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  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1976)

    Suite du flashback.

     

    C262.jpgPOS178.jpg1976 : L'événement, dans notre optique de confrontation, c'est le retour des Cahiers à la couverture illustrée (par le biais d'un Charlot menacé par la censure, dessiné par Willem). On trouve cette année-là dans la revue un dossier sur le cinéma algérien, de nombreux textes sur la photographie (numéro spécial en été) et surtout un certain cinéma français (ou francophone) qui se taille la part du lion, à travers les analyses des films de Godard, Ivens, Comolli (qui était alors toujours au comité de rédaction), Tanner, Benoît Jacquot (L'assassin musicien), André Téchiné (Souvenirs d'en France), René Féret (Histoire de Paul), René Allio (Moi, Pierre Rivière...), Chantal Akerman (Jeanne Dielman..., premier texte de Danièle Dubroux). Deux entretiens avec Michel Foucault sont publiés, ainsi que le premier volet d'une série sur la "fiction de gauche".
    A Positif, chose rare, un rédacteur claque la porte (Louis Seguin). Le numéro de juin propose un retour vers Aldrich, celui d'été un dossier sur le mélodrame et celui de décembre un hommage à Fritz Lang. Parallèlement, tout au long de l'année, sont mis en avant les grands auteurs internationaux de l'époque (à ceux qui se retrouvent en couverture, il faut ajouter notamment Nagisa Oshima à propos de L'empire des sens et Joseph Losey pour Monsieur Klein). Notons enfin un entretien avec Jack Nicholson, paru en novembre.


    Janvier : Dessin de Willem (Cahiers du Cinéma n°262-263) /vs/ La flûte enchantée (Ingmar Bergman, Positif n°177)

    Février : Documentation pour La Cecilia de Jean-Louis Comolli (C264) /vs/ La terre de la grande promesse (Andrzej Wajda, P178)

    Mars : Nationalité : Immigré (Sidney Sokhona, C265) /vs/ Vol au-dessus d'un nid de coucou (Milos Forman, P179)

    Avril : ---/vs/ Une femme sous influence (John Cassavetes, P180)

    Mai : Comment Yukong déplaca les montagnes (Joris Ivens et Marceline Loridan, C266-267) /vs/ Cadavres exquis (Francesco Rosi, P181)

    Juin : ---/vs/ Casanova (Federico Fellini, P182, )

    Eté : "Images de marque" (la photographie) (C268-269) /vs/ L'adieu aux armes (Frank Borzage, P183-184)

    Septembre : La ligne générale (Sergueï M. Eisenstein, C270) /vs/ Mes chers amis (Mario Monicelli, P185)

    Octobre : ---/vs/ Barry Lyndon (Stanley Kubrick, P186)

    Novembre : Six fois deux (Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, C271) /vs/ Au fil du temps (Wim Wenders, P187)

    Décembre : Jonas, qui aura vingt-cinq ans en l'an 2000 (Alain Tanner, C272) /vs/ Mado (Claude Sautet, P188)

     

    C272.jpgPOS179.jpgQuitte à choisir : Le retour des Cahiers n'est pas encore gagnant, malgré Ivens et Tanner (La ligne générale est un Eisenstein un peu encombré). La Cecilia, Nationalité : immigré et Six fois deux ne sont pas des plus faciles à voir. De toute manière, en 1976, la question est : que pourrait-on bien enlever en face ? Sans connaître le Monicelli, je ne vois que le Bergman (et encore... c'est l'un des films-opéras les plus intéressants). Les neuf autres titres sont indispensables. Allez, pour 1976 : Avantage Positif.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Le ruban blanc

    (Michael Haneke / Autriche - Allemagne - Italie - France / 2009)

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    rubanblanc.jpgVote blanc

    Quelques remarques sur Le ruban blanc (Das weisse band), film déjà largement commenté ici et là (sur internet avec beaucoup plus de réserves que dans la presse papier, globalement dithyrambique : mouvement de balancier régulièrement observé, y compris, à l'occasion, en ces lieux). Personnellement, je n'ai vu dans la dernière Palme d'or en date ni un chef-d'œuvre absolu, ni un ratage à balayer d'un revers de manche.

    Noir et blanc

    De nombreux plans sont très beaux à voir : la profondeur de l'ombre, la lueur des bougies, la lumière des extérieurs... Lorsque le médecin, de retour de l'hôpital, passe du côté de son jardin, on voit sa fille au fond du plan passer le seuil de la maison : un court instant, seul son visage se détache de la pénombre, tâche blanche sur fond noir. Tout est composé minutieusement, cadré au millimètre, parfois jusqu'à la rigidité et à l'étouffement. Il manque une vibration interne.

    Calme blanc

    Que ce soit la découverte d'un cadavre ou une discussion familiale autour d'un oiseau, chaque séquence est filmée comme la précédente, provoquant la mise à distance constante du spectateur. Le ruban blanc n'échappe pas à une certaine monotonie. La froideur du style et l'affliction généralisée des personnages interdisent l'expérience du vertige que pourrait entraîner la répétition (ce qui advenait dans 71 fragments d'une chronologie du hasard, par exemple).

    D'une voix blanche

    Le film est pris sous un glacis et recouvert par une voix off qui semble nous parler depuis aujourd'hui et maintenant, soit longtemps après l'histoire (la petite, qui nous est contée, et la grande, qui plane au loin). Cette voix, qui se superpose souvent aux conversations des protagonistes, explique régulièrement ce que l'on voit effectivement sur l'écran. Quelque chose cloche. Quelque chose ne marche pas entre les plans. Le récit cinématographique peine à se mettre en route. Le montage n'est pas basé sur une dynamique narrative mais thématique, intellectuelle : quand le pasteur reproche à son fils ses mauvaises pensées et ses actes (supposés) impurs, Haneke raccorde brutalement sur la copulation du médecin et de sa bonne. Ce genre de transition flatte le spectateur attentif mais ne le transporte pas.

    Derrière la porte blanche

    Certains se sont félicités qu'Haneke, cette fois-ci, ne nous impose pas frontalement les scènes les plus violentes et qu'il base sa mise en scène, tout du long, sur l'ellipse et le hors-champ. Je ne suis pas absolument convaincu que nous gagnons au change car le moins que l'on puisse dire est qu'il insiste pesamment en filmant ces portes closes. Au lieu d'être terrorisé par ce qu'il se passe derrière, on "sent" la présence de la caméra, on "entend" Haneke donner ses instructions pour le panoramique, on "voit" l'assistant chronométrer le plan-séquence. Les longs plans fixes de Caché gardaient en éveil par leur ouverture, ceux du Ruban blanc sont des plans fermés.

    Dans le blanc des yeux

    Le meilleur du film est à chercher dans le regard des enfants. Les enfants sont écrasés par l'autorité des pères, mais ils semblent savoir ce que personne d'autre ne sait. Les enfants sont inquiétants et cela, dès le début, par la façon dont ils se mettent à entourer l'infirmière pour lui parler. Leur présence souvent inattendue dans le plan (derrière les portes, bien sûr), leurs attroupements, l'impénétrabilité de leurs visages mènent aux confins du fantastique (la parenté avec Le village des damnés de Wolf Rilla a été maintes fois soulignée).

    Laisser un blanc

    Les dernières minutes trouvent enfin un liant capable de faire tenir ensemble les séquences, qui sont, qui plus est, d'une grande force (l'ultime interrogatoire des deux enfants du pasteur, le plan final...). Certes, deux heures de préparatifs pour ces 25 minutes de récit enfin resserré, c'est un peu long. Toutefois, Haneke ne perd pas la main lorsqu'il s'agit de laisser le spectateur sur une fin ouverte, qui le fait soudain revenir sur tout ce qu'il vient de voir, sans que cela ait juste à voir avec la résolution d'une énigme. Après tout, mieux vaut quitter un film ainsi, en se retournant vers lui, en se ré-impregnant de ses images, plutôt que de le voir s'effacer aussitôt de notre cerveau avec indifférence.

  • Joies matrimoniales

    (Alfred Hitchcock / Etats-Unis / 1941)

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    joiesmatrimoniales.jpgJoies matrimoniales (dorénavant diffusé sous son titre original, Mr. and Mrs. Smith, sans doute moins vieillot) est l'un des rares Hitchcock parlant qu'il me restait à découvrir. Je n'étais pas spécialement pressé car sa réputation n'a jamais été très flatteuse, le cinéaste lui-même ne faisant rien pour la réhausser. Et en effet, nous avons là le plus faible des films américains du cinéaste.

    L'introduction est pourtant relativement intrigante, qui nous plonge dans les derniers moments d'une scène de ménage longue de trois jours (le couple restant cloîtré dans la chambre jusqu'à la réconciliation) et Carole Lombard et Robert Montgomery ont des atouts à faire valoir. Le prétexte de cette comédie du remariage est relativement original : Monsieur et Madame sont mariés depuis quelques années lorsqu'ils apprennent, séparément, que leur union n'est pas légale, à cause d'un imbroglio juridique. Il leur suffit, toutefois, de refaire une cérémonie afin de régler le problème. Mr Smith, qui ne sait pas que sa femme est parfaitement au courant de la chose, retarde sa nouvelle demande afin d'éprouver le frisson du sexe hors mariage. Mrs Smith s'en offusque et le fiche à la porte. S'ensuit le jeu classique du chat et de la souris avec dénouement attendu.

    La volonté de Mr Smith de coucher avec son épouse alors qu'elle ne l'est plus vraiment n'est bien sûr que suggérée et jamais énoncée clairement. Cependant, Hitchcock se plaît à déprécier les sentiments nobles et les liens sacrés : le joli restaurant du premier dîner en amoureux est devenu un snack sordide, Carole Lombard fait craquer les coutures de son ancienne robe, les hommes éternuent et se mouchent constamment, un aparté familial a lieu sous la tuyauterie bruyante d'un cabinet de toilette... Une certaine vulgarité perce ainsi sous le vernis de la comédie romantique. Malheureusement, la mise en place de situations qui pourraient clairement être exploitées à travers une débauche sexuelle (Mr Smith regardant sa femme et son amant potentiel, qui se trouve être également son ami et collègue) se heurte à la retenue imposée par la norme hollywoodienne et la rencontre des registres ne provoque pas une subversion des codes mais accuse plutôt la platitude des bons sentiments, la pesanteur du puritanisme et l'arbitraire des comportements qui découlent de ces absurdes règles de bienséance. C'est le naturel qui en fait les frais : l'évolution psychologique des personnages n'apparaît guère crédible, Mrs Smith devient, par ses atermoiements, assez antipathique à nos yeux et l'honnêteté foncière du troisième larron n'est pas une preuve de force de caractère mais de mièvrerie.

    Dans sa première partie, le film n'est pas désagréable à suivre. Quelques gags sont amusants, comme celui qui voit Robert Montgomery se cogner discrètement le nez au dancing, afin de se le faire saigner et d'échapper à une compagnie embarrassante. Mais même à l'intérieur des meilleures séquences, ces instants sont très inégaux, passant de l'inspiré à l'anecdotique, voire au poussif. On tente de se raccrocher à des correspondances formelles ou thématiques avec les autres Hitchcock (un beau plan de Carole Lombard en robe du soir très légère, se séchant auprès d'une cheminée) mais le jeu finit par lasser d'autant plus que l'histoire patine sérieusement dans la dernière demie-heure avec ces chassés-croisés interminables entre les chambres d'un chalet de montagne.

  • L'œuf du serpent

    (Ingmar Bergman / Etats-Unis - Allemagne / 1977)

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    oeuf5.jpgL'œuf du serpent (The serpent's egg) titre mal-aimé de la filmographie bergmanienne, est une œuvre impure, soumise à une étonnante série de tiraillements qui nous retiennent de la placer aux côtés des plus grandes mais qui la rendent dans le même temps absolument captivante. Bien que le scénario fut écrit avant l'exil de Suède d'un Bergman poursuivi par l'administration fiscale et traîté sans ménagement par la presse de son pays, le tournage, effectué en Allemagne, sous les auspices généreux du producteur Dino de Laurentiis, permit au cinéaste de faire passer toute l'inquiétude que lui inspirait son déséquilibre mental de l'époque. Jamais il n'avait bénéficié d'un budget aussi conséquent, d'un temps de tournage aussi long et de moyens techniques aussi importants, notamment en termes de décors. En contrepartie, la limite la plus contraignante fut sans doute pour lui de tourner en anglais (et en allemand dans une moindre mesure).

    Pour la première fois, Bergman situe très précisément un récit : exactement entre le 3 et le 11 novembre 1923, soit autour de la tentative de putsch menée par Hitler en Bavière. Chaque journée débute par quelques indications données en voix off et fixant le cadre social et économique désastreux dans lequel était alors plongé la République de Weimar. Cependant, L'œuf du serpent n'a pas grand chose du film historique classique. L'histoire n'est que la toile de fond sur laquelle Bergman peint ses tourments habituels. La reconstitution passe au premier abord pour minutieuse et ornementale mais se révèle être à rebours de l'académisme. S'appuyant moins systématiquement sur les gros plans qu'à l'accoutumée, la mise en scène garde toutefois souvent sa frontalité, renvoyant par exemple le spectacle du cabaret vers sa triste vulgarité et sa mécanique morbide. Dans les intérieurs, l'abondance des luminaires, des rideaux de perles et des miroirs exercent une oppression carcérale. Le grand David Carradine ne cesse de se pencher afin d'éviter les lustres et en vient, à l'occasion, à cogner ses poings contre les murs, pris au piège. Cette surcharge intérieure alterne avec la nudité monochrome des décors extérieurs dégageant les mêmes sensations : contrainte, écrasement, oppression. Dans une perspective expressionniste, Bergman montre comment les décors influent sur les personnages.

    A cette pression architecturale s'ajoute l'absurdité grandissante des événements jalonnant le parcours du héros, Abel Rosenberg. L'homme est ballotté par le cours du récit, il semble vivre constamment entre ivresse et cauchemars, il est soumis à des accès de violence irréels, le monde qui l'entoure devient poreux (il passe sans transition des hôtels de luxe aux appartements sordides, du cabaret au bordel, de l'hôpital à l'église, d'un sombre bureau à un laboratoire immaculé), les lieux qu'il arpente se font labyrinthes (l'accès à l'hôpital, le sous-sol des archives), la paranoïa le terrasse, les autorités le soupçonnent de méfaits dont il n'a pas idée : le développement de thématiques kafkaiennes est évident. Bergman peint un monde terrifiant, traversé d'éclairs de violence froide.

    Le fait historique perd peu à peu de sa véracité pour se charger de fantastique et de mythe : il en va ainsi de la représentation de la politique et de l'antisémitisme. Ce détachement progressif est également dû au passage par le prisme du couple et de tout ce qui y est rattaché chez Bergman, l'altérité, la peur, l'inceste, la religion. Il est étonnant de voir ces thèmes bergmaniens se confronter à une structure historique et plus encore à certains genres cinématographiques. En effet, le récit se drape plus d'une fois des atours de l'enquête policière, voire de ceux de la science-fiction et du film d'horreur. Dans toute la dernière partie du film s'installe par ailleurs un véritable dialogue entre Bergman et un certain cinéma du passé. La stylisation de plus en plus évidente des décors et la mise en scène "à l'ancienne" d'une tentative d'évasion de Rosenberg (mouvements amples et expressifs de Carradine, ruptures de la logique architecturale) semaient les premiers indices d'un retour vers l'expressionnisme allemand. Au final, la découverte d'un dispositif manipulateur à grande échelle, de terribles expériences médicales et de bandes cinématographiques perturbantes nous font soudain réaliser qu'en 1923, l'Allemagne connaissait depuis quelques mois les noms de deux dangereux Docteurs : Caligari et, surtout, Mabuse (celui-là même que poursuivait Gert Froebe dans l'épisode de 1961 et dans le même habit de commissaire de police que l'acteur endosse ici). L'œuf du serpent se termine ainsi par une étrange et puissante illustration de la fameuse thèse du critique Siegried Kracauer qui voyait dans l'expressionnisme la préfiguration du nazisme.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Démineurs

    (Kathryn Bigelow / Etats-Unis / 2008)

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    demineurs.jpgParfait antidote au consternant Redacted du docteur ès images Brian De Palma (*), Démineurs (The hurt locker) se pose là comme le meilleur film de guerre américain réalisé depuis longtemps. Son mérite premier est de proposer une fiction haletante, de se placer à hauteur de personnage, de s'inscrire dans un genre, bref de faire du cinéma avant d'énoncer un discours.

    L'entrée en matière est directe et programmatique par la manière qu'a Kathryn Bigelow de nous jeter dans des scènes dont l'exposition s'est faite sans nous et par la répétition d'un schéma simple (répétition qui pourrait aller jusqu'à laisser bouleverser l'ordre des séquences sans changer notre perception). Invariablement, les trois spécialistes du déminage investissent un lieu de passage dans Bagdad ou ses environs, sécurisent tant bien que mal un petit périmètre autour de l'engin suspect repéré, s'en approchent et tentent de le désamorcer (ou de provoquer son explosion si nécessaire). Démineurs n'est finalement que cela : une série de missions très semblables, ne se différenciant que par leur durée, les difficultés spécifiques rencontrées et leur point d'orgue, toujours spectaculaire, qu'il prenne la forme d'une déflagration ou de la découverte d'un dispositif insoupçonné et impressionnant (dans les deux cas, l'efficacité de la mise en scène est bluffante). Cet éternel recommencement crée un fascinant suspense, d'autant mieux ressenti que la cinéaste a pris soin de nous prévenir, lors de la première séquence, que la mort pouvait frapper à tout moment, y compris ceux qui nous sont présentés comme susceptibles de faire un long chemin en notre compagnie.

    Ce qui frappe également, dès le début, est l'accent mis sur l'organisation spatiale. Le travail que réalisent les soldats lorsqu'ils arrivent sur le terrain nourrit la mise en scène. La description précise de leur mode opératoire (un au déminage et deux en couverture) permet de rendre compte clairement de la topographie et chaque décor du film acquiert ainsi une présence indéniable. Les regards sont tournés à la fois vers le lointain (les murets, les balcons, les monticules) et vers le proche (la charge à désamorcer) et la mise en scène traduit cette double tension remarquablement, passant sans cesse de la vision d'ensemble au plan de détail (sur le visage poussiéreux, sur la mouche gênante). Elle doit également montrer, dans le même temps, l'omniprésence du danger, qui peut venir de l'extérieur du périmètre comme de son épicentre, d'un sniper embusqué ou de la bombe mise à jour. Au fur et à mesure, une force centripète semble toutefois prendre le dessus, la menace explosive se trouvant de plus en plus près du corps humain, voire à l'intérieur (une séquence saisissante montre le "déminage" d'un cadavre).

    On pourrait craindre que les quelques pauses réservées entre les missions ne soient l'occasion d'un déballage psychologique simpliste. Heureusement, il n'en est rien. Démineurs ne sacrifie pas ses personnages sur l'autel de la typologie. Le fait de se concentrer uniquement sur trois protagonistes permet déjà de fouiller quelque peu les caractères et de faire preuve de nuances. Par rapport aux deux autres, la tête brûlée ne l'est pas beaucoup plus, le moins chevronné ne craque pas plus souvent, le plus rigide ne laisse pas échapper beaucoup plus de propos désagréables. Autre écueil évité par les séquences intermédiaires : la baisse d'intensité. Dans la dernière partie, l'une des intrigues adjacentes prend sa source au sein-même de la base militaire. Mais avant cela, sans passer par la mise en route d'un enchaînement dramatique, il a suffit à Bigelow d'instiller un sentiment d'inquiétude dans un simple entretien avec un colonel ou de dérèglement lors d'une baston amicale manquant de déraper pour hausser l'intérêt de ces moments au niveau des autres.

    Kathryn Bigelow a placé son récit sous le signe de la dépendance de ces hommes à la guerre, comme d'autres subissent celle de la drogue. Ce postulat pouvait donner lieu à tous les excès et tous les effets, à un festival de regards hallucinés, à un recours au grandiose militaire et horrifique, mais le poison agit bien plus insidieusement. Et comme d'ordinaire le récit guerrier fait souvent côtoyer folie extravagante et héroïsme, cette valeur se voit par conséquent, dans Démineurs, tenue également à distance. La survie au terme d'une embuscade n'est due qu'au professionnalisme et les deux actions individuelles engagées de manière impulsive se soldent par des échecs cuisants. La répétition des mêmes interventions le dit bien : il ne s'agit plus de gagner une guerre mais de rester en vie jusqu'à la prochaine. Sur l'Irak, Démineurs ne répond pas à la question du "pourquoi" mais se borne à décrire le "comment". L'angle choisi permet à Bigelow de faire tenir un récit palpitant tout en évitant quantité de pièges liés à la représentation militaire. Quelques détails comme l'usage d'un camescope par un Irakien, la rencontre avec une troupe de mercenaires américains ou la tentative d'enlèvement, tous parfaitement intégrées à la trame principale améliorent encore la précision de la photographie sans jamais changer le film en listing. Voilà d'où vient la force incroyable de Démineurs : non seulement l'interminable course nocturne d'un soldat américain esseulé sous les regards irakiens tient en haleine mais elle dit tout de la situation.

     

    (*) : S'il on a, comme moi, mauvais esprit, on peut voir dans les premières images de Démineurs, celles qui adoptent le point de vue d'un robot télécommandé, une moquerie envers les savants dispositifs aux mille yeux de De Palma.

    Rob Gordon aime aussi.

  • Fish tank

    (Andrea Arnold / Grande-Bretagne / 2009)

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    fishtank.jpgAvec Fish tank, Andrea Arnold nous entraîne sur un terrain connu, celui du réalisme social à l'anglaise. Familles constamment au bord de l'explosion, environnement déprimant, déscolarisation, vagues d'insultes en guise de communication, sexe, alcool et r'n'b dès les premières heures de l'adolescence... Plusieurs efforts sont cependant réalisés afin d'arracher le film aux conventions narratives et stylistiques.

    Tout d'abord, le point de vue est exclusivement féminin, celui de la cinéaste se trouvant relayé par celui de sa jeune héroïne de quinze ans, Mia, que l'on ne quitte pas d'une semelle. Son cercle familial est limité à sa mère et sa petite soeur, créant ainsi une ambiance et des rapports très particuliers (ce que rend explicite, vers la fin, une séquence de danse à trois plutôt gonflée et assez jolie mais très appuyée et en rupture avec le reste). L'intrusion du mâle (l'amant de la mère) ne paraît d'abord avoir que des conséquences bénéfiques, du moins apaisantes, sur la petite structure, avant que la naissance du désir entre l'homme et Mia n'entraîne un nouveau déséquilibre.

    La qualité plastique est l'une des forces de Fish tank. Compte tenu du cadre, l'image est assez belle, les teintes sont étonnement chaudes et le moindre rayon de soleil se ressent sur les corps. Quelques échappées donnent aussi à voir une nature vibrante, à deux pas des blocs de bêton de la cité (la magnifique séquence de l'arrivée au bord de l'eau et de la pêche, avec les déplacements des personnages, les jeux de mises au point successives sur l'un ou l'autre dans toute la profondeur du champ). Collant à l'héroïne, la mise en scène s'attache à traduire des sensations plutôt que des actions. Le naturalisme est réhaussé ainsi par de légers décalages esthétiques, démarche rappelant celle, similaire bien que plus originale et satisfaisante sur la longueur, de Lynne Ramsay, autre réalisatrice britannique (Ratcatcher, 1999, Le voyage de Morvern Callar, 2002). Andrea Arnold utilise sa caméra portée sans confondre mouvement et illisibilité, quelque part entre Rosetta et Elephant.

    Devant un film britannique, nous sommes à peu près sûrs, contrairement à ceux de nos hexagonaux, de profiter d'une bande-son qui n'est pas plaquée n'importe comment sur les images. La qualité des chansons entendues n'est pas en cause, c'est leur mise en valeur qui différencie généralement les usages français et anglais (la plupart du temps, la "musique d'ambiance" des films français s'entend comme celle de nos supermarchés). Il n'y a pas de musique de film originale dans Fish tank mais de nombreuses séquences s'appuient sur des morceaux diffusés par la télévision, la radio ou un baladeur. Et toutes ces séquences en question s'en trouvent vivifiées. La musique relie un plan à l'autre, ajustant son volume selon l'éloignement de la source mais restant longtemps présente. L'impression de réalisme (les personnages en écoutent continuellement et Mia voudrait en vivre comme danseuse) se double d'un sentiment de fluidité.

    Du point de vue de la narration, Andrea Arnold nous accroche en avançant par blocs, répétant souvent les mêmes situations et rendant ainsi très bien le caractère buté du personnage principal. Il est fort dommage qu'à la mi-course, à la faveur de la scène-pivot du passage à l'acte, le scénario arrive au premier plan et reprenne ses droits pour ne plus lâcher l'affaire. Jusqu'au terme de l'histoire se succèderont alors cinq ou six séquences très dramatisées et assez prévisibles. Paradoxalement, c'est lorsque les événements dramatiques se bousculent et lorsque tout tend à faire sens que le film paraît traîner en longueur. Dans toute cette dernière partie, la mise en scène est ainsi poussée, par les enjeux scénaristiques, vers le tour de force.

    Il faut noter, pour finir, l'excellence des comédiens, de la révélation Katie Jarvis, à Michael Fassbender (bien remplumé depuis Hunger) et Kierston Warreing (louvoyant sans cesse, comme dans It's a free world, entre le sexy et le vulgaire).

  • Eclairage intime

    (Ivan Passer / Tchécoslovaquie / 1965)

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    eclairage7.jpgLa courbe de la carrière d'Ivan Passer a commencé par épouser exactement celle de son collègue et ami Milos Forman : participation à l'écriture de trois films de ce dernier (Concours, Les amours d'une blonde et Au feu les pompiers!), passage à la réalisation en s'appuyant sur une méthode de tournage proche (acteurs non-professionnels, travail basé sur l'improvisation), premier rôle féminin confié à Madame Forman (Vera Kresadlova), excellent accueil critique international avant l'exil et la poursuite des activités aux États-Unis. À partir de là, les chemins divergent brusquement car lorsque Forman s'impose dans les années 70 grâce à des films grinçants et spectaculaires, Passer doit batailler ferme pour glisser sa sensibilité dans des oeuvres plus normalisées. De l'ensemble de sa filmographie, seuls Né pour vaincre (Born to win, 1971) et La blessure (Cutter's way, 1981) confirmeront réellement les promesses d'Éclairage intime (Intimni osvetleni). De fait, le nom de Passer reste aujourd'hui relégué dans l'ombre alors que nombre de critiques en faisaient, à la fin des années 60, l'auteur le plus important du nouveau cinéma tchèque.

    Cette place accordée alors au cinéaste, sur la foi d'un seul long-métrage (et du court Un fade après-midi, 1964), peut étonner. L'une des explications possibles à cet engouement tiendrait du phénomène de génération. Tout cinéphile, particulièrement dans ses jeunes années, connaît un jour ce sentiment d'être soudain en phase avec une oeuvre, la révélation se mêlant à la reconnaissance (la découverte peut avoir concerné Monte Hellman, Leos Carax, Jim Jarmusch, Hal Hartley, Sofia Coppola... chacun, selon son âge et son goût, ajoutera les noms qu'il voudra). Sur ces films qui nous sont chers, le temps ne nous semble plus avoir de prise, mais les publics nous succédant peuvent parfois n'y trouver qu'un certain charme.

    Souvent, ces oeuvres sont fragiles, ne déroulant qu'un fil narratif ténu. Éclairage intime est avant tout une chronique, dans laquelle l'attention aux petits riens du quotidien est plus importante que la progression du récit. Aucun clou dramatique ne vient ponctuer cette histoire de soliste se retrouvant chez un ancien ami, à l'occasion d'un concert dont nous ne verrons finalement rien. L'arrivée d'un couple de jeunes citadins à la campagne : la mise en place de toute une série d'oppositions pouvait provoquer des étincelles scénaristiques, voire l'établissement d'une hiérarchie des valeurs. Pourtant, Ivan Passer se garde de toute critique et de tout jugement moral, ses vignettes, qu'elles soient centrées sur les figures locales ou sur son dandy praguois de héros, croquent avec amusement et tendresse. Nous sommes au coeur d'un cinéma du détour et de l'observation qui trouve sa meilleure expression dans la longue séquence de l'enterrement, avec ses à-côtés incongrus et calmes. L'humour est constant mais le rire jamais négatif. La vie irrigue subtilement les plans : il n'est pas rare que le cadre se décentre brièvement, attiré par une action secondaire, qu'un arrière-plan s'entrouvre sur une activité ludique insoupçonnée. La lumière naturelle et chaleureuse ainsi que le rythme, qui est celui de la marche, participent de notre attachement aux personnages.

    Les comédiens sont des amateurs mais des vrais musiciens. Démarrant sur une répétition d'orchestre, l'oeuvre est toute entière dédiée à la musique. Dans le salon de Bambas, un quatuor s'exercera ou tentera de le faire, régulièrement et comiquement perturbé par les interventions extérieures ou les remarques incessantes de deux de ses membres. Cependant, même ces pauses forcées et ces échanges relativement vifs recouvrant la musique se coulent dans le mouvement. Tout dans Éclairage intime finit par devenir musical : un grincement de portail, un chant d'oiseau, un klaxon, des ronflements. La lumière elle-même, comme elle pénètre dans le salon, aide à trouver cette harmonie générale.

    Le prolongement logique de l'allégresse musicale est la danse. Un bal succède à l'enterrement mais les mouvements dansés se retrouvent en plusieurs endroits et en des moments moins attendus. La grand-mère se lance ainsi dans quelques exercices physiques et trois silhouettes féminines se mettent à avancer en rythme dans le couloir, semblant caler parfaitement leur démarche légère sur la partition entendue. Toujours attaché à extraire la poésie du réel, Passer maintient le lien avec la réalité : la grand-mère évoquait sa vie passée dans un cirque et les trois femmes marchaient précautionneusement vers la chambre des enfants endormis.

    Il est une dernière danse, dans un mouvement plus pathétique, celui de Petr et de Bambas, lorsque leurs silhouettes se découpent dans la nuit sous les phares des voitures. C'est que l'arrivée de Petr a provoqué quelques interrogations existentielles chez Bambas : est-il coincé par sa petite vie de famille, est-il étouffé par sa femme, ses enfants, ses beaux-parents, ne vaut-il pas mieux que ces concerts provinciaux, ces fêtes de village, ne devrait-il pas partir à l'aventure en compagnie de son ami ? Cette inertie est gentiment moquée dans une dernière séquence étonnante qui fige les personnages. Mais là non plus, Passer n'inflige pas de leçon. Le bonheur peut aussi bien naître d'une accommodation face à sa "petite vie". En traitant cette problématique de manière biaisée, en passant par une longue soirée d'éthylisme, la dernière partie de ce film très court voit s'opérer une certaine dilution, une sorte d'arythmie sans doute provoquée par la difficulté, sans cesse mise à jour, de faire partager au spectateur de cinéma un état d'hébriété.

    Ce relatif affaissement narratif, au moment où s'imposent le plus nettement les enjeux moraux du film, constitue la principale limite d'Éclairage intime. Il ne faut toutefois pas s'y arrêter et goûter à son charme afin de profiter de cette nouvelle occasion qui nous est offerte de plonger dans une période féconde de l'histoire du cinéma, probablement celle où de jeunes réalisateurs ont représentés avec le plus de gourmandise et de tendresse leurs contemporains.

    (Chronique DVD pour Kinok)

  • Cahiers du Cinéma vs Positif (1975)

    Suite du flashback.

     

    cahiers257.jpgpositif169.JPG1975 : Aux Cahiers, l'année démarre en faisant le point sur Mai 68 et la suite, à travers un numéro consacré au cinéma militant, et se poursuit en ferraillant contre le cinéma naturaliste français ("Une certaine tendance du cinéma français" par Daney, Kané, Oudart et Toubiana). Peu de films sont encore étudiés mais l'accent est mis sur India song de Marguerite Duras et Milestones de Douglas et Kramer. Surtout, le Moïse et Aaron de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet est loué sur plusieurs numéros, dont un qui lui est spécialement réservé en octobre.
    Positif met également en avant Milestones, au milieu de livraisons très portées sur les genres cinématographiques (film criminel, mélodrame, fantastique). Scorsese arrive en trombe et Altman est en couverture deux fois. On trouve des dossiers sur le cinéma de Hong-Kong et sur le cinéma grec (Angelopoulos s'impose) ainsi que sur Marylin Monroe, Orson Welles et Jean Renoir. Ciment s'entretient avec Malick et Alain Masson publie son premier texte dans la revue.

     

    Janvier : ---/vs/ Troublez-moi ce soir (Roy Ward Baker, Positif n°165)

    Février : Cahiers du Cinéma n°256 (Cinéma militant, Palestine) /vs/ California split (Robert Altman, P166)

    Mars : ---/vs/ Orson Welles (P167)

    Avril : ---/vs/ Que la fête commence... (Bertrand Tavernier, P168, )

    Mai : Cahiers du Cinéma n°257 (Cinéma et histoire, L'ennemi principal) /vs/ A touch of zen (King Hu, P169)

    Juin : ---/vs/ Alice n'est plus ici (Martin Scorsese, P170)

    Eté : Cahiers du Cinéma n°258-259 (Moïse et Aaron, India song, Milestones) /vs/ Le démon des armes (Joseph H. Lewis, P171-172)

    Septembre : ---/vs/ Milestones (John Douglas et Robert Kramer, P173)

    Octobre : Cahiers du Cinéma n°260-261 (Moïse et Aaron) /vs/ Le voyage des comédiens (Théo Angelopoulos, P174)

    Novembre : ---/vs/ Les trois mousquetaires (Richard Lester, P175)

    Décembre : ---/vs/ Nashville (Robert Altman, P176)

     

    cahiers260.jpgpositif176.JPGQuitte à choisir : Amateurs des Cahiers, patience... Le retour des films en couverture et d'un rythme de parution plus soutenu, c'est pour 76. En attendant, en face, notre goût nous pousse à acquiescer aux choix de California split, du Tavernier, du King Hu et du Lewis. Cela dit, de part et d'autre, il nous reste de gros morceaux à découvrir : les films de Straub, Duras, Kramer, Angelopoulos et le deuxième Altman en question. Allez, pour 1975 : Avantage Positif.

    Mise à jour mars 2010 : Moïse et Aaron, ici.

    Mise à jour octobre 2010 : Milestones, ici.

    Mise à jour décembre 2010 : Le voyage des comédiens, ici.

     

    A suivre...

    Sources : Calindex & Cahiers du Cinéma

  • Les regrets

    (Cédric Kahn / France / 2009)

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    lesregrets.jpgSi vous n'aimez pas la campagne et ses rustauds...

    Si vous n'aimez pas la ville et ses architectes...

    Si vous n'aimez pas le cinéma français psychologique...

    Si vous n'aimez pas les histoires de couples et d'adultères...

    Si vous n'aimez pas les clichés sur la crise de la quarantaine...

    Si vous n'aimez pas les dialogues du quotidien...

    Si vous n'aimez pas les conversations en voiture...

    Si vous n'aimez pas l'esthétique naturaliste...

    Si vous n'aimez pas les zooms qui révèlent, les cadres tremblés qui urgent et la musique qui romantise...

    Si vous n'aimez pas les films où les gens ne donnent jamais l'impression de travailler réellement...

    Si vous n'aimez pas les films où les gens prennent leur après-midi pour aller baiser au relai château d'à-côté...

    Si vous n'aimez pas les films où les gens changent d'avis toutes les cinq minutes...

    Si vous n'aimez pas voir Valeria Bruni-Tedeschi faire sa crise de larmes...

    Si vous n'aimez pas voir Yvan Attal faire sa crise de nerfs...

    Si vous n'aimez pas (re)voir François Négret le temps d'une mauvaise scène...

    Si vous n'aimez pas voir Philippe Katerine avec la moustache...

    Si vous n'aimez pas ne pas savoir s'il faut en rire ou en pleurer...

    Si vous n'aimez pas les histoires qui n'en finissent pas...

    Si vous n'aimez pas le déjà-vu...

    Si vous n'aimez pas avoir l'impression de déjà connaître la fin de la séquence au moment même où elle débute...

    Si vous n'aimez pas l'emploi banalisé d'une chanson déjà génialement utilisée ailleurs (Sinnerman par Nina Simone)...

    ... allez vous faire... un autre film que Les regrets, qui nous donnent presque envie de dire, après avoir été indulgents la dernière fois : "Bye bye Cédric".

  • My dinner with André

    (Louis Malle / Etats-Unis / 1981)

    ■■□□

    dinner2.jpgEn 1981, Louis Malle est en plein milieu de sa période américaine, celle qui débute après Lacombe Lucien (1974), qui se termine juste avant Au revoir les enfants (1987) et qui englobe huit long-métrages dont deux documentaires. Film très particulier au sein de ce corpus, My dinner with André se place en équilibre entre fiction et réalité. En équilibre mais pas en porte-à-faux, dans la mesure où la question du degré de réalité ne se pose finalement pas vraiment devant le récit qui nous est conté car le dispositif choisi par le cinéaste, malgré sa simplicité apparente et son minimalisme, n'est pas documentaire mais purement théâtral.

    Mais commençons par prévenir le futur spectateur : My dinner with André est un film de conversation. Plus précisément, c'est le film d'une unique conversation. Pendant près de deux heures, nous assistons à un dialogue, autour de l'une des tables d'un restaurant chic new-yorkais, entre Wally, un jeune dramaturge, et André, un metteur en scène de théâtre. Les deux acteurs sont Wallace Shawn et André Gregory. Ils sont à l'origine du scénario, qu'ils ont écrit à partir de l'enregistrement de nombreuses conversations personnelles, et jouent donc, devant la caméra de Louis Malle, leur propre rôle. Hormis un prologue et un court épilogue, dans lesquels la voix-off de Wallace Shawn se pose sur des images de sa déambulation dans New York pour nous éclairer sur les circonstances de cette rencontre et sur sa conclusion, nous ne quittons pas la table où se sont assis les deux protagonistes. A ces partis pris, Louis Malle ajoute celui d'une certaine transparence de mise en scène. Dirions-nous une discrétion, une invisibilité, une absence ? Toujours est-il que le spectateur doit se raccrocher à d'infimes variations et devient sensible au moindre changement d'axe ou d'échelle, relevant soudain l'importance d'un large miroir dédoublant parfois André (notamment lorsqu'il évoque une rencontre très étrange) ou celle d'un resserrement du cadre sur son visage (au moment où son récit se fait le plus intense et le plus douloureux).

    La mise en scène se met donc exclusivement au service des comédiens et de leur parole. Celle-ci porte donc tout l'intérêt du film. La prise de parole évolue et avec elle, le jugement que peut porter le spectateur sur celui qui l'effectue. Dans l'introduction, André est présenté en termes peu amènes par Wally et le premier monopolisera d'abord la parole, au détriment du second, qui se limite à relancer par de brèves interrogations l'histoire racontée. Le déséquilibre induit a tendance à nous conforter dans notre méfiance envers André mais très vite, celui-ci parvient à nous intéresser. Sur le papier la plus ingrate, puisqu'il s'agit de se mettre à la place de Wally et d'écouter tout simplement un long monologue, cette partie est en fait la plus stimulante. Les mots d'André réussissent à captiver, son témoignage fait voyager et surtout, crée de la fiction. Revenant sur des expériences personnelles mêlant théâtre, mysticisme et dépassement physique, vécues au cours d'un long voyage aux quatre coins du monde, André débute par une réflexion sur le jeu de l'acteur et débouche sur un récit terrifiant, véritable morceau de bravoure du film, au cours duquel, comme dans un emboîtement que visualiserait le zoom de la caméra, à la fois un traumatisme refait surface, son analyse est entamée et une puissante analogie est faite (avec la shoah).

    Wally doit alors réagir à ce flot et Louis Malle faire passer ses acteurs du monologue et de l'écoute passive au véritable dialogue. Suite à ce basculement, le film perd étrangement de sa force. Nous sommes pourtant toujours au coeur de la conversation, l'épousant totalement ou décrochant, parfois, tant elle est touffue. Elle ne manque ni d'humour (ces deux intellectuels juifs ne dépareraient pas chez Woody Allen) ni d'auto-analyses précises (celle que fait Wally de sa vie sans histoire, de son rapport complexe au monde et aux autres). Bien des propos pour le moins désenchantés, sur la "déréalisation" du monde en particulier, touchent encore juste aujourd'hui. Cependant, le flot tend à noyer le tout et le dialogue, même s'il ménage quelques points d'accord, met finalement en place deux programmes dirigistes, l'un mystique, l'autre sceptique.

    My dinner with André laisse donc le spectateur sur une étrange impression, celle d'avoir été plus nourri en écoutant quelqu'un qui monopolise la parole qu'en assistant à un dialogue précisant deux points de vue sur la vie. Et à voir la construction narrative, il n'est pas sûr que ce but ait été celui recherché par les auteurs. En revanche, celui de donner vie à un ouvrage singulier est bel et bien mené à terme.

    (Chronique DVD pour Kinok)