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Film - Page 65

  • The Green Hornet

    gondry,etats-unis,comédie,2010s

    ****

    Exercice gondrien plaisant que ce Green Hornet. S'annonçant clairement moins personnel que la plupart des précédents du réalisateur, il risquait moins de décevoir à l'arrivée comme ce fut parfois le cas auparavant.

    Narration rectiligne et bricolages toujours présents mais à la marge : la forme est relativement classique. Le film est sans prétention (ce qui nous repose après Batman commence et Le chevalier foncé) mais pas sans ambition. Son scénario est balisé et le parcours du super-héros mis en scène ici est traditionnel. Le traumatisme niché au cœur de l'enfance, le choix de la double vie et la complication amoureuse qui en découle ne sont pas écartés. Il sont au contraire pleinement assumés, et avec le sourire. Le regard est amusé mais pas moqueur. Les auteurs ne se nourrissent pas des clichés du genre pour mieux le dévitaliser à leur seul profit : The Green Hornet est un pastiche, non une parodie.

    Il est certain que sur près de deux heures, et compte tenu de la tonalité humoristique de l'ensemble, d'une part la tension dramatique n'est pas vraiment au rendez-vous et d'autre part le rythme paraît inégal. Par endroits, à l'amorce de la dernières partie notamment, les courroies de transmission patinent. Par excès de graisse peut-être. Mais ce gras, pour l'essentiel fourni par Seth Rogen, n'est pas que mauvais cholestérol et peut même être bénéfique. L'idée de faire de la naissance d'un super-héros le simple prolongement d'un gros délire de jeune adulte immature et fêtard est particulièrement féconde. Pour ce nigaud de Britt Reid, se déguiser en justicier de la nuit, c'est continuer la "teuf". Ceci étant posé, fonctionnent bien à l'écran les passages obligés que sont les transformations (costume, armes et accessoires), l'éclatement de la rivalité entre partenaires et autres tourments sentimentaux.

    Le film est donc distrayant, en particulier grâce au duo que forment le Green Hornet et son acolyte Kato (Jay Chou), le mérite de cette réussite particulière revenant certainement moins à Gondry qu'à cet acteur-scénariste-producteur-issu du stand up et du cinéma de Judd Appatow qu'est Seth Rogen. Toutefois, le réalisateur a bien mené sa barque, encadré, pas entravé.

    Parmi les multiples clins d'œil parsemant ce Green Hornet, je retiens avec joie celui adressé aux amateurs de Blake Edwards et de La Panthère rose : ce pugilat destructeur entre Britt et Kato qui rappelle, armure comprise, ceux auxquels se livraient dans le temps le grand inspecteur Clouzeau et son serviteur... Kato.

     

    gondry,etats-unis,comédie,2010sTHE GREEN HORNET

    de Michel Gondry

    (Etats-Unis / 115 min / 2010)

  • Un amour de jeunesse

    unamourdejeunesse.jpg

    ****

    Assurément, Un amour de jeunesse est un joli film mais des flux contraires l'animent et il peut donc, alternativement, charmer et agacer, émouvoir et laisser pensif ou impatient. En décrivant la passion adolescente puis l'amour adulte de son héroïne Camille, Mia Hansen-Love traque l'irréductible singularité de toute expérience dans une histoire déjà racontée cent fois.

    D'apparence souple et libre, le récit est en fait assez solidement charpenté. L'écriture a donné à chacun des blocs dont la succession fait la narration une place et un enchaînement des plus logiques. On pourrait parler, à propos de cette écriture, d'une "subtilité affichée", tant les éléments et les détails la constituant sont rendus "visibles mais pas trop". On note ainsi l'importance des accessoires qui font retour, tels les lettres ou le chapeau offert, le recours en des endroits stratégiques à de styles musicaux discrètement signifiants ou le tissage de quelques fils thématiques comme, sur la fin, le désir d'enfant. Mais de tous, l'apport le plus décisif semble concerner l'architecture. Dans la deuxième partie, cette discipline prend concrètement place dans le récit et c'est bien sûr par ce biais professionnel que Camille (re)construit sa vie.

    L'une des choses qui déçoivent quelque peu dans Un amour de jeunesse, c'est que, généralement, ces éléments arrivent alors que l'on a déjà perçu ce qu'ils sont chargés de rendre explicite. Ainsi, les cours d'architecture interviennent quand on est déjà séduit par le traitement de l'espace par la cinéaste. De même, on réalise que chaque bloc narratif sera précisément daté à l'écran (encore une fois, "subtilement" : sur un carnet ou un tableau de classe) au moment où l'on se dit que Mia Hansen-Love saisit fort bien la question du temps, sans en passer par ces repères, notamment en détachant complètement (de la narration comme "du reste du monde") l'intermède lumineux du séjour en Ardèche. Ce fragment, d'ailleurs, est bel et bien une parenthèse, l'échelle de temps utilisée se révélant beaucoup plus grande qu'attendu.

    Le récit court en effet sur dix ans. Étrangement (volonté romantique ?), sur cette durée, les corps ne changent absolument pas. Camille (comme son amoureux) est la même à 15 ans et à 25 ans. En revanche, les ambiances ne cessent de s'opposer, entre celles de la campagne et de la ville, de l'école et du bureau, de la rue et de la chambre.

    Relativement long, inégal, le film peine à nous tenir jusqu'au bout. Mia Hansen-Love crée une belle dilatation des temps courts, qui, paradoxalement, est plus touchante lorsqu'elle se fait par assemblage de plans furtifs, par fragmentation, par montage en parallèle, que par l'intermédiaire de plans séquences. Mais concentrer les événements pour enjamber les années s'avère pour la cinéaste plus difficile. Quand Un amour de jeunesse cherche à magnifier des moments privilégiés (comme déjà envolés), il est réussi. Quand il en montre les à-côtés et les conséquences sur toute une vie, il l'est moins.

     

    unamourdejeunesse00.jpgUN AMOUR DE JEUNESSE

    de Mia Hansen-Love

    (France - Allemagne / 110 min / 2011) 

  • Entre adultes

    Brizé,France,2000s

    ****

    Tourner Entre adultes en quatre journées, pour trois fois rien, avec un groupe de douze comédiens issus du théâtre, se frotter sans tergiverser à la tradition du cinéma psychologique à la française, avec son cortège de chambres à coucher et ses variations infinies à l'intérieur du discours amoureux, et enfin s'appuyer sur un dispositif bien ferme pour brosser douze tableaux de couples en autant de séquences autonomes, se succédant en ne gardant de l'une à l'autre qu'un seul des deux personnages en présence pour le confronter à un nouveau venu, lequel se retrouvera à son tour dans la suivante face à un autre et ainsi de suite... : le projet de Stéphane Brizé ne manquait pas d'audace et je m'en veux presque de juger le résultat si sévèrement.

    Mais enfin qu'il est exaspérant, ce film ! Écris au ras de la réalité, les dialogues prolongent des pensées et verbalisent des états partagées et vus mille fois déjà, la variété des situations exposées n'aidant pas à approfondir les choses (successivement et pour autant de clichés : le couple légitime, l'adultère, le "coup" de passage, l'amitié trouble, les ex-amants, le client et la prostituée, l'employeur et l'employée etc...). Dans cette série de douze duos, Brizé fait alterner, selon les épisodes, plans séquences assez larges et découpage plus classique à partir de deux positions de caméra. Il filme ses acteurs de face, de dos ou de profil. Il souhaite ainsi, d'une part, éviter l'ennui, et d'autre part, dégager du sens. Malheureusement, l'ensemble est bien trop terne pour que l'on se fatigue à tirer ce fil stylistique. Par ailleurs, toujours pour ne pas trop lasser, le cinéaste prend soin de désaxer, à un moment ou à un autre, chacune de ses douze séquences en introduisant une révélation qui fait basculer notre perception de la scène ou qui éclaire brutalement sur la réalité des enjeux (cela lui est d'autant plus facile qu'il démarre chaque segment sans prendre la peine de détailler la situation, de façon très directe, juste derrière un carton annonçant les prénoms du nouveau couple étudié). Tous ces efforts sont vains. Le film est désespérément répétitif, la dramaturgie ne débordant jamais des strictes limites des différents épisodes.

    De l'un à l'autre, Brizé place chacun de ses personnages dans deux situations différentes et ne montre en fait que des tristes duplicités, des pathétiques renoncements et des médiocres trahisons. Le spectateur est uniquement amené à percevoir les signes de ces mesquineries, rien de plus.

    De ces petits instantanés, le désir et l'érotisme sont absents. L'amour est déjà fait lorsque nous arrivons, ou bien il n'est qu'analysé ou fantasmé. Un acte sexuel est certes suggéré, hors cadre, mais il est de nature perverse. Stéphane Brizé ne flatte ni les corps ni les caractères et son film se refuse à toute séduction. Il en est d'autres, contemporains, du côté de l'Allemagne, de l'Autriche ou de la Roumanie, mais Entre adultes n'a ni leur puissance formelle, ni leur singularité morale et reste petit jusqu'au bout, comme l'indiquent les quelques notes de musique à l'ironie insupportable servant de lien entre les séquences.

    Le rapprochement avec La ronde de Max Ophuls, relevé notamment dans le Positif de l'époque, est pour le moins abusif, presque aussi mensonger que l'affiche choisie par le distributeur. Pour avoir une idée plus précise d'Entre adultes, vous devez au contraire imaginer une sitcom du type Un gars, une fille ou Scènes de ménage, mais parfaitement sérieuse, ce qui, faut-il le préciser, retirerait beaucoup à l'intérêt déjà maigre de ces produits télévisuels.

     

    Brizé,France,2000sENTRE ADULTES

    de Stéphane Brizé

    (France / 85 min / 2007)

  • Les enfants terribles & L'armée des ombres

    melville,france,histoire,50s,60s

    melville,france,histoire,50s,60s

    ****/****

    Deux films de Jean-Pierre Melville appartenant à deux périodes distinctes de sa carrière. Je viens de découvrir l'un et de revoir l'autre et j'ai du mal à leur trouver un air de famille. Le premier marqua les esprits à l'époque mais il est aujourd'hui bien peu vu et commenté. Le second fait encore référence au fil des rediffusions télévisées, gardant sa place dans la mémoire collective au milieu des grands polars melvilliens qui l'entourent. Pourtant si dissemblables, ils sont finalement, à mon sens, et contrairement à ce que je pensais au départ, de qualité comparable.

    Les enfants terribles est vraiment un étrange film, qui peut dérouter aujourd'hui de la même façon qu'il le fit en 1950. Tout d'abord, faute de connaître (Quand tu liras cette lettre, 1953) ou d'avoir revu récemment (Le silence de la mer, 1947) les œuvres qui, avec celle-ci, constituent la première manière du cinéaste, il m'est difficile de faire la part des choses. Dans ce travail à deux, il est en effet plus aisé de repérer les éléments personnels venant du scénariste-adaptateur de son propre roman, Jean Cocteau, que ceux apportés par le réalisateur-producteur, Jean-Pierre Melville, et cela jusque dans le traitement de l'image.

    Cette tragique histoire d'un couple frère-sœur dégage un romantisme adolescent vénéneux et fait preuve, à de nombreuses occasions, d'une étonnante cruauté. L'inceste y est absolu mais, bien que le film soit éminemment physique, il ne passe jamais par la sexualité. Il ne faut pas y voir ici de la pudibonderie mais une volonté délibérée des auteurs de se placer sur un autre plan. Il s'agit de tendre vers la folie, via la claustration, le repli.

    Quittant peu leur chambre commune sous le toit de leur mère mourante, le frère et la sœur auront rapidement, après avoir changé de territoire, l'idée de la reconstituer à l'identique. Cet éternel retour du décor n'est que l'un des nombreux signes d'irréalité qui déstabilisent, avec bonheur, ce récit. Comme il est dit, Elisabeth accepte les "miracles" sans s'interroger (entre autres ceux d'ordre financier permettant au couple de maintenir leur train de vie), mais c'est tout le monde s'agitant autour de ces deux enfants terribles qui semble hors de la réalité (ou de la normalité des comportements). Tous ceux qui gravitent autour de ce couple sont comme hypnotisés.

    Dans ce huis-clos quasi-permanent (les escapades à l'extérieur sont rares, bien qu'importantes), le décalage créé a bien sûr quelque chose à voir avec le théâtre et, de manière très stimulante, cette parenté est tantôt assumée (la scénographie, les entrées et sorties, le très net et très surprenant écho s'entendant lors des échanges dans la "dernière chambre" du château, qui donne une texture sonore directe totalement inattendue...), tantôt dépassée (le découpage vif, les cadrages audacieux, les échelles de plans variables...), de sorte que l'on a l'impression de tirer tous les bénéfices des deux arts. Voilà du théâtre intégrant de beaux morceaux de cinéma.

    Certains doivent énormément à Cocteau, en particulier ceux en appelant à l'illusion fantastique (tel ralenti inversé, tel décor en mouvement). Et dans ce film si original en comparaison des productions de l'époque, un autre lien existe, me semble-t-il, avec Orson Welles. Melville a en effet cherché à dynamiser visuellement ce récit en intérieurs en ayant recours à des contre-plongées accentuées, en chargeant ses cadres et en choisissant des angles de prises de vues improbables. Par ailleurs, nous pouvons voir Les enfants terribles en pensant précisément à Citizen Kane : la neige est là, Rosebud aussi, démultiplié (les trèsors conservés dans le tiroir), ainsi que Xanadu (la grande demeure où s'installe, dans la deuxième partie, la sœur puis, bientôt, son frère).

    Mais de manière plus étonnante encore, et pour se diriger dans l'autre sens, le film semble annoncer, par plusieurs détails, la Nouvelle Vague (dont les principaux artisans seront globalement bienveillants avec Cocteau et, au moins pour un temps, avec Melville) : la musique de Vivaldi n'est pas toujours utilisée de façon synchrone (elle semble dire autre chose que ce que montre les images), une voix off (celle de Cocteau lui-même) commente ou prolonge de façon détachée et littéraire ce qui se joue sur l'écran, les registres familiers et soutenus alternent dans les dialogues, les comportements de la jeunesse provoquent, et les regards, en deux ou trois occasions, visent le spectateur directement à travers la caméra...

    Certes, l'œuvre n'est pas sans défaut. Le jeu saccadé d'Edouard Dermit, interprétant Paul, gêne de temps à autre (celui de sa partenaire, Nicole Stéphane, est bien plus assuré et fluide) tandis que le texte récité par Cocteau est parfois redondant. Mais cela ne fait finalement qu'ajouter à l'étrangeté de la chose, qui est particulièrement forte et expressive.

    Revoir à la suite L'armée des ombres, film souvent admiré au cours de plus jeunes années, c'est abandonner toute idée de surprise et voir apparaître plus facilement quelques scories qui, en ces autres temps, ne me sautaient pas alors aux yeux.

    Il est vrai, cependant que la séquence centrale londonienne m'avait toujours laissé une impression bizarre. Aujourd'hui, il me semble qu'elle a tendance à déteindre quelque peu sur tout le film. Quand Melville montre ce rendez-vous de Gerbier et de son chef avec le Général De Gaulle, on ne sait trop s'il filme (dans l'ombre) la légende, s'il peint une image d'Epinal, s'il s'agenouille devant le Grand Homme. Cette poignée de secondes constituent un point extrême mais force est de constater que L'armée des ombres ne dévie jamais de l'imagerie orthodoxe de la Résistance française à l'occupant allemand. Peut-être que la légère gêne que procure cette fidélité sans faille au dogme serait moins palpable si la vision portait de façon plus serrée encore sur ce petit groupe de quatre ou cinq personnes s'activant avec Gerbier (la séquence du barbier, joué par Serge Reggiani, est marquante mais n'apporte pas de contrepoids). Dans L'armée des ombres, la Résistance est une entité très homogène... Enfin, la rareté et la gravité des dialogues font que ceux-ci pèsent lourd, au risque de dériver vers la sentence ou le mot d'auteur (comme par exemple dans le dialogue entre Gerbier et "Le Masque" à la fin de la séquence de l'exécution, toujours aussi éprouvante, du traître).

    Ainsi, oui, l'ensemble est un peu trop raide. Mais il garde tout de même de sa force. Frappe toujours la photographie de Pierre Lhomme, qui donne l'impression de regarder un film sans couleurs (seuls le gris, le bleu foncé, le brun...), un film nocturne, un film qui enserre. Image et son se rejoignent dans le même dessein : dire l'oppression. Silences et bruits infernaux alternent, aussi menaçants les uns que les autres. Le moteur de l'avion ou du camion, le tic-tac de l'horloge, agressent comme la mitrailleuse, la gestion particulière du temps long par Melville accentuant l'effet.

    Les affreux hasards de la guerre sont prétextes à quelques trouvailles scénaristiques plus ou moins habiles. Glaçantes à la première vision, elles semblent plutôt, ensuite, participer à "l'alourdissement" général du film. Mais après tout, au milieu de toute cette gravité, une certaine malice peut être décelable : la rencontre avec De Gaulle est collée à la projection d'Autant en emporte le vent dans un cinéma de Londres, illustrée par une image au lyrisme appuyé, et plus loin, Gerbier, aux portes de la mort, croit-on, repense à quelques bribes de son existence, occasion pour le cinéaste d'insérer de brefs plans en flash-back et de faire passer pour tel un qui ne l'est nullement (des mains tenant un livre de Luc Jardie, le patron, une image qui n'est pas en retard mais en avance...).

    Inutile de revenir sur la science de l'espace de Melville (l'espace qui, épuré, est aussi, chez le cinéaste, du temps qui s'écoule), sauf à dire que c'est cela, en grande partie, qui rend les morceaux de bravoure inoubliables. Mieux vaut terminer sur une dimension particulière du film, qui nous place un peu en-deça, émotionnellement parlant, mais qui est précieuse : l'idée que l'Histoire elle-même ne peut pas tout mettre à jour, qu'il existe aussi des sacrifices inutiles, que tant de choses restent pour toujours dans l'ombre, que tant d'actes sont à jamais inconnus.

     

    enfantsterribles00.jpgarmeedesombres00.jpgLES ENFANTS TERRIBLES

    L'ARMÉE DES OMBRES

    de Jean-Pierre Melville

    (France, France - Italie / 100 mn, 145 mn / 1950, 1969)

  • Pater

    cavalier,france,2010s

    ****

    Dans Pater, Alain Cavalier propose à Vincent Lindon de réaliser un film dans lequel ils joueraient respectivement le Président de la République et le nouveau Premier Ministre. La fiction se met en marche, avec comme fil directeur l'établissement d'une loi imposant à toutes les entreprises françaises de ne pas dépasser un certain écart entre les plus faibles et les plus hauts salaires.

    Cette fable est racontée dans le style maintenant habituel d'Alain Cavalier qui utilise ses petites caméras, travaille sans équipe technique et tourne dans les propres maisons et appartements de ses "acteurs". Naturellement, à l'intérieur de ce récit s'insèrent des intermèdes plus purement documentaires, sans qu'aucun bouleversement esthétique ne les signalent à l'attention.

    Ce film est donc politique, mais là n'est pas, selon moi, l'essentiel. Ce n'est pas en tout cas la raison principale de mon attachement. Certes, la blague est plus fine qu'il n'y paraît car les scénarios imaginés ont leur pertinence (le refus par le peuple d'une loi objectivement "bonne") et le stratagème final, au moment de l'élection présidentielle, nourrit habilement le thème de la filiation et de la trahison possible du père, mais il manque peut-être des noms de partis et d'hommes politiques pour échapper à la théorie et produire un discours plus offensif.

    Toutefois, la question de la différence entre les revenus résonne très fortement et, ce qui rend le film plus passionnant encore, le rapport de chacun à l'argent est plus ou moins directement mais régulièrement éclairé. Ainsi, à côté de propos intéressants mais parfois vagues et généralistes, l'attention se porte sur l'économie même du film en train de se faire et sur les positions personnelles du cinéaste et de l'acteur. Il y a là la recherche d'une transparence, recherche qui s'accorde avec la simplicité du cinéma de Cavalier.

    Ce qui épate, c'est donc, notamment, l'honnêteté de Lindon, à tous points de vue (sur la morale, l'engagement, la notoriété, l'argent...). Paradoxalement, ce film qui semble constamment "tricher" s'ouvre à nous avec une franchise incomparable. On pourrait croire qu'il propose au spectateur un jeu autour du vrai et du faux. Et effectivement, on peut essayer de déterminer le niveau de réalité de chaque séquence puisque le personnage et la personne réelle sont parfois clairement distinguées, puisque tel moment est fort parce qu'il est vrai et tel autre est remarquable parce que bien réfléchi. Mais cet exercice me semble totalement vain. Qui nous dit que cette discussion sur le vif n'est pas jouée ? Que cette scène bien calée n'est pas entièrement improvisée ? En fait, réalité et fiction coexistent à chaque instant. Devant la caméra de Cavalier, cela devient une même chose et cela fait, à mon sens, le grand intérêt de Pater. D'autres lui sont attachés. Le rapport qui s'établit entre le Président et son protégé redouble clairement celui existant entre le metteur en scène et son interprète, en particulier dans les indications, la direction données, et Pater est également un beau portrait d'acteur.

    Beaucoup ont loué ce film pour sa nature "d'ovni" et je ne nierai absolument pas sa singularité. Mon tempérament étant ce qu'il est, j'ai tout de même cherché à le rapprocher de quelque chose et plutôt qu'à certains vrais-faux documentaires plus ou moins récents, j'ai étrangement pensé aux films iraniens de Kiarostami et Makhmalbaf, Close up (1990) et Salaam Cinema (1994). 

     

    cavalier,france,2010sPATER

    d'Alain Cavalier

    (France / 105 mn / 2011) 

  • Batman begins

    nolan,etats-unis,2000s

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    Bon, évidemment, je n'en attendais pas monts et merveilles mais j'espérais au moins ne pas trouver ça plus mauvais encore que The dark knight. Et bien si, ça l'est ! Le deuxième volet Nolanien des aventures de Batman marque en fait un progrès, c'est dire à quel niveau on se place... Si les maigres qualités de l'épisode suivant sont absentes de ce Batman begins liminaire, les défauts les plus criants y sont en revanche déjà aisément repérables. Décidément, ce cinéma ne semble avoir à offrir à notre regard que ses boursouflures et son sérieux déséspérant.

    Il est fort possible de réaliser un grand film sans humour ni distance, mais cela implique que l'on ne se cantonne pas à glisser sur la surface des choses. Christopher Nolan, prenant en main le destin cinématographique de l'homme-chauve-souris, s'en tient à un premier degré désarmant. Comme si personne ne savait maintenant que notre héros est l'un des plus complexes, des plus torturés et des plus troubles qui soient, le cinéaste écrit à nouveau sa légende noire en s'appliquant à illustrer consciencieusement toute une série de thématiques "adultes" : la dualité, l'ambivalence, la différence entre justice et vengeance, les réponses à donner face à l'anarchie et la violence. Dans un style pompeux, surchargé de dialogues lourds comme le plomb, l'univers de Batman est tiré vers le nôtre, l'auteur espérant que cette approche plus réaliste passe pour un fantastique geste politique.

    La première partie s'éloigne trop du contexte de Gotham City et s'abîme trop dans les affres du film d'action standardisé (sur le terrain asiatique des ninjas) pour que la curiosité ne s'évanouisse pas aussitôt. Le parcours décrit confine à la stupidité, sous le coup des clichés sur la formation virile et des revirements du disciple face à son maître trop puissant pour être honnête. Parallèlement, la mise en scène et en récit du double traumatisme fondateur de Bruce Wayne, sa chute dans la grotte aux chauves-souris et l'assassinat de ses parents, n'est parcourue par aucune tension et ne donne accès à aucune véritable terreur enfantine.

    Nolan échoue toujours à toucher juste, à aller au-delà du cliché, à craqueler son plan, à faire naître une émotion. Le final en apporte une nouvelle preuve. L'idée d'un déchaînement auto-destructeur de la population par le biais d'une résurgence soudaine des peurs les plus intimes de chacun était prometteuse mais en lieu et place de la galerie d'horreurs et d'hallucinations souhaitée nous n'avons droit qu'à quelques visages triturés numériquement et à des yeux phosphorescents. Rien ne prend jamais forme et d'une présence aussi singulière que celle de Cillian Murphy (le Dr Crane / l'épouvantail), Christopher Nolan ne fait strictement rien. Son film se noie au son d'une musique assommante, se gonfle jusqu'à atteindre 140 minutes au chronomètre, donne la plupart du temps une impression de confusion totale et impose à intervalles réguliers des morceaux de bravoure dans lesquels un plan sur deux est illisible.

    Je suis donc quasiment certain que, malgré leur réputation peu flatteuse, il y a plus de choses à retenir des deux épisodes confiés à Joel Schumacher à la fin des années 90. Il faudrait que je vérifie un jour... De même, je vais devoir en passer par Inception avant, parti comme c'est, de tracer un trait définitif sur le nom de Christopher Nolan.

     

    nolan,etats-unis,2000sBATMAN BEGINS

    de Christopher Nolan

    (Etats-Unis - Grande-Bretagne / 140 mn / 2005)

  • L'imaginarium du Docteur Parnassus

    gilliam,grande-bretagne,fantastique,2000s

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    Bien sûr, on ne peut pas dire que L'imaginarium du Docteur Parnassus soit une éclatante réussite. C'est même, si l'on veut, un ratage. On grimace devant certains choix esthétiques, on entend plusieurs rouages couiner, on s'ennuie parfois, et surtout on observe Terry Gilliam qui bataille ferme, dans l'incapacité de se rapprocher des mémorables Brazil et Munchausen. Mais ce ratage a quelque chose de touchant. Le cinéaste, dès les années 80, n'eut de cesse d'avancer péniblement contre des vents contraires et ici, une nouvelle fois, il fut servi, avec la mort en plein tournage de son acteur principal. Sans doute Gilliam sait-il jouer, par ailleurs, de cette image d'artiste à l'imagination fabuleuse bridée par les financiers et les évènements malchanceux, mais il est intéressant de voir comment cette friction transparaît maintenant assez clairement dans son cinéma (si tant est que cet opus soit représentatif de l'œuvre récente de Gilliam, car je ne connais ni Tideland, ni Les Frères Grimm).

    Les scènes introductives montrent la mise en place laborieuse, décalée, incongrue, du petit cirque du Docteur Parnassus. Sa mini-troupe se déplace en roulotte, se pose et monte sa scène désuète et encombrée sur les parkings des night clubs londoniens, créant ainsi, par sa simple apparition dans le paysage, une trouée dans le présent, un saut en arrière dans le temps (et ce que ce spectacle propose est bien sûr plus étonnant encore : un saut dans les rêves de chacun). Cet écart donne tout son sel à la première partie.

    La construction de l'ensemble étant particulièrement chaotique, nous sommes menés par la suite vers un long tunnel central moins inspiré (la rencontre du groupe avec le personnage de Heath Ledger) puis vers un dernier segment pas beaucoup plus enthousiasmant. Pour les séquences fantastiques qu'il ne put tourner avec lui, Gilliam a eu l'excellente idée de remplacer Ledger successivement par trois acteurs différents. Il faut dire cependant que notre intérêt, au fil du récit, suit à peu près la même courbe descendante que celle dessinée par ce défilé : on tombe en effet de Johnny Depp à Jude Law puis à Colin Farrell... En revanche, pour rester du côté de l'interprétation, on apprécie sur toute la durée, dans un rôle diabolique, un Tom Waits pas forcément indigne de Walter Huston chez Dieterle, cabotinage effréné compris.

    A l'aise pour rendre l'agitation, réussissant plusieurs séquences de cohue, Gilliam fait toutefois, en quelques endroits, pencher dangereusement son véhicule à force de surcharge plastique. Il agglomère quantité d'éléments disparates : le numérique côtoie le trucage à la Méliès, l'imaginaire pur se déploie près des spectacles les plus basiques, archaïsme et modernité s'opposent constamment, le beau succède au laid. Cela ne fonctionne pas toujours, loin de là, et il ne reste parfois que l'imagerie. Ou le ressassement, comme avec ces variations autour d'anciens intermèdes monty-pythonesques à base de destructions soudaines, de policiers en bas résilles et de changements d'échelle. L'usage fréquent, au-delà du nécessaire et du raisonnable, de focales déformantes est plus intéressant. Un certain malaise naît de ces images, la surface, ailleurs un peu trop lisse, prend un étrange relief et la monstruosité n'est pas loin.

    Terry Gilliam semble à nouveau nous chanter les louanges des raconteurs d'histoires. Le Docteur Parnassus, comme lui fait remarquer sa charmante fille, ne finit jamais les siennes. Ne pas les finir (ou qu'elles n'aient ni queue ni tête) est une chose mais les commencer n'importe quand et n'importe comment en est une autre. Et Gilliam, sur ce plan-là, n'est guère regardant...

    Tout compte fait, la foi et la pugnacité du réalisateur de L'armée des douze singes me lui font pardonner bien des errements narratifs et des impasses esthétiques. Sans doute accentuée par le dédain exprimé depuis quelques années par nombre de commentateurs à son encontre, ma bienveillance, finalement, se rapproche de celle que j'ai pu assumer dans les premiers temps de ce blog à propos d'une autre gloire de la fin du siècle dernier, Emir Kusturica.

     

    imaginarium00.jpgL'IMAGINARIUM DU DOCTEUR PARNASSUS (The imaginarium of Doctor Parnassus)

    de Terry Gilliam

    (Grande-Bretagne - Canada - France / 123 mn / 2009)

  • Une séparation

    farhadi,iran,2010s

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    Le premier plan d'Une séparation s'étire dans la longueur pour présenter un couple en plein débat, face à un juge, à propos de l'opportunité d'un divorce. Le rythme des dialogues et le cadrage choisi (fixe, réunissant l'homme et la femme et mettant le spectateur, littéralement, à la place du juge), s'ils semblent attacher d'entrée le film à une tradition cinématographique iranienne, souffrent d'une certaine rigidité. Dans ce dispositif, la véhémence des expressions et les regards adressés à la caméra paraissent un peu forcés. Or la suite va brillamment contredire cette impression d'entrave et les deux axes dévoilés dans ce plan séquence initial, la parole et le regard, vont structurer tout le récit pour donner au film sa dynamique.

    Une séparation, comme ce titre l'indique, est un film sur l'écart et la distance. L'appartement bourgeois dans lequel se noue le drame a une allure parfaitement réaliste et la mise en scène se donne l'air de n'être que fonctionnelle, sans esthétisme particulier. Pourtant, on remarque rapidement que l'endroit est une galerie de glaces et de vitres trompeuses ou opaques, un décor qui, par la présence de ses recoins, met à l'épreuve la circulation des regards. Et il en va de même pour les sons. Que voit-on et qu'entend-on d'une action et d'une discussion ? C'est à partir de cette interrogation que s'enclenche une machinerie policière. Même maintenu dans un cadre restreint, ce registre procure déjà un certain plaisir du récit, mais le film va plus loin. Il parle de l'impossible accès aux pensées profondes de l'autre, impossibilité basée notamment sur un constat tout simple : si proche que nous soyons, jamais nous ne voyons ni entendons exactement la même chose que notre voisin. Une autre donnée, également mise à jour par le cinéaste, rend la fusion impossible : l'écart sensible existant entre les différentes paroles, leur nature, leur usage. D'une part, la langue de la justice n'est pas la même que celle de l'intime, et, d'autre part, le maniement des mots reste un marqueur de classe sociale.

    L'espace qui se crée entre les mots des uns et les mots des autres, entre la pensée et sa mise en forme, la perception différente que peuvent avoir deux personnes d'un même évènement ou d'une simple phrase (ce que les mots veulent dire), voilà ce qui entraîne ici une série de réactions en chaîne. Prenant un aspect choral par sa faculté à s'intéresser de façon égale à chaque personnage, le film parvient à échapper à toute lourdeur, entre autres raisons parce qu'il reste confiné dans l'intime. Brillant par son écriture sans paraître artificiel, il se déroule sur un tempo parfaitement maîtrisé, la plupart des séquences se permettant de "retomber" en leur fin, comme dans la vie. Tendu, le film n'est pas hystérique.

    Enfin, l'un des aspects les plus frappants est l'absence de jugement porté sur les personnages. Ici, chacun a vraiment ses raisons. Pour autant, cela n'indique pas qu'il faille se contenter d'un statu quo car, jusqu'au bout, l'écart de classe est perceptible. Si l'onde de choc est comparable des deux côtés, les gens les plus aisés s'en sortiront toujours mieux que les autres. Les conséquences matérielles, par exemple, ne sont pas du tout du même ordre.

    Tout cela forme au final une trame complexe, qualité qui ne vient pas uniquement d'un scénario excellemment ficellé.

     

    farhadi,iran,2010sUNE SÉPARATION (Jodaeiye Nadre az Simin)

    d'Asghar Farhadi

    (Iran / 123 mn / 2011)

  • Benvenuta

    delvaux,mélodrame,belgique,80s

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    logoKINOK.jpg

    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    Dans le court document proposé en supplément sur ce DVD, on entend Françoise Fabian, sur le tournage, louer son metteur en scène en ces termes : "il fait un cinéma d'Auteur". Quelques instants plus tôt, André Delvaux soulignait la triple nationalité de son film. En effet, Benvenuta est une production européenne de prestige, confiée à un artiste alors reconnu... et elle n'en possède que les défauts (excepté, il est vrai, celui, malheureusement courant, du non-respect des langues de chacun : ici, les voix et les accents sont les bons).

    Auteur, donc, André Delvaux l'est assurément. Mais avec cette adaptation d'une nouvelle de la romancière flamande Suzanne Lilar, il est tellement sûr de son sujet, il se voit tellement près de ses préoccupations de toujours, de sa sensibilité surréaliste, de son attirance pour le rêve et la fiction, qu'il se contente de livrer une plate illustration. Il prend appui sur ses dialogues, ses décors, ses acteurs, mais il ne leur insuffle aucune vie. Ainsi, de ces derniers, nous ne voyons que le travail et jamais nous ne percevons, derrière les masques, les personnages. Des numéros se succèdent : aux plissements des yeux et aux gestes de Vittorio Gassman répondent le regard intensément noir et les jeux de bouche de Fanny Ardant.

    Surjouée à chaque instant, cette histoire est celle d'une passion. Cet amour absolu est posé sans préavis dès le début du récit et toute évolution nous est refusée. Il faut donc s'accrocher, tenter de se persuader que derrière le faux et l'artificiel, se niche l'étrangeté. Peine perdue.

    Deux niveaux de réalité se superposent pour faire naître, finalement, un effet de miroir. Se superposent mais ne se fondent pas, chaque élément apporté restant indépendant des autres. Prenons le délire mystique. Chez Buñuel, il est une source infinie d'ambiguïté et véhicule toutes sortes d'interrogations. Dans Benvenuta, il ne provoque qu'une question : le personnage de Vittorio Gassman est-il sincère ou non ? Jamais nous ne sommes vraiment mis dans les dispositions pouvant nous amener à penser qu'il puisse être à la fois le converti et le manipulateur. En élargissant au film entier, la même remarque est à faire. Malgré le glissement de la fiction à la réalité, opéré à la suite du personnage de la romancière qui passe progressivement, dans son récit, du "elle" au "je", les points de bascule entre les différents niveaux restent inopérants. De l'un à l'autre, si contamination il y a, elle ne concerne que le style apprêté, la joliesse et l'indifférence. Film musical sans musicalité, Benvenuta donne à voir un nivellement : le trivial et le poétique y sont également guindés.

    Prisonnier du littéraire, ce cinéma est parfaitement académique, aussi dépourvu de vie que le sont ces panoramiques sur le mobilier agencé soigneusement par l'ensemblier. Pour admirer l'intégration de vedettes à une trame rêvée par André Delvaux, mieux vaut revoir Un soir, un train, réalisé quinze ans plus tôt. Le rêve, alors, éveillait. Ici, il plonge dans le sommeil le plus profond.

     

    delvaux,mélodrame,belgique,80sBENVENUTA

    d'André Delvaux

    (Belgique - France -Italie / 105 mn / 1983)

  • La dernière piste

    reichardt,etats-unis,western,2010s

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    Je l'avoue : j'étais bien plus impatient de découvrir La dernière piste que The tree of life. Sans doute Terrence Malick est-il un cinéaste plus important que Kelly Reichardt, ne serait-ce que pour ses trois premiers films, mais si je juge l'écart existant entre les promesses formulées auparavant et l'émotion effective ressentie au moment de la réception de la nouvelle proposition de cinéma de chacun des deux, La dernière piste m'est alors infiniment plus chère que la palme d'or cannoise de cette année.

    Le goût de l'errance, l'enregistrement des frémissements de la nature et les variations de lumière d'Old joy (2006), comme le traitement de l'espace et la justesse de l'approche des personnages dans Wendy et Lucy (2008), laissaient penser que Kelly Reichardt pouvait porter un regard singulier sur un genre comme le western. Bien sûr, il convient de préciser d'emblée que La dernière piste (Meek's cutoff en VO, soit le "raccourci de Meek", titre bien plus pertinent, moins trompeur, moins "dramatique" que celui choisi pour nous) est un western comme Macadam à deux voies (Hellman, 1971) est un road movie ou Last days (Van Sant, 2005) un biopic. S'il emprunte au genre les formes et les thèmes, il soustrait sa dramaturgie classique.

    L'un des problèmes posés aux réalisateurs s'attelant à des fictions historiquement situées est de faire entrer facilement le spectateur dans un monde recomposé, de l'acclimater. Puisque nous sommes ici dans un western, l'image, restituant un cadre familier (rochers, rivière, canyons, étendues désertiques), n'a guère besoin de précautions, surtout si un tempo particulier s'y installe tout de suite avec force et évidence, un tempo lent et naturel. Le son assure lui aussi de la présence des choses : le chariot fait réellement un bruit de chariot avançant sur un terrain accidenté ; la terre, l'eau, les cailloux ne se voient pas seulement, ils s'entendent tels qu'ils sonnent. Le décor posé, le corps doit ensuite trouver sa place. Il est présenté actif, en mouvement, à la fois occupé par des détails pratiques et tendu vers un seul but.

    Et, tardivement, vient la parole. Elle brille tout d'abord pas son absence, avant de se faufiler, lointaine et difficilement audible. Saisie, elle se révèle sans rapport avec l'action, quand elle ne passe pas à travers la prière. Elle est indirecte (le guide raconte une histoire à l'enfant, un homme explique à sa femme ce qu'un autre voyageur vient de lui dire). Il faut quelque temps avant qu'elle ne se porte au cœur des choses et du récit. Cette évolution très progressive n'a pas seulement été pensée comme doux accompagnement du spectateur. Elle vise à faire sentir à celui-ci l'importance que revêt cette activité. Meek, le guide fanfaron menant (ou plutôt errant avec) le petit groupe de migrants sur un territoire hostile de l'Oregon, domine par le verbe, tient sa légitimité de ses mots. Dans cette société du milieu du XIXe siècle, la parole vaut le plus souvent comme preuve de l'expérience, s'impose aisément comme vérité. Étant donnée la difficulté à remettre en question son porteur, on mesure d'autant mieux le courage de quelques uns qui, par intuition ou calcul (qui traduit ici l'intelligence), choisissent le temps venu de s'opposer à la violence de la vision qu'a Meek des Indiens.

    La réflexion est prolongée autrement après la rencontre avec l'Autre. Face à l'Indien, la parole, telle qu'elle est employée n'aide en rien à la communication. La langue inconnue nous reste jusqu'au bout aussi mystérieuse que les intentions de celui qui la parle. A ce niveau-là, le mur ne tombe jamais et Kelly Reichardt offre dans toute la dernière partie des séquences magnifiques de coulées de paroles strictement parallèles, ne se fondant à aucun moment.

    Si, dans La dernière piste, l'usage de la parole passionne, il en va de même de l'organisation de l'espace à l'intérieur du cadre (tendant vers le carré primitif plutôt que vers le rectangle moderne). Le monde décrit semble s'ordonner peu à peu sous le regard des femmes. Leur point de vue est adopté. D'abord maintenues en retrait, à l'écart des lieux d'action et des prises de (non-)décision, elles vont ensuite se rapprocher du centre, au point, pour l'une d'elles, de prendre en charge le récit (de prendre en main le fusil). Nous serions donc devant une histoire de l'émancipation de la femme, autant qu'une histoire d'acceptation de l'Autre. Le projet était périlleux mais la très belle mise en scène de Kelly Reichardt évite toute lourdeur et laisse réticent à employer ainsi ces grands mots. La façon dont est traité le couple principal de ce convoi le montre bien. Le trait est discret mais essentiel : d'une part, la femme n'y est pas soumise et d'autre part, au détour d'un bref mais bouleversant dialogue sur la confiance, apparaît toute la complexité du rapport de celle-ci à l'Indien, rapport nullement réductible à l'attirance-répulsion devant le sauvage mais dépendant aussi de la position du mari.

    Errance, répétition des travaux et des jours, renvois des actions vers le hors-champ, nombre réduit de personnages (un guide, trois couples, un garçon, puis un Indien et personne d'autre)... Sans aucun doute la radicalité de Kelly Reichardt ne fera pas l'unanimité. Elle est cependant, selon moi, une manière extraordinaire de faire revivre ce passé. Rarement a-t-on eu ainsi l'impression d'être véritablement plongé dans l'époque décrite, par le naturel des actes, le rendu de l'environnement ou le développement de notions qui lui sont rattachées (importance primordiale de la parole, sentiment de perte des repères dans une nature inviolée, recours expéditif à la violence...). De plus, elle ouvre des pistes plutôt qu'elle ne bloque la pensée sous une forme contraignante. Le final est donc ouvert. Et, à la suite d'une phrase retentissante et d'un sublime champ-contrechamp, dans le fondu au noir qui envahit alors l'écran s'engouffrent soudain, comme à rebours, comme inversées, toute l'histoire de l'Amérique et celle des représentations de la conquète de l'Ouest.

     

    PS : Je ne peux m'empêcher de voir dans La dernière piste le pendant minimaliste du film de Paul Thomas Anderson, There will be blood. Quelques détails incitent au rapprochement : le rapport au genre, l'apparition progressive de la parole, l'utilisation d'une musique très particulière, la présence de Paul Dano... Mais je vois surtout, dans les deux cas, le sommet provisoire d'une ascension constante.

     

     

    reichardt,etats-unis,western,2010sLA DERNIÈRE PISTE (Meek's cutoff)

    de Kelly Reichardt

    (Etats-Unis / 104 mn / 2010)