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  • Affreux, sales et méchants

    scola,italie,comédie,70s

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    Le film d'Ettore Scola est récemment ressorti en DVD chez Carlotta. Deux collègues kinokiens s'en sont fait successivement l'écho, sous la forme de la sentence définitive pour l'un et de la chronique détaillée pour l'autre, se rejoignant toutefois pour placer haut l'objet dans l'échelle des valeurs. De mon côté, je souhaitais depuis un petit moment repartir, à l'occasion, à la rencontre de ces Affreux, sales et méchants zonards romains. Les deux interventions sus-citées me décidèrent d'accélérer les retrouvailles.

    Ce jalon tardif mais fameux de la comédie italienne, je l'avais découvert il y a de cela un bon paquet d'années et... je n'avais pas aimé ça du tout. La révision étant aujourd'hui faite, je peux me lancer dans une critique en forme d'autocritique et en quatre points.

    1. J'avais dû trouver la mise en scène de Scola inégale et approximative.

    Pourtant l'utilisation du zoom ou le détail que constitue le remplacement, pour le tournage d'une séquence agitée (celle des motards), d'un nourrisson par un poupon ne sont pas les preuves d'un quelconque laisser-aller stylistique, car ce qui ressort de ces presque deux heures de film ce sont bien l'invention et la précision de la mise en scène. Celle-ci repose en grande partie sur les plans-séquences. Le premier mouvement, accompagnant une silhouette dans la pénombre, est déjà ponctué par une trouvaille bien sentie : le plan s'arrête sur le visage d'un homme ne dormant avec son fusil que d'un œil, l'autre étant seulement, pense-t-on à ce moment-là, masqué par le drap. Puis vient l'extraordinaire plan balayant la baraque de l'intérieur, au petit matin. En panoramique circulaire, la caméra ne cesse de buter sur des corps à moitié endormis ou éructant déjà. Calées sur l'image, les paroles se chevauchent, émergent puis baissent d'intensité successivement. Le tour de l'endroit est effectué trois fois, avec à chaque passage une pause un peu plus longue désignant le Roi de cette cour, le dénommé Giacinto Mazzatella. Le procédé est parfait pour atteindre le double but recherché : singulariser le personnage tout en intégrant la star qui en a la charge (Nino Manfredi) au cadre et à la troupe qui l'entoure, composée de comédiens venus du théâtre et de non professionnels. A la fin du film, ce mouvement sera bien sûr répété pour mettre en forme l'ultime gag dans une conclusion logique, aussi drôle que terrifiante.

    De la technique du plan-séquence, Scola tire parti de plusieurs façons. Si elle peut induire une répétition et une circularité, la longueur du plan peut également servir à ménager la surprise. Lorsque l'adolescente passe prendre, de baraque en baraque, les enfants de chaque famille, on pense qu'elle les amène vers quelque école mais il s'avère qu'elle va en fait les regrouper pour les parquer dans un enclos en bordure du bidonville. Les plans-séquences, par leur magistrale organisation, remplissent aussi bien sûr leur mission la plus évidente : donner à voir le chaos et l'agitation perpétuelle, en faisant vivre mille micro-récits et en faisant exister un décor incroyable. Créé pour les besoins du film, le bidonville paraît avoir été trouvé sur place (la tentation initiale du documentaire a laissé des traces, tout comme la participation de Pasolini au projet, juste avant sa mort). Forcément fait de bric et de broc, il permet à Scola de jouer des touches de couleurs, des oppositions, des contrastes. Mais c'est surtout sa situation géographique qui le singularise, sur une hauteur, au-dessus des immeubles bourgeois romains et d'une voie ferrée filant vers le centre-ville. Cet arrière-plan est régulièrement présent dans l'image mais sans insistance. La discrète composition, qui ne prend jamais la place de ce qui se joue sur le devant de la scène, suffit à dire les choses. 

    2. J'avais dû trouver le film rempli de facilités comiques.

    Or le trait est beaucoup plus vif et acéré que gras. Seule, peut-être, la séquence de voyeurisme de Giacinto surprenant l'un des ses fils, "pédé", en train de s'occuper de sa belle-fille, semble trop longue et quelque peu gâchée par des cadrages farfelus. Ailleurs, la vacherie des répliques fait très souvent rire, saisit parfois jusqu'à décontenancer, mettrait presque mal à l'aise à l'occasion. L'art de la caricature épate, comme cette idée de faire tenir le rôle de la grand-mère par un homme (et effectivement, avant d'avoir lu cette révélation, elle nous paraissait si étrange cette mamie gâteuse !). 

    3. J'avais dû trouver que les acteurs en faisaient des tonnes, Manfredi en tête.

    C'est bien pourtant, concernant ce dernier, de grande maîtrise et d'extraordinaire présence qu'il faut parler. Manfredi est indispensable au film, il est notre vecteur. Il est la porte d'accès du spectateur au monde d'Affreux, sales et méchants. La famille élargie de Giacinto jalouse celui-ci en raison de l'existence de son "magot" obtenu suite à l'accident du travail lui ayant coûté son œil gauche et qu'il ne veut partager avec personne : cette histoire veut que tous les regards convergent vers lui et le nôtre, logiquement, suit. Le personnage est odieux, autant que ceux qui l'entourent, mais dans l'œil de Manfredi se met parfois à briller une étincelle et toute notre émotion s'y engouffre. On sait combien l'alcoolisme est difficile à jouer. Or, il y a ici ces moments magnifiques dans lesquels Scola nous montre Giacinto comme absent à lui-même, affalé devant un verre ou traversant le bidonville en titubant (ces plans donnent l'impression de commencer un peu avant et de se terminer un peu après ce que la convention imposerait).

    4. J'avais dû trouver que Scola faisait son film sur le dos des pauvres.

    Je l'avais mal vu : si Affreux, sales et méchants est une comédie détonnante, c'est aussi l'un des films les plus enragés qui soient. Lorsque Giacinto met le feu à sa baraque se fait sentir toute la colère du cinéaste. Le désespoir manque ici de tout brûler. L'histoire donne à voir, au final, un "statu quo en pire" et il n'y a rien ni personne à sauver. Ou plutôt si, une seule petite parcelle, celle de l'enfance. Aux gamins élevés à coups de taloches et peut-être mis à l'écart avant tout pour être protégés des adultes, Ettore Scola réserve ses seules images empathiques, façon de faire tenir un espoir infime.

    Pour répercuter ce scandaleux état des choses, Affreux, sales et méchants n'en passe donc pas par l'apitoiement, pas plus qu'il ne nous montre des belles âmes à la recherche d'une dignité. Il fonctionne autrement, de façon bien plus audacieuse. De la même manière que la situation géographique du bidonville, au sommet d'une colline, est affirmée, le tournant dramatique s'effectue sur une terrasse surplombante. Nous assistons alors à la chute du Roi, au plus bas. Mais filmée de haut. Scola a tenté et réussi avec Affreux, sales et méchants un pari fou : faire que les extrêmes se rejoignent. La scène la plus forte du film en est la marque. Le sordide (le dégueulis) se mêle au sublime (la mer). Après un tel sommet (que dire de Manfredi dans cette séquence...), le fait que Scola, avant l'ultime plan déjà évoqué, patine quelque peu dans les dernières péripéties n'a pour ainsi dire que peu d'importance. Son film est impressionnant et j'avais tort de le mépriser la première fois.

     

    scola,italie,comédie,70sAFFREUX, SALES ET MÉCHANTS (Brutti, sporchi e cattivi)

    d'Ettore Scola

    (Italie / 115 mn / 1976)

  • Winter's bone

    Granik,Etats-Unis,2010s

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    Nouveau mais sans doute pas aussi novateur qu'annoncé, Winter's bone, deuxième long métrage de Debra Granik (le premier à parvenir jusqu'à nos écrans), fait preuve d'une belle solidité. Les hasards de la distribution faisant parfois bien les choses, le film est sorti une semaine après True grit, avec qui il entretient bien des rapports. Dans un étrange paysage hivernal, une jeune héroïne tenace se lance dans une quête, liée à l'absence du père, qui va lui faire côtoyer les frontières de la mort : ce résumé est recevable dans les deux cas. Cependant, si tout le monde a trouvé à peu près les mêmes choses dans le dernier opus en date des frères Coen, les jugements ne se singularisant finalement que par la position donnée au film par rapport au genre, au True grit original d'Hathaway ou à la filmographie des auteurs, Winter's bone a suscité des commentaires plus divers, chacun semblant y déceler des idées et des références qui ne frappent pas particulièrement les autres (le fait que nous découvrions totalement le cinéma de Debra Granik y est probablement pour quelque chose). Ainsi, le film peut ne pas ressembler à l'idée que l'on s'en était fait avant la projection. Par exemple, pour ma part, je n'y ai guère trouvé de fantastique, et si une certaine parenté avec Délivrance peut être facilement repérée, d'une part, elle ne parcourt le film de Granik que d'une façon relativement superficielle et d'autre part, ce rapprochement avec le chef d'œuvre de Boorman ne rend pas bien compte de la réalité de Winter's bone ni ne lui rend vraiment service.

    Il n'y a pas, ici, de voyage linéaire au bout de la nuit. Certes la jeune Ree va évoluer et effectuer un passage en arpentant un territoire géographique que la mise en scène s'efforce de transformer en paysage mental (et elle y parvient). Mais ses déplacements, effectués essentiellement à pied, ne l'amènent pas bien loin, les distances étant de plus escamotées par le découpage. Les rencontres qu'elle fait n'impliquent pas des personnes totalement inconnues, et pour cause : dans cette région, tout le monde semble appartenir à la même famille. Ree en appelle d'ailleurs sans cesse aux liens du sang pour essayer d'arracher les informations qu'elle demande à ses interlocuteurs. Mais l'idée de famille est à considérer également dans un autre sens, renforçant encore la sensation d'oppression déjà distillée, celui du groupe de trafiquants, voire de criminels, cercle dont le tracé épouse assez précisément celui du premier, généalogique.

    Aux codes stricts propres à ces communautés confondues, s'ajoute le maillage mis en place par la cinéaste. Les abords des maisons sont encombrés de ferrailles et les intérieurs sont exigus. L'image est quadrillée par les bois, les arbres et leurs ramifications, les clôtures et les portails, les murs du centre social et les enclos de la foire aux bestiaux, toutes choses qui entravent. On comprend dès lors que le rite de passage nécessite l'usage d'une tronçonneuse. Violentée, Ree reprend ses esprits et s'aperçoit qu'elle est entourée de plusieurs individus menaçants, leur nombre paraissant excessif par rapport au but recherché qui est d'intimider une fille sans défense. La mise en scène, qui table sur la proximité des corps soumis au regard de la caméra, trouve sa cohérence et son efficacité.

    Le prétexte à la fiction est des plus simples : Ree doit retrouver la trace de son père disparu quelques jours auparavant, sous peine de voir la maison familiale saisie, sa mère malade, son frère, sa sœur et elle-même mis à la porte par la justice. L'univers du conte pointe son nez mais le film n'y verse pas explicitement (on retient tout de même le moment où Ree est invitée à franchir le fil de fer barbelé afin de s'enfoncer dans la forêt). Le parcours initiatique débute classiquement, en envoyant l'héroïne d'un point à l'autre, ce qui fait naître la crainte de la répétition sur la longueur mais la progression ne se fait pas comme prévu. Des pistes aboutissent sur rien, la boîte de vitesse est souvent remise au point mort, Ree revient régulièrement dans sa maison sans plus de certitudes. Le fil narratif en général prolonge ce qui fonde, au niveau inférieur, la mise en scène, soit une succession de plans-cellules, choix très contemporain d'une avancée par bribes, d'une alternance de séquences plus ou moins opérantes, plus ou moins signifiantes, plus ou moins déterminantes par rapport au drame raconté. La question de la vie ou de la mort du père est rapidement tranchée, en plein milieu du film, ce qui provoque une césure. Si l'enjeu reste le même, la problématique est déplacée. Scindée en deux, l'œuvre tient tout de même debout, comme la protagoniste principale. Elle gagne même en intensité, dévoilant une mécanique plus serrée qu'il n'y paraissait. Les rapports et les regards portés sur certains personnages évoluent et la nécessité de quelques séquences s'affirme a posteriori, qu'il s'agisse des premières rencontres ponctuées régulièrement par un regain de tension ou de celle du dépeçage de l'écureuil appelée à résonner vers la fin, lors du moment le plus marquant du film. A cet endroit, j'émettrai d'ailleurs une petite réserve, car il me semble qu'il manque un plan à cette séquence. Un plan sur une (ou deux) main(s). Debra Granik nous le refuse et je ne suis pas certain qu'elle ait eu raison de rester si prudente dans son cadrage. Donner à voir cet élément macabre aurait rendu, à mon sens, l'initiation plus "complète". Ce détail ne m'empêche toutefois pas de vous recommander le film.

     

    Granik,Etats-Unis,2010sWINTER'S BONE

    de Debra Granik

    (Etats-Unis / 100 mn / 2010)

  • Scènes de chasse en Bavière

    fleischmann,allemagne,60s

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    logoKINOK.jpg

    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    Sur la jaquette de ce DVD concocté par les éditions Montparnasse, se trouvent deux assertions qui méritent d'être nuancées. La première se niche dans l'accroche tirée d'une critique de Télérama : "Un diamant noir oublié". Le dernier terme semble excessif et mal choisi. En effet, si cette nouvelle vie donnée au film de Peter Fleischmann a de quoi réjouir le cinéphile, Scènes de chasse en Bavière n'est jamais tombé dans le puits sans fond des œuvres invisibles. Sorti dans les salles françaises en 1970, il a pu bénéficier depuis de quelques passages à la télévision et d'une édition en cassette VHS au début des années 90, avant une reprise au cinéma fin 2009. Surtout, après avoir découvert ce film inconfortable, que ce soit sur l'un ou l'autre de ces supports, le spectateur a peu de chances de "l'oublier" par la suite (il y a peut-être confusion entre l'œuvre, dont le titre au moins est connu, et la carrière de son auteur, qui ne ré-éditera apparemment jamais ce coup de maître malgré plusieurs tentatives et qui connaîtra moins d'honneurs au cours des années 70 que ces principaux coreligionnaires du "nouveau cinéma allemand").

    La deuxième, lisible dans le texte de présentation, donne plus à réfléchir et va nous permettre d'entrer dans le vif du sujet. L'éditeur avance que la force du film est due notamment au fait que "le réalisateur a pris soin de ne pas dater son œuvre". Certes, Peter Fleischmann a braqué sa caméra sur une communauté rurale extrêmement conservatrice, un groupe semblant refuser toute évolution d'ordre moral. Des analogies, sur lesquelles nous reviendrons, indiquent que ces êtres humains en restent, sur bien des plans, à l'état animal. Les rites, la tradition, l'ordre ancestral structurent cette micro-société. Le film, qui s'est ouvert sur une messe, se clôt avec un banquet et apparemment les terrifiants évènements ayant eu lieu entre ces deux moments de communion n'ont ébranlé aucune conscience, n'ont provoqués aucun changement notable dans la population. Ce sentiment d'immuabilité peut donc, effectivement, participer à la portée universelle du propos et laisser imaginer un déplacement aisé de l'argument en d'autres lieux ou d'autres époques. Toutefois, le récit de Scènes de chasse en Bavière, n'est pas plus situé hors du temps que dans un lieu imaginaire (le titre du film est déjà suffisamment clair). Présence d'un petit groupe de travailleurs immigrés turcs, vues d'une autoroute à proximité du village, passages réguliers d'avions militaires dans le ciel, jeune homme aux cheveux longs traînant au bar, juke box et radio portative : les marqueurs temporels ne manquent pas et indiquent la contemporanéité de l'action. Fleischmann, inquiet, parle donc de ce qui est, et si la réflexion qu'il propose d'entamer peut être élargie à l'envie, ses bases n'ont rien d'abstrait.

    Cette chronique de la haine ordinaire et de l'éradication de l'autre, le cinéaste lui donne la forme d'un terrible engrenage menant de façon glaçante à l'inéluctable. Méthodiquement, les étapes sont décrites : l'arrivée du corps étranger (ou le retour, puisqu'il s'agit d'un jeune homme revenant chez sa mère après un long séjour "à la ville"), le déploiement des ragots, les manifestations d'agressivité, l'élément déclencheur du drame et enfin la chasse à l'homme. Mais cette progression concertée ne se transforme pas en marche à pas forcés pour le spectateur. Celui-ci n'est pas soumis à un dispositif rigide. Le film possède tout d'abord une valeur documentaire, les activités, les travaux, les coutumes, étant finement observés et l'usage du noir et blanc participant au côté brut de la captation. Fleischmann, recherchant une certaine vérité des comportements, articule avec souplesse les échanges qui provoquent l'amplification de la rumeur dévastatrice.

    Après la séquence de la messe puis celle de l'arrivée d'Abram sur la place du village, au milieu des habitants, le cinéaste enchaîne avec des images de l'intérieur d'une porcherie. L'analogie est ainsi posée dès le début du film : les humains ne se comportent pas mieux que des animaux. Tels qu'ils sont montrés, les cochons semblent avoir trois activités principales : couiner, manger et se reproduire. Les villageois ont à peu près les mêmes. En conséquence, la séquence centrale, longue et frontale, de la mise à mort du cochon, de son découpage et de sa cuisson, choque moins par ce qu'elle montre que par ce qu'elle insinue quant à la suite dramatique des événements, puisque ceux qui effectuent ce travail somme toute banal à la campagne ne cessent de parler, tout en s'affairant autour de l'animal, du cas d'Abram.

    Face aux médisants, ce dernier commet sans doute l'erreur de réagir de la plus mauvaise des façons, ne choisissant ni le démenti ni l'affirmation mais plutôt la distance ironique, avant le silence et l'esquive. Ce faisant, il se place à un niveau auquel ses tourmenteurs n'ont pas accès. Il ne joue pas leur jeu, contrairement aux deux autres figures de marginaux, celle de la fille facile du village, tolérée (jusque dans l'église) car soulageant la pression sexuelle des mâles du groupe et celle de l'idiot, qui amuse les enfants. Cependant, c'est avec l'un de ces deux-là qu'une issue serait possible pour Abram.

    Ce personnage de victime, Peter Fleischmann n'en fait pas un pauvre innocent et de là vient la force dérangeante de son film. Si calme et si réservé, si habile de ses mains pour réparer les machines agricoles, Abram est terriblement maladroit dans son comportement. La façon dont il repousse la "putain" du village ne nous le rend guère sympathique et les gestes de tendresse équivoques qu'il a à l'encontre du jeune idiot ne laissent pas de doute quant à ses intentions. Abram (joué par Martin Sperr, auteur de la pièce originale) vaut-il mieux qu'un autre pris isolément ? N'est-il pas coincé dans ce système infernal qui pousse les faibles à trouver encore plus faible qu'eux afin d'oppresser à leur tour ? La description politique est angoissante. Peter Fleischmann, affligé par l'agressivité éclatant dans les rapports entre les êtres humains, a enregistré sans broncher des plaisanteries qui ont tout de l'invective haineuse, des jeux entre ouvriers locaux et immigrés ne se délestant pas de leur part de violence, des scènes de rigolade et de beuveries qui menacent de tourner au viol collectif. Sans passer par le prêche, il a rendu compte d'un abominable effet d'entraînement de groupe et des méfaits du repli communautaire, même au sein des populations se croyant les plus vertueuses. En 2011, Scènes de chasse en Bavière n'a rien perdu de son pouvoir de sidération et ceux qui le découvriront aujourd'hui ne seront probablement pas prêts de "l'oublier".

     

    fleischmann,allemagne,60sSCÈNES DE CHASSE EN BAVIÈRE (Jagdszenen aus Niederbayern)

    de Peter Fleischmann

    (Allemagne / 82 mn / 1969)

  • La nuit de San Lorenzo

    taviani,italie,histoire,80s

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    Un jour de l'été 44, en Italie, les habitants de San Martino, sont sommés par les Allemands de se réunir le lendemain dans un lieu précis, l'église, pendant qu'ils feront sauter toutes les maisons alentour. Dans la nuit, le groupe de villageois se scinde en deux : une moitié décide d'obéir aux ordres, l'autre de fuir à travers la campagne à la rencontre des Américains libérateurs.

    La nuit de San Lorenzo est un film d'une telle richesse que l'on ne sait trop par où en commencer avec lui. L'une des premières choses frappantes est l'importance donnée aux lieux traversés. Celle-ci, bien que quantité d'images soient absolument magnifiques, n'est pas uniquement d'ordre plastique. Cave ou église, sous-bois ou champ, chambre d'enfant ou chemin de traverse, les multiples espaces dans lesquels prennent place les actions représentées, devant la caméra des Taviani, imposent l'évidence de leur topographie, accueillent à merveille ces bribes de récits et libèrent toutes sortes de significations. Pour ce faire, les cinéastes s'appuient sur leur matérialisme. Les décors proposent constamment des repères concrets, des objets ou des éléments naturels destinés à une utilisation précise. Ainsi, le large escalier de la cave impose une succession de montées et de descentes agitées et le champ de blé, avant d'être le lieu métaphorique d'un extraordinaire affrontement, est un endroit stratégique puisque fascistes et rebelles s'y disputent la récolte.

    Beaucoup parmi ces lieux, reliés par des chemins et des routes, sont des lieux de croisement. Ils nécessitent alors des choix. Pour cette raison, les groupes constitués ne cessent d'éclater, de perdre des membres et d'en gagner. De s'opposer aussi, très clairement : Allemands, fascistes, villageois, rebelles et, presque invisibles, Américains. L'une des beautés du film vient de ce que les mouvements produits sous les effets conjugués du paysage et de l'activité des groupes semblent entraîner eux-mêmes la mise en scène et lui offrir une incroyable liberté formelle et narrative. Alors qu'ils accompagnent l'errance de leurs personnages, les Taviani peuvent tout à coup choisir de suivre quelqu'un qui s'écarte du chemin ou lier sans prévenir tel gros plan à un flash-back, parmi tant d'autres possibles. Cette liberté est donc autant horizontale (l'espace) que verticale (le temps).

    L'argument de départ est celui d'une fuite et les paysages traversés sont nombreux. Mais, déjà, il faut noter que le trajet se fait bien sûr à pied et que l'avancée est indécise, l'endroit où se trouve l'armée américaine n'étant pas connu exactement. Les distances parcourues ne sont donc pas énormes et la route suivie n'est pas droite. Mieux encore : elle paraît quasiment, au final, tracer un cercle. Cette figure est d'ailleurs omniprésente à l'écran, des puits aux bassins, en passant par les cratères d'obus, les trous creusés, la cour de la ferme, la place du village. Partie d'ici, une poignée d'habitants y reviendra, nous dit-on avant la conclusion et, pendant le périple même, certains auront déjà effectué un aller-retour. Si cette impression de trajectoire en boucle, dont le point le plus éloigné du départ reste relativement proche, a un fondement réaliste (le rythme lent de la marche, la rencontre de gens qui se connaissent ou qui ont entendu parlé les uns des autres à l'intérieur de cette province), elle nait surtout de la volonté des Taviani de donner à leur récit les atours du conte.

    Il est d'ailleurs plus que temps de préciser (ou de rappeler) que ce récit est encadré par un prologue et un épilogue, dans lesquels une femme parle à son enfant prêt à s'endormir. L'histoire du film est la sienne. A peine âgée d'une dizaine d'année, elle prit part à cette aventure. A travers l'écran, nous adoptons donc le point de vue d'une enfant. Plus exactement, nous voyons les choses telles qu'elles ont été filtrées par son imagination (l'utilisation parcimonieuse de la voix off est hautement appréciable). Cette approche assure au film sa cohérence tout en permettant les fantaisies.

    La présentation de ce passé re-vécu et le passage par le prisme d'un regard d'enfant pouvaient laisser craindre une facture académique et, malgré le fond historique, doucement nostalgique. Les soubresauts de la mise en scène éloignent aisément ce spectre. A la distanciation et au merveilleux, les Taviani ajoutent des éclats de violence (mutilation, cris de rage, morts subites) et les frissons du désir (sensualité dans les gestes et les regards, formation de nouveaux couples, exhibitions, amitié virile trop attentionnée pour ne pas sous-entendre l'homosexualité). Tout est possible, ce qui renvoie à une dimension magique. La nuit de San Lorenzo est celle des étoiles filantes. Tout peut arriver à cette croisée des chemins, pour chaque protagoniste et pour l'Italie elle-même.

    Car la force du film est aussi là : dans la manière dont les Taviani, qui se sont fortement inspirés de leurs souvenirs personnels de l'époque de la guerre (ils étaient adolescents), parviennent à mêler la petite et la grande histoire. Comme les détails du quotidien, les références culturelles et historiques  abondent. L'histoire de l'Italie depuis l'antiquité traverse souterrainement le film et resurgit par endroits, très explicitement, notamment par le biais du regard de la petite fille qui permet de réunir parfois dans le même temps la réalité vécue et la légende. Soumis à de telles turbulences, le style des Taviani apparaît heurté, parfois excessif, parfois un peu faux, mais il libère une puissance d'expression remarquable. Il colle de plus parfaitement avec la période abordée, temps de chaos où rien n'est jamais sûr, où, comme le montre le stratagème inventé par un très jeune mussolinien pour piéger un rebelle et consistant à ôter sa chemise sombre, le blanc peut tourner au noir, et inversement.

    Pour terminer, je dois évoquer un rapprochement qui s'est effectué dans mon esprit lors la vision du film. Le traitement des groupes dans les plans longs et larges m'a rappelé, en plus dynamique, le cinéma d'Angelopoulos, par ces mouvements coordonnés ou, au contraire, opposés, impulsant le rythme des séquences (*). La vitalité atténue quelque peu, par rapport au travail de l'auteur du Voyage des comédiens, l'impression chorégraphique, mais les compositions sont similaires et souvent proches, dans les deux cas, du théâtre, provoquant ainsi une certaine distanciation. Toutefois, dans La nuit de San Lorenzo, à l'inverse de certains films d'Angelopoulos, le groupe est avant tout une somme d'individus. La caméra s'en approche régulièrement pour, éventuellement, les détacher. Dans ce projet si vaste et ambitieux, ils gardent alors toujours leur singularité.

     

    (*) : Deux détails consolident l'étrange lien tissé ici entre les Taviani et Angelopoulos : Omero Antonutti, acteur "principal" de La nuit de San Lorenzo tenait le rôle, deux ans plus tôt, d'Alexandre le Grand dans le film du même nom et Tonino Guerra, crédité pour son aide au scénario, entamera, peu de temps après, une longue collaboration avec le cinéaste grec.

     

    NuitdeSanLorenzo00.jpgLA NUIT DE SAN LORENZO (La notte di San Lorenzo)

    de Paolo et Vittorio Taviani

    (Italie / 105 mn / 1982)

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1993)

    Suite du flashback 

     

    cdc463.jpgPOS387.JPG1993 : Idrissa Ouédraogo, Jane Campion, Alain Resnais et Hou Hsiao-hsien (Le maître de marionnettes) s'expriment dans les deux revues, qui ont le même intérêt pour Les gens normaux n'ont rien d'exceptionnel de Laurence Ferreira Barbosa et les films de Manoel de Oliveira, Le jour du désespoir et Val Abraham. Rétrospectives et inédits font que les noms de Mizoguchi, Naruse, Buñuel, Mankiewicz, Fassbinder, Mann et Guitry se retrouvent dans les sommaires. En revanche, la comédie à la française n'est pas abordée par le même versant : alors que les Cahiers rencontrent Jean-Marie Poiré et Christian Clavier pour Les visiteurs, Positif préfère s'entretenir avec Patrice Leconte à l'occasion de Tango.
    La revue de Thierry Jousse soutient About love, Tokyo (Mitsuo Yanagimachi) et Grand bonheur (Hervé Le Roux), publie des entretiens avec Rohmer, Allen, Godard, Ferrara, Philippe Faucon (Sabine), Nicolas Philibert (Le pays des sourds), Jacques Doillon (Le jeune Werther), Philippe Garrel (La naissance de l'amour), mais aussi Roger Corman et Wes Craven (pour un ensemble "Horreur"), Paulo Branco, Catherine Deneuve, Jim Harrison, Jacques Higelin, Jerry Lewis, Fabrice Luchini et Jacques Roubaud. Des textes sur Serge Daney, John Woo, Jonas Mekas, Johan Van Der Keuken, Otto Preminger, Sam Peckinpah et des hommages à Cyril Collard et Federico Fellini complètent le tableau.
    A Positif, on fréquente Kusturica, Spike Lee, George Miller, Kieslowski, Loach,  Leigh, ainsi qu'Alison Maclean (Crush), Raoul Ruiz (L'œil qui ment), Paul Schrader (Light sleeper), Victor Erice (Le songe de la lumière), Carl Franklin (Un faux mouvement), Paolo et Vittorio Taviani (Fiorile), Steven Soderbergh (King of the hill), Chen Kaige (Adieu ma concubine), Agnès Merlet (Le fils du requin) et Edwin Baily (Faut-il aimer Mathilde ?). Films à part, comme le Berlin Alexanderplatz de Fassbinder, Heimat II d'Edgar Reitz et Le tombeau d'Alexandre de Chris. Marker, sont largement étudiés et des pages sont consacrées à Juliette Binoche et Audrey Hepburn, Harvey Keitel, le cinéma français muet et le cinéma japonais (entretien avec Tatsuya Nakadai), Stroheim, Borzage et Kobayashi, le Playtime de Tati et les musiques de film (entretiens avec Elmer Bernstein, Stanley Myers, Georges Delerue).  

     

    Janvier : La résurrection de Frankenstein (Roger Corman, Cahiers du Cinéma n°463) /vs/ Arizona dream (Emir Kusturica, Positif n°383)

    Février : Luis Buñuel (C464) /vs/ Malcolm X (Spike Lee, P384)

    Mars : L'arbre, le maire et la médiathèque (Eric Rohmer, C465) /vs/ Samba Traoré (Idrissa Ouédraogo, P385)

    Avril : Cyril Collard (C466) /vs/ Lorenzo (George Miller, P386)

    Mai : Ma saison préférée (André Téchiné, C467-468) /vs/ La leçon de piano (Jane Campion, P387)

    Juin : Rainer Werner Fassbinder (C469) /vs/ Madadayo (Akira Kurosawa, P388)

    Eté : Les affameurs (Anthony Mann, C470) /vs/ Musiques de film (Certains l'aiment chaud, Billy Wilder, P389-390)

    Septembre : Hélas pour moi (Jean-Luc Godard, C471) /vs/ Trois couleurs : Bleu (Krzysztof Kieslowski, P391)

    Octobre : Meurtre mystérieux à Manhattan (Woody Allen, C472) /vs/ Raining stones (Ken Loach, P392)

    Novembre : Snake eyes (Abel Ferrara, C473) /vs/ Naked (Mike Leigh, P393)

    Décembre : Smoking / No smoking (Alain Resnais, C474) /vs/ Smoking / No smoking (Alain Resnais, P394) 

     

    cdc474.jpgPOS388.JPGQuitte à choisir : De belles choses de part et d'autre mais aussi quelques choix de films que je n'apprécie que modérément, voire pas du tout (le Téchiné, le Collard, le Godard, le Spike Lee, le Ouédraogo, le Miller, le Kieslowski). Je regrette de ne pas pouvoir juger le Ferrara ni le Corman (l'une des couvertures les plus marquantes des Cahiers de l'époque). Allez, pour 1993 : Match nul.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Dura lex

    koulechov,urss,20s

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    (Chronique dvd parue sur Kinok)

    Quatre ans après avoir imaginé, en 1924, Les aventures extraordinaires de Mr West au pays des bolcheviks, non pas son meilleur film mais assurément le plus célèbre, Lev Koulechov continuait de tourner la tête vers les États-Unis et décidait d'adapter à l'écran une nouvelle de Jack London, The unexpected. L'homme, connu pour ses expériences autour du montage, était admiratif de la technique américaine visant à une grande économie narrative et il cherchait à la faire coexister avec l'approche soviétique, plus réflexive, dont il avait été l'un des principaux théoriciens (démontrant notamment que le collage de deux images donnait un sens qui était absent de celles-ci prises séparément). Cette démarche audacieuse ne tarda pas à lui créer quelques soucis, les accusations oscillant alors entre "américanisme" et "formalisme". Dès 1927, Koulechov commença à éprouver de sérieuses difficultés pour produire les films qu'il souhaitait.

    Dura lex est de fait l'une de ses dernières œuvres totalement personnelles. Loin de la satire de Mr West, c'est une sorte de western de chambre d'une rudesse d'autant plus saisissante qu'aucun message particulier n'y est délivré. Certes, derrière la folie qu'entraîne chez les hommes et les femmes la ruée vers l'or se lit la critique du capitalisme mais cet aspect ne recouvre que la première partie du film, la seconde prenant une toute autre dimension, bien plus difficile à réduire à une vision proprement soviétique du monde.

    Une fois le groupe de départ ramené à un trio composé d'un meurtrier et des deux personnes l'ayant maîtrisé après son méfait, la réflexion se déplace sur le terrain de la loi, qu'elle soit divine (la bible est en évidence) ou constitutionnelle (le "procès" se tient sous le portrait de la reine d'Angleterre). Pour Edith Nielsen, qui refuse l'exécution sommaire prônée par son mari Hans, Michael Deinin doit bénéficier d'un procès. "Selon la loi" répond-elle à maintes reprises et cette répétition du dilemme moral traversant le couple (le fait qu'une femme fasse partie du trio ajoute aussi à l'ambiguïté des rapports) finit par participer à l'absurdité générale de la situation, d'autant plus que le dénouement, pourtant souhaité, n'a absolument rien d'apaisant.

    Bien sûr, l'étrangeté qu'acquiert le film est essentiellement due à un autre facteur : le maintien du huis-clos. La quasi-totalité de l'action se déroule dans une cabane sise au bord du Yukon et le trio y est confiné par le récit, coûte que coûte. Ce rétrécissement de l'espace, cette claustration imposée, cet étirement du temps, font presque de Dura Lex, sur la durée, un film théorique. J'ai bien dit presque, car, heureusement, nous n'oublions jamais l'importance des corps. Corps exaltés, corps fatigués, corps violentés les uns les autres, comme le montre la scène du meurtre, d'une férocité décuplée par l'intrusion du grotesque, et corps usés par le vent et la pluie, incessants, se frayant un passage par les moindres interstices du refuge.

    Peu après Les rapaces de Stroheim et peu avant Le vent de Sjöström, Dura lex confronte lui aussi violemment l'homme avec la nature et s'inscrit parfaitement, contre toute attente, dans l'histoire de la représentation de ce temps de nouvelle conquête (histoire dont le dernier jalon serait le There will be blood de Paul Thomas Anderson). Partout dans le film de Koulechov sont présents l'eau et ses dérivés, neige, glace, boue, jusque dans une invasion métaphorique du lieu de l'affrontement (l'importance donnée à cet élément n'est pas sans évoquer le cinéma de Tarkovski qui, bien que datant d'une époque totalement différente, entretient de nombreux rapports avec celui de Koulechov tel que nous le montre Dura lex : que l'on songe par exemple au virage spiritualiste de la fin ou au manque de prise idéologique de l'ensemble). Si, contrairement aux autres titres cités, celui-ci tire avant tout sa force de son économie de moyens, de la simplicité de son argument et de l'exiguïté de ses cadres, il véhicule lui aussi une vision très noire, sans concession, de l'humanité. Les dérèglements psychologiques à l'œuvre virent à la folie pure. La mise en scène le fait ressentir remarquablement à travers le jeu sur l'espace et le temps, qui semble passer plus vite à l'extérieur (les changements météorologiques sont soulignés) qu'à l'intérieur, mais les acteurs ont également leur part. Leur sur-expressivité ne les entraîne pas vers le burlesque ou le comique mais vers une étrangeté pour le coup réellement inquiétante. Parmi eux, Aleksandra Khokhlova, l'une des stars les plus atypiques de l'histoire du cinéma, se livre de façon inouïe à la caméra de son mari, Mr Koulechov. Sa performance hallucinée est à l'image de ce film particulièrement original, signé d'un cinéaste à redécouvrir, tant son nom reste lié de manière trop restrictive à une fameuse expérience de montage, à un "effet".

     

    koulechov,urss,20sDURA LEX (Po zakonu)

    de Lev Koulechov

    (U.R.S.S. / 78 mn / 1926)

  • Le masseur

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    Comme on peut très bien bénéficier d'un massage vigoureux et s'endormir au bout de quelques minutes, on peut regarder un film réalisé à l'arrache et avoir rapidement les paupières lourdes. Le masseur est le premier long métrage de Brillante Mendoza (et diffusé depuis 2006 en France en DVD avec semble-t-il, au départ, avant l'accès à la notoriété de son auteur, un succès confiné dans le circuit gay). Il y dévoile les états d'âmes d'un employé de salon de massage pour hommes dans lequel les services prodigués peuvent aller bien au-delà de la simple application de mains expertes sur des muscles noués.

    Sur quelques jours nous assistons à la naissance d'une relation entre Iliac et un nouveau client qui semble s'être entiché de lui. Les séances scandent la narration, qui peut englober les petites aventures des collègues dans les pièces voisines. Conjointement, nous observons les répercussions de la mort du père d'Iliac, sur celui-ci en apparence tout d'abord peu troublé par ce drame, ainsi que sur sa mère.

    Bien que les deux récits soient mêlés, ils ne semblent pas se dérouler exactement dans le même temps. Ce léger décalage est sans doute revendiqué par le cinéaste désireux de laisser son film être guidé par les seules actions et pensées de son personnage principal. Malheureusement, l'alternance souligne plutôt grossièrement son évolution psychologique. Le corps dénudé qu'il masse avec application rappelle celui de son père toiletté à la morgue, corps mort qui va même jusqu'à prendre la place du premier devant nos yeux, un court instant, lors d'une séance.

    Il y a dès lors, chez Iliac, l'ombre d'une culpabilité qui se propage. S'il semble s'accomoder très bien de son activité très particulière, l'émotion qui l'étreint lorsqu'il fouille dans les papiers de son père et, auparavant, ses coups d'œil lancés à une jolie voisine inaccessible peuvent laisser croire qu'il mériterait une autre vie. De façon attendue, le film se termine sur son départ pour un ailleurs non défini.

    Cette fin en annonce d'autres chez Mendoza, de même que le cadre choisi pour l'histoire : un lieu cloisonné et bien délimité mais perméable à toutes les intrusions de l'extérieur, un lieu-miroir de la société. Le style réaliste, l'utilisation surprenante du son (sa densité et les étranges chevauchements d'une séquence à l'autre qu'il permet), la présence d'un acteur, Coco Martin, destiné à revenir régulièrement devant la caméra du cinéaste, les prémisses d'une œuvre : voici ce qui peut susciter l'intérêt devant ce Masseur. Le reste, l'aspect foutraque du montage, les idées de cadrage incongrues (la caméra posée à terre : le point de vue du caniveau ?), les effets superflus et la lourdeur psychologique de certains passages, la répétition narrative et une manière de filmer le sexe qui n'évolue pas sur la durée (elle s'affirme, assez crûment, dès le départ, alors que la relation centrale avance, de ce point de vue, par paliers successifs), m'a laissé pour le moins sceptique quant à la valeur réelle de ce premier essai. 

     

    lemasseur00.jpgLE MASSEUR (Masahista)

    de Brillante Mendoza

    (Philippines / 80 mn / 2005)

  • Sa Majesté des mouches

    brook,grande-bretagne,aventures,60s

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    Une vingtaine de jeunes garçons se retrouve sur une île du Pacifique à la suite d'un accident d'avion. La tragédie initiale est occultée : à l'image, pas de crash, pas de carlingue flottante, pas de cadavre d'adulte. Les enfants sont déjà sur la plage et aucun ne semble souffrir de quelque blessure que ce soit. S'étant rassemblés, ils décident de commencer à reconnaître les lieux, sans jamais paniquer, sujets à un étonnement à peine teinté d'inquiétude. Une fois confirmé le fait que ce morceau de terre est bien une île, déserte de surcroît, une organisation se met en place, sur des bases démocratiques (on vote pour les décisions importantes, on demande tour à tour la parole, on répartit les tâches selon les compétences et les tranches d'âge).

    L'argument renvoie aux aventures de Robinson Crusoe ; la pureté des images, en noir et blanc, égale celle des films de Flaherty ; la jolie partition musicale est très caractéristique des essais plus ou moins documentaires de l'époque (de Marker à Lamorisse). Sa Majesté des mouches débute par une suite de tableaux quasiment idylliques, dédramatisés et convenablement poétiques. Mais cette vision, Peter Brook va s'ingénier à la tordre progressivement. Cela ne constitue pas réellement une surprise, car - j'avoue avoir un peu triché dans mon introduction - le générique nous avait prévenu à l'avance, montage syncopé de photographies d'époque formant une chaîne signifiante partant des lieux institutionnels de l'éducation à l'anglaise pour en arriver à des images de guerre.

    Peter Brook adapte ici le fameux roman éponyme de William Golding. On dit le travail du cinéaste très fidèle à celui de l'écrivain. On voit également tout de suite l'intérêt qu'il y avait à mettre des images sur ce récit si puissant relatant une expérience qui conduit, inexorablement, de la démocratie à la barbarie, de la cité à la tribu. Sur cette île, les enfants de la bonne société anglaise reproduisent les schémas du monde adulte et leur aventure sert évidemment à tendre un miroir, à faire prendre conscience que l'homme, tout civilisé qu'il soit, a tôt fait de s'abandonner à ses instincts les plus primitifs et les plus violents. Le message formulé est particulièrement clair, véhiculé par un jeu d'opposition entre des caractères fermement dessinés et quelques scènes allégoriques (dont celle donnant l'explication du titre et signalant la naissance d'un rite). La force d'un tel matériau de départ aurait pu paralyser entièrement le film, le faire s'effondrer sous son poids, mais Peter Brook a choisi de le réaliser en totale indépendance (après avoir échappé au pire : passer par une énorme production hollywoodienne sous l'égide de Sam Spiegel), d'adopter une forme libre, ouverte à l'environnement et à ses vibrations, de ne pas tricher avec son cadre naturel, et surtout, de préserver totalement la liberté qui caractérise le monde de l'enfance.

    La caméra capte l'imprévisibilité des attitudes et des mouvements, l'irrationnalité de certaines interventions, hors de propos, peu pertinentes aux yeux des adultes. Quantité de plans non signifiants du point de vue du récit, des plans simplement arrachés à la réalité d'un instant, sont gardés et le cinéaste accepte que, au sein de cette étonnante assemblée, le sens des priorités diffère du nôtre, que la frontière entre le sérieux et le ludique n'existe pas. Sa mise en scène épouse de manière si extraordinaire cette liberté que l'on ne sait jamais très bien d'où provient l'énergie des séquences, dans quel sens elle circule entre les acteurs et la caméra. Détail étonnant mais significatif : nous ne sommes jamais en mesure de déterminer le nombre exact d'enfants constituant ce groupe. Les plans ne sont pas assez larges pour les compter mais ils le sont suffisamment pour que l'on observe, partout, les mouvements des uns et des autres, si justes, si vrais.

    Les conventions cinématographiques comme le respect du réalisme imposent que, au fil de l'aventure, les vêtements se déchirent, les cheveux soient ébouriffés, les lunettes se cassent. Or, Brook en rajoute dans la salissure, les barbouillages volontaires de terre, de fruits ou de sang rendant plus saisissant encore ce retour à l'état sauvage, aux forces primitives. Sa Majesté des mouches impressionne d'ailleurs plus généralement dans son rapport au physique et au corps, de la distinction pertinente (les jeunes acteurs sont remarquablement distribués) et assez fascinante entre les personnages principaux (on remarquera au passage que ce sont les garçons éduqués le plus religieusement qui se révèlent les plus terribles) à la libération des instincts que proposent plusieurs séquences marquantes. C'est en ramenant ainsi une robuste thématique à une évidence première que Peter Brook a réalisé un film important, bouleversant radicalement la représentation habituelle de l'enfance à l'écran.

     

    brook,grande-bretagne,aventures,60sSA MAJESTÉ DES MOUCHES (Lord of the flies)

    de Peter Brook

    (Grande-Bretagne / 87 mn / 1963)

  • Tokyo !

     tokyogondry.jpg

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    Tokyo !, film à sketches convoquant trois réalisateurs singuliers (ou branchés, si l'on veut glisser une pointe d'ironie), ne m'a guère emballé et m'a paru donner, au moins pour deux de ses tiers, un résultat qualitatif bien en-deça de la réputation de leur artisan respectif, réputation sur laquelle reposait d'ailleurs exclusivement le projet (la réapparition de Leos Carax devenant même très vite, pour beaucoup, l'unique raison d'être du film).

    Autant l'annoncer tout de suite : Interior design, le segment signé par Michel Gondry, est le seul à m'avoir réellement intéressé. Il intrigue tout d'abord par le registre choisi, celui de la chronique douce-amère teintée de social. Il privilégie ainsi le réalisme du cadre et des rapports entre les personnages, certes placés à l'occasion sous le signe du jeu, mais pratiquement pas soumis aux habituels décrochages oniriques caractéristiques des autres récits de Gondry. Les longues marches qu'effectue dans les rues de Tokyo son couple d'amoureux procurent des sensations inédites chez lui. Il y a là quelque chose de plus terre à terre que d'ordinaire, même lorsqu'il s'agit de décrire l'activité du jeune homme, apprenti cinéaste fauché et inventif. De fait, si chaque épisode du triptyque est supposé éclairer un aspect particulier de la société tokyoïte, le travail de Gondry se révèle le plus subtil, en particulier par la réflexion qu'il entame autour des notions d'habitat et d'espace de vie. C'est dans les interstices de ces espaces-là que se cache pendant un temps le fantastique poétique attendu : un dialogue évoque brièvement l'existence de fantômes vivant entre les murs des habitations. Mais le virage n'est définitivement pris que dans les toutes dernières minutes du film, lorsque nous ne l'attendons plus vraiment. Se précise alors mieux encore le but du cinéaste (avec le danger, minime selon moi mais sans doute réel, de faire sentir que tout ce qui précéde n'ést qu'une façon de "meubler" en attendant la belle idée finale). Ce charmant Interior design se termine ainsi dans un drôle de fantastique quotidien, en compagnie, très agréable, d'une Ayako Fujitani (chastement) dénudée et en formulant un étonnant éloge de l'ustensile, de l'objet de tous les jours.

    Shaking Tokyo de Bong Joon-ho est bien moins piquant, plombé qu'il est par le poids de son sujet : le portrait d'un hikikomori, une personne restant cloîtrée chez elle, limitant au maximum les contacts avec l'extérieur. Le point de vue adopté est strictement celui du protagoniste et, dès les premières scènes, on sent que le pari va être difficile à gagner. Bien que le cours, répétitif, des choses soit changé par l'intrusion d'une belle jeune femme, le récit ne parvient jamais vraiment à nous accrocher. La mise en garde finale sur le danger qu'il y a à se refermer sur soi-même est plutôt lourde. De plus, la mise en scène de Bong Joon-ho, ici loin de ses réussites dans le long-métrage, se fait un peu trop fétichiste et maniérée.

    Placé entre les deux précédents, il reste le Cas Carax. Merde est une grosse provocation (ou l'inverse), un bras d'honneur esthétique et politique. Le cinéaste affiche, par l'intermédiaire de cette farce, sa misanthropie. Il est (se croit ?) méprisé par l'establishment et fier de l'être : ai-je rêvé ou bien est-ce réellement sa photo que l'on voit sur l'écran de télévision qui nous présente les portraits de deux étrangers persécutés par les autorités locales ? A travers ces images télévisées, entre autres, il brocarde quelques valeurs internationales, mais c'est surtout la société japonaise qui se voit placer sous son regard dédaigneux, elle qui est exclusivement présentée sous ses aspects les plus déplaisants : rappel de Nankin, peine de mort, xénophobie (je me demande comment aurait été reçu par la critique d'ici un segment "comique" de Paris je t'aime réalisé par Kitano par exemple, et montrant uniquement des Français racistes, adeptes de l'humour gras et du bon vin, évoquant au passage le Vel d'Hiv ou Octobre 61). Carax, sans doute heureux d'avoir joué un bon tour à ses commanditaires, veut faire table rase et foutre en l'air les conventions et la bienséance. Très bien. Mais ce faisant, il nous inflige les contorsions, maintenant inévitables, de son compère Denis Lavant, redoublées par le cabotinage de Jean-François Balmer pour un interminable duo, des blagues bien usées (la musique des Dossiers de l'écran, "Le Japon a peur !") ou un split screen sans autre justification que celle de dynamiter une séquence de procès (qui n'en devient pas plus intéressante pour autant). Pour son retour, j'aurai préféré qu'il exprime sa rage à partir d'un projet plus consistant (je dois toutefois avouer que ma sévérité envers les courts-métrages de Carax et Bong ne fut pas du tout partagée à l'autre bout de mon canapé deux places, comme elle ne semble pas l'avoir été par nombre des commentateurs du film au moment de sa sortie en salles en 2008).

     

    Tokyo.jpgTOKYO !

    de Michel Gondry, Leos Carax et Bong Joon-ho

    (France - Japon - Corée du Sud - Allemagne / 112 mn / 2008)