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Nightswimming - Page 111

  • Clara

    (Helma Sanders-Brahms / Allemagne - France -Hongrie / 2008)

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    Clara.jpgLe triangle amoureux formé par Johannes Brahms et Clara et Robert Schumann : emportée par l'élan du romantisme allemand, Helma Sanders-Brahms (Allemagne mère blafarde) nous conte cette histoire qui lui tient à cœur en ne privilégiant que les temps forts, les scènes signifiantes et les raccourcis dramatiques. Voulant échapper à l'académisme par la raideur du montage (coupes abruptes dans les plans) et l'intensité de l'interprétation (avec caméra mobile en temps de crises), la cinéaste ne fait finalement qu'accuser l'engourdissement de son arrière-plan et souligner le plaquage artificiel sur celui-ci de figures trop lourdement lestés d'affects.

    L'œuvre semble au premier abord laisser toute sa place à la musique, proposant au spectateur de consistants extraits de compositions de Schumann et de Brahms. Ces séquences sont essentiellement des mises en images de spectacles (concerts ou répétitions) et peu sera dit sur le processus de création, ce qui a pour conséquence de faire admirer plus volontiers une performance (de musicien et d'acteur) qu'une vibration intérieure. Dans une démarche simplificatrice, les concerts sont suivis soit d'un tonnerre d'applaudissements glorieux soit d'un silence de mort. Helma Sanders-Brahms dans Clara ne connaît pas la demi-mesure. Elle n'échappe pas à l'un des travers des œuvres aux forts enjeux dramatiques : le "tourner court". Ainsi, la première répétition de l'orchestre de Düsseldorf, nouvellement conduit par Robert Schumann, ne peut que mal se passer et être interrompue au bout de trois minutes par un étourdissement du Maître. Plus tard, un dîner ne peut que se voir écourté, à peine les premières cuillérées de potage portées aux lèvres, à cause de l'ivresse de l'hôte. Cette désagréable impression d'une compression du temps culminera lorsque la mort côtoiera le premier acte d'amour. Avec la même maladresse, un séjour en clinique ne sera évoqué que par une séquence-choc de lobotomie. Amour, musique et folie irriguent le récit mais c'est surtout le caractère cyclothymique, passant d'un extrême à l'autre en un clin d'œil, de Robert Schumann qui contamine le film, entamant sans arrêt sa cohérence interne.

    La nécessité d'une coproduction internationale pousse l'actrice de La vie des autres à donner la réplique à l'acteur fétiche de Patrice Chéreau et à un jeune espoir du cinéma français, pendant que s'affairent des seconds rôles hongrois. Il est donc impossible de parler d'une quelconque version originale. Seulement, nous ne sommes pas dans une fresque pleine de bruit et de fureur mais bien dans une œuvre à l'équilibre fragile, dans laquelle les dialogues sont primordiaux. Or les tons ne coïncident jamais. Les voix doublées sont appliquées et découpent l'espace sonore. Plus préjudiciable encore, leur cohabitation avec les phrasés forcément plus fluides et naturels, puisqu'incarnés réellement à l'écran, de Pascal Greggory et Malick Zidi heurte l'oreille. Focalisée sur un trio d'interprètes fameux, au sein duquel chacun semble jouer une partition différente, la mise en scène en oublie de faire vivre les silhouettes alentour. Les musiciens de l'orchestre ne sont qu'éléments du décor, la vieille cuisinière des Schumann grommelle, soliloque ou pleure, les enfants de la maison récitent distinctement, bien droits.

    Dans le cadre d'une reconstitution historique contrainte à l'économie de moyens et d'effets, Clara échoue régulièrement là où Ne touchez pas la hache de Jacques Rivette nous brûlait il y a peu, de toutes parts. Reconnaissons à la rigueur un certain savoir-faire dans la scénographie, notamment lorsqu'il s'agit de visualiser la valse des désirs entre chaque point du triangle par la mise en place et les déplacements des comédiens, mais passons vite sur le cadre étriqué des rarissimes scènes d'extérieur, sur le réalisme triste et lisse des décors et sur la clarté télévisuelle de la photographie.

    (Chronique cinéma pour Kinok, sortie le 13 mai 2009)

  • Of time and the city

    (Terence Davis / Grande-Bretagne / 2008)

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    oftimeandcity.jpgQue ceux qui souhaitent voir un "documentaire sur Liverpool" se méfient. Of time and the city est un essai cinématographique demandant beaucoup de patience et d'attention. Terence Davies y dévoile le rapport qu'il entretient depuis 1945 avec sa ville natale en posant sa voix grave sur un montage d'images d'archives. Suivant un déroulement chronologique, le film commence par profiter de la fascination qu'exerce sur nous les images documentaires exhumées d'un passé lointain. Sur ces instants volés à la vie urbaine, aux travaux et aux loisirs d'ouvriers et aux jeux des gamins, Davies nous parle de son enfance, de son amour pour Dieu puis pour les gens du même sexe que lui, de sa découverte foudroyante du cinéma au début des années 50. Sur la bande son, de longues plages musicales alternent avec la parole du cinéaste qui, entre deux souvenirs, déclame plusieurs poèmes et cite de grands auteurs.

    J'avoue qu'au fur et à mesure que le film avançait, je m'en suis détaché, noyé que j'étais sous les référents culturels, les mots d'esprit savants et les allusions réservées aux anglophiles. La moitié du discours de Davies m'a échappé et le ton sentencieux de ses propos ne m'a en rien aidé à reprendre pied. Le cinéaste évoque un paradis perdu, soit. Mais en abordant sur la fin les années plus proches de nous, celles aux images en couleurs moins attractives, il ne dit plus rien d'autre que le regret du temps qui passe et le rejet de modes de vie qui lui déplaisent (comme lui déplaisaient les Beatles en 64 et tous ceux qui suivirent). Aujourd'hui, tout n'est que misère, saleté, agitation et bruit. In fine, Davies attrape tout de même au vol quelques visages d'enfants et de vieillards. Entre les deux âges, personne. Le réalisateur nous dit être devenu athée. Paradoxalement, cela ne l'empêche pas de plaquer sur des images de taudis des musiques sacrées, baignant le tout, de manière interminable, d'une religiosité pachydermique.

    Of time and the city et un film éminemment personnel et parfaitement assommant.

  • Êtes-vous Eastwoodien(ne) ?

    milliondollarbaby.jpgPlutôt que de rallumer la mèche dans six mois, profitons de la polémique actuelle (annuelle) autour de Clint Eastwood et continuons à danser sur les braises.

    La volonté de l'ensemble de la presse cinéma d'accompagner coûte que coûte les grands cinéastes contemporains vers leur crépuscule tend à momifier prématurément ceux-ci et donne l'impression de les rendre intouchables (ce qui explique en partie la violence de certaines réactions récentes venant de la blogosphère cinéphile). Dans le cas d'Eastwood, on comprend que cette démarche puisse agacer dans la mesure où notre homme n'a cessé depuis des années (on peut assurément remonter jusqu'à Honkytonk man) de mettre en scène sa propre fin ou du moins son épuisement. Avec l'âge, le masochisme de l'acteur s'est transformé logiquement en une prise de conscience (christique ?) de sa déchéance physique. Elle prend, selon les films, une forme humoristique ou émouvante (le résultat final étant plus ou moins satisfaisant) et elle se double souvent d'une réflexion sur les valeurs, conservatrices essentiellement, auxquels tient Eastwood. L'affirmation de celles-ci passe plus ou moins bien d'un opus à l'autre, mais avec le temps, il semble qu'elles soient régulièrement mises à l'épreuve d'un "nouveau monde". C'est notamment l'évidence de cette interrogation qui me fait ainsi préférer Gran Torino à L'échange, plus retors dans son fonctionnement.

    Grand raconteur d'histoires, Eastwood se laisse parfois emporter et alourdit inutilement certains de ses récits. Il peut user d'une symbolique trop forte (dans L'homme des hautes plaines, Pale rider, Chasseur blanc...), tirer ses acteurs vers la pure performance, au risque de nous détourner du propos (les numéros de Tim Robbins et Sean Penn dans Mystic river, auxquels on préfère la tenue de Kevin Bacon) ou s'épuiser à bâtir une structure complexe tournant quelque peu à vide (Mémoires de nos pères). Pourtant, en d'autres endroits, c'est la simplicité des rapports, la subtilité dans le tissage des liens entre les personnages qui m'enthousiasme. L'échange se fait le plus souvent entre des générations distinctes (et jamais, ou rarement, comme beaucoup l'ont remarqué, à l'intérieur d'une même famille) : cela court de la nouvelle communauté de Josey Wales à la transmission verticale de Gran Torino.

    L'évolution qualitative, quoi qu'en disent la plupart des critiques, ne saute pas tant aux yeux que cela. Certes, la fluidité et l'assurance sont plus évidentes, la photographie flatte l'oeil, bouleverse parfois, mais Eastwood a toujours été un cinéaste intéressant. Son importance actuelle, il la doit plus à la constance d'une production qui était déjà de qualité il y a trente ans qu'à la fulgurance d'un style. On ne parlera donc pas de génie (mais à propos de combien de cinéastes contemporains le dirions-nous ?) mais bien de l'un des meilleurs réalisateurs américains en activité.

    Parenthèse pour finir. Le principe même de ce type de note rétrospective me fait sans doute basculer pour certains du côté de la critique dialectique (ainsi, dans l'activité cinéphile, plusieurs niveaux seraient à distinguer : la critique professionnelle institutionnelle, la critique professionnelle indépendante, la critique web dialectique et la critique web poétique, chacun, dans sa bulle, se flattant de son acuité et se trouvant au-dessus de lui un repoussoir pantouflard). Personnellement, mon rapport au cinéma ne change pas. Je cherche d'abord à juger un film sur ce qu'il est. Question de priorité, ce n'est que dans un deuxième temps que je peux l'inscrire dans le cadre plus général d'une oeuvre entière, éventuellement modifier légèrement mon regard si l'écran m'a renvoyé explicitement à un élément filmographique précis, mais jamais le renverser ou le forcer par respect du dogme auteuriste.

    En termes de préférences eastwoodiennes, cela donne ça :

    **** : Impitoyable (1992), Million Dollar Baby (2004)

    *** : Josey Wales hors-la-loi (1976), Honkytonk Man (1982), Bird (1988), Un monde parfait (1993), Sur la route de Madison (1995), Minuit dans le jardin du bien et du mal (1997), Jugé coupable (1999), Mystic River (2003), Lettres d'Iwo Jima (2007), Gran Torino (2009)

    ** : L'Homme des Hautes Plaines (1973), Breezy (1973), Pale Rider (1985), Chasseur blanc, cœur noir (1990), Les Pleins Pouvoirs (1995), Mémoires de nos pères (2006), L'Échange (2008)

    * : Le Retour de l'inspecteur Harry (1983)

    o : -

    Pas vu : Un frisson dans la nuit (1971), La Sanction (1975), L'Épreuve de force (1977), Bronco Billy (1980), Le Maître de guerre (1986), La Relève (1990), Space Cowboys (2000), Créance de sang (2002)

    Trop lointain : Firefox, l'arme absolue (1982)

    N'hésitez pas à apporter votre point de vue et préciser ainsi, en ces temps agités, votre rapport au cinéma de Clint Eastwood...

  • C'était mieux avant... (Mars 1984)

    Février est passé vite. Voici déjà le retour de notre chronique mensuelle. Voyons donc se qui se passait dans les salles de cinéma françaises en Mars 1984...

    badboys.jpgLes jeunots Sean Penn et Tom Cruise commençaient à faire parler d'eux. Le premier tenait le rôle principal de Bad boys réalisé par Rick Rosenthal, film de prison dont l'affiche, pleine de promesses ultra-violentes, impressionna beaucoup nos yeux de pré-adolescent. Le deuxième plongeait dans le monde plus aisé mais non moins trouble de Risky business (Paul Brickman). Je n'ai jamais vu ni l'un ni l'autre. En revanche, je me rappelle très vaguement être tombé un jour sur Les copains d'abord, signé par un cinéaste resté estampillé eighties, Lawrence Kasdan. Celui-ci surfait sur la vague du film de groupe : sept amis de lycée (dont Tom Berenger, William Hurt, Kevin Kline, Jeff Goldblum et Glenn Close) se retrouvaient à l'occasion de l'enterrement d'un huitième et faisaient le point sur leur vie.

    Continuons du côté des Etats-Unis. Tiré de l'affaire Rosenberg, Daniel est un Sidney Lumet de petite réputation. A propos de L'enfer de la violence (Jack Lee Thompson), tout est dit par le pitch américain : "In the execution of justice there is no executioner like BRONSON". Arthur Hiller, vieux routier de la comédie US, proposait La fille sur la banquette arrière, avec Dudley Moore. D.C. Cab est une comédie d'action avec Mister T. Seul intérêt (si on peut dire) de le mentionner : c'est le premier long-métrage de Joel Schumacher. Female trouble de John Waters, datant de 1974, sortait enfin (?) en France. Parallèlement, cinq ans après, des producteurs retentaient le coup de Grease en réunissant à nouveau Olivia Newton-John et John Travolta (Seconde chance de John Herzfeld).

    hotdog.jpgAutres films sortis ce mois-là et dont je ne sais pas grand chose : Le crime de Cuenca (espagnol, de Pilar Miro et plutôt conseillé par la presse à l'époque), Femmes de personne (de Christopher Frank, apparemment plus recommandable que son film suivant : L'année des méduses), Le léopard (de Jean-Claude Sussfeld avec Brasseur et Lavanant), Laisse béton (Serge Le Péron), Un amour interdit (Jean-Pierre Dougnac). Deux titres sont à découvrir certainement : Sans témoin était le nouveau Nikita Mikhalkov. Le cinéaste était à la veille d'une reconnaissance internationale (à partir des Yeux noirs en 1987) mais avait déjà proposé quelques joyaux dans les années 70 (Quelques jours dans la vie d'Oblomov, Partition inachevée pour piano mécanique, Cinq soirées). Mauvaise conduite est un documentaire du chef opérateur Nestor Almendros et d'Orlando Jimenez Leal, sur la chasse aux homosexuels menée par le régime cubain dans les années 60. D'autre part, il serait bête d'oublier de mentionner Hot dog film de campus olé-olé se déroulant au ski (Peter Markle) et, parmi la bonne demie-douzaine de films d'arts martiaux du mois, L'exécuteur défie l'empire du kung-fu (titre original Haegyeolsa) de Godfrey Ho et Doo-yong Lee avec Jang Lee Wang et Jim Norris (le frère de Chuck ?).

    Passons à ce que je connais. Je vis bien sûr en leur temps Les Morfalous d'Henri Verneuil. Bébel y enfilait le treillis alors qu'il venait tout juste de quitter le cuir du Marginal. A chaque rediffusion, Télérama est là pour nous rappeler que l'on y trouve cette merveilleuse réplique, dîte par Marie Laforêt à propos de son mari, mort électrocuté : "C'est bien la première fois qu'il fait des étincelles avec sa bite...". Cela nous amène assez logiquement à Vive les femmes ! (adaptation de Reiser par Claude Confortes, avec Roland Giraud et Maurice Rich). Tombant dessus par hasard à la télévision il y a peu, j'ai été troublé en réalisant que je connaissais par coeur au moins un des passages du film (toute la "célèbre" séquence de drague de Giraud sur la plage). Tenant à garder ma dignité, j'avais tout de suite éteint mon poste. Quoi qu'il en soit, ces deux films sont certainement les seuls de la liste que j'ai pu voir à peu près à l'époque de leur sortie.

    localhero.jpgJ'ai un excellent souvenir du Temps suspendu, chronique adolescente signée Peter Gothar, l'un des premiers films non-anglophone (puisque hongrois) à m'avoir séduit (découvert à la télévision). C'est en mars 1984 qu'a été également distribué en France le premier Jim Jarmusch, Permanent vacation. Peu de choses me restent en tête à son propos, si ce n'est que j'avais plutôt apprécié. Le britannique Local hero (Bill Forsyth) est une agréable fable à la Capra dans laquelle Burt Lancaster, employé d'un grand groupe pétrolier, débarque dans un petit village écossais afin de négocier le rachat de l'ensemble des terres. Francesco Rosi donnait à son tour dans le film-opéra de prestige avec sa version  "réaliste" de Carmen. Cela m'avait plongé dans un ennui sans nom. Peu à l'aise face au genre, je préfère à la rigueur les plus stylisés Don Giovanni de Losey et La flûte enchantée de Bergman.

    polar.jpgDead zone n'est pas mon Cronenberg de chevet (les chefs d'oeuvres viendront un peu plus tard), le cinéaste y gagnant en efficacité ce qu'il perd un peu en mystère et en trouble, mais cette adaptation de Stephen King, portée par le grand Christopher Walken reste fichtrement bien en mémoire, et pas seulement pour telle image de paire de ciseaux plantée dans une bouche. En parlant d'images traumatisantes, la sortie du mois était sans aucun doute celle du Scarface de Brian DePalma. Je l'ai découvert assez tardivement (redoutais-je inconsciemment de me frotter à l'ultra-violence dont tout le monde parlait ?) et je ne l'ai pas revu depuis, mais il me passionna bien plus que les thrillers tordus que le cinéaste filmait à l'époque, comme Furie, Pulsions ou Body double (je mets de côté Blow out, plus intéressant). Je termine ce tour d'horizon du mois sur un coup de coeur : Polar de Jacques Bral, adaptation d'un roman de Patrick Manchette (et peut-être la plus réussie, donnant en tout cas, à mon sens, un meilleur film que le Nada de Chabrol). Oeuvre somnanbulique et pessimiste, à la trame tortueuse et bénéficiant d'une extraordinaire interprétation de Jean-François Balmer, Polar est un modèle du genre, à la Française.

    cinema84.JPGLe film de Bral se retrouvait en couverture de Positif (277) quand Scarface faisait la une de Starfix (13), illustrant un dossier "Spécial violence urbaine". Première (84) s'entretenait avec Claude Brasseur. Cinématographe (98) revenait sur le Hitchcock des années 50 (L'homme qui en savait trop en couve). Enfin, trois films sortis en février étaient mis en avant par les autres revues : La femme flambée (et le cinéma des deux Allemagnes) pour Cinéma 84 (303), Star 80 pour la Revue du Cinéma (392) et A mort l'arbitre ! pour les Cahiers du Cinéma (357).

    Voilà pour mars 1984. La suite le mois prochain...

  • Gran Torino

    (Clint Eastwood / Etats-Unis / 2008)

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    grantorino.jpgA partir d'un sujet brûlant (et d'une affiche trompeuse) qui faisait frémir, compte tenu du peu que l'on en savait, Eastwood signe son meilleur film depuis Million Dollar Babyet son rétablissement apparaît d'autant plus spectaculaire qu'il se fait sur un terrain glissant. Délaissant les lourds échafaudages du type Mémoires de nos pères ou L'échange, il privilégie la simplicité tout en tissant un maillage scénaristique serré qui aboutit à une réelle profondeur. Loin d'être le film de revanche attendu, Gran Torino est tout d'abord une histoire de voisinage au service de laquelle le cinéaste met sa science des lieux, donnant vie à un quartier en apparence des plus banals.

    Chacun le sait maintenant, Eastwood campe un Walt Kowalsky veuf et raciste, ne supportant pas sa famille, ni ses voisins asiatiques. Le fait qu'il se mette en scène lui-même est nécessaire au maintien de l'équilibre du film, qui serait impensable avec un autre acteur. Car Eastwood ne cesse de jouer avec son image de Dirty Harry en bout de course, fonçant crânement vers la caricature à grands coups de grimaces dégoûtées, de grognements, de crachats et d'injures. Il est impossible de prendre ces actes et ces propos pour argent comptant, le regard est trop ironique. Et s'il fallait une preuve supplémentaire de sa volonté d'éviter le malaise, elle tiendrait dans les rapports que le personnage entretient avec ses amis, qu'il traite également (et réciproquement) de tous les noms. Eastwood s'interroge avec pertinence sur une question éminemment complexe : la différence entre une vanne xénophobe renvoyée entre partenaires "consentants et avertis" et l'attaque haineuse envers les étrangers et la possibilité d'un glissement de l'une à l'autre. Le long d'un scénario magistral par sa manière de faire évoluer le personnage principal, tout semble mûrement réfléchi afin de ne tomber ni dans l'abjection ni dans l'angélisme et le politiquement correct.

    L'histoire de Gran Torinoest celle d'un esprit qui vacille soudain au contact de l'autre. Le cinéaste revient à ce qu'il a réussi de mieux ces dernières années : la description sensible de rapports transgénérationnels. L'humour et l'émotion y ont les meilleures places. Certains reprochent à Eastwood son geste de rachat envers un sale raciste : ceux-là ne se gênent donc pas pour reprendre à leur compte ("un salaud restera toujours un salaud") le regard que peut avoir un tel individu ("un niaquoué restera toujours un niaquoué"), niant toute possibilité de changement. Ici en tous cas, l'étranger n'est ni meilleur, ni plus sympathique, mais il se révèle plus proche que la famille elle-même. Pour Kowalsky, la prise de conscience est rude. Dès lors, ses saillies perdent de plus en plus en agressivité et elles ne subsistent que sur un mode comique. Lui-même n'y croyant plus, elles ne lui servent plus que de paravent transparent. Fort habilement, elles ressortiront avec plus de vigueur lors du dénouement, mais dans un tout autre but puisqu'il s'agira alors de provoquer une certaine réaction.

    Walt Kowalsky sait que son premier geste salvateur, que ses voisins jugent héroïque, a été mal interprété et résultait de la plus basse défense de son petit territoire. Il sait aussi qu'en agissant ainsi, en protégeant par la force cette famille, il entraîne tout son monde dans un engrenage. En usant de l'intimidation, il ne fait que ce qu'il sait faire. Pour briser le cercle vicieux, il lui faudra imaginer autre chose. On le verra donc réfléchir longuement. Bien des fils sont tirés pour nous mener vers un final sacrificiel : expiation des pêchés commis par le passé, mise en application d'une nouvelle conscience, probabilité d'une mort prochaine par maladie, recherche de la seule issue légale possible... Ainsi bétonnée, difficile de ne pas accepter la chose. "Je suis l'homme de la situation" dit-il avant l'affrontement. Mais le plaidoyer pour l'auto-défense qui semblait nous pendre au nez est totalement retourné. Quand la manipulation du spectateur se fait dans ce sens, il n'y a rien à redire.

    Mouvance du paysage et des populations américaines, impasse du communautarisme, dangers du repli sur soi et du manque de culture, difficultés sociales... Je pense que ce qui gêne les éternels adversaires d'Eastwood, c'est seulement le fait que ces vérités soient dîtes par un Républicain notoire.

  • Les trois singes

    (Nuri Bilge Ceylan / Turquie / 2008)

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    troissinges.jpgSi l'on se base sur ses trois derniers longs-métrages, Nuri Bilge Ceylan, metteur en scène à la précision maniaque et photographe hors-pair, réalise des films à admirer mais peu aimables. Le problème, c'est qu'ils le sont de moins en moins d'un titre à l'autre (je ne suis pas le seul à penser cela). En 2002, Uzakfinissait par séduire par sa façon de laisser filer l'inattendu au coeur du trivial, prenant ainsi parfois un air de famille avec le cinéma de Tsai Ming-liang (le burlesque naissant de l'étirement du temps et du confinement des personnages), et par ses contemplations extérieures (images de toute beauté d'Istanbul sous la neige). Creusant plus profond encore le sillon de l'intime, Les climats (2006), malgré ses incroyables plans rapprochés sur les corps et les visages, peinait à s'affranchir du vide et de l'attente.

    L'annonce d'un nouveau projet au sujet de film noir (un homme politique écrase un quidam, demande à son chauffeur de prendre sa place en prison et séduit la femme de celui-ci) laissait espérer l'épanouissement de la même force plastique à partir, cette fois-ci, d'une assise narrative plus solide. Malheureusement, dans Les trois singes (Uc maymun), notre homme a encore décidé de ne filmer que les creux de son histoire. Dans tous les sens du terme, puisqu'il a une manière unique de rendre palpable la pluie ou la chaleur et qu'en même temps, il scrute, selon la formule consacrée, les visages comme des paysages, Ceylan est un cinéaste météorologique. Or, chez lui, on voit les nuages menaçant qui s'amoncellent ou les trombes d'eau qui s'abattent, mais jamais l'orage en lui-même. Mettant un point d'honneur à masquer les principaux événements, il cantonne des meurtres dans le hors-champ et nous jette dans des discussions déjà entamées, dans lesquelles l'enjeu a déjà été formulé sans nous (nous devons par conséquent rattraper le retard, le temps de deux ou trois phrases, pour saisir enfin la teneur réelle des propos échangés). Autres procédés tout aussi déroutants : deux actions nous apparaissant parfaitement liées par le montage peuvent se révèler finalement largement séparées dans l'espace et le temps et un plan s'étirant plus que de raison peut retarder l'arrivée d'un contrechamp d'autant plus surprenant que l'on ne l'attendait plus. Certes, cela peut agir comme stimulant. Certes, les signes de la maîtrise ne manquent pas (caches, cadrages et sur-cadrages, irruptions du fantastique, rareté farouche des dialogues). Mais on finit par étouffer.

    La proximité des corps nous donne au départ l'envie d'aimer ces personnages. Seulement, les compositions graphiques incessantes, mêlant la trivialité à la photogénie, la volonté, via les innombrables gros plans, de ne laisser aucune échapatoire à quiconque, le maintien d'une terrible chape de plomb pesant sur le triangle familial affligé et inerte pendant toute la dernière partie, finissent par rendre pour ainsi dire claustrophobe. Ceylan nous épuise à ne filmer que des temps morts qui veulent symboliser le sort peu enviable de l'humanité entière. La pente qu'il suit actuellement le mène droit vers un cinéma qui ne se nourrit que de sa conscience d'oeuvrer dans les hautes sphères artistiques, un cinéma mortifère. Et j'ai bien peur qu'il ne prenne le prix de la mise en scène reçu au dernier festival de Cannes pour un encouragement à poursuivre dans cette voie.

  • Allemagne mère blafarde

    (Helma Sanders-Brahms / Allemagne / 1980)

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    mereblafarde.jpgPlacée sous les auspices de Berthold Brecht, avec ce poème du dramaturge placé en ouverture, Allemagne mère blafarde (Deutschland bleiche mutter) est une oeuvre ample et distanciée. Helma Sanders-Brahms y articule la grande histoire et sa biographie, plus exactement, celle de sa mère, nous faisant passer constamment, dans un étrange va-et-vient, du quotidien au symbolique. A la fin des années 30, Lene rencontre son futur mari, Hans. Celui-ci n'est pas adhérent au parti nazi. Il est donc envoyé parmi les premiers combattants en Pologne. Il traversera ainsi la guerre, passant d'un front à l'autre et ne profitant que de quelques jours de permission de temps à autre. Au cours de l'une d'elle, Anna est conçue. Livrée à elle-même, Lene doit survivre avec sa fille en ville sous les bombardements ou dans les campagnes gelées. La fin de la guerre permet le retour de Hans au foyer mais aussi le début d'un nouvel enfer, conjugal celui-là.

    Trois larges mouvements structurent le film en épousant le regard d'Anna (relai à l'écran d'Helma Sanders-Brahms qui pose ici et là sa voix off). La première partie nous montre, dans une ambiance relativement douce malgré la montée du péril, les premiers moments de bonheur. Ce récit d'avant la naissance fantasme la rencontre amoureuse des parents, tente (en vain) d'imaginer les tendres étreintes. Puis arrive la guerre et ses syncopes, prenant la forme des souvenirs heurtés et partiels de la petite enfance. Enfin, vient la fin des hostilités et le retour d'un père si étranger. Le regard de la petite fille devient plus lucide face au glissement vers une "guerre intérieure" suicidaire. Les niveaux de lecture se multiplient tout le long du film : auto-biographiques, psychanalytiques (les rapports intenses liant une petite fille à sa mère, toutes deux plongées dans la guerre et la déchirure que peut provoquer dans un couple l'arrivée d'une troisième entité), historiques, allégoriques (la Mère, c'est l'Allemagne, la patrie qui a laissé ses fils s'abîmer dans l'impensable) et mythologiques (la poésie, le conte). Devant une telle richesse thématique, il arrive que l'on se sente parfois dépassé, redoutant qu'une signification nous échappe.

    La réflexion passe par la distanciation. Certaines séquences ont un aspect théâtral parfaitement assumé, de par leur ton et le placement des corps dans le cadre. Parfois, l'effet est transcendé en privilégiant les décors naturels mais en les dépeuplant par la même occasion (peu d'acteurs sont finalement à l'écran dans cette fresque et certains jouent même plusieurs rôles). Ce choix d'un léger recul par rapport au réel permet aussi d'accepter les quelques reconstitutions hardiment accolées à de nombreux plans d'archives de villes allemandes dévastées. Ces images aériennes de cités fantômes sont toujours aussi stupéfiantes, plans interminables soutenus par la magnifique partition pour piano de Jurgen Knieper. La bande son est l'un des éléments les plus étonnants du film. Sanders-Brahms orchestre une série de fondus-enchaînés sonores édifiants (les rires de soldats se transforment en discours radiophonique assourdissant), épure (une danse de bal sans musique audible) ou surcharge (le refuge dans une cave lors d'une alerte impressionne par le chevauchement des pistes sonores : explosions, musique, cris). Elle aime déstabiliser. Une séquence s'ouvre au son des bombardements sur le visage de Lene alitée. Est-elle affolée par le danger ? Non, elle est en train d'accoucher. Souvent la vérité du moment ne nous est pas révélée tout de suite.

    La progression narrative se fait par larges segments, prenant parfois l'allure de véritables morceaux de bravoure. Les scènes intimes décrivant les brefs séjours du père retrouvant sa petite famille à l'arrière sont filmées de manière assez minimalistes, provoquant quelques retombées de l'intérêt. En revanche, un très long passage au centre du film voit la mère et sa fille sillonner la campagne (l'oeuvre embrasse d'une certaine façon tout le territoire allemand), faire une halte dans une usine désafectée et finir en ville, le tout sans que la première ne cesse un seul instant son récit d'un terrible conte de Grimm à l'attention de la deuxième (une suspension ne se fait que le temps... d'un viol par deux soldats américains). Le tableau brossé de l'Allemagne de l'après-guerre est glaçant : les nazis se replacent dans l'administration Adenauer, les hommes s'en sont sortis plus ou moins et s'oublient dans l'alcool, les femmes portent les stigmates physiques, vivantes malgré tout, mais muettes dorénavant. Anna sera donc, comme la plupart de ceux de sa génération, mise dans une situation intenable, tenaillée par l'amour pour sa mère et l'envie de demander des comptes à celle qui n'a rien voulu voir d'autre que le rideau baissé de la mercerie tenue par un juif, celle qui ne veut plus rien dire, celle qui tente de repousser des choses qui, de toute manière (un éprouvant arrachage de dents, un refuge aux allures de four crématoire) subsistent à l'état de traces.

    Inégal, très complexe, toujours passionnant, irradié par le visage d'Eva Mattes (Lene) : tel est le film le plus réputé d'Helma Sanders-Brahms, réalisatrice aguerrie du cinéma allemand qui verra sa dernière oeuvre, Clara, distribuée en France au mois d'avril prochain et sur laquelle nous écrirons bientôt.

  • Valse avec Bachir (2ème)

    Bachir 08.jpgSi la frontière entre documentaire et fiction a été, dès le départ, arpentée par bien des cinéastes, on assiste depuis plusieurs années à une flambée de projets mêlant indissociablement les deux registres, le spectre allant des pires docu-fictions télévisées aux oeuvres les plus originales de grands documentaristes. Dans son programme, le festival de Cannes 2008 nous promettait vaguement un "documentaire d'animation" en sélection officielle. Au final, Valse avec Bachir surprenait tout le monde (sauf le jury cannois) et s'imposait comme l'un des grands films de l'année écoulée, dépassant totalement son statut initial de curiosité cinématographique...

    (la suite de cette chronique dvd, s'ajoutant à ma première note sur le film, est à lire sur Kinok)

  • Êtes-vous Demyphile ?

    demoisellesrochefort.jpgComme promis il y a de cela quelques semaines, je profite d'une période de calme dans l'animation de ce blog et de la fin du marathon Demy effectué par mon généraliste favori (le Dr Orlof) pour poser la question rituelle : "Êtes-vous Demyphile ?". Si vous ne l'avez pas encore fait, je vous invite chaudement à lire les chroniques du praticien susnommé qui, profitant de la sortie d'une intégrale en dvd, a pu passer en revue tous les longs-métrages du cinéaste, du premier au dernier, et ainsi, soupeser les mérites de chacun, tout en mettant à jour la permanence de certains thèmes et figures chers à l'auteur.

    Pour ma part, me tournant vers la filmographie de Jacques Demy, je m'aperçois que d'une part, je n'en connais que les classiques des années 60 et deux titres méconnus et que d'autre part, mon jugement n'apporte guère de surprise. Hormis pour Peau d'Âne, revu récemment, et pour Les demoiselles de Rochefort, mes souvenirs sont assez vagues. Lola et Les parapluies de Cherbourg m'avaient beaucoup séduit, sans que j'y vois tout à fait de bouleversants chefs-d'oeuvres. Peut-être parce que moins aimé par les admirateurs de Demy que ces deux-là et par conséquent moins attendu de ma part lorsque je l'ai découvert, La Baie des Anges m'a plus marqué (notamment par la musicalité de sa mise en scène, alors que, comme chacun le sait, ce n'est nullement une comédie musicale). A partir de projets hybrides, Le joueur de flûte et Lady Oscar ont donné des films assez étranges, recélant quelques beautés. L'honnêteté me pousse cependant à dire qu'il ne m'en reste par grand chose en mémoire. Bref, comme beaucoup, je suppose, mon préféré est, de loin, Les demoiselles de Rochefort, rêve de musical à la française magnifiant son cadre géographique et ses interprètes (quelle joie d'avoir une telle trace sur l'écran de la réunion des deux soeurs Dorléac).

    Finalement, sans doute que pour trancher réellement et répondre définitivement à la question posée, il faut connaître Une chambre en ville. Sans l'avoir jamais vu, il me semble que c'est dans cette oeuvre que se trouve la quintessence du cinéma de Demy et que s'y effectue la séparation entre les défenseurs inconditionnels du réalisateur d'un côté et les sceptiques, les réticents ou les occasionnels de l'autre. Dîtes-moi si je me trompe...

    Mes préférences :

    **** : Les Demoiselles de Rochefort (1967)

    *** : Lola (1961), La Baie des Anges (1963), Les Parapluies de Cherbourg (1964), Peau d'Âne (1970)

    ** : Le Joueur de flûte (1972), Lady Oscar (1978)

    * :

    - :

    Pas vus : Model Shop (1968), L'événement le plus important depuis que l'homme a marché sur la Lune (1973), La naissance du jour (1980, téléfilm), Une chambre en ville (1982), Parking (1985), Trois places pour le 26 (1988)

    A vous d'apporter d'autres points de vue...

  • Interlude (JLG meets LR)

    Tombé sur cet hommage à la Nouvelle Vague en me bricolant une playlist sur YouTube (voir dans ma colonne de droite) :

    - Musique : Ma femme américaine, ébouriffant morceau des Little Rabbits (meilleur groupe de rock français du monde, sur disque et sur scène, jusqu'à la séparation de 2005), extrait de l'album La grande musique (2001).

    - Mise en image : Clip bien fichu et assez inventif, réalisé en 2006 par quelques étudiants au goût certain.