complexe, si difficile parfois, aux oreilles du novice, que cette obligation trouve sa justification. Rarement, donc, aura-t-on mieux entendu un opéra (à défaut, sans doute, de le comprendre entièrement).

    Toutefois, la radicalité des parti-pris de mise en scène nous met sérieusement à l'épreuve. Elle signale avant tout une série de refus tout près de provoquer l'exclusion du spectateur : refus du contre-champ (les chœurs répondant au soliste sont très rarement montrés et jamais de façon frontale, classique), refus de la représentation des actes, refus de l'ellipse musicale (d'où un sentiment de longueur et de répétition), refus du décor (nous sommes dans l'épure des ruines antiques), refus de l'identification (à l'exception de Moïse et Aaron, gratifiés de quelques plans rapprochés, tous les autres protagonistes sont laissés à distance). Dans ce contexte, le mouvement d'un acteur, un panoramique, l'insertion d'un gros plan résonnent comme un coup de tonnerre. La rareté de ces événèments font qu'ils se chargent immédiatement de sens, le souci étant que celui-ci nous échappe régulièrement. Lorsque la caméra se rapproche tout à coup d'Aaron, nous sentons bien que ses propos sont d'importance mais lorsqu'elle recadre longuement, en bout de plan, les marches d'un monument, nous nous trouvons quelque peu coincés entre incompréhension et vanité.

    Or, à mi-chemin, un léger changement intervient. Revenons au livret de Schönberg. Moïse reçoit la parole divine et se trouve chargé de la transmettre au peuple d'Israël (vivant en Egypte sous le joug du Pharaon), par l'intermédiaire d'Aaron. Lorsque Moïse passe plusieurs jours dans la montagne afin de recueillir les lois et le droit, les nouveaux croyants se sentent abandonnés. Aaron détourne alors la parole de Moïse pour restaurer la confiance. Il propose au peuple une représentation de Dieu, plus facile à identifier et à idolâtrer que l'entité invisible et éternelle. Il laisse hommes et femmes déposer leurs richesses au pied de l'idôle et s'adonner aux plaisirs. A partir de ce moment-là, les cinéastes commencent à donner à voir des actions, certes distanciées mais clairement identifiables : meurtre, procession, sacrifice, offrande, danses. Le style reste solennel mais le sens des images perce mieux.

    Le retour de Moïse et sa confrontation avec Aaron va finir de l'éclaircir. Il s'agit en fait d'une lutte entre l'idée et l'image. Moïse s'évertue à faire accepter l'idée de Dieu directement alors qu'Aaron estime que le peuple ne peut la recevoir telle quelle et doit être mis face à une représentation concrète du divin. Déjà intéressante en soi, cette opposition illumine d'un coup le film puisqu'elle redouble de manière évidente l'interrogation de Straub et Huillet : le spectateur est-il capable de saisir l'idée ou doit on lui présenter à travers une médiateur, c'est-à-dire un récit, une esthétique, un effet de mise en scène, autant d'éléments qui définissent le cinéma "traditionnel".

    L'ultime séquence du film, très belle et dépourvue de musique, voit en quelque sorte la victoire de Moïse sur Aaron et donc... celle des Straub qui semblent partager les visées du premier. Pour ma part, esthétiquement, j'adhérerai plutôt à la version "aaronienne" des choses. Le film a le mérite de présenter dialectiquement les deux propositions et stimule ainsi la réflexion. Le chemin est long et difficile mais il ne faut surtout pas s'arrêter en route, pour ne pas rester sur une impression de pénibilité.

  • Le refuge

    (François Ozon / France / 2010)

    □□□□

    refuge.jpgA un moment, pour bien nous faire comprendre l'émoi érotique de son héroïne, François Ozon la jette dans les bras d'un séducteur. Pas n'importe lequel : un mec spécialement attiré par les femmes enceintes. Plus tard, il la confronte à une dame étrange, sur la plage. Que celle-ci commence à la questionner avec insistance et indiscrétion  puis demande la permission de caresser son ventre rond ne suffit pas, il faut absolument qu'elle s'avère être, au bout de cinq phrases prononcées, totalement tarée. Comment faire passer un peu de trouble avec de tels raccourcis supposés "osés" ?  Est-ce la peine de contourner les clichés liés à la maternité pour se plonger dans d'autres ? De toute manière, dans Le refuge, les dialogues sont d'une banalité terrifiante, l'image est constamment moche (pas un seul plan qui n'accroche l'œil et lors de la séquence où l'on voit Mousse danser en boîte de nuit, l'envie de crier : "Tu peux pas reculer ta caméra un peu !"), la bande-son propose une chanson française plan-plan, le récit se vautre dans toutes les conventions de notre réalisme cinématographique national (mon dieu !, cette famille bourgeoise... et ces lunettes de soleil dans la maison... et ce plan sur la comédienne principale en pleurs...). Isabelle Carré, par ailleurs merveilleuse actrice, ici réellement enceinte, est constamment sur ses gardes, tentant de se donner à la caméra tout en se préservant. Tout du long, il m'a semblé la voir réfléchir à son rôle, à ses limites, à ses répercutions. Cela est gênant mais compréhensible. Plus grave est le fait qu'elle soit entourée d'acteurs au jeu médiocre (Melvil Poupaud, lui, disparaît, comme tout le monde le sait maintenant, au bout de dix minutes, les seules du film à être un tant soit peu intéressantes). La fin, forcément audacieuse, est atterrante (pourquoi ne pas terminer le film avec un débat sur l'homoparentalité tant qu'on y est...). Bref, le dernier film de François Ozon est nul.

    A cette séance, le public était féminin à 90%. D'ailleurs, j'aurai bien aimé avoir l'avis de ma femme, qui est enceinte de 8 mois.

  • Charade

    (Stanley Donen / Etats-Unis / 1963)

    ■□□□

    charade.jpgRapidité et élégance sont les mots qui reviennent le plus souvent pour qualifier l'œuvre de Donen en général et Charade en particulier. Le lieu commun a forcément son fond de vérité. Il demande toutefois à être nuancé.

    Certes le montage de Charade est assez vif. Il n'en demeure pas moins que les séquences les plus marquantes sont les plus longues (la bagarre sur le toit, la poursuite dans le métro) ou les plus calmes (le dîner sur le bateau-mouche). Le film frise quand même les deux heures et le temps m'a paru bien long, la faute à un scénario sans grand intérêt plutôt qu'à la mise en scène. L'élégance, quant à elle, n'est pas non plus toujours au rendez-vous. Dans Charade, on rote et on éternue bruyamment et si la caméra propose de beaux travellings le long des colonnes de l'Opéra, elle peut aussi s'attarder sur les carcasses de viande des entrepôts des Halles, "à vous faire devenir végétarien". Le couple de star, si glamour, Audrey Hepburn et Cary Grant, pour esquisser un premier baiser doit se plier, dans un cabaret, à un jeu stupide et grotesque consistant à faire passer une orange à son voisin sans y mettre les mains. Notons encore que tous les assassinats sont perpétrés sur des victimes en pyjama, incongruité qui frappe jusqu'à l'inspecteur de police Grandpierre (joué par le moustachu Jacques Marin, inspiration possible de Peter Sellers et Blake Edwards pour le Clouzeau de La Panthère Rose).

    L'action se déroule donc à Paris. Sur ce plan-là, Donen réussit son film, dont de nombreuses séquences sont tournées sur place. Cela provoque à la fois ce sentiment de visite touristique lié à bien des productions hollywoodiennes de l'époque et un certain ancrage des personnages dans le réel. Le problème vient de ce que ces derniers y font et de ce qu'ils racontent. L'histoire est celle de la naissance d'un couple sur fond de ballet d'espions courant après 250 000 dollars. Le ton est celui de la comédie romantico-policière et les clins d'œil à Hitchcock sont légion.

    Cary Grant ne cesse de mentir à Audrey Hepburn sur sa véritable identité mais l'évolution de leur relation ne laisse guère de place au doute. L'acteur, vieillissant, n'arrive pas à rattraper la jeune femme s'enfuyant. Son auto-ironie lui fait porter à l'occasion des lunettes. Il est fort dommage qu'elle le pousse jusqu'à des pitreries assez pénibles (grimaces, douche en smoking). Audrey Hepburn, elle, dit avoir peur. Il est difficile de la croire, hormis lors de l'excellente séquence où James Coburn lui jette une à une des allumettes enflammées. On ne voit pas bien ce qui pourrait lui arriver de mal tant les menaces réitérées d'attenter à sa vie ne portent pas à conséquence. Les espions sont d'opérette.

    Après une intrigante mise en bouche, rebondissements et changements d'identité ne suffisent pas à masquer le vide sidéral de l'argument. Que l'on se fiche des dollars, le Mc Guffin du récit, est tout à fait normal. Que l'on se fiche des personnages, voilà qui l'est beaucoup moins. Si Donen filme avec élégance et rapidité, il filme du vent. Une œuvre-jumelle suivra, trois ans plus tard, sous le titre Arabesque. Il y a fort longtemps, je ne l'avais guère apprécié. Cela me conforte dans mon jugement sur Charade.

  • Shutter Island

    (Martin Scorsese / Etats-Unis / 2010)

    ■■□□

    shutterisland.jpgLe demi-échec de Gangs of New York semble avoir décidément contraint Scorsese à ronger son frein pour un bon bout de temps en travaillant dans un cadre plus conventionnel que celui dans lequel il navigua pendant ses vingt-cinq premières années d'activité. Du beau boulot, il en fit pendant la décennie 2000, mais s'extasier devant les solides Aviator et autres Infiltrés fut tout de même moins aisé que devant Casino et A tombeau ouvert, pour se limiter à la période précédente. Le mieux est donc encore de se contenter de ses brillantes variations actuelles sur des genres bien définis. Avec Shutter Island, voici venu le temps du thriller paranoïaque et angoissant.

    Clairement, le film délimite un espace mental et l'introduction est à cet égard magistrale. Une brume épaisse, un imposant ferry qui s'en extrait, un marshal fédéral et son partenaire qui semblent seuls sur le pont de ce vaisseau-fantôme, une île qui apparaît au milieu de nulle part. Pour une fois, les touches de numériques apportées pour représenter la mer et le ciel plombant sont pleinement justifiées, accentuant l'étrangeté du cadre de cette discussion entre les deux policiers. Jusqu'à ce que ceux-ci soient accueillis au sein de l'hôpital psychiatrique d'où s'est évadée une patiente, la musique ne cesse de monter, de gronder, semblant naître de quelques cornes de brume, avant d'éclater, déjà, et de nous saisir.

    Teddy Daniels, que l'on a rencontré pour la première fois alors qu'il avait, sur le bateau, la tête dans le lavabo, est un enquêteur au bord du gouffre, les nerfs à vifs. Au jeu fiévreux de Leonardo DiCaprio, au travail sur la texture oppressante des images, s'ajoute l'art du montage de Scorsese (et de Thelma Schoonmaker), une nouvelle fois en évidence, une nouvelle fois fascinant. Le cinéaste a le don de lacérer la surface de son récit par des coups de cutter totalement imprévisibles, que ceux-ci prennent la forme de remontées de traumatismes ou de soudains décentrages de la perception du réel.

    L'écheveau se fait de plus en plus complexe au fil du récit, par la conjonction des drames du passé, des soupçons de complots au présent et des horreurs redoutées pour l'avenir. L'accumulation des visions et des hallucinations font glisser vers le fantastique. Elles provoquent aussi plusieurs longueurs (certaines séquences sont très étirées menant le film jusqu'à ses 2h17). Le chemin de croix de Teddy Daniels est balisé par toute une série de confrontations, la plupart du temps sans témoins. Ces rencontres-clefs acquièrent une force réelle par la sensation d'isolement matériel et mental qu'elles génèrent : sous le ciel bas et lourd menaçant le ferry, dans le noir des cachots, devant le paysage défilant lors du trajet en jeep. De plus, les champs-contrechamps séparent Daniels de ses interlocuteurs et Scorsese ajoute encore entre eux la grille d'une cellule ou les flammes dans une grotte. Les effets sont appuyés mais ne manquent pas d'efficacité. Le train-fantôme reste, malgré bien des secousses, sur ses rails.

    Garder ainsi en état d'alerte constante le spectateur, tisser sous ses yeux un réseau si dense de potentialités narratives, l'entraîner dans une montée en puissance qui lui fait accepter bien des choses ahurissantes, tout cela implique de négocier le final avec une incroyable aisance, sans quoi la chute risque d'être brutale. Elle l'est. La dernière demie-heure ne tient plus. Elle aligne trois séquences interminables : une explication, une illustration, une coda ambiguë. Défaire une si belle construction en dévoilant un jeu trop riche pour être crédible... Signe de l'échec partiel du film : le twist final ne donne pas envie de le "relire" sous ce nouvel éclairage.