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Nightswimming - Page 55

  • A perdre la raison

    lafosse,belgique,2010s

    A perdre la raison est le premier film de Joachim Lafosse que je vois. Peut-être les précédents sont-ils meilleurs, plus intéressants, moins prisonniers de leur dispositif, mais en découvrant celui-ci j'ai l'impression de déjà tout savoir de ce cinéma-là. Manifestement, pour être considéré comme un grand auteur contemporain, il faut s'imposer un régime de mise en scène poussé au point de le transformer en système repérable par tous, quitte à envoyer au diable la liberté du spectateur et à ne jamais laisser respirer son film. Alors ce système passera aux yeux de quelques uns, au moins, pour une preuve de grande rigueur artistique, cela d'autant mieux qu'il contiendra avec fermeté un sujet à fort potentiel émotionnel.

    Dans A perdre la raison, la caméra portée rend le cadre continuellement instable. Hum... N'est-ce pas pour montrer l'explosivité de la situation et la fragilité de l'héroïne ? Par ailleurs, cette caméra se colle régulièrement sous le nez des comédiens. Oh oh... Ce ne serait pas pour repousser le monde extérieur au-delà de la sphère intime par hasard ? De plus, les plans ont toujours une amorce visuelle qui peut aller, souvent, jusqu'à faire office de cache sur un bord du cadre. Attendez, laissez-moi deviner... Cela traduirait-il une oppression ?

    A qui sont vraiment adressés ces appels du pied ? Au spectateur ? A la critique ? Pourquoi verrouiller à ce point ? Niels Arestrup n'est-il pas déjà inquiétant "naturellement" ? Tahar Rahim ne sait-il pas efficacement rendre la soumission, feinte ou réelle, de ses personnages ? Une mise en scène plus posée, plus distante, ne rendrait-elle pas plus intéressant leur rapport et ne serait-elle pas mieux adaptée pour aborder le thème de la folie infanticide ?

    L'une des choses les plus énervantes dans ce système Lafosse est que l'image mangée sur les côtés n'est même pas pensée à partir de la notion de point de vue puisque toutes les scènes sont enregistrées de la même façon, quels que soient les protagonistes en action. Ces plans ne servent donc qu'à nous faire épier, nous donner l'illusion d'une intimité volée. Une effraction pour voir quoi ? Un fait divers monstrueux. A perdre la raison provoque dès lors un effarement proche de celui qui nous prend à la lecture d'une atrocité dans un quotidien. Est mise en suspens toute capacité à raisonner, l'émotion étant commandée de la manière la plus directe. Jamais Lafosse ne parvient à élever son récit au niveau de la tragédie, malgré le flux de vagues musicales, il l'a trop serré entre son prologue-épilogue et son dénouement et l'a abusivement baigné dans un naturalisme spectaculaire dont le pic est l'insupportable beuglante poussée par Emilie Dequenne sur le déjà peu écoutable Femmes, je vous aime de Julien Clerc.

    Ce plan séquence s'affiche comme l'un des deux morceaux de bravoure du film. L'autre concerne bien sûr le passage à l'acte redouté et il nous achève, effectivement. Plans longs, canapé de salon, télévision en marche, montées à l'étage : si ma mémoire ne me joue aucun tour, la scénographie est identique à celle mise en place par Nicole Garcia dans L'adversaire en 2002. Ce film était beaucoup plus stimulant que l'intimidation auteuriste de Joachim Lafosse.

     

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    lafosse,belgique,2010sA PERDRE LA RAISON

    de Joachim Lafosse

    (Belgique - Luxembourg - France -Suisse / 111 min / 2012)

  • Cartouche

    de broca,france,aventures,60s

    Enlevé, correctement mis en images, convoquant pour les seconds rôles des "gueules" bien connues (Noël Roquevert, Marcel Dalio) et pour les premiers de jeunes vedettes charmantes (Belmondo, Cardinale), Cartouche n'en est pas moins un film de capes et d'épées ennuyeux, abusivement considéré comme l'un des meilleurs du genre sous pavillon français et confirmant que Philippe de Broca est bien une sorte de sous-Rappeneau. Incapable de mêler les registres afin de donner de la densité à son récit, il se contente de les alterner scolairement. A une première partie picaresque succède une seconde, très dramatique.

    Cartouche, le personnage, comme Cartouche le film, n'acquiert aucune profondeur. Les ressorts comiques, nombreux dans la première moitié, n'ont même pas l'efficacité de ceux d'un Gérard Oury des bons jours, malgré un Jean Rochefort plutôt amusant dans son rôle de compère. Tout est souligné à l'intention des spectateurs, qu'ils soient jeunes ou moins jeunes, tout est rendu plus aisé. Caractérisations, humour, ligne narrative, tout n'est que facilités. La Révolution elle-même est facile : le chemin est ouvert par le bandit au grand cœur, il n'y a qu'à le suivre.

    La fin se drape de pénombre mais ne tient à l'écran que grâce aux cordes de Georges Delerue et aux prises de vues nocturnes du chef opérateur Chritian Matras.

     

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    de broca,france,aventures,60sCARTOUCHE

    de Philippe de broca

    (France - Italie / 115 min / 1962)

  • Very bad trip

    philips,etats-unis,comédie,2000s

    Very bad trip n'est ni plus ni moins que le gonflage aux dimensions d'un long métrage de ces vidéos d'amateurs montrant la réalisation ou le résultat de mauvaises blagues de fêtards. Tel est son intérêt, maigre, pour ne pas dire nul.

    Dans les films-cauchemars de Martin Scorsese, dans les anciens polars de Jonathan Demme, dans tous ces films noirs qui racontent comment les pires choses peuvent arriver aux gens comme vous et moi, la fable a son utilité, les caractères sont changés, les rapports avec la fiction et le fantasme sont éclairés. Ici, le "bad trip" ne produit rien, ne bouleverse rien, ne questionne rien. Il s'agit d'un état second oublié et donc impossible à (se) représenter sinon, in extremis, en retrouvant comme par enchantement des photos prises à l'occasion (support qui rabaisse encore la chose).

    Malgré la mise en scène "cinéma" (version tape-à-l'œil, version caprice de riche, version crétin friqué), magré les efforts d'imagination déployés pour garder le cap de l'énormité des situations, c'est une banalité triste qui est étalée le long d'une intrigue qui pourrait se dérouler n'importe où ailleurs qu'à Las Vegas (d'ailleurs un inévitable Very bad trip 2 envoie tout son petit monde à Bangkok). Promesse est faite, au début, d'une remontée de courant dans la brume alcoolisée, ce qui pourrait donner naissance à un système narratif excitant. Peine perdue : le principe de base n'entraîne qu'une fastidieuse répétition, une série de surprises sans surprise. Chaque scène n'a qu'une raison d'être, elle sert à dévoiler et expliquer la conséquence d'un acte insensé et délirant effectué la nuit précédente par nos imbéciles amnésiques. Ici, la présence d'un cinéaste n'est décelable que dans les clins d'œil (le gag sur Rain man par exemple) et dans les emprunts (le plan-poitrine d'ivresse "scorsesienne").

    Né de l'internet, le film peut y retourner. C'est un film de l'oubli, un film sans visée aucune. Very bad trip, c'est du punk-rock pour rien. Il nous rappelle juste combien on peut être cons entre amis, combien aussi on peut avoir l'envie de tout foutre en l'air tout en adorant retrouver nos femmes, nos enfants, notre petite maison. Merci Todd Phillips !

     

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    phillips,etats-unis,comédie,2000sVERY BAD TRIP (The hangover)

    de Todd Phillips

    (Etats-Unis / 100 min / 2009)

  • Vous n'avez encore rien vu

    resnais,france,2010s

    Pour la première fois depuis longtemps (I want to go home), le jeu formel auquel m'a convié Alain Resnais ne m'a pas paru véritablement concluant.

    Invités à la projection surprise de la captation d'une pièce de théâtre par de jeunes comédiens, pièce qu'ils ont jadis joués eux-mêmes à des époques différentes, un groupe d'acteurs français parmi les plus fameux se met à re-jouer celle-ci spontanément. De cette manière, ils emboîtent donc le pas, ils prolongent, ils répondent à la représentation qui se déroule sur l'écran du salon dans lequel ils ont été installés.

    Partant de cette idée, Resnais développe une mise en scène très complexe par les relations qu'elle crée entre la salle et l'écran, entre le décor virtuel et le décor réel, entre le personnage et le comédien. Le découpage surprend constamment, tout comme les compositions dans le cadre qui font apparaître ou disparaître les acteurs, les font changer de position ou de place d'un plan à l'autre, cela alors qu'ils sont supposés rester assis dans leurs fauteuils. Vous n'avez encore rien vu est fort de son étrangeté. Etrangeté du point de départ (deux pièces d'Anouilh, Eurydice et Cher Antoine ou l'amour raté, vénérées par Resnais depuis les années 40), du sujet (une histoire mythique et fantastique) et du traitement (par conséquent, les plus beaux moments sont ceux convoquant des fantômes).

    Cependant, le film me paraît osciller sans cesse entre le concept et le récit, même si son but, manifestement, est de glisser progressivement du premier au second pour mieux emporter le spectateur. A mon sens, l'adhésion, l'harmonisation, l'équilibre peinent à se faire : tantôt je m'accroche à l'histoire, tantôt je m'intéresse au dispositif, le rapprochement vers l'un se faisant au détriment de l'autre. Pourtant, c'est bien l'idée de modulation que cherche à partager Resnais, en particulier dans le jeu des acteurs puisque souvent un même personnage et les mêmes mots sont pris en charge par deux interprètes différents. Or, cette modulation induit l'établissement de préférences et, de manière plus précise et gênante, de hiérarchies.

    Cette sensation s'accentue avec le choix du cinéaste de placer en miroir un ensemble de grands comédiens et une troupe paraissant beaucoup moins aguerrie, les bénéfices de la double représentation étant vite tirés par le premier groupe. Le second présente une version plus directe, brute, de la pièce, qui nous intéresse moins, qui manque singulièrement d'attraits. La captation presque sans artifice (ne reste que celui du montage) s'oppose à la magie cinématographique entourant ce qui se passe dans le salon. Lumières admirables, décors mouvants, découpage inventif, interprétation de haute volée... tout sert à magnifier le simple texte. D'ailleurs, on remarque la disparition progressive, au fil du film, des comédiens de la représentation enregistrée dans l'entrepôt. L'hommage aux acteurs, un brin solennel, est ainsi délivré essentiellement aux plus reconnus, ceux qui s'activent dans un écrin classieux, loin du cadre ingrat dans lequel travaillent les autres.

    Enfin, si Alain Resnais nous offre encore là son lot de beaux moments, il utilise quelques effets de manière plus "gratuite" que d'ordinaire comme les renvois au muet à travers les fermetures à l'iris ou les cartons, il se saisit des outils numériques sans obtenir un résultat très convaincant esthétiquement et il propose une fin à tiroirs plutôt ratée dans son alternance de tons, pessimiste et/ou optimiste.

    Cela dit, au-delà de cette déception, la dimension "testamentaire" de Vous n'avez encore rien vu ne m'inquiète pas outre mesure. Ce n'est que partie remise.

     

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    resnais,france,2010sVOUS N'AVEZ ENCORE RIEN VU

    d'Alain Resnais

    (France - Allemagne / 115 min / 2012)

  • Le Capitaine Fracasse

    gance,france,aventures,40s

    Au cours d'un homérique combat entre, d'un côté, cent brigands et, de l'autre, le seul Capitaine Fracasse, on voit ce dernier installé sur une potence en train de couper la corde soutenant un pendu dans le but d'écraser quelques combattants placés sous lui. Le héros, nous ne l'avons pas vu monter là-haut et nous ne le verrons pas plus descendre.

    On peut parler de fulgurances pour louer la mise en scène d'Abel Gance mais on ne peut guère parler que de ça tant le cinéaste aura répugner dans Le Capitaine Fracasse à soigner ses transitions entre les plans, à compter sur autre chose qu'une succession d'images fortes affichant des traits saillants, des élans poétiques, des expressions comiques (la vie et le théâtre se mêlant sans cesse, les performances des comédiens en deviennent souvent pénibles). Le roman de Théophile Gautier est déjà rocambolesque mais la hâte dont fait preuve Gance pour enchaîner les rebondissements met notre crédulité à rude épreuve.

    Cet empressement rend par ailleurs les scènes d'action parsemant ce récit de capes et d'épées difficilement lisibles. Ainsi, lors de la première, qui rend compte de l'attaque de la troupe de comédiens par un bohémien, nous comprenons le stratagème (utiliser des épouvantails pour faire croire que l'on est toute une bande) seulement lorsqu'elle est terminée. La séquence est en effet trop confusément mise en images alors qu'elle ne consiste pourtant, finalement, qu'en un face-à-face entre le voleur et le Capitaine Fracasse.

    Il resterait bien sûr à savoir à quel point les conditions de tournage d'une part (le film fut réalisé en 1942) et de montage d'autre part peuvent expliquer ce qui apparaît comme un ratage. Un ratage qui peut tout de même être qualifié d'intéressant car l'emphase, la naïveté poétique, la franchise romanesque ainsi que l'audace du cinéaste, même si elle est souvent mal placée, font de ce Capitaine Fracasse une curiosité plutôt qu'un supplice. Il faut en effet oser rythmer un duel à l'épée par une série de rimes, comme chez Edmond Rostand (et ne pas montrer le dernier geste mais seulement son résultat, quelques secondes plus tard), ou entamer son récit par un prologue lugubre et intrigant, trouvant son pendant dans les dernières minutes, lors d'un dénouement heureux qui ne rassure cependant qu'à moitié tant l'hypothèse d'une folle hallucination du héros reste recevable.

     

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    gance,france,aventures,40sLE CAPITAINE FRACASSE

    d'Abel Gance

    (France - Italie / 108 min / 1943)

  • Ces messieurs dames

    germi,italie,comédie,60s

    La première partie de Ces messieurs dames, œuvre qui en compte trois, est l'une des choses les plus agaçantes qu'il m'ait été donné de voir ces derniers temps sur un écran, au point que je me suis demandé si j'allais pouvoir tenir jusqu'au bout. Elle est centrée sur une réception huppée et alcoolisée et se termine entre une boîte à strip-tease et un appartement abritant un vaudeville adultérin. A cette occasion, Pietro Germi braque sa caméra sur la bourgeoisie vénitienne, avec pas mal de complaisance. En effet, il ne nous épargne rien de la vulgarité, des rires gras, des cris et des gifles qui fusent dans cette petite société. Les femmes y sont souvent belles mais toujours sottes, les hommes tout à fait virils mais invariablement lâches. La vie des riches défile en gesticulations épuisantes et en dialogues saturés de sous-entendus graveleux sur l'infidélité et l'impuissance. Le cinéaste monte court, laisse ses acteurs en faire des tonnes, recouvre ses images d'une ritournelle qui ne semble jamais s'arrêter, bref, nous énerve.

    Arrive ensuite une deuxième partie qui, étrangement, délaisse l'aspect choral de la première pour se concentrer sur une rencontre amoureuse impliquant directement un seul des hommes aperçus précédemment, les autres se faisant observateurs amusés (ils ne reprendront leur place centrale qu'à la toute fin de cette deuxième histoire). Comme les mêmes procédés de mise en scène sont reconduits, comme le grotesque, l'hystérie et la mesquinerie sont à nouveau à l'honneur, nous commençons par ne pas croire en la sincérité des deux nouveaux amants. Toutefois, un virage semble être finalement pris. Cette sincérité existait bel et bien chez l'homme marié comme chez la femme au passé honteux et cette histoire, dès lors, devient celle d'une remise en cause réelle des normes sociales, du respect d'une fausse morale, d'une hypocrisie fondamentale, d'une classe et d'un milieu aliénant. Germi fait preuve d'une véritable méchanceté et, à l'écart des soirées mondaines et des coucheries bourgeoises, sa verve et ses excès passent un peu mieux. L'acte rebelle étant assez rapidement stoppé, la vision du cinéaste apparaît dans toute sa noirceur. Portant d'abord sur une classe sociale, elle semble pointer l'humanité entière et tous les systèmes étouffant l'individu.

    La troisième et dernière partie est celle du retour de bâton. Concernant à nouveau le groupe, elle nous montre le passage (plutôt glaçant) de bras en bras d'une jeune femme pauvre qui va s'avérer mineure et fille d'un homme prêt à recourir à la justice. La panique s'empare alors de la bourgeoisie locale... La conclusion sera immorale et pessimiste, malgré un ultime détail croustillant (une nouvelle infidélité). La dernière leçon est la suivante : le paysan est un être beaucoup plus cupide qu'intelligent et sa bêtise permet aux bourgeois de s'en sortir sans grands dommages.

    Devant Ces messieurs dames, comédie de mœurs à l'Italienne qui crée constamment le malaise, on se dit que l'on atteint vraiment les limites d'un genre, on se demande pourquoi c'est ce titre-là qui le représente dans la liste des Palmes d'or du Festival de Cannes et on comprend les réactions épidermiques de certains à l'époque (voici l'intégralité des lignes que consacra Robert Benayoun à ce film dans son compte-rendu de dix-huit pages du festival, paru dans le n°79 de Positif en octobre 1966 : "Je refuse de dire plus d'un mot sur le demi-grand prix de Cannes Signore et Signori, du toujours fin Pietro Germi. Ignoble.").

     

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    germi,italie,comédie,60sCES MESSIEURS DAMES (Signore & Signori)

    de Pietro Germi

    (Italie - France / 115 min / 1966)

  • Citizen Kane

    welles,etats-unis,40s

    Les révolutions ne naissent pas d'un claquement de doigt, elles ne surgissent pas comme ça du néant. Si voir Citizen Kane c'est se projeter inévitablement vers l'après (un lien parmi tant d'autres se fait avec Scorsese : l'utilisation de la musique, les nombreux changements d'échelles de plans, la simultanéité des actions, les séquences de fête minées par des tensions profondes...), c'est en même temps bénéficier d'un extraordinaire condensé de tout ce qui s'est fait avant. Le geste est excessif, provocateur et ludique : l'esthétique d'une époque est poussée vers ses points ultimes et paraît ainsi renouvelée.

    Comme Charles Foster Kane se transforme en collectionneur compulsif, Orson Welles s'acharne à faire tenir dans son film tout le cinéma (et, contrairement à son héros, réussit son coup, produit quelque chose d'unique à partir de cet amoncellement, même si c'est, pour ainsi dire, la dernière fois qu'il y parvient "entièrement"). Sous l'angle du genre, tout d'abord, il est difficile de ratisser plus large : en deux heures de temps, on nous offre un documentaire, un film noir, une comédie, un mélodrame, un conte gothique, une satire politique, une pièce de théâtre et d'autres encore.

    Dans le cadre lui-même, doivent entrer le maximum d'éléments. D'où l'emploi d'une immense profondeur de champ qui permet de démultiplier les actions et d'effectuer des chevauchements qu'une coupe rendrait impossible (comme dans le flash-back venu de l'enfance, où nous voyons le petit Charles continuer à jouer dans la neige, dehors, derrière la fenêtre, alors que se joue, à l'intérieur de la maison, son avenir entre ses parents et son tuteur). D'où, également, la profusion décorative, l'expressionnisme des angles choisis, la franchise des contre-plongées. Cette exacerbation de la forme est complètement assumée : on remarque la surcharge qui caractérise le décor de la chambre à coucher de la "maîtresse" de Xanadu et aussitôt la pièce est saccagée par Kane, excedé par la décision de départ prise par sa femme.

    La figure fétiche de Citizen Kane est celle du puzzle (dont les coins des pièces seraient parfaitement ciselés : les séquences du film s'ouvrent et se ferment régulièrement sur des images, des mouvements identiques, complémentaires ou inversés). Un puzzle à assembler mais qui deviendrait de plus en plus complexe au fil du jeu. Welles laisse son film se ramifier partout, à chaque station, l'enquête mené par le personnage de journaliste éclaircissant des points de détails mais densifiant encore l'ensemble. Cette arborescence est repérable jusque dans les entretiens avec les témoins qui parsèment le récit : dans chaque conversation, il y a un ou plusieurs instants où la parole bifurque, untel réclamant des cigares, un autre repensant à une jeune femme croisée longtemps auparavant...

    Au milieu de ce puzzle, "Rosebud" n'est qu'une pièce. Trace subsistant d'une enfance volée, elle ne se transforme pas en clé qui donnerait soudain accès à toute la connaissance (malicieusement, Welles nous fait in extremis une faveur, à nous spectateur et à nous seuls, en nous donnant la réponse à la question inlassablement posée par le journaliste). L'homme n'est pas réductible à un mot comme "Rosebud", pas plus que "fasciste" ou "communiste". Toutefois, il faut préciser que pour Welles la vérité n'est pas à chercher entre les deux, elle est dans les deux, ambivalence morale qui trouve son brillant prolongement dans la mise en scène. Kane vit entouré de miroirs et il semble même en faire un de Leland, son associé, son meilleur et peut-être seul ami. De même, les visages et les corps entiers se retrouvent souvent dans l'ombre mais, la plupart du temps, finissent par entrer dans la lumière, dans le même plan (et inversement), ce procédé ne devant pas inciter à penser blanc et noir mais plutôt distinct et indistinct, montré et caché.

    Enfin, de ce film exubérant et tonitruant comme la voix qui accompagne le "documentaire" qui forme la première partie, on retient également que l'itinéraire de Kane annonce clairement celui d'Orson Welles, les éclatantes années de jeunesse laissant peu à peu la place aux temps où, comme Xanadu, rien n'est achevé avant la disparition.

     

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    welles,etats-unis,40sCITIZEN KANE

    d'Orson Welles

    (Etats-Unis / 119 min / 1941)

  • Retour en Normandie

    philibert,france,documentaire,2000s

    Plus intime et moins directement abordable que ses films les plus réputés (La Ville Louvre, Le pays des sourds, Être et avoir, tous reconnus à juste titre), Retour en Normandie est une belle expérience de Nicolas Philibert. Le documentariste est parti à la rencontre, trente ans après, de ceux qui avaient participé au tournage de Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère... de René Allio, ce dernier ayant alors fait jouer, pour tous les rôles de paysans, des gens de la région. Philibert était, sur ce film, assistant-réalisateur.

    Retour en Normandie n'est pas un reportage, c'est un essai cinématographique. Autant que le déroulement d'une recherche (rencontres, témoignages, consultation de documents relatifs au procès de Rivière, au travail de Michel Foucault et au tournage d'Allio prenant appui sur l'ouvrage du philosophe), on y suit le cheminement d'une pensée, un exercice de mémoire qui autorise plusieurs détours. Le récit est conduit en zig-zag, Philibert semblant procéder, dans son parcours aux allures buissonnières, par associations d'idées (par exemple, l'abattage d'un cochon précède la recherche d'une tombe dans un cimetière et l'égorgement de l'animal renvoie évidemment à ceux dont se rendit coupable Pierre Rivière). Cela lui permet de dépasser son cadre de départ.

    Les personnes qu'il retrouve, celles qui furent des acteurs de quelques semaines avant de reprendre leurs activités normales, il les fait s'exprimer sur leurs souvenirs de l'époque, leurs sentiments, mais aussi sur leur vie d'aujourd'hui. Et parallèlement à ce recueil de paroles claires et simples, il observe patiemment leur travail. C'est ainsi que ce film aux motivations intimes élargit son champ vers les pôles du social, du culturel, du politique. Sur le haut d'un feuilletage historique (1835 : Rivière / 1973 : Foucault / 1975 : Allio / 2007 : Philibert) s'étale le tissu d'aujourd'hui.

    Un feuilletage qui est aussi une succession d'enfantements, du drame initial découlant plusieurs œuvres et travaux uniquement rendus possibles par l'existence des précédents. Par conséquent, il n'est pas étonnant que pointe l'idée de transmission. Ce qui l'est plus, c'est qu'elle parte justement d'une histoire de rupture de lien, le parricide de Pierre Rivère (Philibert précisant que le terme s'étend juridiquement au meurtre de la mère). Retour en Normandie est riche de ce type de stimulantes contradictions et d'émouvantes correspondances. Dans les diverses interventions, se ressent le passage du temps, saisi dans l'image (la confrontation aux plans tournés par Allio) comme dans la parole, dans sa perte parfois (due à la maladie de certains témoins rencontrés). Ce dernier détail nous trouble d'autant plus que le film d'Allio reposait grandement sur l'exercice de la parole et de l'écrit, sur l'explication et la verbalisation des actes (et Philibert nous apprend que Claude Hébert, comme le Pierre Rivière qu'il incarna, écrivit lui aussi, très jeune, des "mémoires").

    Sur le plan de la forme, le suivi de la pensée de Nicolas Philibert fait que subsiste dans les séquences ce que les documentaristes et les reporters coupent habituellement au montage. Son travail est dès lors présenté avec une certaine transparence, ce qui ne provoque pas toutefois l'évacuation de la "dramatisation" (cette enquête, qui finit par tourner autour de l'absence de Claude Hébert, est finalement bouclée et le cinéaste nous réserve même un "twist" final, en rapport avec son propre père qu'il n'avait jusque là pas évoqué). Garder la question que pose au réalisateur un paysan à l'ouvrage tentant de maintenir un cochon sur le dos, ce "Vous voyez bien là ?", c'est à la fois dire la vérité et apporter la preuve que l'acte de filmer n'est jamais neutre et entraîne à chaque instant une légère torsion de la réalité. Le maintien de ces sorties impromptues d'intervenants et le désir de ne pas abuser le spectateur dans la mise en place des entretiens (voir la façon dont sont installées devant la caméra les six personnes de la famille qu'interroge Philibert) assurent de l'honnêteté du travail et rappellent à bon escient l'étrange statut de l'image documentaire cinématographique qui donne à voir un peu plus que le réel et donc qui le change toujours, l'important pour nous, spectateurs, étant de pouvoir mesurer l'ampleur de ce changement.

     

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    philibert,france,documentaire,2000sRETOUR EN NORMANDIE

    de Nicolas Philibert

    (France / 113 min / 2007)

  • Trois films de Richard C. Sarafian

    sarafian,etats-unis,western,70s

    sarafian,etats-unis,western,70s

    sarafian,etats-unis,western,70s

    Point limite zéro

    Un homme chargé de livrer des voitures pour un commanditaire décide un jour, sans autre raison apparente qu'un simple pari avec un ami, de rallier Denver à San Francisco en quinze heures, au volant d'une Dodge Challenger blanche. Filant à toute allure, il se retrouve avec les polices de plusieurs états aux trousses mais devient aussi, dans ce laps de temps, une sorte de héros pour la jeunesse rebelle américaine.

    Point limite zéro n'est que l'histoire de ces heures-là, borné qu'il est par un départ et une arrivée, relatant un trajet le long duquel se font quelques rencontres et passent plusieurs frissons. A première vue, il n'est axé que sur le partage du plaisir transgressif de la vitesse excessive, plaisir éprouvé par Kowalski, le personnage principal. Celui-ci paraît plutôt impénétrable mais assez rapidement, des retours en arrière commencent à éclairer son passé, d'une manière à la fois directe dans leur forme et étrange dans leur déboulé, et, parallèlement, les rencontres qu'il fait sont si décalées, si abruptes, qu'elles en deviennent plus métaphoriques que factuelles (il semble établir une communication télépathique avec un DJ noir et aveugle relatant ses exploits sur une radio de campagne).

    Hachant le récit de la course, les flash-backs déboulent sans être annoncés et paraissent vraiment appartenir à un autre temps. Ils donnent l'impression que Kowalski pourrait avoir eu d'autres vies que la sienne, qu'il a été un flic, un soldat, un coureur automobile, un cascadeur, un convoyeur... Il semble clair que dans Point limite zéro Sarafian effectue un état des lieux de l'Amérique, à travers les contradictions de son personnage, monolithique et affichant pourtant de multiples facettes, mais également à travers les représants de la contre-culture qu'il convoque à l'arrière plan, les autorités et les observateurs immobiles. Et ce constat n'est guère reluisant. Kowalski, d'ailleurs, ne se prend jamais lui-même pour un héros, passe au départ pour un simple excité prenant du speed, coupe le sifflet du DJ lorsqu'il en a assez, exprime finalement, par son geste, un profond désespoir.

    Le film de Sarafian, bien que fonçant tout droit vers son but, prend donc plusieurs dimensions. L'une des choses les plus surprenantes est qu'il joue sans cesse du contraste pour en faire son style même. Un plan pourrait le symboliser : une voiture sur la route, au fond du paysage, loin de nous, sans bruit, finit par nous passer sous le nez dans un boucan terrible. Le mixage, sur les plans ou entre eux, multiplie les sauts de valeurs sonores : on passe du silence au bruit, de l'agitation à la stagnation, du lointain au rapproché. Dans le même but, une musique calme peut accompagner une scène de violence et le DJ peut s'exciter dans son local vitré devant les badauds de la rue. Touchant au son comme à l'image, ce type d'organisation donne son dynamisme et son intérêt esthétique au film.

    Point limite zéro se vit rapidement apposer le cachet "culte". Il a été récemment l'une des plus évidentes sources d'inspiration de Nicolas Winding Refn pour son magnifique Drive. Je souhaitais le revoir depuis plus de vingt ans, depuis que sa dernière séquence s'était imprimée sur ma rétine d'adolescent pour constituer l'un de mes premiers souvenirs cinématographiques (ou plutôt vidéographique dans ce cas précis). Il ne m'a pas déçu.

    Cette agréable révision m'a poussé à découvrir deux autres titres du cinéaste.

     

    Le convoi sauvage

    Le convoi sauvage a une réputation presque aussi flatteuse que Point limite zéro. C'est pourtant, à mon sens, un film inférieur et laissant apparaître plus crûment les travers dans lesquels la mise en scène de Sarafian peut tomber. D'ambition, ce western "moderne" n'en manque pas. C'est même cela qui l'écrase, le cinéaste n'ayant, par son style, pas tout à fait les capacités d'atteindre les hauteurs envisagées.

    Le film commence par nous cueillir à froid de manière impressionnante : Zachary Bass (Richard Harris), éclaireur d'un convoi de trappeurs est surpris par l'attaque féroce d'un grizzly qui le laisse déchiqueté, uniquement suspendu à un improbable souffle de vie. Abandonné par ses acolytes qui croient ses heures comptées dans cette contrée peuplée de loups et d'indiens, il va s'extraire de son trou déjà creusé, retrouver des forces et rattraper le convoi, bloqué plus loin.

    Zachary Bass commence donc par mourir pour mieux renaître. Renaître grâce à la nature, aux tapis de végétaux qui l'ont protégé, aux animaux qui l'ont nourri. Le titre original, Man in the wilderness, est bien plus parlant et adapté que le titre français car c'est effectivement l'histoire d'une survie en pleine nature qui est contée là. Dès lors, suivre les efforts de l'homme seul et blessé, c'est accepter la répétition, la lenteur, le silence, le surplace, au moins pour un temps. C'est en usant d'un réalisme poussé que Sarafian nous montre cette lutte. Or cette approche radicale, si elle permet de prendre ses distances avec un système narratif classique, n'est pas forcément synonyme d'allègement : le cinéaste a ici recours à un symbolisme appuyé. L'anecdote, véridique, est surtout pour lui l'occasion de traiter un grand sujet, le rapport de l'homme à la nature, auquel il ajoute deux autres, la volonté divine et l'emprise du père.

    Les dialogues se font alors rares et signifiants, la mise en scène à la fois grandiose et terre à terre, l'ambiance aux confins de l'onirisme. Des flash-backs s'insèrent là aussi. Dans Point limite zéro, ceux-ci en disaient finalement peu sur Kowalski car "arbitrairement" distribués, obscurs dans leurs transitions, peu liés au présent du personnage. Dans Le convoi sauvage, intégrés pour éloigner l'ennui, ils expliquent très clairement un passé et orientent notre regard.

    Une autre qualité repérable dans le kaléidoscope du précédent film se transforme ici en défaut : la recherche de l'effet visuel. Se multiplient les plans voilés, par les branchages ou les herbes, ainsi que les plans subjectifs épousant le regard du mourant. Le problème est que la place qui nous est accordée par ces procédés est changeante, que le manque de rigueur nous gêne comme lorsqu'une séquence de caméra subjective nous met soudain dans la peau d'un loup alléché par l'odeur du sang.

    Ces scories gâche malheureusement des scènes fortes : un mystérieux discours proféré par un chef indien, l'accouchement d'une femme en pleine forêt... Mais il en reste quelques unes et c'est bien dans l'action que le style de Sarafian passe le mieux. Sans musique, l'incroyable attaque du grizzly et le sauvage combat final marquent l'esprit. Des images impressionnantes et inattendues sont créées, tel celles qui montrent ce bateau trainé entre les arbres et en haut des collines bien avant le Fitzcarraldo d'Herzog.

    Mais la meilleure idée du film est sans doute d'avoir demandé à John Huston de jouer le "père", le responsable du convoi. Avec lui s'avancent les ombres de l'African Queen et de Moby Dick. La folle entreprise qui nous est racontée ici n'a rien à envier à celles dont le réalisateur du Trésor de la Sierra Madre était friand. C'est une épopée qui se termine dans une eau boueuse et impraticable, une épopée démesurée et vaine que l'on aurait aimé moins pesante sur les épaules de Sarafian.

     

    Le fantôme de Cat Dancing

    C'est en s'extirpant des remous mal maîtrisés du Convoi sauvage que l'on apprécie probablement le mieux la simplicité narrative et esthétique du Fantôme de Cat Dancing, au moins jusqu'à un certain point.

    L'histoire, celle d'un gang de braqueurs de train en fuite et "kidnappant" au passage une femme fuyant son mari, se suit avec intérêt malgré son évolution assez classique ménageant embûches, dangers, rejets/rapprochements des protagonistes, éliminations progressives des comparses. Sarafian s'est calmé au niveau de la mise en scène, s'occupant avant tout de ses personnages. Sarah Miles donne l'image d'une femme intéressante, surprenante, indépendante sans le savoir. A ses côtés, Burt Reynolds est très bon dans un registre sobre, protecteur et hanté.

    Hanté, oui, car bien sûr, Sarafian ne peut s'empêcher tout de même de charger la mule en recourant à ses inévitables flash-backs explicatifs. Reynolds avait une femme, a abandonné un fils, bref, a vécu un drame. Une fois l'amour scellé, une fois les gêneurs écartés, cet autre western est encore loin de son terme et peine quelque peu à rester stimulant. Le cinéaste ne possède certainement pas la sensibilité nécessaire, il est un homme de l'action et du mouvement qui, lorsqu'il se met à penser, pense un peu trop large. Au-delà de ces trois films, sa carrière semble être malheureusement peu remarquable.

     

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    sarafian,etats-unis,western,70ssarafian,etats-unis,western,70ssarafian,etats-unis,western,70sPOINT LIMITE ZÉRO (Vanishing point)

    LE CONVOI SAUVAGE (Man in the wilderness)

    LE FANTÔME DE CAT DANCING (The man who loved Cat Dancing)

    de Richard C. Sarafian

    (Etats-Unis / 100 min, 104 min, 120 min / 1971, 1971, 1973)