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Film - Page 64

  • Machorka-Muff & Non réconciliés

    (Jean-Marie Straub et Danièle Huillet / Allemagne / 1963 & 1965)

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    machorka.jpgMachorka-Muff est un court-métrage de 16 minutes, le premier film du couple Straub-Huillet. Il est présenté, par un carton, comme "un rêve symboliquement abstrait, pas une histoire". Ce rêve, c'est celui d'Oberst Erich von Machorka-Muff, un général allemand attendant avec impatience la reprise en main du pays par un pouvoir militaire lavé de l'affront de 39-45. Frappent déjà dans ce premier geste cinématographique un art du montage déconcertant, ainsi qu'une organisation extrêmement rigoureuse des plans (y compris pour ce qui est des scènes d'extérieurs, qui ne jurent absolument pas au milieu des autres).

    Plutôt qu'une violente provocation, Straub et Huillet lancent un défi ironique. Quand Godard, trois ans auparavant, fonce bille en tête, se moquant bien de perdre en route certains de ses spectateurs ("Allez vous faire foutre !"), eux semblent avoir au contraire une haute estime de ceux qui reçoivent leur discours. La confiance qu'ils ont dans la capacité de ces derniers à saisir tous les enjeux de leur récit est parfois excessive (certains éléments restent obscurs) mais gratifiante.

    Une absurdité, un humour grinçant et discret, jamais placé au premier plan mais souvent présent, enrobent cette présentation de la journée d'un militaire. Des coupures de journaux posent le contexte, celui d'un appel au réarmement de l'Allemagne, à la réintégration de ses cadres, à l'évacuation d'un passé dans lequel Hitler ferait à peine figure de malencontreux accident, tout cela avec la bénédiction de l'Eglise. Les cinéastes ont fait de leur général un homme parfaitement moderne : un séducteur entre deux âges portant impeccablement le costume et la cravate, se fondant avec aisance dans l'agitation de la rue, comme il évolue au milieu de l'architecture futuriste de son ministère. Le fantastique, voire la science-fiction, ne sont pas loin et Machorka-Muff sonne comme une vigoureuse mise en garde.

    nonreconcilies.jpgLes qualités du premier ouvrage des Straub se retrouvent dans le deuxième, rendues plus évidentes encore par l'élargissement du champ historique considéré et la plus grande durée (Non réconciliés va jusqu'à 49 minutes). Le soin apporté à la forme impressionne là aussi mais, à nouveau, une attention très soutenue est demandée. La compréhension du récit nécessite en effet, à la première vision, un effort certain.

    Les dialogues sont dits par des voix monocordes. Des propos de première importance sont enoncés mais sans émotion visible. En écho, la mise en scène vise l'épure visuelle tout en se rechargeant continuellement de significations. Chaque plan semble vibrer sous l'effet de quelque chose qui le dépasse. C'est la culture ou bien sûr l'Histoire, sujet premier du film. C'est la société qui vit dans le hors-champ du défilé ou qui est captée par un travelling circulaire au bas d'un immeuble.

    Les séquences s'empilent les unes sur les autres et l'on a tendance à oublier, à recouvrir en partie des noms, des images ou des visages. Nos raccords ne se font pas facilement. Cependant, chaque plan est riche de ce qui l'a précédé et malgré le brouillard relatif dans lequel se déroule le récit, l'intérêt ne s'évapore pas. Les personnages sont assez nombreux et, leurs apparitions se limitant parfois à quelques secondes, sont réduits à des figures. Leurs différences de statut n'implique pas une modulation de la mise en scène. Peu importe que leur rôle narratif soit décisif ou pas : du barman au général, tous se trouvent au centre de la représentation. Choix d'égalité, déstabilisant pour le spectateur mais permettant au film d'accéder à une ampleur insoupçonnée.

    S'attachant au parcours d'une famille allemande sur une cinquantaine d'années (des prémices de la première guerre mondiale aux années 60), Non réconciliés propose moins un va-et-vient temporel qu'une progression où se mêlent inextricablement le passé et le présent. La narration se déploie en flash-backs qui y ressemblent si peu, rien ne les distinguant vraiment du reste, du point de vue du style. Seuls un habit, un élément du décor ou une phrase signalent leur nature. Ainsi, le propos du film est idéalement relayé par la mise en scène : 1914 ou 1962, les mêmes peurs et les mêmes dangers guettent l'Allemagne.

    Devant Non réconciliés, on pense au Fritz Lang américain et aux fantômes du muet (cette étrange femme qui répète : "Quel imbécile cet Empereur"), tout en se disant que cet objet assez passionnant, ne serait-ce que dans sa réflexion sur l'Histoire, est éminemment personnel et cohérent. Sa complexité et sa brièveté incitent à le revoir.

  • Invictus

    (Clint Eastwood / Etats-Unis / 2009)

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    invictus.jpgLors de "leur" coupe du monde de rugby, qui arrivait, en 1995, trois ans après la fin du boycott international consécutif à la politique d'apartheid, l'Afrique du Sud a commencé par un coup d'éclat en battant l'Australie (27-18), ce qui leur assura un quart de finale facile (les deux autres matchs de poule n'étant qu'une formalité, contre la Roumanie [21-8] et le Canada [20-0]). Au stade suivant, les Samoa ne pesèrent effectivement pas bien lourd et s'inclinèrent 42 à 14. L'adversaire en demi-finale était d'un autre calibre puisqu'il s'agissait des Français. Les Springboks (surnom des locaux) gagnèrent 19-15 et eurent donc l'occasion de défier les All-Blacks, grands favoris du tournoi, en finale. Devant leurs supporters et leur président Nelson Mandela, ils réussissèrent l'exploit de l'emporter 15 à 12 (aucun essai ne fut marqué de part et d'autre).

    Si l'Afrique du Sud créa la surprise, elle n'arrivait toutefois pas de nulle part, étant, depuis longtemps, une grande nation de rugby. Elle est considérée comme la troisième meilleure équipe de l'hémisphère sud, derrière la Nouvelle-Zélande et l'Australie. Cependant, il me semble qu'elle a l'image d'une équipe de qualité mais rarement géniale (les véritables connaisseurs me contrediront peut-être car je suis en effet plus compétent en ballon rond qu'ovale) .

    Et bien le film d'Eastwood a les mêmes caractéristiques, collant par-là parfaitement à son sujet. Le jeu est sans surprise mais c'est solide, ça avance, ça défend remarquablement bien et ça joue au pied (le cinéaste a l'honnêteté de faire dire à l'entraîneur des Springboks : "Nous n'aurons peut-être pas le plus beau jeu mais nous serons les mieux préparés physiquement"). En comparaison des autres équipes, on est loin du style imprévisible des Français (pour le meilleur et pour le pire : un jour Les herbes folles, l'autre Les regrets) et du train d'enfer néo-zélandais lancé vers la modernité (Peter Jackson ?).

    On ne s'embarrasse donc pas de fioritures. Pour la dramaturgie, la menace All-Black se réduit à la figure de Jonah Lomu. Mais après tout, pour la plupart des gens, le quinze de France d'aujourd'hui se limite à Sébastien Chabal. Même chez les pros, si l'on change momentanément de sport pour parler football, on se demande d'abord, lorsque l'on va jouer en Champions League contre Barcelone, comment stopper Messi et, si l'on joue à Boulogne ou à Nice, on se dit que pour avoir une chance de battre les Girondins, il faut avant tout museler Gourcuff. Eastwood, comme beaucoup, croit en l'homme providentiel, au guide de la nation. Sa vision de la démocratie intègre la notion de leader indiscuté (avec les risques que cela implique).

    L'homme politique au destin hors du commun, comme tout grand sportif, n'oublie pas cependant les fondamentaux. Dans Invictus, les meilleures scènes sont les plus simples et les plus posées, celles, par exemple, des conversations entre Mandela et le capitaine des Springboks (Morgan Freeman et Matt Damon sont bons, crédibles). Eastwood sait tisser des relations entre les personnages. C'est un cinéaste des plans longs, pas un cinéaste de l'insert. Les plans de coupe qu'il place ici où là sont redondants et inutiles, qu'ils visent à accompagner le mouvement d'ensemble vers la réconciliation ou qu'ils servent de fausses pistes (les feintes de corps sont donc un peu téléphonées, dirons-nous).

    Comme dans toutes les cérémonies d'avant-match, la musique du film est assez abominable et, au bout d'un récit plutôt agréable, dix minutes de rugby au ralenti (alors que le jeu n'était, jusque là, pas trop mal filmé malgré une football-américanisation excessive dans le rendu des chocs) et dix minutes de liesse populaire inter-raciale nous font piquer du nez. En revanche, la description d'un usage politique du sport intéresse, la représentation de l'exercice du pouvoir est convaincante et le contrepoint sur l'équipe de garde du corps poussée vers la mixité est habile. L'aspect conventionnel d'Invictuspousse à en juger chaque élément constitutif en fonction de sa subtilité ou de sa grossièreté, à les mettre en balance. Au football, on parle de différence de buts. Elle est ici égale à zéro (autant de buts marqués que d'encaissés). Le Eastwood de 2010 est une équipe de milieu de tableau. Invictus, c'est le PSG.

    J'ai lu quelque part ce commentaire lapidaire, écrit par un internaute déçu : "Les séquences de match n'ont rien à voir avec le rugby". Quant à vous, mes chers lecteurs, je vous entend déjà dire : "Cette note n'a rien à voir avec une critique de film". Et bien peu m'importe... Je reste, comme Clint Eastwood, Bernard Laporte ou Raymond Domenech, droit dans mes bottes.

  • Persécution

    (Patrice Chéreau / France / 2009)

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    persecution.jpgIl est une poignée de cinéastes jadis portés aux nues (parfois à juste titre) et qui se retrouvent traités dorénavant avec dédain ou irritation par la critique et le public. Les deux cas les plus exemplaires sont ceux de Lars Von Trier et d'Emir Kusturica et il me semble que Patrice Chéreau a rejoint à son corps défendant ce petit groupe depuis quelque temps. Une conséquence étrange de ce retour de bâton est de me rendre paradoxalement ces artistes plus attachants et de faire naître en moi une certaine curiosité face à leurs nouveaux travaux. Cette envie, qui équivaut en fait à celle de tomber sur le fameux film "que-personne-n'aime-sauf-moi", n'est pas toujours, avouons-le, satisfaite au final (Ô Gabrielle, que tu fus pénible !).

    Globalement très mal reçu à sa sortie, au début du mois de décembre (*), Persécution est un excellent Chéreau, auteur qui n'est à son meilleur niveau que lorsqu'il se coltine au contemporain et qu'il se borne à suivre un nombre restreint de personnages. Il nous fait rentrer cette fois-ci dans la tête de Daniel, jeune homme ayant une relation passionnée, distendue et tumultueuse avec la prénommée Sonia et se sentant harcelé par un "dingo" qui le suit partout et se déclare amoureux de lui. Si le film accroche dès le départ, notamment grâce à un saisissant prologue, les deux premiers empiètements du fou sur le territoire privé de Daniel, sensés apporter mystère et inquiétude, laissent sur un sentiment bizarre, celui que, encore une fois, Chéreau veut forcer sa nature. Fort heureusement, à l'image des apparitions suivantes du persécuteur, plus directes, le cinéaste revient tout de suite à ce qu'il sait faire le mieux : filmer des corps qui parlent.

    Les dialogues de Persécution sont remarquables (le scénario est d'Anne-Louise Trividic et de Chéreau). Le registre est familier mais légèrement ré-haussé, de façon à couler naturellement et ne paraître ni trop anodin, ni trop superficiellement intellectualisé. Les mots sont surtout dits de manière extraordinaire. Entendre la logorrhée de Romain Duris est absolument fascinant, cela d'autant plus qu'elle se superpose à un prodigieux travail sur le corps, sur les postures, sur les vêtements. Voir jouer cet acteur, qui m'avait déjà totalement bluffé chez Audiard, m'a passionné. Son Daniel semble réfléchir à haute voix. Lui qui peut paraître verser dans la paranoïa laisse pourtant sortir toutes ses pensées, leur flot charriant nombre de contradictions mais ne manquant pas d'interpeller. A travers la complexe relation Daniel-Sonia, se dégage une réflexion profonde sur l'amour, sur la difficulté de l'amour, sur l'altérité, sur la différence fondamentale entre la présence et l'absence, sur l'emprise de l'un sur l'autre (cette relation doit bien sûr se voir en miroir de celle que tisse le fou avec Dianel, ce dernier s'introduisant d'ailleurs chez Sonia de la même façon que son persécuteur le fit chez lui).

    Daniel se croit le centre du monde, ne cesse de regarder les gens, d'un regard qui juge. Le personnage aspire donc le film et tous ne se définissent que par rapport à lui et successivement, indépendamment les uns des autres. Il ne se consacre toujours qu'à une personne à la fois et lorsqu'il parle devant un groupe, son registre devient celui du monologue. Cette compartimentation des rapports par le personnage, qui peut être prise pour une tentative de voir plus clair dans un esprit tourmenté, Chéreau se garde bien de la réduire à un procédé : les amis et l'amoureuse se croisent bel et bien au bar, se connaissent, échangent, s'étonnant juste que Daniel ait si peu parlé de l'un(e) à l'autre. L'exploration est donc poussée et on l'attend violente (Persécution se pose parfois en petit frère de Keane, Chéreau ayant apparemment beaucoup d'estime pour Lodge Kerrigan). Cependant, la courbe ne prend pas la forme que l'on croit : nul crescendo, plutôt des larmes et une sorte d'apaisement.

    Pour finir, sans insister sur l'interprétation (autour de Duris, la troupe est mémorable, Charlotte Gainsbourg en tête), rappelons que Chéreau est l'un des rares cinéastes français à savoir utiliser une source musicale et à savoir filmer une scène d'amour dans toute sa crudité et sa beauté.

     

    (*) : On peut se reporter aux baromètres presse et spectateurs du site AlloCiné et à celui de l'Imdb qui, tous, donnent au film à peine la moyenne.

  • Monster

    (Patty Jenkins / Etats-Unis / 2004)

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    monster.jpgMonster tente de se frayer un chemin sur un territoire bien encombré du cinéma américain, celui de la chronique criminelle. Pour retracer le parcours violent d'Aileen Wuornos, une fille se prostituant à l'occasion (afin de subvenir aux besoins du couple lesbien qu'elle formait avec la jeune Selby) et qui commit plusieurs meurtres de "clients", Patty Jenkins a emprunté à divers genres, ce qui donne à son ouvrage une équilibre précaire entre le road movie et le film de serial killer, entre le cinéma indépendant US et le "véhicule" pour star.

    Le fait que les meurtres en série soient perpétrés par une femme assure l'originalité, redoublée par le choix de décrire le quotidien de ce singulier duo. L'ombre du Macadam cowboy de Schlesinger plane sur Monster, notamment à cause du travail qu'effectue Jenkins autour des oppositions corporelles, aspect sans doute le plus intéressant du film. Cette dimension physique est rendue par la mise en scène, proche des corps et organisant clairement les positions de chacun.

    Cependant, si l'on se penche un peu plus sur le jeu des deux actrices principales, le sentiment est plus mitigé, surtout en ce qui concerne la "monstrueuse" performance d'une Charlize Theron grossie et enlaidie (à la clé, forcément : prix à Berlin, Golden Globe, Oscar et tutti quanti). Sans être insupportable, le maniérisme de son jeu ne manque pas de gêner ça et là. Travaillant son explosivité et sa nervosité, elle propose un énième dérivé des inventions du Pacino des années 70 (chez Lumet ou Schatzberg, références évidentes de Patty Jenkins). Sur la durée, Christina Ricci s'en sort un peu mieux.

    La volonté de la cinéaste est évidemment de ne pas porter de jugement. Elle y parvient dans la première moitié, en se cantonnant à un naturalisme évitant les explications trop simples. Mais la tentation de juger refait pourtant surface. La façon dont sont traités les scènes des meurtres est en effet trop signifiante. Des sept crimes dont s'est rendue coupable Aileen Wuornos, nous n'en voyons que quatre. Les deux premiers punissent deux salauds (un violeur et un pédophile). Ensuite, un brave type est épargné au dernier moment. Les deux autres concernent deux gars "normaux" et ce sont ceux-là qui vont perdre Aileen. Le procédé est quelque peu facile et a tendance à rendre trop confortable un récit potentiellement vecteur de trouble, sinon de malaise.

  • Le démon de la chair

    (Edgar G. Ulmer / Etats-Unis / 1946)

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    ledemondelachair.jpgUne bourgade de la région de Boston, au début du XIXème. Jenny est une petite fille pauvre, se débrouillant comme elle peut avec son ivrogne de père. Elle ne rêve que d'une chose : épouser un homme riche.  Devenue une très belle femme, elle n'a pas beaucoup de mal à y parvenir. Elle se jettera successivement dans les bras du plus gros entrepreneur de la ville, de son fils et de son contremaître, les deux premiers y laissant la vie.

    Il est rare que l'on nous présente au cinéma une fillette aussi délibérement méchante. On voit lors du prologue du Démon de la chair (The strange woman) la petite Jenny jouer de façon douteuse avec la vie d'un camarade en le poussant dans la rivière alors qu'il ne sait pas nager puis mentir effrontément aux adultes affolés, jusqu'à se faire passer pour celle qui a sauvé le garçon de la noyade. Passé cet épisode, elle annonce solennellement à son père qu'elle finira bientôt par être très riche.

    L'arrivisme éhonté du personnage et sa jouissance à réussir tout en provoquant la perte de ses proches sont ainsi posés dès le début et il sera, jusqu'à la fin, bien difficile de trouver le moindre signe d'infléchissement moral. Cette capacité à s'élever en piétinant les autres sans aucun scrupule est pour le spectateur assez fascinante. S'il nous arrive parfois de croire à la sincérité de quelques sanglots, sans doute parce que nous sommes conditionnés par les codes du mélodrame, en un clin d'œil, le double jeu de l'héroïne nous est ré-affirmé pour clore la séquence. Autre source d'étonnement : la jeune femme, sachant pertinemment ce qu'il faut faire pour devenir populaire, accumule les bonnes actions (dons à l'église, reprise d'une entreprise à l'abandon) pour mieux mener à bien sa conquète maladive du pouvoir. Très intelligemment, Ulmer filme les scènes de visites aux pauvres et aux malades sans dénoncer la "bienfaitrice", ce qui permet de préserver dans le récit une certaine ambiguïté.

    Le scénario du Démon de la chairse rapproche par bien de aspects de celui du film de John Stahl, Pêché mortel(1945), ce qui est parfaitement logique lorsque l'on sait qu'un même romancier est à l'origine des deux récits : Ben Ames Williams. Hedy Lamarr est certes moins mystérieuse que Gene Tierney, ses variations de registre apparaissant plus tranchées. Mais ce très léger "sur-jeu" sied bien au film d'Ulmer. En effet, la qualité de l'œuvre est de ne rien cacher et de rester constamment honnête avec le spectateur. Il ne s'agit toutefois pas de rendre tout évident dès le premier plan : lorsqu'un personnage dissimule quelque temps un sentiment ou un projet, sa duperie ne doit pas paraître d'emblée au spectateur alors que ses interlocuteurs sont abusés. Des images (et des mots) du film naissent un fort effet de réalisme : actions suspendues, gestes et postures crédibles, mains qui se touchent (Jenny prend toujours l'initiative, à un moment ou à un autre, de poser la sienne sur celle de sa prochaine "proie", afin de mieux la troubler) et réactions sensées. Dans un genre très codé, ce soin apporté à la vraisemblance ménage une agréable surprise, quasiment pour chaque séquence, et de ce fait, la mise en scène d'Ulmer paraît aussi belle dans les moments de transition narrative que dans les temps forts et les passages obligés (fort bien réalisés, notamment en faisant passer la contraction du temps découlant d'une succession rapide d'événements par des articulations parfaites) . Le film, assez long, faiblit quelque peu sur le dernier tiers (Georges Sanders n'y est pas à son meilleur niveau) et Ulmer expédie son dénouement. Il n'en a pas moins réalisé là un excellent mélodrame.

  • L'enterré vivant

    (Roger Corman / Etats-Unis / 1962)

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    lenterrevivant.jpgÉcrire sur L'enterré vivant (Premature burial) est une torture. Il est en effet bien difficile d'en rendre compte sans en dévoiler la fin, qui remet brutalement en cause notre jugement sur le récit que l'on vient de nous conter (le film fait bien sûr partie du "cycle Edgar Poe" de Roger Corman). Marchons donc précautionneusement (d'autant plus que le brouillard est dense) et prenons les choses dans l'ordre.

    Guy Carrell vit avec sa sœur Kate dans le château familial et va bientôt se marier avec la douce Emily. Il se dit sujet à des crises de catalepsie et lutte contre la peur d'être un jour enterré vivant, comme il croit que son père l'a été. Malgré la présence à ses côtés de sa jeune épouse, Guy devient prisonnier de cette obsession (amplifiée qu'elle est par un traumatisme plus récent, présenté dans un formidable prologue), refusant de quitter sa demeure même pour un voyage de noces. Lui qui ne veut pas être enterré alors qu'il vit encore s'impose en fait une morbide claustration.

    En accord avec l'habituelle économie Corman, il n'y a, dans le film, que deux lieux à arpenter : la grande bâtisse des Carrell et le vaste jardin. Dans la première, l'espace s'organise verticalement, de la crypte aux chambres, en passant par les salles de réception, et il est investi dans toute sa profondeur. Les reflets des miroirs creusent les plans, les perspectives s'étirent, les travellings avant suivent magnifiquement les personnages dans les couloirs, les montées et les descentes d'escaliers se succédent. A l'extérieur, là où la brume omniprésente et la végétation brouillent quelque peu les repères, le jardin se transforme en marais pour mener à un petit cimetière. Ici, la dynamique est horizontale, la progression des personnages étant accompagnée par une série de panoramiques et de travellings latéraux. La mise en scène (et une très belle photographie) fait vivre magistralement ces décors pourtant chargés de sens et de signes et rend sensible l'influence néfaste du lieu sur la psychologie du héros.

    Dans son jardin, Guy va jusqu'à construire un caveau duquel divers mécanismes sophistiqués lui permettraient de "s'évader" au cas où ses amis l'y laisseraient pour mort alors qu'il ne l'est pas. La scène dans laquelle il détaille ces astuces devant Emily et son ami, le docteur Miles Archer, tous deux éberlués, mêle le comique et le pathétique. Elle semble sur le coup trop longue, presque laborieuse. Mais Corman nous en offre plus tard une remarquable variation, sous forme de cauchemar dans lequel Guy se retrouve pris au piège dans son propre caveau, activant des mécanismes qui refusent tous de fonctionner, dans une atmosphère de pourrissement généralisé. Comme lorsqu'il s'appuie sur le cliché du ciel orageux et zébré d'éclairs pour le décaler légèrement mais suffisamment (lors des séquences du mariage, le tonnerre semble dialoguer avec Guy), Corman navigue entre convention et singularité.

    Nous en étions donc là, à apprécier le travail plastique et l'interprétation sans faille du quatuor formé par Hazel Court, Richard Ney, Heather Angel et Ray Milland (préféré par Corman, pour une fois, à un Vincent Price moins romantique et plus âgé), tout en n'arrivant pas tout à fait à partager l'angoisse du héros, en devinant un peu trop facilement quelle est la part respective de mystère inexplicable et de manipulation psychique probable, bref en étant porté vers un dénouement attendu et une explication sans surprise... Croyait-on...

    Car s'opère soudain un renversement total. L'édifice se brise et s'affaisse en pliure sur tout ce qui avait été construit précédemment. Tout a changé. Les actions deviennent violentes et les mouvements rapides. Guy Carrell est toujours vivant mais n'est plus tout à fait le même (y compris physiquement). Miles, le scientifique, perd totalement pied. Et en un instant, Emily libère un érotisme à couper le souffle, chevelure flamboyante tombant sur ses épaules nues et dents prêtes à croquer. Tout est retourné. La vengeance n'est pas verbalisée, elle est mise en forme, en espace. Guy s'est extrait de son cercueil et y fait basculer quelqu'un d'autre, avant de tomber, lui aussi, mais du côté opposé, à la renverse. Deux trépas. Et un être en peine au-dessus de chaque victime. Tout est à reconsidérer. Il faut, dans l'urgence, ré-interpréter tous les indices, revenir sur les éléments du récit les plus anodins. Le film est fini, Corman m'a bien eu.

  • Close-up

    (Abbas Kiarostami / Iran / 1990)

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    closeup4.jpgEn 1990, sortait dans les salles françaises Où est la maison de mon ami ?, révélant ainsi aux spectateurs le nom d'Abbas Kiarostami. Ce que l'on ne pouvait savoir à l'époque, c'est que ce film clôturait un cycle plutôt qu'il n'en entamait un. Revoir aujourd'hui Close-up (Nema-ye Nazdik), l'opus suivant du cinéaste iranien, permet en effet de réaliser à quel point celui-ci donne au frottement entre documentaire et fiction une étonnante dimension réflexive. Ce questionnement, inauguré ici brillamment, bien que, peut-être, un peu trop ostensiblement, Kiarostami va par la suite l'affiner et le fondre idéalement dans des récits à la fois distanciés et bouleversants, au cours d'une décennie prodigieuse le menant de Et la vie continue... à Ten.

    Si Close-upn'est pas dépourvu d'émotion, notamment dans ses fameuses dix dernières minutes, celle-ci a toutefois tendance à s'effacer derrière le jeu intellectuel proposé autour du réel et des images. Le prétexte en est donc ce petit fait divers, cette affabulation du dénommé Hossain Sabzian, qui abusa de la crédulité d'une famille de Téhéran en se faisant passer pour le célèbre cinéaste iranien Mohsen Makhmalbaf. L'homme est difficile à cerner. D'une douceur extrême, en proie à des difficultés familiales et professionnelles, il ne donne pour explication à son comportement répréhensible que son amour immodéré du cinéma et sa reconnaissance infinie pour ceux qui le font et qui parviennent à projetter sur l'écran toute sa souffrance (il utilise l'expression plusieurs fois, notamment en réponse à la question que lui pose Kiarostami sur ce qu'il attend de ce film en train de se faire). Les propos tenus lors des entretiens, des reconstitutions ou du procès, dévoilent des pensées éminemment complexes. A la folle envie de Sabzian d'être le réalisateur Makhmalbaf, répond presque, chez les victimes de sa tromperie, celle d'y croire malgré tous les troublants indices qui s'accumulent. Close-up, en tentant de comprendre encore et encore les raisons d'un comportement pénètre très profondément dans la psychologie (et, par la même occasion, incidemment dirait-on, fait aussi remonter la question sociale par l'évocation du chômage et de la pauvreté). Le regard de Kiarostami est perçant.

    Du point de vue purement cinématographique, le film est aussi, en quelque sorte, une "école du regard". On entend, à l'entame du procès de Sabzian, Abbas Kiarostami expliquer à l'accusé comment celui-ci va filmer son déroulement, explications des termes techniques à l'appui, le premier d'entre eux étant bien sûr le gros-plan, le close-up. Mais il faut, avant d'aller plus loin, revenir sur l'étonnante construction du récit. Le film débute par le trajet en taxi d'un journaliste jusqu'à la maison de la famille Ahankhah. La circulation aidant, la vie bruisse tout autour de la voiture et, à l'intérieur, seul le montage et les changements d'axe de la caméra trahissent la fiction (ou la reformulation d'une réalité). Comme Kiarostami nous laisse sur le pas de la demeure, dans la rue, nous ne voyons rien de l'arrestation de Sabzian sur les lieux de son "forfait", sinon son départ pour le commissariat. Passé le générique, qui ne survient qu'au bout d'un quart d'heure, nous assistons à la première rencontre entre Kiarostami et Sabzian emprisonné. Elle est filmée de derrière une vitre et un magnifique zoom vient ponctuer l'émotion que provoque des propos douloureux. Vient ensuite le temps du procès, enregistrement documentaire entrecoupé de quelques scènes reconstituées retraçant les événements passés. L'arrestation de Sabzian est ainsi remise en scène, cette fois-ci en nous plaçant dans la maison, offrant donc à notre regard ce qui, au début, était relégué hors-champ (au cours de la séquence s'organise d'ailleurs une magnifique chorégraphie policière).

    On le voit, jusqu'à un épilogue dans lequel sont utilisées les techniques du reportage d'investigation (téléobjectif, micro HF, camionnette), Close-upne cesse de tourner autour du réel. Sa force repose sur le fait que Kiarostami ne cherche pas à nous tromper (il n'empêche pas l'intrusion des perches des micros et laisse même un clap à l'image) mais parvient cependant à laisser circuler un certain doute. A cela s'ajoute l'impressionnant empilement des niveaux de lecture que permet cette mise en abyme, Kiarostami offrant la possibilité à un homme se rêvant cinéaste ou acteur, de rejouer devant la caméra la supercherie qu'il avait imaginé. En découle une délicieuse impression de vertige de représentation et le plaisir de savourer des petits moments grisants, essentiellement lors des échanges portant sur le fait de jouer son propre rôle ou sur l'œuvre passée de Kiarostami. Souffrance et sourire en coin, donc. Tristesse et légèreté. Close-upest décidément le noyau dur du cinéma d'Abbas Kiarostami.

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • À côté

    (Stéphane Mercurio / France / 2007)

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    acote10.jpgQuand il aborde, de biais ou de front, la question de l'emprisonnement, tout documentaire qui se respecte doit à un moment ou à un autre travailler la notion d'espace. À côté, le beau film de la réalisatrice Stéphane Mercurio s'efforce de faire parler les femmes, les enfants, les pères et les mères de détenus dans les locaux de la maison d'accueil jouxtant la prison pour hommes de Rennes. Cette structure est avant tout un lieu de rencontres et d'échanges, à l'abri des regards pesants de la société, un lieu où l'entraide et le réconfort sont possibles, un lieu où sont facilitées les démarches administratives comme la prise de rendez-vous pour le parloir. C'est aussi un espace de transition et les témoignages recueillis, tout comme les choix de mise en scène, nous font prendre conscience de l'importance de cet état d'entre-deux. La maison d'accueil est pour ces personnes en visite, très majoritairement des femmes, l'une des étapes du passage, toujours douloureux, d'un monde à l'autre, l'un des lieux, avec la voiture ou le train permettant le trajet, où s'effectue un changement psychologique destiné à absorber, plus ou moins efficacement, le choc du face à face dans le parloir.

    Un parloir, nous n'en verrons aucun durant tout le métrage. Stéphane Mercurio filme les pièces de vie et le petit jardin du centre d'accueil. Elle se fait observatrice et capte de simples conversations ou se fait parfois délicatement interventionniste, se mêlant aux échanges ou recueillant des témoignages, cela sans rien changer au cadre ni à la lumière afin de maintenir la flamme du réel. Ses parcimonieuses relances prennent la forme de questions courtes, simples et discrètes, sans sollicitation émotionnelle déplacée. Ainsi, s'il arrive en certaines occasions que l'on apprenne la raison de l'incarcération d'un mari ou d'un fils, cette information est toujours donnée volontairement par la famille puisque la cinéaste ne formule jamais la question que chacun, inconsciemment, se pose : "Qu'a-t-il fait ?". Les différentes situations et les enjeux qui en découlent pour chaque famille se font sentir tous seuls, sans que l'on ait à nous l'expliquer par un commentaire (la plus grande différence se faisant entre l'accompagnement d'une courte peine et celui qu'implique une détention plus longue).

    Une mosaïque prend forme grâce aux larges espaces de parole qui sont laissés à ces femmes, certaines revenant plusieurs fois devant la caméra, au fil des jours, d'autres ne faisant qu'un seul passage. Stéphane Mercurio n'entremêle pas les témoignages, fait confiance au hasard des rencontres et prend le temps qu'il faut, garde au montage trente secondes ou dix minutes. Hormis lorsqu'il s'agit d'attraper une conversation à la volée, les plans commencent un peu avant et se terminent un peu après le dialogue entre la cinéaste et ses interlocuteurs. Cette subtilité de mise en scène, alliée au tact dont la réalisatrice fait preuve dans les échanges, assure la remarquable gestion des temps forts, des larmes et des silences.

    Il arrive que la cinéaste suive certaines personnes jusque chez elles, mais dès qu'elle passe le pas de la porte de la maison d'accueil, la mise en scène change. Tout ce qui se passe au dehors n'est en effet vu qu'à travers des séries de photographies, alors que l'enregistrement sonore garde sa continuité. Non seulement ce parti-pris est d'une grande force esthétique mais il traduit encore une fois parfaitement la segmentation de ces vies de femmes de prisonniers et, de plus, il préserve leur part d'intimité y compris lorsqu'elles ouvrent les portes de leurs appartements.

    Au-delà des multiples informations pratiques sur le fonctionnement réel du système carcéral français, ce sont l'inquiétude des mères, les dents serrées des pères et l'attente des femmes qui saisissent. "Il a demandé à faire du sport, c'est complet. Il a demandé à étudier, c'est complet." Passé un certain seuil de peine, pour tous, le constat est le même : le travail de réinsertion est un leurre et l'endurcissement est la règle. Ainsi, la bataille se poursuit longtemps après le jour de la libération. Car si, bien évidemment, y sont évoquées toutes les aberrations aboutissant à la situation que l'on connaît, de la surpopulation à l'opacité totale du fonctionnement interne en passant par l'arbitraire de certaines décisions, le film de Stéphane Mercurio pointe surtout une évidence rarement dite : les conséquences d'un emprisonnement ne sont pas seulement supportées par l'auteur de l'acte répréhensible mais également par son entourage. Cet "élargissement" de la peine toutes les femmes en témoignent, qu'il se fasse sentir par l'explosion de la cellule familiale, par les difficultés financières ou par la rupture de certaines relations sociales. Dès que l'on réfléchit sérieusement, comme le fait ici Stéphane Mercurio, au problème de la prison, il apparaît vite qu'il faut repenser les choses bien au-delà du simple appareil carcéral. Ce qui nous renvoie fatalement aux propos que réitère souvent Robert Badinter : "J'ai compris qu'il existe une loi d'airain en matière carcérale : vous ne pouvez pas porter les conditions de vie des détenus au-dessus de celles des travailleurs les plus défavorisés."

    (Chronique dvd pour Kinok)

  • Les chats persans

    (Bahman Ghobadi / Iran / 2009)

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    leschatspersans.jpgTournage clandestin dans les rues et les caves de Téhéran, sujet inattendu (de la dfficulté et du danger de monter un groupe de rock en Iran), bel accueil cannois : une fois satisfaite la curiosité initiale provoquée par ces diverses informations, je dois dire que Les chats persans (Kasi az gorbehaye irani khabar nadareh), malgré son potentiel de chambardement, n'ont pas fait varier d'un pouce mon jugement sur Bahman Ghobadi. Je reste sur la même impression que lors de ma découverte d'Un temps pour l'ivresse des chevaux (2000) et des Chansons du pays de ma mère(2002), deux de ses quatre autres longs-métrages : s'il réalise des travaux très estimables, le cinéaste n'atteint jamais l'excellence de ses compatriotes Abbas Kiarostami, Jafar Panahi et Mohsen Makhmalbaf. La principale réserve est que chez Ghobadi la forme est souvent délaissée au profit du discours.

    Avec ce nouveau film, le cinéaste s'efforce de propager une onde de choc, celle qui naît des instruments des jeunes iraniens et qui ne peut, en l'état actuel des choses, que se cogner aux murs calfeutrés des sous-sols. L'intérêt premier des Chats persans se situe là, dans la visibilité qu'il offre à une jeunesse maintenue sous la chape. Tout le monde a déjà rappelé l'étrange double sens dont se charge ici le terme de rock (ou de musique) underground : le qualificatif renvoie au style et désigne également une réalité topographique. Cette dernière est très bien rendue dans les premières minutes du film, lorsqu'il nous faut circuler dans les ruelles et les arrière-cours avant de descendre dans les caves. Nous le faisons en nous calant dans les pas d'un jeune couple de compositeurs à la recherche de musiciens tentés par l'aventure d'un concert à l'étranger. Un manager aussi passionné mais plus débrouillard qu'eux leur sert, comme à nous, de guide dans ce monde souterrain. Étrangement, l'intérêt topographique du film s'étiole progressivement, la mise en scène ne parvenant que rarement à le réhausser sur la durée. C'est que la répétition des situations (ligne narrative circulaire qui se retrouve souvent dans le cinéma d'auteur iranien et qui a pu donner lieu, chez les artistes pré-cités, à des expériences particulièrement fortes) ne provoque pas d'emballement autre que celui prévu par le scénario (le dénouement, très conventionnel par son habillage, convoquant une musique techno encore une fois synonyme de transe, de drogue et de perte des repères).

    Le récit prend la forme de l'enquête documentaire (sans fiction, le film n'aurait-il pas été plus fort ?) car il n'obéit qu'à la logique des déplacements du manager du groupe, présentant successivement aux deux candidats à l'émigration tous les types de musiciens possibles. En resulte une série de saynètes, inégales mais parfois assez savoureuses. Chacune donne lieu, la plupart du temps pour clore la séquence, à une mise en scène de la musique jouée par les gens rencontrés. Au lieu de se cantoner (comme semblent le souhaiter les deux protagonistes) à l'indie rock, Ghobadi dresse un panorama complet de la musique iranienne, ce qui nous fait entendre des airs traditionnels, de la world, du blues, de la soul, du metal, du rap, de la pop, du rock... Aucun n'est réellement désagréable mais l'ensemble fait pencher le film vers l'artifice du catalogue. Plus problématique encore, à mon sens, est l'illustration que propose le cinéaste de ces divers morceaux en les passant tous à la même moulinette. Non qu'il ait fallu renoncer à insérer ces clips dans la narration, mais une différence d'approche aurait pu intervenir entre chaque car tous ont droit au même traitement visuel, quelle que soit leur couleur musicale : un montage rapide, calé sur les beats, d'images documentaires de la société iranienne. A la monotonie et au caractère appuyé du message ainsi véhiculé s'ajoute de plus une atténuation parfois fâcheuse de la singularité des styles et de l'urgence du live.

    Mais voici une note bien sévère pour une œuvre très recommandable, chaleureuse et sombre...

  • Tetro

    (Francisco Fordo Coppolacini / Etats-Unis - Italie - Espagne - Argentine / 2009)

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    tetro.jpgJe n'avais jamais entendu parler de ce jeune cinéaste mais après avoir découvert son premier long-métrage, le dénommé Tetro, j'ai envie de saluer son audace malgré l'impression de ratage presque total que j'ai pu ressentir.

    Le bonhomme serait fraîchement diplomé de quelque école de cinéma que cela ne m'étonnerai guère. L'œuvre est en effet sur-référencée et convoque tous les arts possibles, le septième en premier. L'évocation d'un Powell-Pressburger (Les contes d'Hoffmann, dont on voit un extrait) sert à tisser l'un des fils du scénario et cette histoire d'une famille d'artistes torturés se prête à la mise en abîme et à la distanciation fassbinderienne du mélodrame. L'érotisation des corps, tant féminins que masculins, et la circulation d'un désir flottant entre les genres renvoient également au cinéaste allemand et donc, par ricochet, à Almodovar. Une représentation théâtrale nous transporte presque en pleine movida, pas seulement par les échanges en espagnol et l'apparition de Carmen Maura, mais aussi et surtout par le débraillé (certes lêché) de la mise en scène poussé jusqu'au n'importe quoi (Almodovar, donc, enfin... celui de l'époque Pepi, Luci, Bom...).

    Notre débutant à choisi de traiter un sujet fort ambitieux, celui de la famille, en l'abordant par la face mélodramatique de la découverte du secret. Consciencieux, il nous gratifie donc, à peu près toutes les dix minutes (sachant qu'il y en a au total 127), d'une grosse révélation pour finir sur un ahurissant point d'orgue. Compte tenu de cela, on comprend que les personnages soient très tourmentés. Comme ils baignent dans l'art, ils dialoguent par formules, s'appliquant à trousser des phrases sonnant de manière définitive au mépris de la plus élémentaire crédibilité des échanges (mais me direz-vous peut-être : quelle poésie, quel mystère, quelle profondeur...).

    Sans doute par manque de moyens, notre grand espoir a tourné en noir et blanc, à l'exception des séquences de flash-backs, cadrées en couleurs dans un format plus carré, se rapprochant (comme c'est bien vu !) de celui des home movies(apparaît alors le pourtant très peu latin Klaus Maria Brandauer dans le rôle du Maestro Tetrocini). Il faut dire que Monsieur sait travailler l'image et magnifier ses acteurs (Vincent Gallo est très... affecté... très Vincent Gallo quoi). En revanche, pour retranscrire l'ambiance de Buenos Aires, mettre du tango sur la bande-son et un couple pittoresque s'invectivant avec passion au bord du cadre, c'est un peu juste.

    En fait notre jeunot a ranimé un genre délaissé : le film arty (et sexy). Devant le résultat obtenu, la nostalgie nous rattrape par le col (du blouson en cuir) et l'on repense à Rusty James et au Motorcycle Boy...

    ...Ah, excusez-moi, on m'interpelle... Comment ?... Qu'est-ce que vous dites ?... Non... Qui ça ? Coppola ?... Roman, alors... Non ? Vous en êtes sûr ?... Francis ?!?!... Oh putain !